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lundi 14 mars 2022

Pour citer ce texte : BRASSAT, E.. (2022). Catastrophe et éducation tragédie historique ou messianisme émancipateur ? Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2
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Catastrophe et éducation tragédie historique ou messianisme émancipateur ?

 

Emmanuel Brassat 
Université de Paris-Cergy (CYU) 

 

Résumé : À l’enfance, on aura le plus souvent promis : prospérité, bonheur, satisfaction ; ou encore : justice, émancipation, paix. C’est-à-dire des idéaux régulateurs reposant sur l’utilité ou sur la délivrance universelle de tout mal social, moral ou politique. S’ils ont pu parfois contribuer à nous délivrer des maux physiques et moraux, ils ne nous ont pas protégés d’un mal métaphysique, celui de l’imperfection et de l’incertitude des fins de l’existence, de notre insécurité profonde comme êtres humains. C’est pourquoi, en regard de l’hypothèse de la ou des catastrophes probables à venir, il nous faudrait penser autrement les principes de l’éducation. En ce sens, il s’agirait plutôt désormais d’articuler ensemble, sans pessimisme aucun, la triade du désastre, de l’éternité et de l’avenir, comme les trois composantes de notre humanité. Mais pour cela, il faut peut-être aussi renverser notre rapport à la temporalité. L’avenir n’est pas seulement ce qui va se produire, mais ce qui déjà œuvre au cœur du passé symboliquement et matériellement. 

Mots-clés
catastrophe, temporalité, responsabilité, désastre, messianisme, histoire, limites, croissance, écologie.  

 

Abstract : In childhood, we will most often have promised : prosperity, happiness, satisfaction ; or again : justice, emancipation, peace. That is, regulatory ideals based on utility or universal deliverance from all social, moral or political evil. If they were sometimes able to contribute to deliver us from physical a&nd moral evils, they did not protect us from a metaphysical evil, that of the imperfection and the uncertainty of the finality of the existence, of our deep insecurity as Human being. This is why, with regard to the hypothesis of probable disaster(s) to come, we should think differently about the principles of education. In this sense, it would now more a question of articulating together, without any pessimism, the triad of disaster, eternity and the future, as three components of our humanity. But for that, iyt may also be necessary to reverse our relationship to temporality. The future is not only what will happen, but what is already working at the heart of the past symbolically and factually. 

Keywords 
catastrophe, temporality, responsibility, disaster, messianism, history, limits, growth, ecology. 

 

Introduction.  

 

Parler de la catastrophe, des catastrophes à venir, c’est invoquer beaucoup de dimensions qui relèvent pour la philosophie en son histoire à la fois de la théologie, de la physique, de l’anthropologie, de la politique, de l’éthique, de la poétique et de la tragédie, qu’on prenne ce dernier terme pour un événement vécu ou pour une forme littéraire. Kant qui se méfiait par souci de rationalité des mystificateurs et des prédicateurs, des exaltés et des prétendus visionnaires, avait écrit un texte dont le titre était D’un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie (Kant, 1796). Il s’agissait pour lui de détacher les enjeux éthiques et politiques de la pensée de toute prédication eschatologique, thématisée emphatiquement sous la forme d’une annonce de la fin des temps, d’une apocalypse à venir. Le philosophe se devait de ne pas parler comme un prophète ni se fier à de prétendues visions de l’avenir. Et, raisonnablement parlant, il semble effectivement nécessaire de ne pas penser la condition humaine, même à l’aune d’un vécu tragique et de la mortalité, sous la forme d’une croyance en un accomplissement final de son histoire dans une grande extinction et destruction qui précéderait la résurrection de tous, lors du retour du Messie, du Christ vivant. Qu’on soit ici croyant ou pas, qu’on se réfère de façon pascalienne ou kantienne à l’existence de Dieu et au salut, ne nécessite peut-être pas de convoquer le grand théâtre de la fin, de la fin des temps ou du monde, à moins de vouloir conserver une dimension mythique à la religion révélée.  

 

On se souviendra que du mythe, les Grecs firent la forme du récit dramatique, le traduisirent en représentation tragique, mais sans non plus oublier le divertissement de la comédie qui accompagnait les cycles de pièces tragiques. Et s’ils furent sans doute les premiers à vivre le retrait des Dieux de leur vie matérielle, ils firent de la tragédie, ou du récit des évènements funestes, soit la possibilité d’un dénouement malheureux sans remède, soit l’avènement de ce qui survient après la catastrophe, un rétablissement de l’humanité dans ses limites légales et son équilibre social. En quelque sorte, le savoir tragique, une fois éprouvé, en appelle à réconciliation, à restitution au sein de la cité politique commune d’un partage et d’une participation, à la forme d’une amitié démocratique. Après tout, la catastrophe est d’abord la figure d’un dénouement littéraire, le dévoilement des ressorts d’une intrigue. Ce fut là le cadre inaugural de notre ancienne sagesse philosophique, littéraire et politique. Elle supposait, certes, la vision d’un monde pré-ordonné que nous n’avons désormais plus, ce qui contribue à alimenter nos inquiétudes. 

 

Les discours de catastrophe ou d’effondrement civilisationnel.  

 

  Ces dernières décennies, nous sommes passés de discours de crise, en eux-mêmes relativement alarmistes, à ceux de la catastrophe à venir, d’un effondrement civilisationnel, dit collapsologique. Pour ce qu’il en est de ces discours catastrophistes, tous relatifs aux différentes menaces qui pèseraient sur l’avenir de l’humanité et de son cadre de vie planétaire, il semble que nous soyons aujourd’hui encore, lorsqu’ils se diffusent parmi nous, pris dans une alternative similaire à celles des antiques. De tels discours, soit nous apparaissent comme exagérément délirants, et pourraient en cela se voir registrés au comique, procédant du ridicule et de la naïveté, voire de l’affabulation, soit nous apparaissent comme des anticipations dramatiques, annonciatrices d’événements à venir aux conséquences graves pour le genre humain et dont nous n’aurions pas suffisamment pris conscience. Quand il ne s’agit pas de l’effondrement de la société industrielle, il y est souvent aussi question d’extinction de la vie, de disparition du genre humain. Le dilemme que nous éprouvons est que nous ne pouvons ni les prendre absolument au sérieux, ni non plus ne pas en tenir compte.  

 

Que disent-ils plus précisément ? Trois registres assez typiques et répandus de discursivité peuvent les caractériser. Ce sont bien des registres de discursivité qui sont ici désignés. Il ne sera donc pas absolument nécessaire de documenter très précisément les sources souvent non philosophiques de ceux-ci, tant celles-ci apparaissent nombreuses, diverses et présentes dans toutes sortes de publications ainsi que dans l’opinion. Le lecteur saura facilement les retrouver comme autant de lieux communs disséminés dans plusieurs genres de productions littéraires et scientifiques. L’enjeu n’est pas non plus d’en faire l’analyse sociologique ni l’histoire éditoriale. Il s’agit de s’en saisir de façon descriptive et récapitulative au travers d’une synthèse conceptuelle inhérente à une mise en perspective philosophique de leur sens actuel le plus fréquent.  

 

Le premier de ces registres discursifs pointe les limites écologiques de la société industrielle sous le poids de ses exigences insensées de croissance et de l’augmentation massive de la population humaine qui produisent désormais une situation d’anthropocène où l’action humaine modifie l’ensemble des équilibres naturels de la planète terre : bouleversement et interruption des cycles naturels, épuisement des ressources énergétiques, minérales et végétales, pollution de l’environnement, extinction de la biodiversité, réchauffement et dérèglement climatiques, épidémies, marginalisation des populations déshéritées, désertification, perturbations météorologiques. Le second relève de la critique du fonctionnement économique du capitalisme post-industriel et financiarisé : accroissement des inégalités, instabilité financière, extinction de la croissance, consommation aberrante, surproduction, pollution, absence de transformations et de renouvellement des formes de production, endettement généralisé, destruction du travail et affaiblissement majeur des formes de l’économie réelle. La troisième est plus directement politique : l’effondrement des formes politiques fondées sur l’extension des droits politiques, sociaux, économiques et culturels, ainsi que l’inexistence de pouvoirs réellement démocratiques et autogestionnaires, du fait des inégalités massives et de l’autoritarisme extensif des États, ne peut que conduire les sociétés à des formes graves de désorganisation, d’injustice et de violence. Voire, il est possible que nous assistions à des effondrements civilisationnels. Et si l’on conjugue les trois niveaux de l’analyse, il est permis effectivement de prévoir le pire à venir.  

 

Or aucun de ces trois tableaux n’est en soi aberrant et inexact. Et si la conjugaison de leurs perspectives donne lieu à une vision alarmiste, franchement catastrophique, ils ne nous signalent pas la fin du monde comme prochaine, mais l’impasse relative dans laquelle se trouve notre monde actuel, la possibilité de la fin de ce monde au sens de la forme sociale et économique mondialisée du capitalisme industriel et financier. Il ne s’agit donc pas là de discours apocalyptiques, mais d’analyses et d’anticipations légitimes de ce qui est en train de se produire. Dès le début des années soixante-dix, le rapport Meadows, intitulé Les limites de la croissance (Meadows et al.,1972), nous alertait des risques d’une croissance démographique et économique exponentielle sur une planète aux ressources limitées, y compris des risques de dégradation climatique. Depuis, effectivement, les conséquences d’une telle limitation se seront traduites par l’ensemble des problèmes mentionnés précédemment et par la multiplication des crises économiques et sociales qu’ils ont entraînées. En ce sens, toutes ces pensées problématiques de la « catastrophe », de « l’effondrement », de la « collapsologie », ne sont donc pas en soi une expression d’irrationalité, mais un ensemble de constats et de visions alarmistes d’actualité qui justifient les discours qui les présentent de façon objective.  

 

Plusieurs auteurs et savants les auront documentés et validés par leurs recherches et publications. Parmi eux, on pourrait citer, sans pour autant donner la liste détaillée de tous leurs travaux, le géographe et démographe R Dumont (Dumont, 1995), le philosophe et polytechnicien J-P. Dupuy (Dupuy, 2004), le géographe et biologiste J. Diamond (Diamond, 2006), le philosophe et épistémologue D. Bourg (2013), l’astronome et agronome P. Servigne et l’écologiste R. Stevens (Servigne, Stevens, 2015), l’informaticien, économiste et sociologue D. Orlov (Orlov, 2016), le physicien A. Barrau (Barrau, 2019), sans pouvoir mentionner ici en plus les noms de très nombreux climatologues. D’autres encore, auront analysé les limites du système économique capitaliste confronté à des contradictions insolubles liées au fait qu’il ne peut plus assurer son développement et sa reproduction par une croissance incessante de sa productivité et de sa sphère d’influence marchande, ni de la valeur des capitaux, confronté par ailleurs à ses limites écologiques et à sa tendance à détruire le travail, voire la valeur elle-même du capital, comme l’économiste et philosophe R. Kurz (Kurz, 2011), le prêtre et économiste G. Girard (Girard, 2012, le sociologue et historien I. Wallerstein (Wallerstein et al, 2014), ou l’économiste et anthropologue P. Jorion (Jorion, 2017). 

 

Du malheur humain et de son actualité.  

 

Le poète allemand F. Hölderlin écrivait, au tout début du XIXe siècle dans le contexte d’un romantisme marqué par les transformations brutales et inquiétantes de cette époque postérieure à la Révolution française de 1789 : « Tout proche. Et difficile à saisir, le dieu ! Mais aux lieux du péril croît aussi ce qui sauve » (Hölderlin, 1967, p. 867), et le sociologue U. Beck, allemand également, lui aura fait écho, dans la nôtre, en écrivant à son tour : « Les dangers globaux remettent en question la survie de l’humanité et dégagent par là même des possibilités d’action globale. On est tenté de pronostiquer que le siècle de la mise en danger du globe par lui-même sera la concrétisation définitive d’un « monde pour tous » (Beck, 2003, p. 530). Que faut-il penser de tout cela ? Ce serait faire preuve d’aveuglement et d’inconscience que de ne pas s’inquiéter, s’alarmer de la situation présente en renvoyant tous ces travaux à un ton apocalyptique. Si notre situation globale n’est pas désespérée, elle est suffisamment grave pour prendre au sérieux les discours d’alarme. Ils ne sont pas irrationnels. Néanmoins, l’analyse philosophique ne peut se cantonner ici à de tels diagnostics. La dimension pathétique, dangereuse, des maux humains est une question qui ne lui est pas étrangère, elle revient à chaque époque de l’histoire humaine. Et si celle-ci ne s’exprime pas toujours de la même manière, elle relève le plus souvent des trois mêmes axes.  

 

Le philosophe Leibniz les aura définis pour justifier de sa théodicée (Leibniz,1710, Première partie, §21, p. 116). Selon lui, les maux humains sont d’une nature triple, physique, morale et métaphysique. Le mal physique est lié à notre nature corporelle, à ses limites, le mal moral est lié à l’imperfection et l’incertitude de nos fins, des choix de nos conduites, à notre illimitation, le mal métaphysique à l’imperfection générale du monde, mais qui procède du choix raisonné de Dieu eu égard au meilleur monde possible. Nous ne commenterons pas cette doctrine. Nous en retiendrons seulement sa pertinence descriptive plus générale. Nous souffrons effectivement des maux du corps et de notre finitude, ainsi des blessures, maladies, de la vieillesse et de la mort. Puis nous souffrons aussi des peines morales, de nos échecs et déceptions, de nos frustrations et impuissances, de nos illusions, de la violence de nos sentiments et passions. Et nous souffrons encore de la nature des choses, de notre condition limitée et de notre faiblesse en regard de la forme du monde réel en sa globalité, indifférent à notre existence et plein d’adversité, au-delà de notre pouvoir dans les lois et forces qui l’organisent. Bien que libres d’exister et d’agir à notre guise, le réel nous englobe et nous dépasse tout de même et nous ne savons pas à quelles fins il est soumis ou destiné. Souffrances physique, morale et métaphysique, constituent donc bien le cadre de nos existences malheureuses, périssables et limitées. Détachées de leur cadre théologique, de telles analyses peuvent très bien s’appliquer à notre actualité. En quelque sorte, il est possible de les relier à notre cadre politique actuel.  

 

Parmi les grandes doctrines politiques, deux d’entre elles semblent s’affirmer aujourd’hui plutôt prédominantes quant à la compréhension de notre situation dans le monde et à sa dimension critique, à ses maux. La première est bien représentée par la critique écologique qui relève du contexte physique, celui de la préservation de la nature vivante. C’est là le mal physique. La seconde appartient à l’orientation politique néolibérale qui relève de la préservation de libertés dites malmenées par le dirigisme, le socialisme, le cartésianisme et l’égalitarisme, ces maux qui font obstacle au bonheur économique et aux logiques individuelles de valorisation de soi et de marché. C’est là le mal moral. Toutes deux sont désormais polarisées, luttant pour la priorité politique et sociale. Elles oublient cependant la troisième dimension du mal, celui qui est métaphysique. Celle qui, délivrée de toute théologie, détermine le rapport de l’humanité à sa condition, au-delà de l’existence objective ou de la logique des intérêts. Il s’agit de la souffrance existentielle de vivre que nul remède ne peut supprimer puisqu’elle détermine notre rapport au monde concret comme une existence temporelle et mortelle, liberté inconditionnée certes, mais finitude radicale tout autant. En quelque sorte, comme le disait déjà Leibniz à sa façon, le drame existentiel humain, l’ordre des choses, est une catastrophe métaphysique sans solution, parce qu’il est sans alternative autre que cette condition-là, sans qu’un autre destin soit possible et en cela déjà perfection dans l’imperfection du monde. Possibilité positive et impossible à être, affirmation et négation de l’unité d’un soi, s’y mêlent irrémédiablement ouvrant à l’expérience que Hegel avait désignée comme celle d’une « conscience malheureuse », déchirée entre « la simple liberté de soi-même » et la dualité d’être soi, du fait de devoir anéantir « l’existence déterminée » externe à soi et aliénante pour s’affirmer en acte, mais en se divisant (Hegel, 2012, p. 205-227). 

 

Croire pouvoir limiter la catastrophe après-coup.  

 

Dès que l’on déplore la ou les catastrophes à venir, on oublie peut-être que celles-ci ont déjà eu lieu et que c’est cet oubli même qui conditionne toujours nos peurs les plus actuelles de façon spectrale. Si nous sommes hantés par la crainte des catastrophes, c’est bien parce que notre histoire contemporaine en est tissée. L’historien anglais E. Hobsbawm avait nommé le XXe siècle comme ayant été celui des catastrophes (Hobsbawm,1999). Et effectivement, les trois « révolutions » qui prétendaient à nous libérer de toutes nos dépendances et aliénations, à nous assurer un avenir radieux auront, sans les confondre, donné lieu à des désastres et des destructions d’ampleur. Pour les situer temporellement rapidement dans leur généalogie et dépendance, les trois sont la libérale antisocialiste dont les prémisses apparaissent en réaction à la Commune de Paris après 1871, la socialiste antilibérale dont l’expression majeure est celle de la révolution russe de 1917, et la nationale-conservatrice antilibérale et anticommuniste qui commence dès après la guerre de 1914-18 avec la montée des différents fascismes. Guerres de destruction, formes politiques totalitaires, colonialisme et impérialisme, États racistes et criminels, déportations, génocides et crimes contre l’humanité, auront marqué de façon traumatique notre histoire commune. Malheureusement. De sorte que durant le vingtième siècle, des visions plus ou moins profondément pessimistes du devenir de la civilisation ou de la culture se sont exprimées, chez des auteurs comme P. Valéry (Valéry,1919), O. Spengler (Spengler, 1918), S. Freud (Freud, 1929), A. Toynbee (Toynbee, 1951). Voire aussi chez les premiers néolibéraux, de façon quelque peu différente et préventive, comme W. Lippmann (Lippmann, 1938). Elles se sont vues particulièrement redoublées et aggravées après le nazisme chez les philosophes issus de l’École de Francfort, T. Adorno, M. Horkheimer (Adorno, Horkheimer, 1944), G. Anders (Anders, 1956). Les visions déclinistes, décadentistes, pessimistes, auront accompagné la philosophie éthique et politique de ce siècle passé, au fur et à mesure que désastres et catastrophes se produisaient et s’accumulaient.  

 

Or sur quoi reposent les actuelles positions les plus alarmistes que nous avons évoquées ? Elles proviennent des deux principaux pôles de l’actualité politique, les écologistes et les néolibéraux. Tous deux se seront constitués dans leur discours par la dénonciation et la prévention des dangers naturels ou organiques plus ou moins irrémédiables susceptibles d’advenir. Le biologiste allemand E. Haeckel utilise le terme d’écologie dans une perspective moniste d’adaptation des sociétés humaines au monde naturel selon les lois qu’il croit propres au vivant, plus précisément en fonction du principe évolutionniste hiérarchisé de récapitulation dans l’ontogenèse de la phylogenèse (Haeckel, 1877). Les néolibéraux, d’abord avec W. Lippmann, puis L. von Mises (Mises, 1949) et F. von Hayek (Hayek, 1973), tendent à penser la société plutôt comme un ensemble organique dans lequel interagissent selon des lois naturelles d’échange des biens et de division du travail, celle des forces auto-correctrices du marché, des individus libres reliés par des liens d’intérêts qui expriment une règle d’or : la reconnaissance du prochain comme une personne autonome (Stiegler, 2019). Le plus souvent, tous auront pensé à partir d’une perspective alarmiste se proposant de conjurer une menace d’extinction ou de déperdition, de la nature vivante et physique d’un côté, de la forme sociale humaine adaptée au maintien des libertés et de la concurrence économique et sociale de l’autre. Chacun d’entre eux se déterminant selon le schéma des conditions d’une survie face au péril le plus grand : le collectivisme et le totalitarisme pour les néolibéraux, l’entropie de la vie et la destruction du milieu environnant pour les écologistes. Tous deux procèdent d’un alarmisme par rapport aux périls envisagés. Pour les néolibéraux, il faut assurer la sécurité générale biologique et politique, garantir l’entreprise et la productivité, assurer la maîtrise technologique en favorisant la concurrence, garantir les libertés par des mesures autoritaires. Pour les écologistes, il faut empêcher l’extinction des espèces vivantes, l’asphyxie de la terre, l’épuisement des ressources. Il ne s’agit ici nullement de les assimiler pour les critiquer confondus, mais seulement de remarquer qu’ils relèvent tous deux d’une visée de restauration d’un ordre à préserver et d’une transformation urgente souhaitée à des fins de conservation du réel. En réalité, si les logiques ici semblent a priori s’opposer, limiter l’action humaine du côté écologiste, libérer celle-ci de toute imposition contraire du côté néolibéral, elles se posent toutes deux en conjuration ou exorcisation du risque d’une déperdition, d’une négativité à l’œuvre. Il s’agit de restaurer une loi naturelle probable et de conjurer une dégradation possible de la vie générale.  

 

En ce sens, néolibéraux et écologistes sont des conservateurs, entrelacés dans une même anxiété, qui les conduit à défendre le vivant par des mesures conservatoires ou à préserver les libertés par des mesures autoritaires. Ce en quoi, leurs catastrophisme et volontarisme relèvent, chez eux, d’une conception physicaliste ou morale des maux humains, oublieuse de toute investigation métaphysique du mal, cela malgré l’amplitude du mal historique dont nous sommes encore les héritiers. Comme si elles semblaient méconnaître l’angoisse et le souci devant la mort et le néant qui caractérisent le rapport existentiel de l’humanité à la liberté. Et plus paradoxalement, je voudrais rappeler deux choses à ce propos. Premièrement, que sans condamner aucunement le souci d’écologie, au sens de la nécessité de préserver non seulement les conditions physiques d’existence de l’humanité, mais aussi le milieu environnant planétaire et les espèces vivantes, et il est capital d’en tenir compte à titre politique et économique, il faut se souvenir que celui-ci n’était pas absolument étranger au totalitarisme des nazis dans leur souci de fonder toute loi sur l’exaltation de la nature biologique. Deuxièmement, que si le nazisme et les différents fascismes et États socialistes auront détruit les formes politiques libérales en Europe, le néolibéralisme, s’il a contribué à la victoire de la société de libre marché, n’est pas la forme initiale du libéralisme des Lumières, mais une restauration néolibérale ayant succédé à la catastrophe totalitaire. Une doctrine de compensation donc, plutôt qu’un accomplissement effectif d’une liberté rationnelle émancipatrice fondée sur l’institution universelle de droits égaux, ce à quoi les néolibéraux n’ont jamais véritablement acquiescé au-delà de la définition et de la conservation des libertés individuelles comme principe premier de la société.    

 

Catastrophe et éducation.  

 

Je peux en venir maintenant à la question éducative dans ses liens ou non à l’ancienne eschatologie ou aux théories contemporaines de la catastrophe. Il y a bien des définitions possibles de l’éducation. Elle est au moins, dans son sens le plus commun, l’enseignement des principes et des finalités de la conduite à venir. Pour ma part je la définirai comme suit : elle est l’anticipation pour le sujet humain par des principes directeurs d’une urgence de vie à venir que le temps de l’éducation seulement permet de différer. Or une telle urgence n’est pas sans comporter la possibilité de la catastrophe, celle d’une impossibilité à vivre, à agir et à penser, du fait de la finitude et du deuil. De plus, je soutiendrai avec W. Benjamin que la catastrophe a toujours déjà eu lieu, sur les plans symboliques, historiques, politiques, psychiques et culturels, bien que nous ne cessions de l’oublier (Benjamin, 1940). Toute vie humaine procède d’une survivance, à la suite d’un, ou de plusieurs effondrements majeurs qui relèvent à la fois du récit imaginaire et du réel, de l’existence collective et individuelle. Perte de l’Eden, exil du royaume, saccage de Troie ou de Rome, épidémie de peste, guerres de religion, tremblement de terre de Lisbonne, guerre de 1914-18, ruine après de la civilisation européenne et de ses valeurs humanistes, désastre du nazisme, faillite du socialisme, ou plus modestement crise de l’institution scolaire et dégradation de l’art dans ses formes les plus outrancières. Nombreux sont les traits et récits malheureux des catastrophes passées, structurant les mémoires communes et nos héritages. En quelque sorte, nous sommes tous porteurs de nostalgie, celle des temps glorieux des Dieux et des héros, ceux des prophètes et des philosophes, ou des poètes et des législateurs. La nostalgie de temps glorieux désormais révolus, d’un âge d’or auquel auront succédé ceux du fer et de l’airain. Or que signifient exactement la crainte et l’anticipation de la catastrophe ? Elles en appellent dans leur expression pathétique propre à un sentiment de l’urgence, nous convoquant au-devant de celle-ci. Et qu’est-ce donc que l’urgence ? C’est ce qui s’annonce et surgit et que l’on ne saurait pouvoir surseoir d’affronter. Ce qui appelle réponse et détermination, décision et résolution, courage et choix, engagement si l’on veut au sens d’un Sartre.  

 

Elle relève donc d’un nouvel impératif éthique, d’une exigence de responsabilité. En quel sens ? Il ne s’agit pas de l’impératif catégorique d’un Kant, d’une exigence d’action individuelle volontaire selon la loi d’un universel moral (Kant, 1785). Non point que celui-ci soit devenu sans valeur. Mais il s’agit désormais d’autre chose qui doit nous interpeller depuis le XXe siècle et maintenant. Il s’agit de donner une réponse éducative actuelle à la question de la catastrophe, peut-être en son sens métaphysique, ou d’après la métaphysique. À cela trois registres me semblent nécessaires à se voir convoquer. Je le ferai en me référant à plusieurs œuvres philosophiques, sans en donner de grands développements.  

 

Le premier est celui d’une pensée du désastre, du caractère de déréliction de la condition humaine comme une universelle souffrance et détresse devant la contingence de la réalité physique, la finitude de l’existence et la mortalité, et qui est condition de notre liberté d’être. Pour celle-ci, je mentionnerai M. Heidegger (Heidegger, 1927), J-P. Sartre (Sartre, 1942) et M. Blanchot (Blanchot, 1980). Le second est celui d’une pensée de l’éternité et de la joie que nous éprouvons et qui est aussi notre condition malgré ses vicissitudes. L’existence ne pouvant se voir réduite ni à une simple contingence sans nécessité ni à la domination du malheur. Je nommerai ici B. Spinoza et mentionnerai plus particulièrement le livre V de son Éthique. (Spinoza, 1677). Le troisième est celui d’une pensée de l’avenir humain à préserver, dans le monde social et naturel qui est le nôtre, mais détachée des illusions du progrès et de l’histoire. Il s’agit d’une exigence de responsabilité quant à soi et pour l’autre pour laquelle je nommerai, parce qu’ils ont contribué à sa définition, S. Freud (Freud, 1920), H. Jonas (Jonas, 1979) et E. Levinas (Levinas, 1974).  

 

Ces trois registres de la pensée philosophique et éthique concourent à dessiner un avenir qui n’est jamais déjà fait, ou préparé, mais toujours à faire, tout en étant déjà là par ce qui nous est donné, légué par nos prédécesseurs. Dans ce cadre conceptuel, la catastrophe a déjà eu lieu, symboliquement et temporellement, nous menace encore, mais semble toujours déjà là, comme impossibilité de la possibilité et avènement de liberté, tout autant. Limite qui supprime et empêche et déjà franchissement d’une affirmation d’existence, malgré la mort, la destruction ou l’extinction. Comment faut-il le décliner dans une axiologie éducative ? À l’enfance, on aura le plus souvent promis : prospérité, bonheur, satisfaction ; ou encore : justice, émancipation, paix. C’est-à-dire des idéaux régulateurs reposant sur l’utilité ou bien sur la délivrance de tout mal social, moral ou politique. S’ils ont pu parfois contribuer à nous délivrer des maux physiques et moraux, ils ne nous ont pas protégés d’un mal métaphysique, celui de l’imperfection et de l’incertitude des fins de l’existence, de notre insécurité profonde. C’est peut-être pourquoi, en regard de l’hypothèse toujours prévisible de la catastrophe, il nous faut penser autrement les principes de l’éducation, selon une nouvelle triplicité.  

 

En ce sens, et en fonction de ce qui précède, il s’agirait plutôt désormais d’articuler ensemble, sans pessimisme, la triade du désastre, de l’éternité et de l’avenir, comme les trois composantes de notre humanité. Mais pour cela, il faut peut-être aussi encore renverser notre rapport à la temporalité. L’avenir n’est pas seulement ce qui va se produire, mais ce qui s’est déjà produit dans le passé. L’avenir est ainsi l’accomplissement du passé dans l’avenir, en tant que boucle rétro-gradiente interprétative de ce qui a eu lieu auparavant. Par ailleurs, inversement, ce qui va se produire dans le futur, a déjà eu lieu, est déjà en train de se produire, n’arrive au-devant de nous que d’être déjà là. Paradoxe que cela, si la temporalité fait histoire, succession, en même temps, ici à la façon des stoïciens, ce qui advient est aussi le présent d’un temps éternel qui ne cesse à la fois d’advenir et de disparaître, de se produire comme un présent, une exigence incessante d’un désir d’être présent qui, tout autant, trame l’histoire et la défait. Cosmogoniquement parlant et en se référant au mythe, il y a là comme un mélange de création, de conservation et de destruction et qui vient se poser comme la structure même de la temporalité de l’existence en son éternité. La catastrophe s’y faisant rédemption. Vous me passerez, je l’espère et le dis avec humour, toute cette métaphysique. 

 

Conclusion  

 

Pour conclure, je voudrais évoquer une très vieille parabole, celle du temps messianique des prophètes bibliques et que reprendra la promesse chrétienne d’une vie éternelle qui adviendrait à la fin des temps. Pour parachever ses Minima Moralia, cette féroce critique du capitalisme à l’âge de l’industrie culturelle, publié en 1951, Adorno revient sur le sens du messianisme (Adorno, 1980). Malgré l’inachèvement de l’histoire et la défaite des idéaux politiques de libération, la désespérance générale devant le désastre de la politique, il faut, dit-il, continuer de croire en l’avènement final d’un temps messianique, un âge de la rédemption. Il ne serait guère plus que ce qui est déjà là, mais exposé et illuminé tel que révélant ses fissures et ses crevasses, indigent et déformé. Néanmoins, les choses auraient été ainsi déplacées très légèrement, de sorte que nous pourrions enfin accéder à une vision juste de l’existence et du monde qui fait peut-être la véritable félicité au-delà de la négativité, du devenir catastrophique de notre histoire. Ce serait un monde d’après la catastrophe où prévaudraient, très certainement, on peut le croire, ces qualités qui rendent l’existence possible par-delà la détresse de vivre, la bonne volonté, la générosité, la sincérité, l’affection mutuelle, l’hospitalité, la compassion, la charité. Celles-là mêmes que nous rappelle D. Orlov (Orlov, 2016). 

 

Références 

 

Adorno, Th. (1980) Minima Moralia. Payot. 

Barrau, A. (2019). Le plus grand défi historique de l’humanité face à la catastrophe écologique et sociale. Michel Laffon. 

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Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292