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lundi 14 mars 2022

Pour citer ce texte : GÉGOUT, P.. (2022). « Éduquer pour un monde incertain » : qu’est-ce à dire ? Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2021/dossier-partie-2-ecole-et-anthropocene/article/eduquer-pour-un-monde-incertain-qu-est-ce-a-dire]

« Éduquer pour un monde incertain » : qu’est-ce à dire ?

 

Pierre Gégout 
Chercheur associé au Laboratoire EMA – CY-Université  
Chercheur associé au LISEC, équipe Normes & Valeurs – Université de Lorraine 

 

Résumé : Cette contribution poursuit deux objectifs. D’abord, elle entend faire la démonstration du genre de méthode philosophique que la philosophie analytique peut apporter au champ de l’éducation. Pour cela, et ce sera son second objectif, elle proposera une analyse critique de l’expression « Éduquer pour un avenir incertain ». En nous inspirant des travaux menés par Israel Scheffler et Richard S. Peters ainsi que de la méthode d’analyse conceptuelle, nous montrerons que cet énoncé est non seulement ambigu mais encore qu’il contribue à entretenir la confusion conceptuelle aujourd’hui répandue qui réduit l’éducation à un moyen neutre de transmission de savoirs, comme l’enseignement, l’instruction ou la formation. Ce faisant, nous plaiderons pour l’importance du travail philosophique d’analyse du langage ou des énoncés dans les recherches en éducation. 

Mots-clés 
objectifs de l’éducation, philosophie analytique, analyse conceptuelle 

 

Abstract : This paper has a twofold objective. First, it attempts to show the kind of philosophical method that analytical philosophy can bring to the field of education. To this, as a second objective, it provides a critical analysis of the expression “Educate for an uncertain future”. By drawing inspiration from the work of Israel Scheffler and Richard S. Peters and by using the conceptual analysis method, we show that this statement is not only ambiguous but it also contributes to maintain the widespread conceptual confusion that reduces education to a neutral means of knowledge transmission, such as teaching, instructing or training. In doing so, we argue in favor of the philosophical analysis of language or sentences in educational research. 

Keywords 
educational aims, analytical philosophy, conceptual analysis 

 

Introduction

 

Cette contribution entend examiner l’énoncé (E) autour duquel est organisé le dossier thématique de ce numéro : 

 

(E) « Éduquer pour un avenir incertain ». 

 

Il ne s’agira pas de nous prononcer sur le contenu ou les conditions de possibilité d’une « éducation pour un avenir incertain », ni de nous questionner sur ce que cet « avenir incertain » fait, fera ou pourrait faire à l’éducation, mais plutôt de nous interroger sur le sens même de (E), de nous  demander ce que peut bien vouloir dire « éduquer pour un avenir incertain ». 

 

D’aucuns pourraient arguer que ce sens coule de source et qu’il est bien plus urgent de réfléchir à ce que sera l’éducation dans les temps troublés qui s’annoncent que de feindre de ne pas comprendre ce que dit cette phrase. Il nous semble pourtant qu’il y a bel et bien matière à s’interroger pour peu que l’on prenne le temps de s’y arrêter. Deux points en particulier nous paraissent être dignes d’examen car faisant à notre avis problème : 

 

1. D’une part, l’expression « éduquer pour ». Il n’est plus rare aujourd’hui de voir le verbe « éduquer » accompagné d’une préposition comme si l’éducation avait besoin d’être complémentée pour avoir un sens. Or, comme nous le montrerons, l’éducation n’a non seulement nullement besoin de cela mais, en outre, cette complémentation conduit le plus souvent à en modifier ou à en réduire le sens. 

 

2. D’autre part, le syntagme « avenir incertain » laisse entendre qu’il pourrait y avoir de l’avenir certain mais encore, pris dans le contexte de la crise climatique, que les temps qui s’annoncent seront plus que jamais incertains. 

 

Si ces problèmes sont bien réels, alors l’urgent ne nous parait pas tant être de répondre directement à (E) que d’en montrer les apories ou les conséquences d’un point de vue conceptuel. Ce qui nous anime réside donc bien davantage dans la volonté d’éviter de la confusion que dans la production de réponses en apparence censées et profondes mais qui reposent en réalité sur des non-sens, des pseudo-problèmes ou sur des diagnostics erronés. 

 

Dans ce qui va suivre, nous allons revenir sur ces deux difficultés et les analyser dans une perspective s’inspirant de la philosophie analytique. Plus précisément, comme I. Scheffler (2003, 2011), je proposerai une analyse s’appuyant sur l’usage ordinaire des termes pour en faire ressortir le sens. Ces analyses nous conduiront à réaffirmer des distinctions que certains considéreront peut-être comme obvies. Pourtant, ce sont ces distinctions qui paraissent être bien mises à mal par (E). Plus particulièrement, en nous référant aux travaux de Peters (1965/2010, 1967b, 1973a, 1973b), nous soutiendrons que le verbe « éduquer » dispose en lui-même d’un « contenu » qui lui donne sens et qui le dispense de tout complément d’objet. 

 

1. « Éduquer pour un avenir incertain » ? 

 

A) Le sens de cet énoncé

 

Que signifie (E) dans le contexte de ce dossier thématique ? Plus exactement, que devons-nous comprendre par « éduquer pour » dans ce cadre-ci ? À l’évidence, certaines interprétations sont hors de propos comme celles qui affirmeraient qu’il s’agirait d’éduquer en faisant la promotion d’un avenir incertain, d’éduquer dans l’intérêt d’un avenir incertain, ou encore d’éduquer dans le but de faire advenir un avenir incertain. À l’inverse, il semble bien plus cohérent de comprendre (E) comme affirmant que l’éducation doit prendre en compte l’avenir incertain, qu’il s’agit désormais d’éduquer en vue de l’avenir incertain, dans la perspective que celui-ci va advenir et qu’il faut donc que l’éducation y soit sensible. « Éduquer pour un avenir incertain » peut donc être compris comme : 

 

(E’) Éduquer en fonction d’un avenir incertain 

 

Ainsi explicité par (E’), (E) paraît concevoir l’éducation comme ce que ce que nous appellerions une entreprise formelle de transmission de savoir, i.e. une action dont l’objectif est la transmission d’une connaissance dont il est impératif d’expliciter le contenu pour qu’elle puisse effectivement se réaliser. Par exemple « dire » ou « enseigner » sont de telles entreprises : on ne peut pas « dire » si on n’a rien à dire et on ne peut pas enseigner si nous n’avons pas d’enseignement à donner. En d’autres termes, on dit toujours quelque chose ou on enseigne toujours de quelque chose. Dans les énoncés (E’) ou (E), l’éducation semble traitée comme appartenant à cette classe de concepts : on n’éduquerait jamais à proprement parler ; on éduquerait toujours à quelque chose ou pour quelque chose. Mais une telle compréhension du concept d’éducation est-elle bien acceptable ? 

 

Nous soutiendrons la thèse selon laquelle l’éducation ne peut pas être assimilée à une entreprise formelle de transmission de savoir. Cela signifie que l’énoncé (E) repose sur une confusion conceptuelle touchant le concept d’éducation. Pour étayer cette thèse nous proposons de comparer quatre énoncés contenant les verbes « éduquer » ou « enseigner ». Cela nous permettra de nous rendre compte de la différence existant entre les concepts relevant des entreprises formelles de transmission de savoir et le verbe éduquer. 

 

B) Enseigner et éduquer : comparaison des usages

Voici les quatre énoncés que nous allons comparer : 

a) Shirley enseigne à ses élèves. 

b) Kevin éduque son enfant. 

c) Paul est mal éduqué. 

d) Marie est mal enseignée. 

Considérons dans un premier temps les énoncés (a) et (b). Comme le remarquait déjà Scheffler (2003, p. 61-621 ), si j’affirme l’énoncé (a), on est parfaitement en droit de me demander : « qu’est-ce que Shirley a enseigné à ses élèves ? ». Et il serait très étrange que je réponde : « oh, rien du tout, elle leur a juste enseigné ». Comme le dit Scheffler, répondre cela, « c’est un peu comme si vous m’aviez demandé "qu’avez-vous eu à diner ?" et que j’aie répondu "oh, rien, j’ai simplement dîné mais je n’ai rien eu pour diner" ». (Scheffler, 2003, p 62). 

 

Il est parfaitement sensé de préciser le contenu de l’enseignement. Cela est même nécessaire si l’on veut se faire une idée précise de ce qui a été fait exactement. On pourrait alors répondre que Shirley a enseigné les sciences voire le fonctionnement de l’effet de serre et même ce que le réchauffement climatique actuel doit à cet effet. On comprend alors que le concept d’enseignement appelle explicitement ou implicitement la précision de son objet. 

 

Admettons maintenant qu’à la question précédente, j’aie répondu : « elle leur a enseigné ce qu’est l’effet de serre ». Il ne serait pas absurde de demander pourquoi voire pour quoi, i.e. dans quel but, Shirley a-t-elle enseigné ce savoir. D’un point de vue formel, il peut y avoir de nombreuses réponses à cette question, des bonnes comme des mauvaises. L’essentiel est que la réponse fournie délivre une raison. Ainsi je peux répondre par exemple que Shirley a enseigné ce qu’est l’effet de serre parce qu’il est au programme ou parce que Shirley souhaite accroitre la culture générale et scientifique en particulier de ses élèves ou même parce qu’elle souhaite faire de ses élèves des « citoyens éco-responsables ». Toutes ces réponses fournissent des raisons  valables pouvant justifier cet enseignement. Cependant, il n’est pas impossible de fournir des réponses qui mentionnent des raisons non-valables. Par exemple, je peux dire que Shirley fait cours sur l’effet de serre à ses élèves parce qu’elle souhaite en faire de bons cuisiniers ou pour leur apprendre l’histoire de France. Ce genre de réponse est formellement acceptable même si, du point de vue du contenu, elles laissent à désirer, nous y reviendrons dans un instant. Notons simplement pour le moment que le seul fait de demander la justification d’un enseignement n’a rien d’étrange et que des raisons diverses et mêmes étonnantes ou contestables peuvent être données. Le concept d’enseignement est donc de ceux qu’il est possible d’interroger du point de vue de sa légitimité, de sa raison d’être : enseigner quelque chose ne va pas de soi, il doit y avoir des (bonnes) raisons pour cela. 

 

Prenons justement le cas d’une réponse pour le moins « étrange » à la question précédente. Par exemple, admettons que Shirley ait décidé d’enseigner ce qu’est l’effet de serre pour que ses élèves comprennent ce qu’est la démocratie. Si c’est bien pour cela que Shirley a réalisé cet enseignement, on pourrait faire remarquer qu’il est difficile de voir en quoi le fonctionnement de l’effet de serre permet de comprendre ce qu’est la démocratie. Le moyen par lequel Shirley tente d’atteindre son objectif est donc contestable. Mais même dans ce cas, si Shirley a bel et bien traité de l’effet de serre, il serait incontestable qu’elle a enseigné quelque chose à ses élèves. Il n’est pas possible de dire que, sous prétexte que l’enseignement de Shirley n’était pas adapté à la finalité qu’elle s’était fixée, elle n’a pas enseigné. L’action d’enseignement, même si elle est mal conçue ou inadéquate, reste une action d’enseignement. Dit autrement, la finalité d’un enseignement ne peut pas remettre en cause le fait qu’il s’agisse d’un acte d’enseignement. 

 

Maintenant, si j’affirme (b), il serait très étrange de me demander : « qu’est-ce que Kévin a éduqué à son enfant ? ». Et à supposer que quelqu’un me pose cette question bizarre, je pourrais parfaitement répondre : « oh, rien de spécial. Il l’éduque, c’est tout ». Contrairement à (a), « éduquer » ne semble pas avoir besoin d’un complément. Le fait qu’on ne demande jamais « À quoi as-tu éduqué ton enfant ? » ou « qu’as-tu éduqué à ton enfant ? » ne découle pas d’un manque d’imagination linguistique des locuteurs francophones mais bien d’une caractéristique du concept même d’éducation. Ce fait indique que le concept d’éducation est complet en lui-même car il a déjà un certain contenu. En effet, si j’affirme (b) et que quelqu’un me répond quelque chose comme « oh, tu veux dire qu’il lui apprend la politesse, qu’il tente de lui donner goût pour la culture, qu’il essaye de cultiver sa curiosité et son esprit critique, qu’il lui fait comprendre la valeur du beau, du bon et du vrai... Ce genre de choses ? », je pourrais bien répondre : « oui, c’est tout à fait ce que je veux dire » bien que l’explicitation de ce contenu ne soit pas du tout requise pour comprendre (b) ou pour s’en faire une représentation correcte. Il peut même être déduit de (b). Cela n’est certainement pas possible avec (a) : je ne peux pas déduire le contenu d’un enseignement simplement à partir du concept d’enseignement. 

 

Supposons maintenant qu’on demande, comme nous l’avons fait avec (a), « pourquoi Kévin éduque-t-il son enfant ? ». Cette question peut avoir en réalité deux interprétations dont seule une est légitime. On peut poser cette question pour chercher à éclaircir ce que Kévin espère comme « externalités » ou « retombées » de ce travail éducatif. Dans un tel cas, comme pour l’enseignement, un très grand nombre de réponses sont possibles du point de vue formel2 . Mais quoi qu’il en soit, si la question est posée dans ce sens, elle est légitime et non oiseuse. En revanche, si la question est « pour quoi, dans quel but, en vue de quoi Kévin éduque-t-il son enfant ? », alors nous sommes face à un problème. Une telle interprétation instrumentale de la question envisage l’éducation sous le prisme d’une relation de type moyen-fin. La personne qui pose ce genre de question semble donc mettre l’éducation sur le même plan que l’enseignement. En conséquence, elle trouve tout à fait légitime d’en demander également une justification. Or, si un contenu d’enseignement peut être justifié uniquement d’un point de vue instrumental3 , l’éducation elle-même ne peut pas l’être. Comme le note Peters : 

 

 [Pour une personne déjà éduquée], ce type de question ne peut être posé que par des barbares sans éducation. Bien sûr, une personne éduquée est tout à fait capable de concevoir que la science, les mathématiques, et même l’histoire peuvent être envisagés sous un aspect instrumental. Ces disciplines ont permis la construction d’hôpitaux et la formation des équipes soignantes, la victoire lors de guerres, la culture de la terre, et la communication sur toute la surface du globe. "Mais ensuite quoi ?", pourrait-elle demander. Que va faire l’humanité, comment va-t-elle penser, que va-t-elle apprécier quand tous ses appétits nécessaires seront satisfaits ? Les hommes qui posent ce genre de question sont-ils si rustres au point d’être indifférents à tout ce qui constitue la civilisation4  ? » (Peters, 2010, p. 72) 

 

Autrement dit, pour Peters, l’éducation a sa fin en elle-même, au delà de tous les biens et bienfaits qu’elle peut apporter par ailleurs. Celui qui pose sans cesse la question de « pourquoi éduquer (plutôt que de ne pas éduquer) ? » ne voit pas qu’il questionne précisément le genre d’activités pour lesquelles il est temps d’arrêter de chercher une justification car elles valent en elles-mêmes la peine : 

 

Quiconque pose la question "pourquoi devrais-je faire ceci plutôt que cela dans ma vie ?" est déjà à un stade où il peut comprendre que les justifications instrumentales doivent atteindre un niveau à partir duquel les activités doivent elles-mêmes être envisagées comme fournissant des points d’arrêt dans la recherche de justification5   (Peters, 1973a, p. 262) 

 

En somme, il n’y a pas vraiment de sens à demander une justification de l’éducation. Contrairement à l’enseignement, l’éducation vaut en soi, non par un improbable contenu qu’elle aurait besoin de se donner. S’il y avait un sens à s’interroger sur la raison pour laquelle Shirley enseignait ce qu’est l’effet de serre dans l’énoncé (a), c’est parce qu’un contenu d’enseignement peut tout à fait être soit pauvre ou contestable en lui-même6 , soit inadapté aux élèves ou à la fin recherchée. En revanche, l’éducation étant un bien en soi, poser la question de sa pertinence est oiseux, tout comme il est oiseux de demander « pourquoi faut-il être moral ? », « pourquoi devrait-on préférer la vérité au mensonge ? » ou « pourquoi doit-on respecter la logique ? ». 

 

Passons maintenant à l’étude de (c) et de (d). Commençons par faire remarquer que la symétrie entre ces deux énoncés n’est pas parfaite. L’énoncé (d) n’est pas très juste en français alors qu’il est le parfait décalque de l’énoncé (c) qui, lui, est correct. S’il est parfaitement admissible de dire « Paul est mal éduqué », la langue française n’emploie pas « enseigné » pour décrire une personne ayant reçu un enseignement7 . Tout se passe comme si le fait d’avoir reçu une éducation pouvait bien qualifier une personne alors que le fait d’avoir suivi un enseignement ne le permettait pas. 

 

Si nous reprenons le sens de (c) et de (d) nous pouvons voir que cette dernière remarque se vérifie : (c) et (d) ne portent respectivement pas sur le même type d’objet malgré leur apparente similarité syntaxique. En effet, lorsque nous disons « Paul est mal éduqué », ce qui au coeur de notre pensée, c’est Paul. Ce que nous voulons réellement dire d’un point de vue pragmatique, ce n’est pas que Paul a reçu une éducation défaillante, qu’il a à nos yeux un comportement, une attitude, une manière d’être que nous désapprouvons et que nous ne considérons pas comme digne d’une personne éduquée. Au contraire, lorsque nous disons (d), nous ne parlons pas vraiment de Marie mais bien de l’enseignement qu’elle a reçu. Toujours d’un point de vue pragmatique, notre jugement porte sur le processus d’enseignement et, si nous le considérons mauvais, ce n’est pas dans un sens moral mais dans un sens pratique, technique, pédagogique ou didactique : l’enseignement reçu par Marie n’était pas adapté, d’une manière ou d’une autre. Ainsi, nous pouvons percevoir que sous l’apparante similarité de (c) et (d) se cache une distinction d’intention sémantique : alors que c’est Paul qui est l’objet de notre jugement dans (c), c’est l’enseignement que Marie a reçu qui l’est dans (d). Et l’évaluation négative qui est portée est d’ordre moral ou éthique dans (c) alors qu’il est d’ordre technique ou pratique dans (d). 

 

En outre, en disant (c), nous voulons dire que Paul est une personne dont l’éthique ou la manière d’être est problématique. Ce faisant nous posons implicitement qu’il existe un contenu éthique substantiel minimal à l’idée même d’éducation. Autrement dit, « être éduqué » implique le respect de certaines normes morales. Or, à aucun moment l’énoncé (c) ne mentionne explicitement la morale ou de telles normes. Pourtant, ce sont elles qui sont implicitement convoquées pour le comprendre. En fait, comme pour l’énoncé (b), nous pouvons comprendre (c) sans avoir besoin d’expliciter ou de déterminer précisément ce contenu éducatif éthique auquel l’éducation devrait amener ; nous comprenons immédiatement que celui qui affirme (c) veut dire que Paul ne maitrise pas ce contenu. La compréhension du prédicat « être éduqué » suppose la connaissance de normes morales précises enveloppées par le concept même d’éducation. 

 

Cette observation ne fonctionne pas avec l’enseignement. Lorsque nous disons (d), nous ne disons rien d’un point de vue moral sur l’enseignement qu’a reçu Marie. Nous disons seulement qu’il était visiblement défaillant. La norme à laquelle nous nous référons pour le qualifier de « mauvais » est une norme « technique », de l’ordre des manières de faire. Les attentes auxquelles ne correspond pas l’enseignement de Marie sont des attentes formelles sur la façon de construire et de dispenser un enseignement. Il ne s’agit aucunement d’attentes de même type que celles manquées par Paul. Par exemple, ce qui peut être repoché à Paul, c’est son impolitesse ou son immoralité. Mais ce qui manque à l’enseignement de Marie, c’est son absence de structuration ou le caractère trop difficile de certains exercices. Les normes qui font qu’un enseignement est réussi sont d’une nature différente de celles qui font qu’une personne est éduquée. Voilà pourquoi nous pouvons réaffirmer qu’éducation et enseignement sont des concepts qui ne relèvent pas de la même classe grammaticale ou de la même catégorie8 . 

 

C) On peut « enseigner pour » mais pas « éduquer pour »

 

De la comparaison de (a) et (b) d’une part, et de (c) et (d) d’autre part, nous pouvons donc établir une liste de points de divergence entre « éduquer » et « enseigner » : 

- Le verbe « éduquer » est complet en lui-même au sens où il n’y a pas de nécessité à préciser le contenu que l’éducation devrait transmettre. 

- La demande de justification instrumentale de l’éducation témoigne d’une conception limitée de celle-ci ; ce n’est pas le cas pour la demande de justification de l’enseignement. 

- L’éducation porte en elle une charge morale substantielle. Contrairement à l’enseignement, l’éducation n’est pas un moyen formel de transmission de savoirs. 

- L’éducation porte sur la personne, vise une progrès éthique de celle-ci. L’enseignement porte sur la transmission de savoirs qui n’ont pas nécessairement de dimension morale. Voilà pourquoi il y a des « personnes éduquées » mais il n’y a pas de « personnes enseignées9  ». 

- Les normes qui font l’éducation sont des normes morales, éthiques. Les normes qui font l’enseignement sont des normes pratiques, techniques. 

 

Il suit de tout cela que la forme de l’énoncé (E) est problématique : « éduquer pour... » est en soi problématique, quoi que l’on place ensuite. Si on peut parfaitement « enseigner pour », parce qu’enseigner est une entreprise formelle de transmission de savoir comme « préparer » ou « former » qui appellent une forme de complément, « éduquer pour » ne se dit pas. L’expression (E) est donc ambiguë car elle semble aligner la logique de l’éducation sur la logique des entreprises formelles de transmission de savoirs. Or, si on voit assez bien ce que « former pour... » ou « préparer pour... » peut vouloir dire, « éduquer pour... » est pour le moins obscur. 

 

II) « Éduquer pour un avenir incertain » ?

 

La partie précédente devrait suffire à montrer que l’énoncé (E) est problématique. Mais d’aucuns pourraient ne pas être convaincus et affirmer que l’important n’est pas dans la forme logique de (E) mais plutôt dans son contenu plus général : en raison du changement climatique, l’avenir qui s’annonce risque d’être chaotique, incertain et la question se pose de savoir quelles conséquences éducatives nous pouvons tirer de cela. Finalement, dans (E) ou (E’), ce qui compte, ce ne serait pas tant « éduquer pour » que « l’avenir incertain » dans son rapport avec l’éducation, que celui-ci soit exprimé par un « pour » ou autre chose. 

 

Si donc nous oublions un instant le problème lié au concept d’éducation pour nous tourner vers celui de « l’avenir incertain » en rapport avec l’éducation, (E) est-il soudainement plus acceptable ? Pour cela, il convient d’analyser le syntagme « avenir incertain » et le lien entre un tel avenir et l’éducation. 

 

A) Une expression pléonastique voire fausse

 

La première et la plus évidente des remarques que nous pouvons faire à propos de « avenir incertain » est qu’il s’agit là sans aucun doute d’un pléonasme : parce que nous ne maitrisons jamais totalement le présent, parce qu’il y a toujours de l’aléatoire, parce que l’accident est toujours possible, l’avenir est nécessairement toujours (un peu) incertain. 

 

Néanmoins, nous pouvons faire une seconde remarque portant sur le sens de « incertain » dans l’expression « avenir incertain ». Il se trouve que ce terme n’est lui-même finalement par très certain... En effet, le mot peut recouvrir deux significations qui peuvent se cumuler mais qui ne sont pas identiques et qui peuvent en définitive changer le sens de l’expression. D’abord, « incertain » peut renvoyer à la nature même de l’objet dont on parle. Lorsque je dis qu’une forme incertaine se détache à l’horizon, je veux dire par là que je vois quelque chose aux contours flous, dont il est difficile de déterminer la nature exacte. La forme est là mais elle est incertaine au sens où il m’est difficile de la distinguer avec précision. Cette incertitude porte donc sur l’objet dont je parle : il est (pour l’instant) indéterminé. Dans le cas de « l’avenir incertain », cela signifierait que l’avenir est indéterminé, qu’il n’est (pour l’instant) pas possible de dire avec précision de quoi il sera fait, etc. En revanche, nous sommes certains qu’il adviendra, de la même façon que je suis certain de percevoir une forme à l’horizon même si je ne parviens pas à la distinguer clairement. 

 

Ensuite, le mot « certain » peut être employé pour désigner non pas une caractéristique d’un objet mais notre rapport à celui-ci ou à sa réalité. Lorsque nous disons que la venue du président de la République dans notre ville n’est pas certaine, nous voulons dire que le président viendra ou ne viendra pas. Lorsque nous disons que nous ne sommes pas certain d’avoir déposé nos clés sur la table du salon, nous voulons dire que nous pensons que les clés sont sur la table du salon ou ailleurs. Contrairement au sens précédent, notre incertitude ne porte pas sur la nature de la visite du président ni sur la disposition exacte des clés dans l’espace. Ce qui n’est pas certain ici, ce n’est pas tant la nature de ces faits que leur existence réelle. Dans le cas de « avenir incertain » cela signifierait que ce qui n’est pas sûr, ce n’est pas l’avenir en lui-même, dans ses déterminations, mais son advenue, sa réalisation. On peut alors comprendre « avenir incertain » comme le fait qu’un avenir déterminé existe mais qu’il n’est pas sûr que celui-ci se produise effectivement. L’expression (E) n’est pas très claire sur le sens exact qu’il faut donc donner à « incertain », donc à « avenir incertain », donc à l’ensemble de l’expression (E). Faut-il entendre qu’il conviendrait d’éduquer pour un avenir aux contours et caractéristiques indéterminés, ou bien faut-il comprendre qu’il faudrait éduquer en vue d’un avenir déterminé mais dont nous ne sommes pas bien certains de quand il adviendra, à supposer qu’il advienne un jour ? Qu’est-ce qui est « incertain » dans cet avenir finalement ? Sa venue, ses caractéristiques, les deux ? 

 

Mais quoi qu’il en soit, on pourrait faire valoir que, contre toute attente, il se pourrait bien que cet avenir soit en réalité plus certain (dans les deux sens du terme) qu’il ne l’a jamais été. On pourrait tout à fait soutenir que notre rapport au futur qui s’annonce est bien plus net que ce qu’il a pu être pour les hommes d’il y a 100, 1000 ou 10 000 ans. Car nous disposons aujourd’hui de nombreuses connaissances et ressources scientifiques ou techniques qui nous permettent d’ores et déjà de savoir que de grands bouleversements vont avoir lieu, lesquels et quand.  Cela est très différent de la situation qui prévalait jusqu’à des temps relativement récents. Il eut été en effet très difficile pour ne pas dire impossible à un individu à l’aube de la révolution industrielle de prévoir celle-ci, sa temporalité et les changements qu’elle était sur le point d’engendrer. Inversement, l’individu des sociétés industrielles modernes a au moins une vague idée de ce qui attend le monde et sa société. S’il n’est pas expert, il a sans doute du mal à avoir une conception précise des bouleversements qui s’annoncent, mais il a bien connaissance du réchauffement climatique et du fait que cela ne sera pas sans conséquence. De ce point de vue-là, il en sait donc bien plus sur l’avenir que son homologue pris sans le savoir dans ce que les historiens appelleront plus tard la révolution industrielle. Et s’il est un expert climatique, il connaît sans doute également les zones d’ombres de cet avenir, ce qui reste indéterminé. Autant dire que notre connaissance de l’avenir est réelle au point que nous savons même ce que nous ne savons pas… 

 

En réalité, l’ignorance ou l’incertitude dont on parle aujourd’hui relativement à l’avenir pourrait bien être le reflet d’un niveau de connaissances jamais atteint. Dit autrement, l’incertitude de notre avenir nous paraît d’autant plus grande que nous sommes désormais habitués à être capables de prévoir et que nous sommes justement capables de prévoir de grands changements. Mais cette capacité de prévision n’a pas toujours été la norme, loin de là. Dès lors, loin d’être dans l’incertitude, nous pouvons penser que nous sommes au contraire dans la certitude. Nous disposons d’ores et déjà de nombreuses prévisions assez précises sur ce « futur incertain ». La communauté scientifique qui s’intéresse au changement climatique et à ses effets élabore des modèles de plus en plus précis et de plus en plus complexes qui nous permettent d’envisager avec toujours davantage d’acuité les échéances à venir et ce que sera le monde de demain. Il y aura toujours une différence entre ces prévisions et la réalité, certes. Et les effets de ces changements ne peuvent pas tous être anticipés, c’est vrai. Mais ces modèles ne sont pas non plus de pures spéculations et il est très probable qu’une partie de ce qu’ils prévoient adviendra bel et bien. En conséquence, nous n’avons pas à nous préparer à un changement dont nous ignorons tout mais à un changement dont la nature et la temporalité se précisent au fur et à mesure que nos connaissances relatives au climat et à l’environnement avancent. 

 

Il semble donc que l’on puisse soutenir que l’expression « l’avenir incertain » : 

- est un pléonasme,  

- est elle-même incertaine étant donné l’indétermination sémantique de l’adjectif « incertain », 

- repose sur une conception fausse de notre situation épistémique relativement à notre avenir. 

 

Il résulte de tout cela que (E) ne se trouve pas moins problématique après ce premier examen de son second syntagme. La question ne devrait pas tant être (comment) « Éduquer pour un avenir incertain ? » que quelque chose comme « quels seront les impacts éducatifs possibles des conséquences d’ores et déjà connues du changement climatique ? ». Ainsi posée, la question ne consiste plus à tirer des plans à partir de l’incertain, de l’inconnu voire de l’aléatoire mais au contraire de ce qui s’annonce comme très probable voire certain. 

 

B) L’avenir peut-il être une finalité de l’éducation ?

 

L’idée selon laquelle l’éducation aurait pour fonction de préparer à un avenir (incertain ou non) est assez classique. À la question « À quoi sert l’éducation ? » ou « pourquoi éduquer ? » l’une des réponses les plus évidentes est que l’éducation sert avant tout à préparer, d’une manière ou d’une autre, le jeune à la vie adulte, donc à l’avenir. Cela peut renvoyer à l’acquisition des normes et des références en vigueur dans la société et qu’il devra respecter, à la maîtrise de compétences professionnelles utiles pour trouver un emploi plus tard, en passant par le développement de facultés psychologiques qui permettent de passer de l’enfance à l’âge adulte. Le point commun de ce genre de réponses est toujours qu’il y a un futur, un avenir rempli de normes et d’attentes et que ce sont ces normes ou ces attentes qui définissent in fine ce que doit être l’éducation. 

 

Peters (1965/2010) qualifie ces conceptions de l’éducation d’instrumentales au sens où elles n’envisagent pas l’éducation en elle-même mais uniquement au regard de ses résultats. Nous ajouterons que ces résultats sont le plus souvent attendus pour répondre à des exigences d’adaptation à un certain futur. Cependant, si Peters s’oppose à ces conceptions, c’est avant tout parce qu’elles réduisent l’éducation à un moyen permettant d’obtenir une certaine fin, comme nous l’avons vu dans la première partie. Or, une autre critique peut être ici formulée et il faut aller la chercher chez John Dewey. 

 

Dans Démocratie et éducation (2011), Dewey examine la question de savoir si la préparation à une vie future peut être véritablement envisagée comme une finalité éducative. Sa réponse est clairement négative. Certes, Dewey ne pense pas que l’éducation puisse se faire sans aucune prise en compte du réel. Mais l’avenir, la préparation à un certain futur ne peut pas être une finalité de l’éducation. Il fait en effet valoir que le but de l’éducation ne peut pas être fixé relativement à des attentes précises d’ordre socio-politiques ou économiques auxquelles les jeunes générations devront se soumettre dans le futur, car ces attentes évoluent sans cesse si bien que les jeunes adultes qui y seraient préparés seraient paradoxalement inadaptés à la société dans laquelle ils devraient s’insérer. L’avenir étant toujours incertain, l’éducation ne saurait y préparer substantiellement : quelle est « la substance » du certain à partir de laquelle imaginer un programme éducatif ? Par définition, il ne saurait y en avoir, sinon, cela signifierait que l’inconnu est en fait connu ! Il s’ensuit que, pour Dewey, même une expression comme « éduquer pour l’avenir » est problématique. 

 

L’éducation ne consiste pas à extraire le jeune de son contexte expérientiel, à le faire vivre dans une simulation du futur en attendant de le relâcher dans le vrai monde à venir censé correspondre à ce monde simulé le temps de l’éducation. L’éducation peut et doit porter ses fruits immédiatement, pour le monde présent. L’enfant qui apprend à lire n’apprend pas à lire pour lire plus tard. Les connaissances scientifiques qu’il acquiert n’ont pas à être enseignées parce qu’elles lui seront utiles lorsqu’il lui faudra, adulte, créer de nouvelles technologies ou de nouveaux dispositifs politiques plus respectueux de l’environnement ou de la démocratie. La connaissance ou la compétence acquise peut et doit avoir une certaine fonction immédiate parce que c’est la condition même de leur apprentissage authentique. Il est clair qu’éduquer ne consiste pas à répondre à des besoins immédiatement utiles. Pour autant 1) les buts éducatifs ne peuvent pas être déterminés « par le futur » auquel il faudrait préparer la nouvelle génération ; 2) l’apprentissage suppose l’expérience immédiate de ces savoirs, donc leur mise en rapport avec la réalité du moment. Finalement, pour Dewey, une expression comme (E) est soit dépourvue de sens, soit un truisme : il est impossible « d’éduquer pour un avenir incertain » si par là on entend préparer les jeunes générations à un avenir qui n’existe pas encore en leur fournissant des connaissances et compétences qui leur seront utiles à ce moment-là (car ces connaissances et compétences n’auront aucun sens pour elles) ; et il est évident qu’on « éduque toujours pour un avenir incertain » au sens où l’éducation, par définition, en tant qu’elle est un exercice d’acquisition de connaissances et de compétences par l’expérience, est un processus qui permet à chaque individu éduqué de s’adapter progressivement aux changements environnementaux. 

 

Ainsi donc, non seulement l’avenir est toujours incertain mais, on devrait dire que l’on éduque pour maintenant. Plus exactement, l’éducation doit tenter de délivrer des compétences qui valent quel que soit le contexte ou l’avenir, incertain ou non. Par exemple, l’esprit critique, la capacité à analyser une situation ou des documents, chercher une information par soi-même… Cela ne signifie pas que ces compétences peuvent ou doivent être enseignées directement en elles-mêmes car, le plus souvent, c’est par l’intermédiaire de l’étude de savoirs précis, disciplinaires, qu’elles se cultivent. Mais elles constituent bien l’objectif de l’éducation au sens où ces compétences sont ce qu’une éducation digne de ce nom doit poursuivre : elles ont une valeur immédiate et dans le futur ; elles ont une valeur en elles-mêmes. 

 

C) Bilan sur « l’avenir incertain »

 

Mettre l’accent sur « l’avenir incertain » et non sur « éduquer pour » ne rend pas (E) moins ambigu ou problématique. Derrière le sens apparent de cet énoncé et outre l’aspect pléonastique de l’expression, se cache en réalité une autre difficulté éducative : celle de concevoir l’éducation comme une entreprise visant à préparer les jeunes génération à un avenir. Bien évidemment, il serait absurde de soutenir que l’éducation doit produire des individus parfaitement inadaptés au futur qui les attend. Mais l’inverse de cette idée n’est pas faire de l’éducation un moyen de préparation au futur. Il est plutôt de dire que le concept d’éducation lui-même est, si on lui prête l’attention qu’il mérite, déjà porteur d’un projet valant pour lui-même et quelque soit l’avenir. En tant que processus par lequel un état d’esprit désirable se développe (Peters, 1965/201010 ), on peut considérer que par définition, l’éducation permet d’acquérir tout ce dont un être humain a besoin pour affronter l’avenir. Si des doutes peuvent apparaitre, lorsqu’on s’interroge sur l’impact que le changement climatique va occasionner, ce n’est pas tant sur l’éducation qu’ils doivent porter que sur la formation, l’enseignement ou l’instruction, i.e. sur les modalités de l’éducation. Mais, comme nous le soutenions plus avant, il s’agit là de concepts d’une nature différente de celui d’éducation. 

 

Conclusion

 

Nous avons conscience que notre contribution ne répond pas directement à la thématique du dossier ; nous n’avons pas proposé de contenu substantiel liant éducation et avenir incertain. Si nous n’avons pas souhaité faire cela, c’est avant tout parce qu’il nous semblait que (E) était déjà suffisamment problématique pour que l’on s’y attarde. Le rôle de la philosophie n’est en effet pas de répondre à n’importe quelle question ; il est aussi et surtout d’interroger les évidences, qu’elles soient formulées de manière affirmative ou interrogative. Pour autant, nous estimons que notre proposition contribue bien au débat dans la mesure où elle a permis de rappeler certains points qui nous paraissaient philosophiquement importants. 

 

D’abord, l’entièreté de notre propos met l’accent sur l’importance de l’analyse des énoncés et de la clarté conceptuelle dans l’enquête philosophique.  S’appuyer ou rappeler le sens des mots pour dissoudre, clarifier ou résoudre les problèmes nous parait être une des meilleures façons d’éviter les confusions conceptuelles. Ensuite, notre travail sur l’expression « éduquer pour » nous a permis de rappeler une série de caractéristiques du concept d’éducation et de le distinguer de celui d’enseignement. Ces distinctions apparaitront peut-être à certains triviales, de vieilles redites de ce qui est su depuis longtemps. Nous ne partageons pas cette avis, pour deux raisons. Premièrement, l’analyse que nous proposons nous semble être rare voire inédite en langue française. Deuxièmement, si ces distinctions étaient triviales, alors comment se fait-il que des expressions comme (E) ou comme « éduquer à » ne fasse pas l’objet d’analyse critique de la part des philosophes de l’éducation ? Enfin, notre propos a interrogé une seconde évidence, celle consistant à soutenir la thèse selon laquelle l’avenir qui s’annonce est plus incertain que jamais et que cela justifie que l’éducation en prenne acte pour se modifier. Nous avons soutenu que cette thèse était profondément indéterminée voire pléonastique, qu’elle était victime de l’illusion selon laquelle les « futurs passés » étaient plus certains que celui qui sannonce, et qu’elle était d’une certaine manière doublement erronnée, 1) parce que nous sommes plus que jamais en mesure de prévoir le futur (qui reste malgré tout et par essence incertain), 2) parce que la préparation à l’avenir n’a jamais été réellement une finalité éducative. 

 

Devant les résultats de cette analyse, nous ne conclurons pas que les changements climatiques à venir n’auront pas ou ne doivent pas avoir de rapport avec l’éducation. Plus humblement, nous conclurons plutôt que la formulation des problèmes philosophiques et le respect des concepts ne doivent être tenus ni pour des arguties ni pour des questions secondaires,  même devant l’urgence d’une situation. 

 

Bibliographie 

 

Dewey, J. (2011). Éducation et démocratie [1916]. Armand Colin. 

Le Du, M. (2006). Le concept d'enseignement : une analyse logique. Le Télémaque, 30, 65-76. 

Le Du, M. (2009). « Le concept de personne éduquée : un holisme éducatif ». Éducation et didactique, n° 3-1, 121-129. 

Peters, R.-S. (1967a). Ethics and education. George Allen & Unwin Ltd. 

Peters, R.-S. (1967b). The concept of education. Routledge. 

Peters, R.-S. (1973a).The philosophy of education. Oxford University Press. 

Peters, R.-S. (1973b). The justification of education. Dans The philosophy of education. Oxford University Press, 167-180. 

Peters, R.-S. (2010). Education as initiation [1965]. Dans R. Archambault (dir.), Philosophical analysis and education,. Routledge & Kegan Paul, p. 87-111. 

Ryle, G. (2005). La notion d’esprit [1949]. Payot. 

Scheffler, I. (2003). Le langage de l’éducation. Klincksieck. 

Scheffler, I. (2011). Les conditions de la connaissance. Introduction à l’épistémologie et à la philosophie de l’éducation. Vrin. 

Wittgenstein, L. (1980). Grammaire philosophique. Gallimard. 

Wittgenstein, L. (2004). Recherches philosophiques. Gallimard. 

 

Notes

 

[←1

 On pourra également se reporter aux articles de Michel Le Du sur ce sujet (Le Du, 2006 ; 2009). 

[←2

 Néanmoins, contrairement à l’enseignement, certaines réponses pourraient venir remettre en cause le fait que Kévin soit en fait en train d’éduquer son enfant. Par exemple, si Kévin fait en sorte que son enfant devienne un parfait sadique ou le plus grand des cambrioleurs, il est impropre de qualifier son action « d’éducative ». 

[←3

 Comme lorsque Shirley décide d’enseigner le théorème de Pythagore parce qu’elle souhaite que ses élèves puissent établir le plan d’une cabane plus correctement ou plus facilement. 

[←4

 Notre traduction. 

[←5

 Notre traduction. 

[←6

 Par exemple, enseigner que la Terre est plate. 

[←7

 En français, on n’enseigne pas quelqu’un ; on enseigne (quelque chose) à quelqu’un. 

[←8

 J’entends « classe grammaticale » dans le même sens que Wittgenstein (1980, 2004) et « catégorie » dans le même sens que Ryle (1949/2005) : il n’est pas question ici de linguistique à proprement parler mais d’opérer des distinctions conceptuelles entre des termes au regard de leur fonctionnement dans la langue. 

[←9

 C’est en tout cas un usage qui n’existe pas dans la langue courante. 

[←10

 « "Education" relates to some sorts of processes in which a desirable state of mind develops. » (Peters, 1965/2010, p. 61) 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292