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Présentation du dossier

Quelles humanités pour éduquer et former au XXIe siècle ?
Questions et perspectives philosophiques contemporaines

Le terme d’humanités convient-il encore pour définir un curriculum et pour interroger les modalités de transmission et de formation des nouvelles générations ? L’émergence des humanités scientifiques, médicales, numériques et environnementales n’interroge-t-elle pas profondément la signification que nous devons donner aujourd’hui à cette désignation et les enjeux qui y sont liés ? Telles sont quelques-unes des questions qui ont suscité la publication de ce dossier, faisant suite au colloque annuel de la SofPhied, tenu à Bordeaux en juin 2023.

L’expression latine studia humanitatis, littéralement « étude de l’humanité », désignait les lettres antiques et elle est à l’origine du terme humanitas grâce auquel Vairon et Cicéron traduisirent le grec paideia. À la Renaissance, les humanités furent ainsi intrinsèquement liées à l’éducation des nouvelles générations, du moins celles qui avaient le privilège d’accéder au savoir. Par opposition aux litterae divinae ou sacrae, réservées aux religieux, les litterae humaniores correspondaient aux enseignements laïques délivrés aux profanes. Elles étaient initialement comprises comme un rapport vivant et interrogatif aux textes issus des traditions antiques, et donc au fondement de l’humanisme européen. Elles se définissaient en outre par leur caractère désintéressé, comme une éducation libérale, déconnectée de tout objectif utilitaire1. Progressivement, à l’instar du terme anglais Humanities, la notion s’est enrichie pour renvoyer plus largement à un ensemble de disciplines articulées autour des lettres classiques et modernes, de la littérature et de la philosophie.

Au fil du temps, la place de ces différents enseignements a reculé dans le cursus secondaire des élèves au profit de nouvelles disciplines parmi lesquelles les mathématiques et les sciences jouent encore aujourd’hui un rôle prééminent. Ceci a conduit certains à considérer les humanités comme une "vieille lune" et l’éducation scolaire comme enfin libérée d’un héritage jugé élitiste et caduc. Les usages distinctifs des humanités furent ainsi pointés par certains sociologues comme source d’inégalités de réussite scolaire et universitaire, au risque de conduire à disqualifier les humanités en elles-mêmes, plutôt que leur confiscation par une "élite" dominante.

Pourtant, on constate actuellement le retour en force de la notion d’Humanités dans le champ éducatif. On peut ainsi observer depuis plusieurs années dans de nombreux pays l’apparition de cursus scolaires et universitaires s’y référant explicitement, englobant les humanités classiques mais aussi l’histoire, la géographie, le droit, les sciences sociales, voire les arts. À titre d’exemple, en France, il existe dorénavant un parcours Humanités, littérature, philosophie au lycée et des licences et masters Humanités parfois articulés à différents champs professionnels ou scientifiques, comme la médecine ou les sciences dites "exactes". Ce mouvement ne peut manquer d’interroger la philosophie, et tout particulièrement la philosophie de l’éducation. Il enveloppe une idée philosophique et engage une définition de notre humanité : « c’est toujours au nom de ce qu’est l’homme ou de ce qu’il doit être qu’on prescrit ce qu’il faut faire et ne pas faire2 ».

On constate ainsi aujourd’hui que les humanités scientifiques, numériques, médicales et environnementales se sont progressivement ajoutées ou articulées aux humanités classiques. Des chercheurs issus de différents horizons3 appellent de ce fait à renforcer la place des humanités dans l’éducation des enfants mais aussi dans la formation des adultes, qu’ils soient de futurs professionnels ou de simples citoyens, afin qu’ils puissent mesurer en connaissance de cause la portée politique, sociale ou environnementale de leurs choix individuels et collectifs. Ils défendent aussi les humanités face à l’écrasement que lui font subir les logiques néo-libérales, les conceptions technocratiques de l’éducation, et les critères très scientifico-centrés de la compétition académique internationale dans le champ de la recherche. Elles apparaissent enfin comme un contre-feu face aux simplifications engendrées par les discours politiques ou religieux extrémistes (complotisme, post-vérité, économisme, pensée unique, ethno-nationalismes, etc.) prospérant sur fond d’une incompréhension de la complexité des phénomènes naturels et sociaux contemporains.

Cependant, cette démultiplication des usages du terme peut aussi en appauvrir le sens et en réduire la portée, voire conduire à une instrumentalisation préjudiciable de celui-ci. Dans ce contexte, les humanités peuvent apparaître comme une caution bien commode ou comme un supplément d’âme à des formations qui manquent cruellement d’humanité. On peut ainsi observer que de nombreuses écoles de commerce, s’inspirant des cursus des managers américains ont progressivement ajouté les "humanités" aux enseignements de marketing et de management pour développer les soft skills des futurs décideurs et leur donner un vernis culturel indispensable pour faire la différence dans un univers professionnel ultra compétitif.

L’exemple des humanités numériques montre également la nécessité de s’interroger de façon critique sur l’inflation du terme. Dans le pire des cas, elles apparaissent comme une « tarte à la crème des discours sur l’innovation à l’université4 ». Mais elles peuvent aussi, si on les prend au sérieux, nous conduire à repenser les modalités de production et de circulation du savoir induites par l’omniprésence des techniques numériques dans nos existences. En ce sens, elles invitent, de façon beaucoup plus ambitieuse, à une véritable « pharmacologie de l’épistémè numérique5 », dont les enjeux en matière éducative sont de plus en plus évidents.

Ces constats ne peuvent manquer d’interpeller les philosophes de l’éducation et, plus largement, les éducateurs. C’est dans cette perspective que ce dossier propose plusieurs contributions qui interrogent d’un point de vue philosophique les liens entre éducation et humanités à la lumière des évolutions contemporaines.

Deux textes abordent tout d’abord la question des liens entre les humanités et l’humanisme. Céline Chauvigné et Michel Fabre proposent de définir l’humanisme éducatif non par des « humanités » particulières, mais par un esprit général, influencé par John Dewey : serait humaniste toute connaissance pénétrée « du sens intelligent des intérêts humains » et susceptible de libérer « l’intelligence humaine et la compréhension », comme le montrent les controverses sur l’enseignement formaliste de la littérature en France dans les années 1980, et la contestation de la discipline de l’école traditionnelle par les surveillants généraux réformateurs. Parallèlement, Thibault Vian défend l’idée selon laquelle la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » actuellement proposée aux lycéens de l’enseignement général en France « ne serait pas une option pluridisciplinaire mais constituerait une discipline unifiée, qui s’enracinerait dans l’origine commune de la philosophie et de la littérature ».

La question des pratiques pédagogiques est ensuite illustrée par un texte issu d’une table-ronde organisée lors du colloque. Céline Gueugneau y plaide en faveur de la pratique de l’atelier théâtre au lycée, en tant qu’expérience artistique et sociale permettant une approche profondément démocratique et humanisante de l’éducation.
C’est justement le problème de l’humanisation qui est ensuite abordé par Olga Kochie Akou, à travers une approche décoloniale ouvrant vers une distinction entre « humanitariser » et « humaniser ». Alors que « l’humanitarisme des oppresseurs » (Freire) n’est pas un humanisme car il veut préserver la situation qui avantage les oppresseurs, une éducation humanisante se doit d’allier connaissance et reconnaissance de façon plus émancipatrice.
De son côté, le Brésilien Luiz Artur Dos Santos Cestari organise une discussion érudite autour de la pratique éducative comme lieu où se construisent les valeurs humanistes de différence et de pluralité. Si l’éducation est et doit rester « une aventure qui se déroule en territoire instable », c’est pour mieux respecter « l’ouverture sans conditions à la présence des autres ».
Dans une perspective complémentaire, la notion de Bildung est abordée par Sébastien Miravete au prisme de l’œuvre bergsonienne. D’après celle-ci, pour permettre aux humains de se réaliser, il faut contrer une « conception machinique de l’éducation, inadaptée aux impératifs du temps ». Afin de permettre aux jeunes générations de s’accomplir, il faut au contraire les éduquer à la simplicité en leur apprenant à connaître certains modèles féconds de personnalités « ouvertes » que nous offrent les humanités.

Par la suite, Cyprien Coste étudie une sorte de « réforme de l’humanisme » placée sous les auspices de la pensée de Simondon et d’une critique de la « pensée technocratique ». Cette analyse nous invite à ne plus confondre la technologie et la technocratie, cette dernière entraînant la réduction du monde humain à un fonctionnement machinique.
C’est par l’intermédiaire du septième art que le texte de Rémy David permet d’élargir l’idée d’éducation humaniste et de « nouvelles humanités » à tout ce qui est humain, aussi bien au masculin qu’au féminin, et donc de prendre en considération la « sexistence ». Pour cela, il présente une expérience pédagogique permettant de « cinéphilosopher ».
Le dossier propose par la suite deux textes sur la place de la formation culturelle dans les humanités. Valérie Pérès, en s’appuyant sur la réflexion de Martha Nussbaum, se demande comment la danse peut participer au développement de l’éducation sensible des jeunes générations et de quelle manière elle peut s’inscrire dans une éducation nourrie des humanités pour développer les émotions démocratiques. Elle serait une des réponses possibles aux carences de notre société actuelle marquée par une forme « d’insensible sensibilité ».
Johanna Hawken poursuit pour sa part son exploration de la philosophie pour enfants. Elle étudie pour cela la contribution de celle-ci à la formation de l’imagination morale, telle que Margaret Sharp l’inscrit dans l’idéal d’une « conscience éthique globale » propre à une nouvelle approche des humanités.
La question éthique n’est pas oubliée dans ce dossier et a suscité la contribution de Pierre Gégout, centrée sur la « charge » axiologique du concept d’éducation. En tant qu’« initiation aux vertus et à la recherche de la vie bonne », l’éducation ne saurait se passer de l’étude des humanités puisque celles-ci, proposant des condensés d’expériences humaines, sont l’occasion d’exercer des vertus. Le texte incite donc l’éducateur à en faire « un des ingrédients indispensables à l’éducation ».
De façon également très actuelle, les questions de la culture techno-scientifique et des humanités numériques sont traitées par Camille Roelens. Il s’interroge afin de déterminer si un humanisme numérique pourrait constituer une proposition plus soluble dans l’hypermodernité démocratique que les variantes antérieures dudit humanisme.
En s’appuyant sur le travail de Walter Benjamin, Jean-Marc Lamarre évalue pour sa part l’effet paradoxal de la reproduction technique des œuvres du passé permise par le numérique. Il montre qu’en faisant dépérir leur aura, elle ruine l’autorité des humanités classiques, mais, qu’en rapprochant les textes et les œuvres des gens, elle peut aussi en démocratiser l’accès.
Enfin, Alain Kerlan éclaire l’interrogation sur la refonte contemporaine des Humanités à l’aide de la réflexion déjà engagée par Durkheim à l’époque de l’Évolution pédagogique en France, en fonction du développement scientifique d’alors. Le relatif échec de Durkheim dans sa volonté d’inscrire les sciences dans une "échelle éducative", allant de leur valeur utilitaire à leur valeur morale, signifia-t-il l’indication d’une véritable limite éducative inhérente à l’idéal d’objectivité des sciences ?

Nous remercions les autrices et les auteurs pour leur belle et efficace contribution à ce travail d’édition, et nous souhaitons à toutes et à tous une lecture intéressée.

Stéphanie Péraud-Puigségur et Jean-François Dupeyron
Notes
[←1 ]

Compère, M.-M. & Chervel, A. (1997). Les humanités dans l’histoire de l’enseignement
français. Histoire de l’éducation, n° 74, 5-38.
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[←2 ]

F. Wolf, Notre humanité, Fayard, 2010.

[←3 ]

B. Latour, Cogitamus. Six lettres sur les humanités scientifiques, La Découverte, 2010 ; Y. Citton, L’avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ?, La Découverte, 2010 ; M. Nussbaum, Not for Profit : Why Democracy Needs the Humanities,
Princeton University Press, 2010 ; M. Doueihi, Quelles humanités numériques ?, Critique, n° 819-820, 2015, 704-711 ; G. Blanc, É. Demeulenaere & W. Feuerhahn, Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes, Éditions de la Sorbonne, 2017.

[←4 ]

P. Mounier, Les Humanités numériques, gadget ou progrès ? Enquête sur une guerre souterraine au sein de la recherche, Revue du Crieur, vol. 7, n° 2, 2017.

[←5 ]

B. Stiegler, Pharmacologie de l’épistémè numérique, dans B. Stiegler (dir.), Digital Studies : organologie des savoirs et technologies de la connaissance, Fyp éditions, 2014.