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mardi 2 mars 2021

Pour citer ce texte : Monjo, R. (2021). Approche applicationniste et discours
sur l’école. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 1 , 35-50.
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2020/dossier/article/approche-applicationniste-et-discours-sur-l-ecole]

Approche applicationniste et discours sur l’école 

 

Roger Monjo
Université Paul Valéry Montpellier - LIRDEF

 

Résumé :

 

En partant de l’hypothèse selon laquelle l’apparition de la science moderne a produit un effet de différenciation/spécialisation des discours possibles sur le monde selon quatre registres, on construira une typologie des discours possibles sur l’école aujourd’hui. La référence complémentaire à l’analyse wébérienne du processus de la rationalisation nous permettra ensuite de distinguer les deux lectures concurrentes de cette typologie envisagée dans sa dimension historique, en particulier quant à la place à réserver à l’approche applicationniste en éducation. On pourra alors, pour finir, esquisser le projet d’une théorie systématique de l’action éducative et pédagogique qui permettrait de préciser la juste place de cette approche.

 

Mots-clés :

 

Typologie, discours, école, applicationnisme

 

Abstract :

 

On the assumption that the birth of modern science has produced a differenciation/specialisation effect of the possible discourses on the world into four registers, we will build a typology of these discourses on school today. The complementary reference to the Weberian analysis of rationalisation will allow us to point out the two rival interpretations of this typology envisaged in its historical dimension, in particular regarding the space to be devoted to the applicationist approach in education. Eventually, we will be able to outline the project of a systematic theory of educative and pedagogical action that might provide the opportunity for defining the right place of this approach.

 

Keywords :

 

typology, discourse, school, applicationism

 

Introduction : pour une typologie des discours sur l’école  

 

Afin de comprendre le privilège accordé aujourd’hui à l’approche applicationniste et ingénieriale pour orienter la modernisation du système éducatif, un retour réflexif sur la façon dont le champ des discours, reconnus comme légitimes, sur l’éducation scolaire s’est constitué et organisé, s’impose. La science moderne, dont participent les sciences humaines et sociales en général et les sciences de l’éducation en particulier, s’est toujours construite, historiquement, à partir d’une triple rupture : avec la philosophie d’abord ; avec le sens commun ensuite (opinions, préjugés etc.) ; avec les discours officiels ou institutionnels, enfin. Ainsi le moment « galiléen », qui a ici une valeur paradigmatique, constitue une rupture, à la fois, avec la philosophie aristotélicienne, avec l’esprit du temps (dominé par l’anthropomorphisme) et avec le discours officiel de l’Église. En généralisant, on peut donc soutenir que l’apparition de la science moderne a produit un effet de désarticulation (ou de dés-imbrication) des discours portant sur le monde, en obligeant à distinguer quatre régimes discursifs possibles sur une réalité quelconque1 :  

 

- Tout d’abord, le discours de la science lui-même, un discours descriptif et explicatif qui prétend, à la différence des trois autres, s’en tenir aux faits et qui obéit à une intention démonstrative (administrer une preuve).  

 

- Puis, le discours philosophique qui obéit, quant à lui, à une intention évaluative et critique en s’inscrivant dans une visée argumentative (discuter une opinion, critiquer un point de vue, faire partager une conviction). 

 

- Ensuite, le discours de l’institution en charge de cette réalité quelconque (en tant qu’elle est aussi spécifique), discours prescriptif, mais aussi interprétatif, dans la mesure où l’une des principales fonctions d’un discours institutionnel est de prescrire une interprétation, d’imposer une signification. 

 

- Enfin le discours ordinaire, qu’on peut qualifier d’expressif car il a moins pour fonction de dire la réalité que d’exprimer les représentations, sentiments, préjugés, etc. suscités par cette réalité.  

 

La constitution d’un discours scientifique (au sens moderne) est donc liée à une triple opposition : 1) celle des faits et des valeurs (et des jugements afférents) ; 2) celle de l’objectivité et de la subjectivité (le discours scientifique se caractérisant par l’annulation, aussi complète que possible, de toute dimension subjective) ; 3) celle du scientifique et de l’idéologique (si on convient de réserver ce dernier qualificatif à un discours organisé par des intérêts culturels, économiques, politiques, etc. à l’œuvre dans cette réalité, intérêts eux-mêmes représentés et défendus par une institution : Église, État, École, etc.). En raison de son ancrage scientifique, voire scientiste (transformer les connaissances produites par la Science en principes axiologiques pour l’action éducative), l’approche applicationniste fonde la recevabilité d’un discours normatif en éducation sur l’affirmation d’une plus grande légitimité du premier terme de chacune de ces oppositions.

 

1.  Présentation de la typologie

 

L’hypothèse qui va nous guider est la suivante : si ces oppositions exclusives sont (peut-être ?) pertinentes pour les sciences de la nature, qui se constituent, à chaque fois, en se démarquant des autres régimes discursifs, elles ne le sont plus pour les sciences humaines et sociales (et pour les sciences de l’éducation en particulier) qui impliquent au contraire, du fait de la spécificité de leur objet (une réalité humaine), une approche intégrée ou synthétique. Autrement dit : tout en reconnaissant la légitimité de ces distinctions entre les différentes modalités discursives possibles (description-explication, prescription-interprétation, évaluation, expression), il convient cependant de chercher, en même temps, à penser leurs articulations. Tel semble être l’impératif épistémologique premier pour ces sciences. 

 

On peut repérer, par exemple et en anticipant sur la typologie qui va être présentée, cette multi-dimensionnalité dans le sens a priori indéterminé de la question suivante : « Cette situation est-elle bien une situation éducative ? », lorsqu’elle est posée en situation de langage ordinaire. Question qui peut être interprétée comme une interrogation portant sur la valeur (véritablement) éducative de la situation considérée mais aussi sur sa signification (cette situation est-elle bien conforme à ce que l’on désigne traditionnellement, c’est-à-dire en se référant à une tradition largement partagée, par le concept d’éducation ?) et d’abord sur sa définition (cette situation présente-t-elle toutes les caractéristiques objectives ou factuelles, qui spécifient une situation comme étant une situation éducative ?). 

 

A partir de là, on peut construire une typologie des discours possibles sur l’éducation scolaire. En partant de la question : « qui parle ? » ou, plutôt : « d’où parle celui qui parle ? », on peut procéder à une première distinction. Si tous les discours que nous avons à considérer ont bien l’école pour objet, certains sont manifestement produits de l’intérieur de l’école elle-même, alors que les autres se situent toujours dans un certain rapport d’extériorité par rapport à leur objet. Nous désignerons les premiers comme discours de l’école (sur elle-même) et réserverons aux seconds l’appellation de discours sur l’école (en signifiant par là qu’ils sont produits d’un point de vue extérieur à la réalité scolaire, un point de vue qui implique une mise à distance cognitive de son objet). 

 

Pour avancer dans notre typologie, nous appliquerons à cette seconde catégorie de discours la distinction classique entre jugements de fait et jugements de valeur ou encore entre discours descriptifs-explicatifs et discours normatifs-évaluatifs. Les énoncés qui se réclament des sciences de l’éducation appartiennent, pour l’essentiel, au premier groupe. À cet ensemble de discours qui disent, ou prétendent dire, l’école telle qu’elle est (ou a été), s’oppose donc l’ensemble des discours qui cherchent à dire l’école telle qu’elle devrait être si … (et non « telle qu’elle doit être », car c’est là la fonction de ce que nous appellerons plus loin le discours officiel). Ce deuxième ensemble constitue le discours pédagogique. 

 

Seconde subdivision : celle des discours de l’école, produits de l’intérieur même de l’institution, par l’institution et ses acteurs. On désignera l’ensemble des énoncés prescriptifs émis par les porte-paroles, reconnus comme tels, de l’institution et qui formulent les divers règlements assurant son fonctionnement comme le discours officiel. Ils disent ce qui doit se faire (et non « ce qui devrait se faire si … »). Mais, de même que le discours scientifique n’est jamais purement descriptif-explicatif, ce discours officiel n’est jamais, non plus, purement prescriptif. Ainsi, les Instructions Officielles qui régissent le fonctionnement de l’école ne se bornent pas à l’énoncé brut d’un programme, mais sont aussi constituées d’un ensemble d’énoncés qui prétendent le justifier. C’est là la dimension herméneutique des discours prescriptifs. À l’opposé de ce discours officiel, qui fonde son autorité sur son caractère impersonnel et où le sujet se tient pour ainsi dire en retrait pour faire parler l’institution qu’il représente, le discours des acteurs est le fait d’une subjectivité qui se met en avant, qui fait état de sa relation vivante avec l’institution. Il s’agit des discours tenus par les êtres concrets qui donnent corps à l’institution, essentiellement donc les enseignants et les élèves. Ni descriptifs, ni prescriptifs, ou les deux à la fois, ils peuvent être qualifiés d’expressifs. 

 

Figure 1 : Typologie des discours ayant l’école pour objet (Monjo, 2009, p. 101) 

 

2. Discussion à partir de la typologie

 

Ce qui est en jeu, en réalité, dans cette typologie, c’est la question de la vérité. Est-elle nécessairement unique, sous la forme de la vérité scientifique, au sens où la rationalisation à l’œuvre dans les sociétés moderne ne peut conduire qu’à l’hégémonie progressive de la seule rationalité scientifique (et technique), ce que M. Weber appelait la rationalité instrumentale ? Ou bien, peut-on souscrire à la thèse, défendue par J. Habermas par exemple, d’une diversité possible des formes de la vérité (ce que M. Foucault appelait aussi les « régimes de véridiction »), selon la diversité des prétentions à la validité à l’œuvre dans un discours ?

 

Il y aurait donc deux lectures possibles de la typologie, qui correspondent aux deux lectures possibles du processus de la rationalisation mis en évidence par M. Weber. Dans un premier sens, la rationalisation des différentes sphères de l’activité humaine signifie l’emprise croissante de la raison instrumentale (scientifique et technique) qui impose à ces différentes sphères, comme critère unique de la rationalité, l’adéquation des moyens et des fins. Sous l’effet de cette rationalisation, la différenciation des sphères de l’activité humaine s’accompagne d’un processus d’homogénéisation croissante des sous-systèmes sociaux, car tous sont soumis à la même logique d’instrumentalisation, de bureaucratisation, de professionnalisation aussi, selon les termes de M. Weber lui-même. Du même coup, cette rationalisation grandissante se traduit par un éloignement, toujours plus grand, de ces sous-systèmes, devenus autonomes, et du monde vécu, qui se trouve ainsi dessaisi de tout pouvoir d’influence sur eux. Mais, dans un second sens, ce mouvement de la rationalisation peut aussi s’entendre comme une extension et une diversification du concept même de raison, comme une différenciation progressive des formes de la rationalité, ces formes conservant cependant un ancrage commun dans le « monde vécu ». C’est ainsi que J. Habermas analyse les différentes formes possibles de la prétention à la validité à l’œuvre dans un discours, la « vérité » n’étant pas seulement liée à la production d’énoncés descriptifs-explicatifs mais pouvant être aussi appliquée à la production d’énoncés normatifs (évaluatifs ou prescriptifs) ou expressifs.

 

Appliquée à notre typologie, cette double approche donnera lieu à deux lectures différentes, la première faisant état d’une rationalisation croissante de trois des quatre discours identifiés, le discours des acteurs, celui du « monde vécu », restant à l’écart de ce mouvement et apparaissant de plus en plus comme résiduel. La seconde lecture s’inscrira, quant à elle, dans la perspective d’une autonomie relative des différents registres de la rationalité, chacun des trois discours spécialisés obéissant à un critère spécifique de validité, mais tous trouvant, en dernière instance, leur fondement et leur raison d’être dans le discours des acteurs qui condense en quelque sorte les différentes formes de prétention à la validité. 

 

Rapportée à la question du statut du discours des sciences de l’éducation et de son rapport au discours pédagogique, cette distinction permet d’avancer l’hypothèse suivante : si la première lecture (la rationalisation au sens strict) conduit à une représentation de plus en plus applicationniste (ou instrumentaliste) du discours des sciences de l’éducation et à une dé-légitimation parallèle du discours pédagogique, jugé trop philosophique et trop peu opérationnel, la seconde par contre (la diversification des formes de rationalité) ouvre la possibilité d’un rééquilibrage des légitimités discursives dans le cadre plus large de ce qu’on appellera une théorie de l’action éducative et pédagogique.  

 

Je ne rentre pas dans le détail du processus de la rationalisation lorsqu’on l’applique à la sphère éducative, processus qu’on pourrait illustrer à partir d’analyses historiques2 . Un mouvement qui n’affecte en réalité que les trois discours « spécialisés » et qui se traduit par leur éloignement progressif du discours des acteurs. Cette logique de la rationalisation étant aussi une logique de la domination, de l’exclusion et de l’aliénation croissantes, elle est pensable dans les termes habermassiens de la « colonisation du monde vécu ».  

 

Notons, cependant, l’importance, dans ce processus, du moment de la substitution des sciences de l’éducation à la pédagogie, qui a produit, en retour, une redéfinition de la pédagogie comme « sciences de l’éducation appliquées ». On s’inspirera ici de l’analyse que N. Charbonnel consacre à la définition durkheimienne de la pédagogie comme théorie pratique (Charbonnel, 1988) et qu’elle conclut de la façon suivante : « Non seulement Durkheim ne s’est pas inquiété de savoir s’il n’était pas du destin de la Pédagogie de devoir se prendre pour une science, mais il a tout mis en œuvre - indirectement - pour qu’elle continuât de le faire (...) Une théorie pratique ne vaut que ce que valent les sciences auxquelles elle emprunte ses notions fondamentales.(…) On ne va retenir de la distinction entre Pédagogie et Science de l’éducation que l’exaltation de cette dernière, définitivement légitimée, cette fois, dans sa scientificité par son assignation à la recherche des fonctionnements » (p. 71-72).  

 

On peut alors avancer l’hypothèse selon laquelle ce « destin » de la pédagogie était écrit dès le moment de son apparition comme « savoir réflexif et critique ». C’est parce que la pédagogie se donne d’abord comme savoir, théorisation d’une pratique, qu’elle évoluera ensuite, en raison précisément de l’hégémonie du discours de la science moderne comme la seule forme pleinement légitime du savoir, vers la revendication d’un statut scientifique comme science(s) de l’éducation. La psychopédagogie (et la pédagogie expérimentale) auront représenté dans ce devenir une phase de transition où une seule science, la psychologie (voire la pédagogie elle-même), suffisait pour fonder et orienter une pratique pédagogique. Au plan institutionnel, c’est le moment historique des Écoles Normales.

 

On ne doit pas en conclure, pour autant, que les sciences de l’éducation (et la didactique, quand elle est interprétée comme « sciences de l’éducation appliquées ») ont pleinement « remplacé » la pédagogie, même si elles se sont constituées à la fois contre elle et dans son prolongement. Car elles n’ont été possibles que sur la base de ce moment réflexif et critique préalable. La pédagogie et les sciences de l’éducation (dont la didactique est l’application) continuent donc de coexister. Ce constat nous oriente alors vers la deuxième lecture possible de la rationalisation, celle qui mobilise l’idée d’une autonomie relative des différentes sphères de rationalité. 

 

Cette autre interprétation possible du thème de la raison chez M. Weber, sous l’influence, plus lointaine, de Kant, conduit à penser l’autonomie relative des différentes formes de la rationalité et leur dépendance ultime à l’égard de la rationalité à l’œuvre chez les acteurs eux-mêmes. Dans la mesure où la pensée de M. Weber reste malgré tout ambiguë, il est possible de compléter cette première référence par un appel à J. Habermas, dont la réflexion est exempte - selon nous - de ces ambiguïtés. S’il reprend à M. Weber, d’une part, les thèmes de la rationalisation et de la différenciation des sphères de l’activité humaine et, d’autre part, le thème de la rationalité de l’acteur comme préalable épistémologique des sciences humaines et sociales, J. Habermas ne souscrit pas, par contre, au pessimisme d’inspiration nietzschéenne dont M. Weber fait preuve à travers le thème de la « guerre des dieux » par exemple. Plus fidèle à Kant que M. Weber en quelque sorte, J. Habermas cherche à élaborer une théorie intégrant une conception élargie de la raison, non réductible à la seule rationalité objective et instrumentale de la science et de la technique. Une théorie qui ne réduit pas la question de la vérité à la seule question de l’objectivité, fondée elle-même sur une éthique de la neutralité, propre à la sphère de la connaissance scientifique. Il reprend donc à son compte, d’une certaine façon, le projet kantien d’établir l’unité de la raison malgré la diversité de ses champs d’application. Cette reprise de l’architectonique kantienne de la raison, dessinée par les trois Critiques, se prolonge dans une théorie de la vérité qui, dépassant la considération de la seule objectivité, s’ouvre à une théorie de la validité ou de la légitimité. Il distingue ainsi les différentes formes de prétention à la validité à l’œuvre dans les énoncés linguistiques : la prétention à l’objectivité des propositions factuelles, descriptives-explicatives, coexistant avec la prétention à  la justesse et à la justice des énoncés normatifs (évaluatifs et prescriptifs) et la prétention à l’authenticité des énoncés expressifs. De là, en particulier, la thèse selon laquelle les questions d’ordre pratique sont susceptibles de vérité, qui s’oppose directement à la position « décisioniste » de M. Weber. 

 

Cet élargissement de l’idée de vérité conduit J. Habermas à penser cette unité-pluralité de la raison selon une approche communicationnelle. La rationalité tient d’abord à la forme même de l’argumentation et au respect des normes d’une communication bien réglée. Conciliant dans une même théorie de l’action, M. Weber et sa thèse de la rationalisation de la société d’une part et Kant et sa théorie de la rationalité, une et diverse à la fois, d’autre part, J. Habermas est amené à distinguer, dans sa théorie de la société, entre les systèmes, objets de la rationalisation wébérienne, et le monde vécu, lieu d’émergence impossible à éliminer de la raison dans son essence communicationnelle. 

 

Appliquée à notre typologie des discours sur l’école, une telle distinction revient à accorder au discours des acteurs, entendu au sens large, le statut de discours fondateur, dont les discours spécialisés ne peuvent jamais totalement s’émanciper malgré leur éloignement grandissant sous l’effet en particulier de leur complexification et de leur professionnalisation. Les différentes prétentions à la validité émises par ces discours trouvent, in fine, leur fondement dans l’exercice de la raison communicationnelle à l’œuvre, d’abord, au sein du langage ordinaire et dans le cadre d’une discussion élargie à tout sujet rationnel en tant qu’il est intéressé par la question de l’éducation et non restreinte aux seuls experts ou spécialistes. 

 

Une dernière référence va nous permettre, enfin, d’apporter une double précision relative, d’une part, à la position fondatrice du discours des acteurs, d’autre part, à l’articulation entre les deux discours normatifs (discours pédagogique et discours officiel). Il s’agit de P. Ricœur. Dans Soi-même comme un autre, P. Ricœur souligne la position charnière occupée par la théorie narrative, entre la théorie de l’action et la théorie éthique. Le récit, à l’œuvre en particulier dans la littérature mais aussi dans les histoires de vie, où le sujet agissant porte un regard rétrospectif sur ses actions pour y découvrir, en la (re)construisant, son identité personnelle, va au-delà de la simple description des faits (et gestes) en les organisant de façon significative, ce que P. Ricœur nomme « l’identité (ou l’unité) narrative d’une vie ». Cette position charnière de la narration entre description et prescription et cette idée selon laquelle le récit condense en lui les deux autres prétentions, décrire et prescrire, nous permettent d’avancer l’interprétation suivante : l’authenticité occuperait cette même position charnière entre l’objectivité, la justesse et la justice en condensant ces autres prétentions : l’authenticité d’un discours signifiant non seulement son objectivité, sa conformité à la réalité des faits et gestes rapportés, mais aussi la dimension normative, morale et éthique, prescriptive et évaluative, de ce discours, en raison, en particulier, de l’implication de son auteur. Un discours authentique est non seulement un discours « vrai » au sens traditionnel, mais aussi un discours qui engage, dans lequel on s’engage. 

 

Un autre aspect de la pensée de P. Ricœur nous permet, enfin, d’introduire les distinctions nécessaires pour penser la différence entre les deux dernières catégories de discours, pédagogique et officiel, encore relativement confondues - ici - dans deux prétentions voisines. Une confusion qui se justifie, malgré tout, en raison de leur commune dimension normative. En effet, dans le prolongement des analyses traditionnelles qui opposent l’éthique des anciens et la morale des modernes, P. Ricœur distingue entre la perspective téléologique de la première et la perspective déontologique de la seconde et se propose d’établir successivement : 1) la primauté de l’éthique sur la morale 2) la nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme 3) la légitimité d’un recours de la norme à la visée, « lorsque la norme conduit à des impasses pratiques » (Ricœur, 1990, p. 200-201). On ne suivra pas P. Ricœur dans l’argumentation de ces trois points, mais on retiendra, pour l’appliquer à la distinction des discours pédagogique et officiel, l’idée générale qui commande cette distinction entre visée (éthique) et norme (morale), selon laquelle « la morale ne constituerait qu’une effectuation limitée, quoique légitime et même indispensable, de la visée éthique, et l’éthique en ce sens envelopperait la morale » (Ricœur, 1990, p. 201). On peut donc dire que, si le discours pédagogique s’inscrit dans la perspective téléologique (visée du bien) du discours éthique, le discours officiel s’inscrit dans la perspective déontologique (normes et obligations) du discours moral. Par ailleurs le second se subordonne au premier, le discours pédagogique faisant en quelque sorte fonction d’instance d’appel, en particulier « lorsque la norme conduit à des impasses pratiques ». Une dialectique s’instaure alors, qui réinscrit l’argumentation éthique ou morale dans un registre politique, entre un discours officiel qui transforme des valeurs en normes en adoptant un point de vue prescriptif et un discours pédagogique qui évalue ces normes elles-mêmes d’un point de vue critique-utopique. 

 

Nous sommes maintenant en mesure, à l’aide des différentes références évoquées, de proposer une nouvelle lecture de l’articulation entre les différentes catégories de discours.

 

 

Figure 2 : Les registres de la rationalité (Monjo, 2009, p. 117) 

 

Ce schéma traduit le statut fondateur du discours des acteurs. Outre sa prétention première à l’authenticité, ce discours des acteurs s’exprime dans une structure narrative qui est porteuse aussi de prétentions à la validité du point de vue de l’objectivité, de la justice et de la justesse. L’action de raconter mêle les différents registres de la description, de la prescription et de l’évaluation. En ce sens, ce discours, mis en œuvre dans des situations de communication ordinaires, renferme l’ensemble des prétentions à la validité qu’on peut émettre, discursivement, dans le contexte d’une discussion. C’est pourquoi les trois discours « spécialisés » peuvent être considérés comme des discours émanant du discours des acteurs et s’organisant, chacun, autour d’une prétention particulière (objectivité, justice, justesse).  

 

3. Une théorie de l’action éducative et pédagogique

 

Dans quelle mesure peut-on aller plus loin dans l’élaboration d’un cadre conceptuel qui permettrait, en particulier, de circonscrire la place des sciences de l’éducation (ainsi que celle de la pédagogie) dans l’ensemble des discours sur l’école et, ainsi, de rompre avec le privilège accordé aujourd’hui à l’approches applicationniste ? C’est la question que j’aborderai brièvement pour finir.

 

L’éducation est moins un fait ou un ensemble de faits (choses, objets, évènements) qu’une action ou un ensemble d’actions. Les faits sont, en réalité, derniers. Une action c’est d’abord une (des) intention(s), celle(s) que les acteurs eux-mêmes mettent au principe de leur activité. L’analyse de cette intention pourra s’exprimer en termes de buts ou de fins poursuivis mais aussi de valeurs qu’on cherche à respecter ou à incarner. La distinction établie par M. Weber entre l’activité rationnelle en finalité et l’activité rationnelle en valeur et l’opposition qui la prolonge entre une éthique de la responsabilité et une éthique de la conviction, constituent ici une précieuse référence.

 

Dans le cadre d’une théorie de l’action, le point de vue téléologique est nécessairement premier. La visée du Bien (fin ou valeur), qui conditionne l’action éducative, détermine donc le premier volet d’une théorie générale de l’action éducative et pédagogique. La première question directrice pour une telle théorie est donc : quel est le bien visé par telle ou telle action éducative ou pédagogique ? Le discours pédagogique est la mise en forme discursive de ces intentions. Il est de nature téléologique et évaluative car il est à la fois un discours sur les fins et les valeurs de l’éducation. 

 

Ces intentions (éducatives) donnent ensuite naissance à des directives, des lignes d’action, des choix de moyens afin de permettre leur réalisation. S’il s’agit de finalités à atteindre, cette deuxième étape sera d’abord celle du choix des moyens adéquats ; s’il s’agit de valeurs à promouvoir, elle sera d’abord celle du choix des normes à instaurer. La deuxième question directrice pour une théorie de l’action éducative ou pédagogique est donc : quelle est la juste forme (pertinence des moyens ou validité des normes) d’une action éducative qui vise le Bien préalablement défini ? Le discours officiel est la mise en forme discursive de ces « lignes d’actions » au sens où il désigne les règles légitimes, techniques ou pratiques, selon qu’il s’agit de moyens ou de normes. Il se fonde, en la prolongeant, sur une tradition qui lui assure, en dernière instance, sa légitimité (au-delà de la légalité qui le caractérise d’abord) et qui appelle un travail d’interprétation, constitutif de ce discours officiel.  

 

Dans un troisième temps enfin, la mise en œuvre de ces règles techniques ou pratiques produisent des effets dans la réalité : comportements, évènements, objets, etc. qui constituent l’ensemble des « faits éducatifs », objet du discours des sciences de l’éducation. Ces dernières peuvent donc être considérées comme la mise en forme discursive, à des fins descriptives et explicatives, des phénomènes éducatifs. Elles répondent à la troisième question directrice d’une théorie de l’action éducative et pédagogique : quels sont les effets réellement produits par l’intention éducative lorsqu’elle s’incarne dans des lignes d’action ? 

 

Des finalités ou des valeurs aux moyens ou aux normes, des moyens et des normes aux faits : telle est le parcours complet de l’action éducative. L’éducation, en tant qu’objet d’une théorie de l’action, n’est donc pas seulement l’ensemble des faits éducatifs observables, descriptibles voire mesurables, tels qu’il résultent de l’action éducative mais aussi cette action elle-même en tant qu’action sensée, intentionnelle et réfléchie, c’est-à-dire ordonnée à des fins et des valeurs et à des choix de règles techniques ou pratiques. Une théorie de l’action éducative et pédagogique doit donc intégrer, au-delà de l’explication des faits, l’interprétation de l’action par la formulation des règles qui régissent cette action (le discours officiel) et l’explicitation des finalités ou des valeurs qui fondent ces règles (le discours pédagogique).

 

Notons enfin que la philosophie est constitutive de cette théorie de l’action éducative et pédagogique car son lien aux trois discours spécialisés (sciences de l’éducation, discours pédagogique, discours officiel) peut-être pensé dans le cadre de la théorie kantienne des intérêts de la raison. Cette théorie tient dans les trois questions : que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Appliquées à la théorie de l’action éducative et pédagogique, ces trois questions renvoient successivement à :

 

-une réflexion sur les conditions de possibilité d’un discours scientifique sur l’éducation à partir d’une analyse du fait éducatif,

 

-une réflexion normative sur les conditions de possibilité d’une action éducative conforme aux règles (techniques ou pratiques) énoncées par le discours officiel,

 

-une réflexion évaluative sur les conditions de possibilité d’une action éducative qui s’inscrit dans la visée du Bien formulée par le discours pédagogique.

 

Kant ajoutait une quatrième question, englobant les trois précédentes : qu’est-ce-que l’homme ? Reformulée dans les termes d’une théorie de l’action éducative, cette dernière question devient : qu’est-ce que l’éducation comme activité humaine sensée ? Cette question est constitutive de la théorie de l’action éducative et pédagogique elle-même et renvoie à une démarche autoréflexive, spécifiquement philosophique, dans la mesure où rendre compte de ce fait de l’éducation c’est rendre compte aussi de la possibilité d’une théorie de cette action.

 

Cependant, si cette théorie de l’action éducative et pédagogique est structurée par les trois questions kantiennes, on n’en conclut pas pour autant que la philosophie est en charge d’y répondre. Les réponses sont du ressort des différents discours « spécialisés », chacun obéissant, dans la sphère de rationalité qui lui est propre, aux critères d’une discussion réglée. Mais si la question de la légitimité des réponses apportées à ces différentes questions est du ressort de ces discours eux-mêmes, la philosophie peut, dans le cadre de cette théorie générale de l’action éducative et pédagogique et à partir de la question fondatrice (qu’est-ce que l’éducation ?) thématiser et, éventuellement, problématiser ces différentes formes de légitimité à l’œuvre dans les discours sur l’éducation et sur l’école.  

 

Habermas est sans doute l’un des auteurs contemporains qui ont le mieux traité la question de ce qui dans l’œuvre de Kant relève encore d’une position hégémonique de la philosophie et de ce qui relève d’une stricte position critique. Ainsi reprend-il la théorie kantienne des intérêts de la raison pour les reformuler dans le cadre d’une épistémologie critique qui cherche à échapper aux « pièges du positivisme ». Et, dans le prolongement des trois questions kantiennes, il distingue : 

 

- un intérêt technique dont procèdent les sciences empirico-analytiques. Cet intérêt technique est producteur d’informations. Le principe des sciences correspondantes est l’explication des faits et elles s’inscrivent dans la perspective d’une extension du pouvoir technique de disposer des choses.   

 

- un intérêt pratique dont procèdent les sciences historico-herméneutiques. Cet intérêt pratique est producteur d’interprétations. Le principe des sciences correspondantes est la compréhension du sens et elles s’inscrivent dans la perspective d’une orientation de l’action à partir de traditions communes. 

 

- un intérêt émancipatoire dont procèdent les sciences critiques. Cet intérêt émancipatoire est producteur d’analyses. Le principe des sciences correspondantes est la dissolution de l’apparence « naturelle » et elles s’inscrivent dans la perspective d’une libération de la conscience par rapport à certaines puissances hypostasiées. 

 

La théorie de l’action éducative et pédagogique se rapporterait donc aux trois discours spécialisés selon la triple perspective élaborée par Habermas. Elle aurait pour tâche d’expliciter la perspective critique inhérente au discours pédagogique et à sa dimension utopique, la perspective pratique inhérente au discours officiel et à sa dimension législative, la perspective technique inhérente au discours des sciences de l’éducation et à sa dimension instrumentale.  

 

Figure 3 : Les trois intérêts de connaissance3  

 

La philosophie de l’éducation, entendue comme théorie de l’action éducative et pédagogique, rejoint donc, in fine, le discours des acteurs dans la mesure où elle intègre, en les thématisant et en les hiérarchisant, les différentes prétentions à la validité à l’œuvre, indistinctement, dans ce discours premier qui peut connaître des glissements incontrôlés de l’une à l’autre car sa visée est d’abord expressive, le seul critère à l’aune duquel il peut être juger étant son authenticité. 

 

Conclusion

 

Le cadre fourni par une telle théorie de l’action éducative et pédagogique permet de remettre en question le privilège accordé à l’approche applicationniste en éducation en montrant qu’il repose sur des choix philosophiques implicites relatifs, en dernière instance, à la question de la vérité, de sa définition, de son unicité ou de sa pluralité. Le discours scientifique n’est qu’un régime discursif parmi d’autres et son hégémonie, qui fonde l’attention particulière dont bénéficie aujourd’hui une approche applicationniste de toute forme d’activité sociale (éducative, mais aussi productive, sanitaire, culturelle, etc.), n’obéit à aucune nécessité logique ou conceptuelle, mais seulement à une nécessité discursive historique qu’une investigation philosophico-critique permet d’explorer.

 

Références

 

Charbonnel, N. (1988). Pour une critique de la raison éducative. Peter Lang. 

Habermas, J. (1987). Théorie de l’agir communicationnel. Fayard. 

Monjo, R. (2009). Des sciences de l’éducation vers une théorie de l’action éducative et pédagogique : Quelle place pour le discours des acteurs ?. Les Cahiers du CERFEE, 26, 97-123. 

Ricœur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Seuil. 

Weber, M. (1992). Essais sur la théorie de la science (traduit par J. Freund). Plon. 

 

Notes
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 Dans un article déjà ancien (Monjo, 2009) j’avais proposé une typologie des discours sur l’école. C’est cette typologie que je repends ici en la recentrant sur la question de l’articulation entre discours des sciences de l’éducation et discours pédagogique afin de mieux comprendre l’intérêt porté aujourd’hui à l’approche applicationniste en éducation.

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 Voir, sur ce point, l’article déjà cité.

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 In Monjo, art. cit., p. 122. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292