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mardi 2 mars 2021

Pour citer ce texte : Derycke, M.. (2021). Jacotot : Subvertir l’idéologie éducative en ne s’autorisant que de soi-même et tarir « l’applicationnisme ». Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 1 , 121-141.
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Jacotot : Subvertir l’idéologie éducative en ne s’autorisant que de soi-même et tarir l’« applicationnisme »

 

Marc DERYCKE, 
Professeur émérite en Sciences de l’Education,  
UJM St-Etienne / Université de Lyon  
Education, Cultures, Politique (EA) 4571 

 

Résumé : 

Tout rapport entre réflexion éducative et sciences n’est pas nécessairement « applicationniste ». En effet, l’applicationnisme est une composante de l’idéologie éducative et fonde son univers de croyance : la vérité scientifique lui fournit la caution sans quoi la recherche, le savoir transmis, le diplôme, perdraient leur valeur. Or, J. Jacotot, praticien d’un empirisme intransigeant déconstruit l'idéologie, soumettant toute représentation à vérification jusqu’à sa validation, toujours provisoire. Il s’applique à lui-même cette exigence, en résultent des avancées visionnaires à propos du langage, de la logique, de la pédagogie…. Il fait partager ce même principe aux élèves qu’il accompagne selon sa méthode du « maître ignorant », inventant ainsi le transfert freudien. Ses propositions sont énoncées non pas au nom d’une autorité extérieure, scientifique ou autre, mais en son nom. 

Mots-clés : 

Déconstruction ; Empirisme ; Idéologie éducative ; Ignorant (maître) ; Pédagogie ; Transfert. 

 

Abstract : 

Jacotot : Subverting the educative ideology by using ourselves only and drying up "applicationalism".

 

The relationship between educational reflexion and sciences is not necessarily "applicationist". Indeed, applicationalism is one component of and establishes its universe of belief. Scientific truth provides it with garantee. Without it, research, passed-on knowledge and diplomas would lose thier value. Whereas Jacotot, as a practitioner of an uncompromising empirism, deconstructs ideology and any representation has to be checked until it is validated - this ratification being always temporary. He applies this strictness to himself, hence visionary developments about language, logic, teaching skills...he shares this same principle with the students he has in charge according to his method of the "ignorant master", thus inventing the freudian transfer. His propositions are voiced not in the name of an authority from the outside, whether it be scientific or whatever, but in his own name. 

 

Keywords 

Decontruction; Empirism; Educative ideology; Ignorant master; Teaching skills; Transfer. 

 

Introduction  

 

Je proposerai ici une alternative critique à l’idée selon laquelle l’applicationnisme serait une fatalité qui frapperait les disciplines de l’éducation. A défaut, l’attrait des technosciences restant irréversible ferait de la philosophie de l’éducation la victime de sciences qui exercent sur la discipline une mainmise à rebours : cognitivisme, neurosciences1 … nous interpellent et prescrivent des solutions comme au XVIIIe siècle Destutt de Tracy et les « idéologues » appliquaient leur « science des idées » à la réforme de l’Ecole2 . Coupable de ce commerce suspect, serait-elle Sisyphe, condamnée à alimenter une critique… interminable à force d’échec ? 

Atténuons le trait. Mobilisé par la réflexion éducative, tout rapport aux sciences n’est pas nécessairement « applicationniste ». Certes, le risque existe que des penseurs intrépides insèrent en toute naïveté des résultats scientifiques dans des pratiques sans en vérifier la zone de validité et, surtout, ne veillent à en contrôler continûment les frontières ; mais, ce suivi assuré, ce peut être aussi le brouillon de conclusions stimulantes. Un écueil ne peut condamner l’usage maîtrisé des résultats scientifiques qui, ressource secondaire, améliorerait une pédagogie existante. Deux conditions au moins sont requises : 1° élaboration en amont d’une orientation pédagogique éprouvée et autonome à l’égard des emprunts ; 2° entretenir un rapport heuristique à ces résultats pour mener une application contrôlée en la soumettant à une vérification large et réitérée englobant la frontière où ils sont non-vérifiés, sinon falsifiés. 

 

1. Des propriétés de l’« applicationnisme »

 

1.1. Une formation idéologique : le despotisme dogmatique

 

Comment différencier l’applicationnisme de cet usage et faire droit à cette alternative ? Je propose de le considérer comme un sous-ensemble appartenant à un autre plus vaste : une « ontologie », au sens où l’exprime Descola3 , ou formation idéologique (Pêcheux, 1975 et passim), lesquelles subsument l’« archive », soit la « loi de ce qui peut être dit » donc, pensé (Foucault, 1969,  p. 170).  

L’idéologie offre un cadrage discursif du monde sensible fondé sur des valeurs tacites supposées communes qui produit le sens que les individus attribuent à leur environnement via leur système perceptif et le langage qui l’organise en récits ; ainsi, en induisant la production du sens qui se donne comme originaire, une formation idéologique situe les êtres parlants au sein de relations implicites de pouvoir-savoir-croire tant en rapport à leur for intérieur qu’à leur extérieur. Instance de reconnaissance, elle les assujettit à telle place au sein d’une hiérarchie et ainsi les constitue en sujets. 

Quant à la mission assignée à l’Ecole et à l’Université, je propose de nommer sa formation idéologique : despotisme dogmatique. Sa configuration globale se caractérise par une fonction centrale, quasi intangible, accordée à l’instance de « vérité », ceci à deux niveaux : 1° social-administratif, 2° cognitif ; avec deux conséquences.  

1° L’agent du savoir détient sa place verticalement du supérieur ultime ou de son représentant habilité. Ainsi l’enseignant d’université est nommé par une « lettre d’ampliation » signée du Ministre ; sa légitimité est ainsi gravée dans le marbre : c’est de l’instance suprême que ce dernier tient son autorité et son pouvoir : on y croit. Sauf notable exception ou atteinte au droit commun, elle lui confère une large indépendance de fait, peu inquiétée de sanctions émanant d’une autorité satellite4 . Je nomme cette propriété « despotisme ».  

2° Le caractère « dogmatique » provient de la répercussion au plan épistémique de l’horizon de vérité qui structurellement confère légitimité au savoir que l’agent a mission de transmettre : l’institution scolaire – universitaire n’a-t-elle pas pour vocation la délivrance d’un diplôme de valeur (inter)nationale qui qualifiera socialement un nouveau sujet : le « diplômé » ? Dès lors, l’enseignant ne peut contribuer à cette mission qu’en qualité d’agent légitime d’un savoir qui l’est lui aussi : composé en corpus, il ne se soutient que de sa profération performative par un maître qui ne peut qu’être caution des vérités particulières qui y sont déclinées. Elles constitueront l’étalon scalaire posé a priori et aménagé à discrétion dans le cadre prescrit de chaque épreuve où le travail de l’impétrant sera mesuré pour l’obtention du label. Constitué de critères formels dont le QCM est la caricature, il anticipe en une transparence de plus en plus revendiquée la diversité des productions dans lesquelles il ne prélèvera que ce qui y correspond au détriment de contenus inattendus mais acceptables sous d’autres régimes idéologiques : la tâche pour le correcteur se borne à en vérifier la conformité, non de déceler l’imprévu, même pertinent, dans les méandres de chaque réalisation. L’étalon de l’évaluation prime par impératif d’« objectivité ». Certes, chaque agent aménage au quotidien cette matrice, néanmoins chacun y est aliéné de par l’implicite de son empan qui dépasse la conscience individuelle puisqu’elle la pétrit.  

Apodictique, la transmission du savoir repose sur un postulat : unique medium, la langue est nécessairement transparente aux intentions du « maître » puisqu’indexée sur la « vérité » qu’il délivre. L’apprenant attentif, « bien verbalisé » et / ou « travailleur » et « méritant » saisit en définitive l’objet qu’elle décrit ; même s’il s’agit d’un agir, il est « expliqué » sans reste ; la nouveauté d’une notion peut désorienter l’élève, mais des exercices adéquats lui permettront de comprendre. Dès lors, n’étaient les résistances forçant à composer (les élèves, leur culture), l’enseignant adresse son savoir à la cantonade. L’authenticité du document soumis à sanction est une exigence cardinale pour obtenir le sésame social. Une logistique antifraude est consubstantielle au système, indice d’une méfiance constitutive : puisque le processus individuel n’est pas accompagné5 , ce formalisme économise l’appropriation par la pensée-au-travail dans la copie. En convergence avec ces trois propriétés idéelles, je dénomme despotisme dogmatique cette formation idéologique.  

On le voit, la verticalité légitimant la place sociale de l’enseignant est doublée au niveau cognitif par l’instance de vérité qui boucle les deux plans. Tous deux sont comptés dans la valeur du diplôme sanctionnant le savoir, lui-même indexé sur une légitimité propre. Celle qu’engage le corps du ministre par sa signature retentit au niveau cognitif par la valeur accordée aux patronymes (ceux des scientifiques et des penseurs) dont l’excellence est partagée par la communauté. A l’échelle universitaire, l’écrin qui accompagne l’œuvre ultime est la bibliographie dont les références confèrent leur valeur aux arguments soumis. Cette évaluation est bureaucratique6 . 

N. B. Chaque pratique est articulée à d’autres ; elle s’approche donc relativement de ce modèle : certains enseignants s’en distancient localement, temporairement ou durablement, en réarticulant les valeurs prédominantes à d’autres issues d’une autre formation idéologique, qu’elle soit de type « clinique », « libérale », « critique » … Ainsi, adopter la position « clinique » du « maître ignorant » à l’université est une transgression possible (Derycke, 2016). Il n’empêche, le despotisme dogmatique non seulement se maintient, mais gagne de nouveau domaines via la généralisation débridée d’un modèle évaluatif détourné du scolaire mais partageant, implicite, une norme posée en vérité irrécusable (Rancière, 1987). 

 

1.2. Pourquoi les sciences ?

 

A l’échelle de la pédagogie, quelles sont les valeurs susceptibles d’occuper la place de vérité ? Pour Philippe Descola, le mouvement historique introduit la mainmise des sciences qui caractérise la modernité autour de l’« ontologie naturaliste » ; elle supplante les précédentes : animisme, totémisme, analogisme qui toutes se juxtaposaient ou s’intriquaient : avec le naturalisme, la « Nature » prend son autonomie en fournissant ses objets à la physique qui fonde le Grand Partage avec la « Culture ».  

Cette science en détermine l’empan et configure les sciences humaines sous l’exigence commune d’un empirisme réducteur : la science ainsi s’idéologise en s’arrogeant la « prétention » de produire des « certitudes » (Descola, 2005), pouvoir d’autant plus insidieux et hégémonique qu’il se donne non seulement comme rationnel et démontrable, mais qu’il est en outre « naturel », vu que par sa méthodologie son ontologie rejette les croyances dans le primitivisme circonscrit aux trois ontologies antérieures, les rendant étrangères au naturalisme7 .  

La science se substitue ainsi à la transcendance comme instance de validation accordant autorité au bénéfice de qui croit en manquer. C’est donc tout naturellement qu’elle se place en bon candidat à la légitimation de l’éducation, justifiant l’applicationnisme au sein du despotisme dogmatique ; elle contaminera les disciplines qui y sont logées, dont la pédagogie. Mais ce n’est pas une fatalité, bien que la voie soit étroite…  

 

2. Tarir la cause de l’applicationnisme…

 

Quelques apports de Jacotot en sciences humaines et en éducation montreront en quoi ils assèchent les sources de l’applicationnisme ; ensuite, nous verrons si lui-même n’a pas cédé à cette tentation. 

En 1789, à dix-neuf ans, licencié en droit et avocat, Jacotot choisit l'enseignement. Montrant ses capacités d’organisateur au Bureau des poudres, il participe avec des savants réputés aux « cours révolutionnaires » destinés à former des instructeurs qui devront essaimer sur le territoire. Titulaire de trois doctorats (droit, lettres, mathématiques), lui sont confiées des responsabilités auprès de grandes écoles puis il doit fuir aux Pays-Bas où en 1818, modeste lecteur de français à l’université de Louvain, il invente derechef la pratique du « maître ignorant ».  

A partir d’une traduction juxtalinéaire flamand/français du Télémaque, il fait mémoriser progressivement le texte par ses élèves aidés de la traduction au pas à pas de la compréhension et de l’examen comparatif des constituants de chaque phrase, puis les fait réciter et répondre en français à ses questions portant sur la forme et le contenu, les incitant à vérifier leurs intuitions afin de les approfondir. Il leur fait ensuite recopier, imiter, développer les thèmes rencontrés, chapitre après chapitre. Ils intègrent ainsi un corpus de connaissances comprenant lexique, tournures syntaxiques et rhétoriques, mythologie et savoirs sur le monde… culture qu'ils possèdent peu ou prou en « hollandais ». Le recours permanent à ce texte en fait un répertoire auquel sont rattachés tous les nouveaux apprentissages. Les progrès sont fulgurants. L’effort de mémoire est moins coûteux que le classique apprentissage de listes de mots et de règles abstraites car le texte les contient sous le primat du sens où prennent place éléments et relations formant un système hiérarchisé. 

La contribution de Jacotot en éducation instruit et prolonge cette subversion de la transmission savante. Sa pratique articule dialectiquement trois égalités. Leur levier respectif se conjuguera aux autres. En résultera la vacance de l’applicationnisme.  

 

2.1. Préalable empiriste

 

« La vérité ne peut être connue que par des faits. Tout autre moyen d'investigation n'est jamais sûr » (Jacotot, 1824, p. 80). 

Est préconisé là un empirisme radical devant lequel rien – ni personne, ni statut, ni théorie, ni dogme – n’est épargné. Jacotot soutient un matérialisme plus conséquent que les représentants du « second empirisme » (Dewey, etc.), tel Quine, qu’il anticipe. Pour Jacotot toute représentation, toute croyance, partant, tout préjugé, doivent être soumis à l’observation des faits, notion qu’il construit rigoureusement en tant que « relation » (Jacotot, 1824, p.80- 81 et passim) ; car chacun est une spéculation (une « réflexion ») issue de la mise en relation de « plusieurs choses » ; il doit donc être confronté à d’autres (Jacotot, 1824, p. 149 ; pour le détail, voir Derycke, à paraître b). En définitive, le fait prime sur le système et la théorie, il doit nécessairement se remanier afin d’approcher sa singularité première (Jacotot, 1824, p. 14). 

Cette exigence donne congé au jugement social : elle impose de ne pas aliéner sa liberté à un devoir issu de « lois imposées » qui exempterait tout homme de la « vérification » des opinions au nom d’une « volonté étrangère » ou « raison sociale » supérieure qui, en retour, le gratifierait d’une « vertu » qui l’entraverait (Jacotot, 1824, p. 80). 

Congé est ainsi donné à ce qui engendre l’applicationnisme au sein de la préfiguration du despotisme dogmatique : la « Vieille méthode » et ses modèles dont use le « maître abrutisseur » (Rancière citant Jacotot, 1987, passim). La déconstruction de l’applicationnisme ne gagnerait-elle à s’inspirer de sa démarche ?  Les trois égalités en armeront le processus. De nature différente, les deux premières sont mises en évidence par J. Rancière (1987). 

 

2.2. L’égalité des intelligences

 

Soit l’énoncé performatif inaugural affirmant l’« égalité des intelligences » : « Tous les hommes ont une égale intelligence » (Jacotot, 1824, p.136. Je souligne) 

Réitérée, cette proposition politique est la seule « opinion » indémontrable que se permet Jacotot et qu’il distingue avec soin de sa méthode (Jacotot, 1824, p. 228 ; 184, p. 11, etc.). Elle prend acte de l’opacité de toute langue : loin d’être des étiquettes, les signes sont conventionnels. En conséquence, tout énoncé en langue ne désigne qu’au terme d’hypothèses de sens à vérifier.  

Contre la méfiance instituée et le principe d’un étalon des savoirs borné par la méfiance, l’égalité exige du maître un renversement épistémologique et éthique de sa relation au disciple : une confiance unilatérale, une disponibilité intégrale et une attention bienveillante car il ne peut prédire ni où, ni quand, ni comment cette égalité se manifestera : la prédictibilité évaluative atomisant un savoir normé est congédiée. 

Les deux autres égalités résultent non de l’« opinion » mais d’observations et de la confrontation aux faits.  

 

2.3. L’égalité des êtres parlants

 

Cette égalité est déduite des propriétés de la langue dans sa pratique. Proposition visionnaire, elle émane d’un profane qui ne propose pas de concepts mais identifie ses traits constitutifs ; aussi je m’autoriserai à substituer à ses désignations heuristiques le concept usité dans la discipline, omettant les citations que je réserve aux spécialistes (Derycke, 2019). Excepté celle-ci : 

Celui qui ne connaît pas la langue de l’abbé de l’Épée ne croira point qu’une langue de mots vus puisse être aussi claire qu’une langue de mots entendus. Concevra-t-il, avec ce préjugé de l’oreille, que l’âme pourrait exprimer ses pensées avec des mots touchés, ou flairés, ou goûtés, etc. ? C’est ce préjugé de l’habitude qui nous fait trouver dans notre langue une clarté, une élégance, une majesté, une abondance, une énergie toute particulière. Chaque peuple vente ses hommes de génie qui ont écrit dans son langage : ce préjugé est si puissant qu’il fait taire même le préjugé de la naissance. […] Non seulement un peuple se croit supérieur par l’esprit à un autre peuple parce que jadis un tel a très-bien écrit dans sa langue, mais encore parce que cette langue est la plus riche, comme on dit (Jacotot, 1841, p. 8-9). 

Je crois qu’une langue sert à exprimer les pensées et les sentiments des peuples ; je ne crois pas qu’un peuple ait des pensées et des sentiments qui les distingue d’un autre. Le plus stérile des jargons [je souligne ici] peut devenir capable de tout exprimer quand la peuplade dont il est l’idiome en sentira le besoin (idem,  p. 9-10). 

Voilà de quoi ébranler la conception de la langue qui prévaut dans le milieu éducatif et en-deçà, dont celle de sociologues ou de linguistes traitant des effets cognitifs des parlures argotiques ou diglossiques des enfants des classes populaires, lesquelles feraient obstacle à la saisie du fonctionnement de la langue écrite (Lahire, 1993 et passim ; Bentolila, passim, etc.) ; carences décuplées en langue des signes, interdite depuis 1880, minorée encore sous l’autorité d’Alain Savary, ministre de l’éducation8 , puisqu’elle ne sera autorisée dans le secteur éducatif qu’en 1991 pour subir ensuite maints blocages9  ! 

 

3. Commentaires 

 

3.1. Variationnisme.  

 

Toute langue est reconnue, quelle que soit sa modalité : vocale-auditive, gestuo-visuelle, mais aussi tactile (Braille n’a pas encore inventé son alphabet à l’usage des aveugles)… possiblement olfactive ou gustative. Ainsi 1° tout support sensible est susceptible d’engendrer des signes, 2° il n’y a pas lieu, tant entre variétés d’une même langue, qu’entre langues différentes, de les hiérarchiser en fonction de quelque norme sociale, bien que cette tendance soit hégémonique. Il justifie là sa condamnation de tout « préjugé ».  

Il existe pour Jacotot une « langue universelle » originaire qui s’adresse au système perceptif depuis la prime enfance, ce que la sémiotique contemporaine confirme et nomme « discours des mondes naturels » (Greimas et Courtés, 1979, 104-105) et dont auparavant Pierce a proposé une théorie descriptive. C’est le procès du « devenir-signe » (Derrida, 1967, 69-70) qui fera transiter vers la langue des segments de réalité prélevés dans le langage sensible du monde perçu, les transformant, au cours des interactions, en signes conventionnels d’une langue aussi sommaire soit-elle. Ne retenant que la capacité de faire sens, chaque variété linguistique est débarrassée des critères imposés par la norme sociale afin de sauvegarder ce qui, nécessaire à la compréhension, gouverne tout parler. Cette norme interne est appelée aujourd’hui « norme objective » (Blanchet, 201110 ).  

Jacotot pose ainsi les bases de ce que la sociolinguistique contemporaine est au seuil d’admettre (Zeiter, 2019, citant Busch, 2013) : un variationnisme intégral débordant les frontières des langues. Ainsi, sans utiliser la formule, Jacotot justifie-t-il « l’égalité de principe des êtres parlants » qui se vérifie en toute parole, fut-elle un « jargon », quel qu’en soit le locuteur (Rancière, 1987, p. 67. Je souligne). 

 

3.2. Transparence ou opacité ?  

 

Contre la supposition de transparence indispensable à la « Vieille méthode » pour faire circuler la vérité magistrale incorporée dans le diplôme, Jacotot rappelle le caractère conventionnel des signes, tous délestés d’un référent supposé, serait-il le plus « clair », comme le formule de Boileau : tout énoncé est opaque (Jacotot, 1824, p. 64). Cette opacité tient à la matérialité « sémiotique » de toute langue (Benveniste). A cela, deux conséquences intriquées.  

1° Dépendant du contexte, aucun mot n’a de signification stable : « les phrases de Cornelius Nepos sont expliquées par les phrases de la traduction ; les mots par les phrases, et les syllabes par les mots » 11   (Jacotot, 1824, p. 72) – primat du sens en contexte qu’ignore Dehaene (Derycke, à paraître a). À l’inverse, cernée par des « analyses imparfaites, sa désignation représente par convention la chose toute entière, quand il ne s'agit pas de la développer, ni de la décrire ; si bien que la réunion de tous les mots donnés à cette chose, dans toutes les langues faites et à faire, serait la véritable définition de la chose par l'intelligence humaine, et cette définition serait infinie » (Jacotot, 1824, p. 151. Je souligne). Elle n’est donc accessible par le processus de paraphrase qu’à l’horizon des significations cumulées : ce n’est qu’alors qu’elle pourrait être abordée réflexivement (Jacotot, 1824, p. 115 et p. 119). Pour ces deux raisons, Jacotot recommande la mémorisation progressive des phrases (supra). Il devance là les linguistes des XXe et XXIe siècles. 

2° Pour calculer sa référence, tout énoncé doit être confronté à la réalité composée de segments de la « langue universelle » afin de sélectionner les candidats propres à désigner un « objet ». En somme, la description prétendument achevée de la « chose » que livre un énoncé est imparfaite, car incomplète (voir supra, citation p. 151). Seule, la décision de pallier à ce manque enclenchera un procès de traductions : 

Toute parole, dite ou écrite [mais aussi la signifiance des choses du monde ; NDR], est traduction qui ne prend sens que dans la contre-traduction, dans l’invention des causes possibles du son entendu ou de la trace, volonté de deviner ce qui s’attache à tous les indices (Rancière, 1987, p. 109). 

Mais toute parlure ne vérifie pas seulement l’égalité des êtres parlants. 

 

3.3. Référence.  

 

Quand Jacotot décrit les propriétés des référents enserrés par les traductions, il introduit des distinctions dignes de Frege. Qu’on en juge : de caractère générique, les concepts (i.e. « le cheval », etc.) sont des spéculations, des « figures de rhétorique » qui, formant une « ontologie » de « chimères », n’ont rien de réel, car seuls ne sont accessibles « que des individus » ; Frege les nomme singularités (Jacotot, 1824, p. 148 ; 150 ; Frege, 1969, p. 200).  En conséquence, déjà congédiés quant à leur prédictibilité, c’est en tant que signes de la langue que les critères d’évaluation du despotisme dogmatique s’avèrent ne rien désigner12  : sa clé de voûte s’effondre.  

Il y a donc double hiatus : 1° entre le mot, arbitraire, et la chose désignée ; 2° au sein du mot, entre sa matérialité (ordre sémiotique) et l’illimitation de sa signification (ordre sémantique). (Benveniste, discuté dans Derycke, 1995). Leur intrication exige un procès de traductions réitérées par lequel Jacotot préfigure une version matérialiste du formalisme de Quine. Bien qu’au sein d’approches incompatibles, tous deux conceptualisent quatre points décisifs. 

Tout d’abord, Quine soutient une conception behavioriste – la signification se manifeste hors du psychisme – tout comme Jacotot. Ensuite, requise pour établir la signification, sa démarche descendante-ascendante est identique au « holisme sémantique » quinien : le mot n'a de sens que dans la phrase, et ainsi de suite, bottom-up jusqu’au discours traitant du monde, soit l’actuelle intertextualité. Ensuite, vu qu’il n'existe pas de traduction correcte qui livrerait une description fidèle et définitive des faits, la démarche de Jacotot fait écho à la thèse de l' « indétermination de la traduction »13 .  

Mais, divergence principielle, cette lacune engage Jacotot à constamment relancer la vérification de la représentation obtenue en cours de processus par (traduction de) traduction et contre-traduction. C’est là que Quine rend les armes en considérant que les hypothèses du traducteur sont seulement interprétatives au nom de l’« inscrutabilité » de la référence : formaliste, il demeure en deçà du réel. En matérialiste, Jacotot poursuit ce processus en asymptote vers la vérité en tentant l’arracher à l’idéologie qui toujours se reconstitue à frais nouveaux (Jacotot, 1824, p. 151).  

Ainsi, contre le relativisme, il défend le primat d’une empirie inquiète et partant, ouverte, qui sape la prise qu’offrirait tout appui alternatif sur une vérité close, donc peu discutable : le socle du despotisme dogmatique bascule. De par sa volonté de traverser les apparences sans accorder de repos tant à ses disciples qu’à lui-même, l’exigence de Jacotot est tout à la fois épistémologique mais aussi éthique : de même que l’émancipation, l’apprentissage est à ce prix. 

Dernière exigence pour tarir l’applicationnisme : dégager un espace de liberté où l’égale « volonté » tant du chercheur, du pédagogue que de l’apprenant soit garantie pour tenter, inventer, expérimenter, tracer sa voie à l’écart du dogmatisme inhibant posant une vérité hors d’atteinte des acteurs en recherche et dont une caste de maîtres serait de droit dépositaire pour les juger. 

 

3.4. Egalité des volontés 

 

Pour Rancière, « vouloir, c’est simplement se déclarer capable, c’est se reconnaître la même capacité que n’importe qui et reconnaître à n’importe qui la même capacité » (Rancière, 2010). Or, de nombreux passages du corpus font état d’une inégalité des volontés due aux « distractions » quand elle se fixe sur divers objets… qui ne sont pas ceux que privilégie le maître, serait-il « ignorant ». Pour ce dernier, la volonté est celle qui s’enchâsse dans la sienne : atteindre un objet nécessite de transiter par la médiation de celle d’un maître supposé savoir.  

Ainsi, restreignons la « volonté » : 1) à ce qui s’investit dans un savoir, lequel passe par ce « maître » supposé guider son appropriation, à condition que, 2) ce maître se porte vers cet objet où gît une énigme, détour définissant le désir humain chez Hegel. La volonté du disciple qui se place sous l’autorité de celui qu’il suppose posséder ce savoir est désir de désir que la psychanalyse nomme transfert (Birnbaum, 2018). Il s’enclenche chez le disciple dès qu’il considère que « l’Autre a ce qui peut [me] compléter » (Lacan, 1973 : 121). En conséquence, « l'homme est capable de tout vouloir, et par conséquent de tout faire.  

Enfin, la volonté suppose l'intelligence et réciproquement. Il est né pour tout vouloir, parce qu'il peut tout et réciproquement (Jacotot, 1824, p. 143). L’ignorance que construit Jacotot signifie que, au sein de l’enchâssement des volontés, le maître-supposé-au-savoir le suspend. Par cette vacance du savoir le transfert est « manié », mettant le disciple au travail de son désir : il l’aspire dans un vertige où il doit suppléer au manque du maître désirant et, pour cela, tâtonner, inventer sa méthode… ou se retirer de la relation. Cette volonté dans le transfert est « ministre de l’intelligence » (Jacotot, 1824, p. 78) : aucune transcendance à quoi s’assujettir, aucune vérité externe à appliquer, aucun dogme qui amputeraient l’initiative ne sont requis pour son exercice, bien au contraire.  

En quoi les propositions de Jacotot sont-elles redevables de l’époque ? En quoi serait-il lui-même « applicationniste » ? 

 

4. Contexte historique

 

4.1. Pédagogie

 

Jacotot est professeur suppléant dès quinze ans dans le collège de Jésuites qui l’a formé. Selon Chartier (1998), sa pratique du maître ignorant « tire parti de procédures anciennes, conçues pour l'enseignement du latin et de la rhétorique (lectio, expositio, amplificatio) ». Certes, mais Chartier omet que, armé par un empirisme radical, son geste politique, ses anticipations visionnaires subvertissent profondément cette tradition. 

Après son expérience hollandaise, il est convaincu que sa pédagogie ne peut être support d’une institution : sa démarche est clinique, procédant un par un : « [je] crois que tous les individus ont de l'intelligence, mais que les corporations sont des machines, je me tiens à l'écart des corps, et je ne m'adresse qu'aux individus, qui sont tout aussi sages que moi, ni plus ni moins » (Jacotot, 1824, p. 128). Outre son usage de l’ignorance, sa pédagogie est éloignée de celles préconisées non seulement par les Jésuites, mais aussi par Pestalozzi, le père Girard et l’enseignement mutuel, d’autant qu’ils visent moins des apprentissages culturels que techniques.  

 

4.2. Conception de la langue

 

Philosophe, logicien, linguiste, Oswald Ducrot mettra pour nous en perspective ce milieu où surgissent les racines du structuralisme linguistique avec la redécouverte de Port-Royal, de sa Logique (Arnaud et Nicole) et de la Grammaire générale et raisonnée (Arnaud et Lancelot, 1660). La fin du XVIIIe et le début du XIXe sont marqués par sa prééminence au travers d’aménagements qui n’entament pas ses principes d’origine (Chervel et alii, infra). Cette Grammaire prétend rendre compte de toute langue à l’aide de principes logiques ; elle tend à devenir « le prototype de toute organisation et à [être] projetée sur l’univers intellectuel » en ce que « jusqu’à la fin du XIXe siècle, les philologues s’accordent à définir la langue comme expression de la pensée » (Ducrot, 1968, p. 17), arguant que « si la phrase doit fournir une image de l’idée, il faut que son organisation ait été calquée sur celle de son modèle14 ». Ce « thème [est] explicite dans les grammaires générales du XVIIIe siècle [… ainsi,] la construction de la phrase imite l’ordre nécessaire de la pensée ». Car, « même l’ordre linéaire des mots est censé imiter la succession naturelle des idées dans l’esprit15  » (ibid., p. 18) ; de là provient la « croyance dans la supériorité du français » sur l’allemand (ibid., p. 19).  

Vu qu’elle est censée « procurer à l’enfant un sentiment de rationalité dont les études littéraires ne lui fourniront guère l’équivalent » (ibid., p. 16), on comprend dès lors l’intérêt que portent les pédagogues à ce type de grammaire. Adoptée par les révolutionnaires, la grammaire de Lhomond en est l’héritière. Ainsi, Lakanal déclare : « à la tête de tous les ouvrages (…) le jury a mis [s]es Elemens de grammaire, ouvrage qu’il a trouvé singulièrement propre aux écoles primaires » (Chervel, 1977, p. 63).  

La Grammaire devenue la théorie linguistique de l’Encyclopédie, l’« intelligentsia révolutionnaire [en sera] imprégnée », via Dumarsais et Beauzée ; en outre, Condillac la place au centre de sa conception de l’esprit humain (ibid., p. 71). De là, les praticiens vont élaborer une « grammaire plus adéquate » où l’influence de la grammaire générale demeurera présente, servant à compléter puis à dépasser Lhomond. Elle sera introduite à l’école par Noël et Chapsal (ibid., p. 70)16 .  

Plus tard, « la première moitié du XIX siècle connaît quelques grammaires majeures qui constituent des références pour le public cultivé. Ainsi celle de Girault-Duvivier (1811), la « Grammaire des grammaires ou Analyse raisonnée des meilleurs traités sur la langue française. [Les suivantes sont plus tardives ;] ces ouvrages de référence cherchent à synthétiser le savoir grammatical en s’appuyant sur ceux du siècle précédent » (Piron, 2009, à propos de la norme). 

Sauf que… pas plus que Girault-Duvivier, Jacotot ne mentionne de contemporains et prédécesseurs répertoriés par Chervel depuis Arnaud et Nicole (Chervel, 1977, p. 51 et sq.). Seuls sont cités Girard et Beauzée en tant que représentants des grammairiens pour justifier son dédain : leurs désaccords internes les disqualifient alors qu’en face, la Vieille les recommande (Jacotot, 1824, p. 55). 

 

4.3. Rupture 

 

Tout ceci témoigne de la rupture radicale qu’introduit Jacotot. D’une part, il maintient avec vigueur le principe de l’autonomie de la pensée par rapport à la langue et inversement. En outre, bien qu’il partage avec Condillac l’arbitraire de la langue, il dénonce sa prétention et celle de La Harpe (Jacotot, 1824, p. 62-63) à trouver un ordre « naturel » des mots du français dans la phrase, leur opposant le mandarin (Jacotot, 1824, p. 34 ; 38 ; 53). De l’autre, au nom de considérations empiriques il récuse la priorité accordée par les pédagogues à l’apprentissage tant de la grammaire que du lexique.  

Mais, alors qu’il critique « les grammairiens », on mesure son absence de préjugé au fait qu’il ne dit mot de la grammaire de Lhomond alors même qu’il choisit son Epitomé pour l’apprentissage des « enfans ».  

 

Existe-t-il hors de France des théories contemporaines que Jacotot aurait pu prendre pour modèle, si ce n’est pour s’en inspirer ? C’est de la future Allemagne que viendra le renouveau de la linguistique avec le tournant que représente la promotion de la langue nationale comme langue de culture. Ainsi W. Von Humboldt, qui s’est rendu à Paris et a fréquenté le salon de Madame de Staël ; mais Jacotot ?  

Écot versé à la tradition, « la langue » pour lui « doit être un miroir de la pensée ». En revanche, il recherche systématiquement des faits qui témoignent de  régularités, lesquelles « sont … largement arbitraires » (Ducrot, 1968, p. 27). De plus, à l’encontre de Port Royal, il soutient qu’aucune « construction [ne] refléterait la forme immuable du jugement » et que « la raison universelle peut s’exprimer dans la spécificité linguistique » car son organisation demeure autonome (ibid., p. 28). Tout cela converge avec Jacotot bien qu’il ne semble pas avoir eu connaissance de ces travaux.  

Enfin, Humboldt lui aussi défend « l’arbitraire de l’organisation linguistique » mais maintient une distinction entre les langues qui se contentent seulement d’être un « instrument » et les langues « de culture », qui « possèdent une valeur propre, [car] modelées et remodelées jusqu’à ce que l’esprit arrive à y fixer son image [… afin qu’elles soient] contraintes à représenter l’existence de rapports entre idées » (Ducrot, 1968, p. 24). On l’a dit, Jacotot refuse cette hiérarchie : seule compte la justesse de l’expression en situation. 

 

4.4. La philosophie

 

Profondément matérialiste, on rangerait Jacotot au côté de Condillac et du sensualisme qui l’ont sans doute inspiré. Néanmoins, il ne s’en réclame pas, mais au contraire, toutes ses références sont critiques : il condamne son parti-pris naturaliste et, finalement, nationaliste à propos du français : rien n’est naturel dans l’ordre des mots ; ailleurs, son « art de penser » est brocardé (Jacotot, 1841). 

Helvétius, matérialiste, n’appartient pas davantage à la galerie des philosophes. Destutt de Tracy est ignoré, alors qu’il appartient, avec les « idéologues » au courant empiriste de l’époque. Points de divergence, Destutt partage avec la majorité des progressistes non seulement un projet scolaire mais aussi une conception représentative de la langue : « les signes de toutes les langues sont des réunions d’impressions sensibles, qui rappellent et représentent les idées auxquelles on les a intimement unies, et les opérations intellectuelles par lesquelles ces idées ont été perçues ou composées » (Destutt de Tracy, 2012, p. 430), amalgame langue-pensée que Jacotot pourfend à raison. Enfin, après son échec aux Pays-Bas, il ne cherche pas à réformer l’institution : son ambition est de convaincre non le Prince mais le « père de famille ». 

Ne sont mentionnés dans les deux ouvrages que Davy, Kepler (Jacotot, 1824, p. 15), Newton (Jacotot, 1841, passim) … toujours sans citation. Bien qu’idéaliste, Descartes est nommé à plusieurs reprises car, largement connu, il offre des exemples partageables.  

 

Conclusion

 

L’applicationnisme s’introduit par une faille qui mine le despotisme dogmatique : se fonder en vérité. A qui se vouer, après que la modernité ait soldé Dieu, sinon à la Science pour légitimer l’École ? Substitution qui impose d’émonder les hypothèses de leur falsifiabilité afin de soutenir par un appui externe, quasi transcendant, les dogmes indispensables au système éducatif et à la toise dont le diplôme tire sa valeur. Dénoncer cette opération à la laïcité discutable, c’est déconstruire cette idéologie, tâche à mener dans son environnement par un effort déployé sans relâche afin de s’en émanciper.  

La clé qui ouvre cette alternative est politique : la supposition de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui et son corollaire : un espace de liberté réservé à chacun qui, vu qu’elle « ne se donne pas », offre l’opportunité à n’importe qui de s’autoriser à « la prendre » (Rancière, 1987, p. 177). 

Cette position politique engage une exigence de pensée et d’action. Toute anticipation du réel, toute représentation sont toujours mâtinées d’idéologie, sources de préjugé ; si elles restent non interrogées, elles se calcifient, icones de l’allant-de-soi pourvoyant l’abrutissement communautaire. Il s’agit au contraire de les creuser, les confrontant inlassablement aux faits, élargissant l’empan de leur réseau. L’orientation de cette position, son effet, est en définitive scientifique : radicalement empirique, elle ne néglige pas la spéculation pour, guidé par une veille épistémologique intransigeante, armer le retour au réel qui décidera de la justesse temporaire de toute proposition. 

La pédagogie jacotienne se déduit de ces préalables politiques et de ce traitement matérialiste de la représentation. Se destituant de son savoir, le maître ignorant manie le transfert pour laisser place à l’initiative du disciple, s’il le veut, et travailler son désir, au double sens : le sien, par celui du maître qui l’étaye. Il y a donc appropriation libre. Jacotot est formel : le succès débute dès l’autonomie gagnée sur le maître, serait-il « ignorant » (Jacotot, 1824, p. 101 ; Derycke, à paraître b).  

Alors la confiance se substitue à la méfiance, l’accompagnement bienveillant, aux mesures humiliantes ; alors le tâtonnement sensible et indécis relègue l’« explication » transparente, prétendument fondée en vérité et qui absorbe sans reste les obscurités de la pratique ; l’attention à ce faire inventif supplante les évaluations a priori ; l’apprentissage intuitif succède à la mémorisation imbécile de listes arbitraires… Tous les éléments d’un imaginaire objectiviste et universaliste basculent, mortifères à force d’être factices, injustes... Leur retrait libère un individu formé au long processus d’émancipation des idées fausses et des « corps » sociaux qui les promeuvent. La tentation applicationniste aurait-elle prise sur lui tant qu’il suivra cette ligne ? 

La position de Jacotot est exemplaire. Elle tranche en ceci : libre, il ne s’autorise que de lui-même. Il néglige toute autorité extérieure au rapport de travail qu’il développe avec son public en dépit de ce qui était alors attendu, impératif cardinal de nos cénacles pour accréditer toute contribution au champ scientifique, laquelle devrait satisfaire à ce rituel quasi sacré qui, quand bien même les références seraient-elles de fausse science, en validerait arguments et conclusions, le tout couvrant un truquage que le despotisme dogmatique encourage, quand il ne le requiert pas.  

Hormis la portée des faits produits, retranché de toute instance faisant autorité, partant, exposé comme auteur, l’éthique qui guide Jacotot nous livre des propositions qui ne se soumettent qu’à un contrôle de validité en acte, discuté en collègues, pour, observant les mêmes principes, être testés en des contextes toujours neufs.  

La tentation applicationniste aurait-elle prise sur ceux-là ? Lire Jacotot nécessite non de le croire grâce à l’appareil canonique de légitimation, mais de payer le prix du travail en s’arrogeant la liberté de mettre, opiniâtre, ses conclusions en œuvre. Les trois praxis (politique, pratique-scientifique, pédagogique) tarissent tout recours à l’applicationnisme parce qu’elles actent la vacance du despotisme dogmatique en éducation. 

 

Références

 

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Notes

 

[←1

 Voir par exemple Dehaene, S. (2007). Les neurones de la lecture. Odile Jacob, Derycke, M., à paraître a). 

[←2

 Ils partent du sensualisme (Locke, Condillac) « pour le réorganiser profondément : s'ils en reprennent les concepts, ils les confrontent aux nécessités théoriques et pratiques de la fondation d'un nouvel ordre d'État » (Hordé, 1977, p. 46), qu’ils concrétiseront par la « mise en place d'un nouveau système scolaire […], pièce maîtresse de [leur] dispositif ; [car] pour eux le progrès des sociétés dépend d'abord du progrès de l'esprit humain, et peut donc être assuré par la diffusion réglée du savoir, strictement délimité en fonction d'objectifs économiques, sociaux et politiques » (ibid., p. 43).  

[←3

 « Les réalités sociologiques […] sont analytiquement subordonnées aux réalités ontologiques - les systèmes de propriétés imputées aux existants » (Descola, 2005,  p. 180). 

[←4

 Être indépendant, c’est dépendre d’une instance de laquelle on tient son autorité et son pouvoir, même s’il est discrétionnaire ; être libre, c’est ne dépendre de personne et, en conséquence, ne s’autoriser que de soi-même. 

[←5

 Sauf partiellement dans les travaux de recherche qui sont réservés à l’élite du cursus et aux formations pratiques. 

[←6

 D’où la polémique qui porte sur la difficile reconnaissance scientifique d’une recherche novatrice quand elle rend obsolètes les résultats tenus pour acquis et par là le cadastre des écoles existantes : comment peut-elle se faire publier dans des revues référencées, tenues par le gotha qui doit son règne à des découvertes que cette nouvelle proposition tend à rendre obsolète ?  

[←7

 Le « surnaturel » est une invention du naturalisme qui juge ces esprits attentifs certes aux régularités du monde physique, mais incapables de s'en faire une idée juste faute du recours aux sciences exactes.  

[←8

Soit cette ineptie idéaliste : « Le langage des signes est soit un langage mimique, soit un langage analytique qui reconstitue les mots à partir d'un alphabet dactylologique. La méthode audio-orale, malgré les difficultés de son enseignement, permet l'acquisition du langage oral, de la lecture et de l'écriture. » (Déclaration du 19 janvier 1982, Dalle 2003, p. 36). La loi Savary considérera que la langue des signes ne peut rendre la complexité de la pensée ; l’oralisme est privilégié même auprès des sourds profonds non oralisés, alors que l’état de leur nerf auditif leur interdit toute représentation phonique de la langue – ce qu’ignore Dehaene (Derycke, à paraître a). 

[←9

 « L’amendement “Fabius” du 18 janvier 1991 reconnaissait aux familles le droit de choisir une communication bilingue, langue des signes - français, dans l'éducation de leurs enfants. En 1998, le rapport Gillot sur le “droit des sourds” signalait que, malgré la publication des textes d'application, ce droit n'était pas respecté » (Question écrite n° 06053, J.-P. Demerliat, JO Sénat, 25/04/2013 – p. 1308).

[←10

 Elles « désignent les habitudes linguistiques en partage dans une communauté (quelles unités sont employées, dans quelle situation, avec quelles valeurs …) dont les locuteurs n’ont pas forcément conscience ». 

[←11

 S’appuyant sur une traduction juxtalinéaire, Jacotot anticipe l’analyse en constituants immédiats utilisée par Chomsky au fondement de la grammaire générative.  

[←12

 C’est ce que démontrait empiriquement l’expérimentation internationale (1996/1999) de deux outils d’évaluation en vue d’assurer le suivi pédagogique des enfants « du voyage » : la grille critériée, le portfolio (Derycke, 2000). 

[←13

 « La traduction radicale est imparfaitement déterminée par la totalité des dispositions au comportement » (Quine, 1999, p. 124). 

[←14

 Cette relation dont s’autorise une compréhension vulgaire de l’hypothèse Sapir-Whorf est encore invoquée par des sociologues dits « critiques » et des pédagogues : les enfants qui parlent la langue populaire souffriraient de problèmes cognitifs, ce qui expliquerait leurs difficultés d’apprentissage. 

[←15

 Même au xxe siècle, Sechehaye, saussurien, considère que la grammaire étudie les « régularités non-conventionnelles de la langue » (Ducrot, 1968, p. 20). 

[←16

 Notons que J.-C. Chevalier (1994) et S. Piron (2008 et 2009) n’apporteront guère d’informations complémentaires. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292