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mardi 2 mars 2021

Pour citer ce texte : Papadopoulou, M. (2021). La formation d’adultes médiatisée : entre applicationnisme technologique et réflexivité. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 1 , 67-80.
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2020/dossier/article/la-formation-d-adultes-mediatisee-entre-applicationnisme-technologique-et]

La formation d’adultes médiatisée : entre applicationnisme technologique et réflexivité

 

Melpomeni Papadopoulou
Université de Tours – EA 7505 EES

 

Résumé :

 

Les nouveaux rythmes de vie et injonctions économiques nous ont conduits à l’intégration des nouvelles technologies dans le champ de l’éducation et de la formation. Comment cette relation entre médiatisation et sciences de l’éducation pourrait être bénéfique pour l’apprenant ? Cet article souhaite contribuer à la réflexion suivante : la technologie nous amène-t-elle vers une utilisation applicationniste de la technique, en nous refermant sur le seul faire, la poièsis où on doit « consommer le temps à des fins exclusivement utiles » (Salomon, 1992, p. 203) ou nous permet-t-elle de penser davantage notre nature et existence dans le monde, à donner du sens à nos pratiques, formations, à notre vie, en se basant sur la praxis ? Dans un premier temps nous analysons l’intégration de la technologie en formation d’adultes comme un phénomène socio-économique. Nous continuons avec l’étude des nouvelles technologies dans trois dispositifs de la formation d’adultes à distance. Enfin, nous arrivons à la modélisation de la double alternance entre temps à distance-présence et théorie-pratique.

 

Mots-clés : nouvelles technologies, applicationnisme, formation à distance, formation d’adultes

 

Abstract :  

 

The new rhythms of life and economic injunctions have led us to the integration of new technologies in the field of education and training. How could this relationship between mediatization and educational sciences be beneficial for the learner ? This article contributes to the following reflection: does technology lead us towards an applicationist use of technique, by closing ourselves up to the poièsis where we must "consume time for exclusively useful purposes" (Salomon, 1992, p. 203) or does it allow us to think more about our nature and existence in the world, to give meaning to our practices, our training, our life, based on praxis ? First, we analyze the integration of technology in adult education as a socio-economic phenomenon. We continue with the study of new technologies in three adult distant trainings. Finally, we come to the modelling of the double alternation between distance-presence and theory-practice in adults’ education.

 

Keywords : new technologies, applicationnism, distant learning, adult training      

 

Introduction

 

Les nouveaux rythmes de vie et injonctions économiques nous ont conduits à l’intégration des nouvelles technologies dans le champ de l’éducation et de la formation. Comment cette relation entre informatique appliquée et sciences de l’éducation pourrait être bénéfique pour l’apprenant ? Risquons-nous de réintroduire une logique applicationniste, avec les machines qui transmettent le contenu théorique et les apprenants qui appliquent en présence ou distance (logique de références) ? Ou privilégions-nous plutôt la méthode d’alternance entre théorie et pratique afin de mettre l’apprenant et ses expériences au centre du processus de formation (logique d’inférences) ? En bref, comment les nouvelles technologies influencent-elles la démarche pédagogique ?

L’applicationnisme désigne le paradigme qui conçoit la pratique comme une application de la théorie. Il a été d’abord utilisé pour l’enseignement des langues et des mathématiques au XXème siècle. Historiquement, l’émergence de l’applicationnisme est liée au besoin, apparu après la Seconde guerre mondiale, de répondre à une massification des élèves du secondaire due à la prolongation de la scolarité obligatoire et une volonté d’améliorer les programmes scolaires. De 1950 à 1975, et avant que la didactique arrive, la réforme des méthodologies scolaires s’est faite « sur la base des acquis des sciences ayant trait aux contenus d'enseignement, et elles se présentaient ce faisant comme des disciplines d'application de ces mêmes sciences » (Bronckart & Chiss, s.d.). Les craintes d’un retour de l’applicationnisme dans le champ de l’éducation ont été renouvelées. A titre d’exemple, nous pouvons mentionner la réforme de la formation des enseignants en 2010 qui a été critiquée, entre autres, sur l’aspect de la professionnalisation des acteurs (Coppé, 2011). Aujourd’hui, avec l’arrivée des nouvelles technologies dans le monde de l’éducation et de la formation, ce risque se renouvelle-t-il ?

 

1. La technologie en formation d’adultes : un phénomène socio-économique

 

Avec l’industrialisation, la production technique doit être maîtrisée par l’homme, elle doit être efficace et rentable en ne laissant alors que peu de place à l’expérientiation et à la mise en question. C’est cela que le terme de la technologie désigne. La technologie c’est la « science, traité des arts en général » et aussi « l’ensemble des termes propres à un art, à une science, à un métier » (Académie française, 1932, p. 641). Ces racines étymologiques grecques montrent le lien avec le mot technique, τέχνη (technè) et λόγος (logos), la raison, l’argument. C’est le résultat de l’application d’un savoir épistémologique, théorique ayant comme but la création d’un objet rentable. La technologie rend ainsi davantage compte d’un phénomène socio-économique, celui de l’alliance, de la technique, « de la science et de l’industrie dans le contexte d’une économie capitaliste » basée sur l’innovation (Albero, 2004, pp. 36-37). L’innovation est devenue une fin en soi « un système institué en vue de réaliser toujours un plus grand profit, indépendamment des coûts sociaux » (p. 41). Une des conséquences étant la « multiplication de développements de dispositifs et d’outils au détriment de recherches théoriques » (p. 12).

En revanche, selon Illich, une bonne utilisation de la technologie par l’homme pourrait lui fournir « la possibilité de mieux comprendre son milieu » (p. 370). Une telle utilisation de la technologie « constitue la véritable alternative au problème de l’éducation » (p. 371). Selon lui, « la technologie moderne a augmenté les possibilités de l’homme de confier la fabrication des choses aux machines, et ainsi il devrait disposer de plus de temps pour « agir ». […] La technologie fournit à l’homme autant de temps qu’il le souhaite, qu’il utilisera à « fabriquer » (poièsis) ou à « faire » (praxis) » (2004, p. 286).

Comment interpréter finalement la place que la technologie occupe dans le champ de la formation d’adultes ? Notre problématique porte sur la relation qui peut exister entre « application » et « implication » dans le champ des formations d’adultes médiatisées par l’ordinateur. Dans notre contexte d’étude, qui est celui d’une formation hybride d’adultes, nous faisons l’hypothèse que les nouvelles technologies privilégient la logique applicationniste, qu’on pourrait également nommée logique de références alors qu’en formation d’adultes ce qui prime est l’implication des apprenants, avec une logique inférentielle qui permettrait la quête de sens.

Suite à la présentation du contexte, nous présentons la méthode de notre étude empirique auprès de quatre formateurs d’adultes d’un dispositif de formation hybride. Nous continuons avec la présentation des principaux résultats et leur interprétation en faisant le lien avec les concepts de praxis et poiésis, présence et distance. Nous concluons avec une ouverture vers de nouveaux questionnements.

 

2.  La formation d’adultes médiatisée : une étude de cas*,

 

2.1. Problématique 

 

Dans l’acte de former il y a une coexistence entre la poièsis qui est l’intervention sur l’apprenant pour qu’il acquière une connaissance, un savoir, un comportement autrement dit « un processus de fabrication selon des plans préétablis » (Canevet, 2003, p. 60), et la praxis qui est l’action éducative éthique qui permettra à l’apprenant de s’autonomiser, donner du sens à son apprentissage et progresser à ses propres rythmes. Dans le processus de formation d’adultes, nous pouvons faire le parallèle entre la poièsis et la technique, la logique référentielle et applicationniste, la poursuite du savoir car elle correspond à « toute action qui tend vers un but qui lui est "extérieur" » (Danon-Boileau, 1991, p. 19). Alors que la praxis serait davantage en lien avec l’éthique, basée sur une logique d’inférences qui permet l’implication des apprenants pour et par la quête de sens, car elle correspond à « toute activité qui ne vise que son propre exercice » (p. 19).

L’hypothèse est faite que les deux peuvent coexister dans une démarche de formation tant que nous valoriserons la praxis plutôt que la poièsis (Canevet, 2003), l’éthique du processus que la technique de la production d’un objet fini, car « la poièsis n'est qu'un moyen au service de la praxis. Seule la praxis peut en orienter l'usage ; elle seule peut faire de la poièsis un savoir-faire humainement efficace » (Canevet, 2003).

Mais comment les nouvelles technologies influencent cet équilibre ? La question que nous nous posons est la suivante : La technologie nous amène-t-elle vers une utilisation applicationniste de la technique, en nous limitant sur le seul faire, la poièsis où on doit « consommer le temps à des fins exclusivement utiles » (Salomon, 1992, p. 203) ou nous permet-elle de penser davantage notre nature et existence dans le monde, à donner du sens à nos pratiques, formations, à notre vie, en se basant sur la praxis ? Nous traitons cette question du point de vue des formations hybrides où on alterne temps en présence et à distance. Nous cherchons à savoir, comment l’organisation de l’alternance entre présence et distance, en utilisant les nouvelles technologies (outils numériques et plateforme en ligne) permet l’articulation entre application des contenus et implication de l’apprenant.

 

2.2.  Contexte

 

Pour répondre à notre question, nous avons mené une étude qualitative auprès de quatre formateurs d’adultes diffusant une formation hybride. Ce sont des salariés d’une association qui est née en 2008 et a comme projet de mener des actions pour initier et accompagner des pratiques coopératives en s’appuyant sur des outils numériques. Ce projet s’inspire du réseau de l’éducation populaire et se base sur des recherches actions (Barbier, 1977) afin d’améliorer ses pratiques. Les valeurs de l’association s’articulent autour de l’accession à l’autonomie et la promotion des logiciels libres. Elle a dix ans d’existence, trente-huit sessions d’animées et quatre cent dix stagiaires formés sur sept territoires français.

L’association propose une formation hybride à destination d’adultes professionnels et bénévoles associatifs, en recherche d’emploi. Les formateurs viennent principalement d’un réseau d’associations de l’Économie Sociale et Solidaire. L’objectif de la formation est d’apprendre à organiser des projets collaboratifs en utilisant le numérique. Le seul prérequis pour participer à la formation, dans l’optique du maintien d’une motivation intrinsèque pour le suivi de la formation et la facilitation des allers-retours entre théorie et pratique pour l’intégration des savoirs, est d’avoir un projet. On peut donc parler d’une démarche active et d’une formation par alternance entre pratique professionnelle ou associative et théorie proposée en formation.

Sa durée est de trois mois comprenant trois regroupements en présence de deux jours, une plateforme de formation en ligne, des échanges et projets collaboratifs, un accompagnement individuel sur le projet de l’apprenant. La formation est payante pour les professionnels et demandeurs d’emploi, pour tout autre public un accord se met en place selon la situation.

 

2.3. Méthodologie de recherche 

 

Pour recueillir nos données, nous avons mené des entretiens semi-directifs et d’explicitation (Vermersch, 2010). Ceci nous a permis d’analyser leurs représentations vis-à-vis de l’utilisation de nouvelles technologies en formation ainsi que leur agir professionnel. Nous avons effectué dans un premier temps une analyse thématique (Bardin, 2013), qui ne sera pas traité dans cet article. Nous avons ensuite approfondi notre analyse en créant un tableau à double entrée, basé sur la pragmatique des trois raisons de Denoyel (1999) : raison sensible, expérientielle et formelle et la modalité hybride de la pratique : distance, présence. Nous avons surligné en bleu les passages ayant une logique référentielle et en vert ceux s’appuyant sur une logique inférentielle (Breton, Denoyel, Pineau, & Pesce, 2015)1 .

 

3.  Les résultats : Une triple mise en action en formation hybride

 

3.1.  Raison sensible : primat délibératif 

 

La raison sensible correspond à la pratique, au faire, à l’expérience concrète, à l’apprenant acteur (Denoyel, 1999). Nous avons remarqué qu’il y a quatre types d’action dans le dispositif de formation à distance étudié. Le premier correspond à la pratique professionnelle, personnelle ou associative effectuée en dehors de la formation. Les formateurs s’appuient sur une partie de cette activité pour accompagner l’apprenant à la construction de son projet. Le deuxième type d’action, correspond au projet qui est le fil conducteur de la formation. Ceci offre un espace d’expérimentation, c’est-à-dire de construction et application des savoirs, « un projet support dans lequel on va pouvoir investir ce qu’on apprend » (A3, 20-212 ), « c'est un projet pour t'aider, pour tester des choses en confiance » (M25, 208). Le troisième type d’action à distance, c’est l’expérimentation des contenus et outils numériques proposés dans le cadre de la formation, c’est le travail prescrit (Leplat, 1985; 2000) par les référentiels de la formation : « un aspect important […] c'est comment mettre en application […] on évoque des concepts, on évoque des méthodologies voilà, si on ne met pas en application derrière, c'est un peu, ça reste un peu hors sol. Du coup, l'idée c'est d'arriver d'avoir cette action qui consiste à mettre en application, les choses directement dans le cadre de la formation » (P18, 173-178), « l'idée c'est d'avoir un espace, comme un bac-à-sable en fait pour tester, mettre en place des outils, avoir des retours et de le faire plus ou moins pendant le temps de la formation ou après le temps de la formation. » (M25, 216-218). Enfin, le quatrième type d’action correspond à la réintégration de nouvelles connaissances sur le terrain réel, avec la mise en place du projet : « sur son équipe, il a commencé un tout petit peu vers la fin de la formation à proposer de petites choses » (M27, 228-230). 

La pratique en présence en formation permet principalement d’instaurer une dynamique de groupe, de mieux se connaître, ainsi qu’une meilleure prise en compte des expériences des apprenants : « Ça permet justement de repartir des expériences de chacun, de poser des cas pratiques » (M51, 381-382). La présence physique facilite également la création d’un espace de pratique collective en confiance : « en présentiel, il y a des temps d'appui, des temps techniques, des ateliers techniques où on va regrouper les besoins et faire des groupes de cinq personnes où on va tester un outil en particulier qui a été problématique pour le groupe » (J45, 302-304). 

 

3.2. Raison expérientielle : primat réflexif 

 

La raison expérientielle correspond à la réflexivité et la problématisation en formation à partir des situations et expériences concrètes. Un accompagnement individuel et à distance est proposé pour la production de savoir, la construction de leur projet et l’intégration des éléments théoriques et techniques. Un accompagnement collectif est également proposé à distance, avec par exemple, les groupes d’analyse de pratique où « il y a une personne qui présente une situation problème et puis après le groupe va se mettre à sa disposition pour essayer de trouver des solutions ou proposer des pistes pour sa solution problème » (A5, 50-53). Il y a un retour « sur la méthode et comment ça s'est passé en groupe à la fin de l'accélérateur » (M40, 312-313). 

En présence, un accompagnement est également proposé en collectif pour la production de savoirs. La présence permet ici aussi de prendre en compte leurs expériences : « partir de l'expérience on le fait en présentiel, beaucoup, on échange beaucoup en présentiel par contre en fait en ligne non » (M44, 352-353) et faire le lien avec les outils et contenus appris en formation : « ils me font part de leur réflexion en fait par rapport à leur avancée entre comment mettre dans le concret, les outils qu'ils ont eus sur la plateforme ou les outils qu'on a vus ensemble dans le temps commun » (M21, 177-179). Les temps collectifs en présence, permettent un retour sur la pratique, sur la mise en application : « on a eu un premier débriefe en présence, un premier retour, analyse de comment ça s'est passé, qu'est-ce qui bloque, voilà, et donc après on les laisse en autonomie » (A21, 192-195), « on organise des temps réflexifs après pour comprendre ce qui s'est passé, comment ça s'est passé, s'ils devaient le refaire, comment ils le feraient » (A28, 238-239). 

 

3.3.  Raison formelle : primat intentionnel

 

La raison formelle correspond au retour aux règles, c’est la mise en perspective du travail, l’intentionnalité. L’apprenant devient auteur et producteur de savoir. C’est la raison qui permet de faire le lien avec les contenus et le référentiel de la formation. La distance facilite ainsi cette démarche de transmission des contenus, « travailler chacun selon son rythme, c'est-à-dire qu'on a une plateforme avec des contenus, il y a des contenus en ligne, donc les gens viennent les consulter quand ils veulent […] donc là les gens sont plutôt en asynchrone » (A33, 261-268). La distance permet de « faciliter l'accès à l'information et la hiérarchiser, prioriser et faciliter le fait de faire des choix, parce qu'il faut faire des choix par rapport au temps qu'on a à consacrer. Donc là l'organisation pour moi c'est sur les contenus » (P66, 518-521). Un accompagnement technique soit en collectif soit en individuel, est également proposé à distance, grâce aux forums, liste des discussions, mails et échanges téléphoniques. Sur la plateforme en ligne nous retrouvons « les objectifs, après il y a un côté exercices pratiques à faire et il y a un côté contenus théoriques et il y a un côté retour d'expérience » (J61, 433-434). La distance permet ainsi d’appliquer et expérimenter les nouvelles connaissances à partir des exercices et consignes donnés, « des exercices en fait pour utiliser les outils qu'on leur propose » (M12, 110), « ça leur permet quand même de tester certains outils à distance entre eux » (M37, 294). 

La présence facilite l’accompagnement technique et l’expérimentation des outils. Pour les formateurs, les outils et contenus techniques doivent être présentés d’abord en présence avant de les tester à distance : « on l’a expérimentée d'abord en présence, notre méthode c'est toujours d'expérimenter les outils en présence et après on peut les utiliser à distance. On n’envoie jamais des gens qui ont des difficultés à distance avant de l’avoir expérimenté en présence » (A21, 189-192). De la même façon, si un contenu ou outil n’a pas été compris à distance, la présence permet d’y revenir, le tester et faire un retour sur les problèmes rencontrés et comment les surmonter, « si vraiment il y a trop de complications on va refaire en présence, le... la démonstration de cet outil-là » (J40, 277). Le suivi du référentiel et des contenus est moins strict en présentiel car la prise en compte de l’individu est facilité par le contact direct : « le présentiel ça permet d'avoir un peu plus de convivialité, d'être un peu plus dans un rapport de discussion, de confiance. Eh, on n'a pas de problème à faire varier le programme de formation plus ou moins suivant les participants, leurs questions, donc on adapte quand même beaucoup plus les contenus quand on est en présentiel » (M51, 374-378). Alors que certains formateurs réclament que « la notion de concrétiser, de ré contextualiser les contenus dans la vie réelle, elle manque un peu pour moi quand c'est en ligne » (M45, 355-356). 

 

3.4.   Une double alternance en formation hybride

 

Nous concluons par l’observation suivante : l’hybridation entre temps en présence et à distance est primordiale pour les formateurs, « il y a vraiment une alternance présence-distance qui pour nous est essentielle parce que cette formation là on l'a déclinée aussi à des formats plus courts mais on a gardé le côté présence-distance. C'est hyper efficace. » (A31, 245-247) ou encore « je sépare pas le côté distance et présence, j'essaie toujours de créer des séquences » (J31, 228-229). Cette hybridation permet de faire le lien entre pratique et théorie. Elle facilite ainsi l’intégration du savoir par des retours réflexifs sur la pratique, « pour essayer d'intégrer et d'avoir des retours, d'intégrer et d'avoir des retours, d'intégrer et d'avoir des retours mais c'est assez séquentiel » (M22, 195-196). L’alternance entre distance et présence offre un équilibre à la formation car l’utilisation des contenus de la plateforme conduit à un dispositif plutôt fermée (Jézégou, 2008) et rigide, « on a prévu un déroulé de formation et puis on a une séquence apport des contenus, et puis une séquence atelier, et puis, voilà » (P21, 192-193), alors que la présence privilégie l’individu avec ses expériences et sait mieux s’adapter à ses spécificités, projets et besoins : « on peut tout à fait s'autoriser à ce que, eh, partir de l'expérience de quelqu'un pour moins partir sur la séquence, pour faire dérouler la séquence qu'on avait prévue » (P21, 199-200). Une logique applicationniste de l’hybridation du dispositif, en référence aux classes inversées, a été également proposées par certains formateurs « c'est un peu comme une classe inversée quelque part, pour dire, bah voilà, le côté théorique il a été absorbé à distance, chacun dans son coin, maintenant on est collectivement, on va redire, on va pas refaire le cours mais ça serait plutôt de voir comment est-ce qu'on met en application et comment est-ce qu'on aborde des choses de manière efficace quoi » (P23, 221-225). 

 

4.  Articuler Application et Implication en formation hybride

 

4.1. Entre praxis et poièsis

 

Les formations hybrides et à distance, qui se rendent possible grâce à l’utilisation de la technologie, renvoient au concept de la technique, définie comme un « ensemble de procédés bien définis et transmissibles, destinés à produire certains résultats jugés utiles » (Lalande, 1993). Ce concept, dérivé de techné, signifie la production, la fabrication matérielle et devient le savoir-faire productif, la méthode, manière, façon de faire efficace (Castoriadis, s.d.)3 . Nous retrouvons finalement les deux oppositions qui connotent ce terme: la praxis et la poiésis, dans les paroles des formateurs.

En effet, l’implication de l’apprenant renvoie davantage à la praxis, au faire dans l’action.  « La praxis est sa fin à elle-même qui est le vivre bien, la vie vertueuse […] La valeur réside dans l’agent et relève par conséquent de l’éthique » (Bougès, 2011, p. 194). Pour Aristote, la valeur qui doit guider la praxis est la sagesse pratique ou phronesis « fondée sur l’art de délibérer puisque chaque situation est singulière » (Bougès, 2011, p. 197). Nous rapprochons ainsi la praxis avec la logique inférentielle et la pragmatique des trois raisons de Denoyel en formation d’adultes, car selon l’auteur cette dernière peut stimuler l’« art de faire, de dire, de vivre, hors de tout référentiel » (Denoyel, 1999, p. 39). C’est ainsi un processus intrinsèque.

Quant à l’application des contenus, nous la rapprochons à la  poièsis,  l’action de créer, dans le cadre de la formation des adultes car c’est une commande extérieure à l’apprenant. Chez Homère le verbe ποιέω (poieô) signifie fabriquer et faire. La poièsis correspond à la simple production, l’action est donc dévalorisée par rapport au but, l’objet produit vaut plus que l’action de production. « La fin poursuivie est extérieure au producteur » (Bougès, 2011, p. 194).  L’apprenant doit appliquer des contenus théoriques dans les exercices pratiques. Dans ce cas, la motivation est extrinsèque car détachée des expériences et besoin de l’apprenant.

Suite à l’analyse de nos données, nous réalisons que la distinction entre application et implication est très fine. Dans l’application, dans l’action, il y a toujours une délibération ou plutôt une autodélibération. L’apprenant en faisant, doit prendre des décisions, faire des choix, délibérer en action. Les situations d’application se trouvent alors tant dans la raison sensible que formelle. A partir d’une consigne, qui n’est pas forcément en lien avec son expérience, il se met en situation et expérimentation. L’expérenciation se déploie grâce à un accompagnement à la réflexivité après l’action pour en tirer le sens et intégrer le savoir. Le rôle de l’accompagnateur est ici primordial afin de développer l’esprit interrogatif ou réflexif et impliquer l’apprenant grâce à la prise de conscience de ses connaissances et compétences.

 

4.2. Entre présence et distance

 

Dans l’étude de cas ici analysée, nous remarquons une double alternance entre temps à distance-présence et théorie-pratique que nous pouvons représenter par le schéma ci-après :

 

Figure 1 Alternance entre application et implication en formation hybride. A partir d’un cas d’étude 

 

Même si un rapprochement entre distance-présence et application-implication est difficile à faire, nous pouvons dire que la présence permet la création d’un espace d’expérimentation et d’application en confiance car elle facilite la pédagogie d’essai-erreur, en dehors du terrain réel. En même temps, la prise en compte de l’individu et de ses expériences est privilégiée grâce à la présence physique qui facilite les interactions et l’instauration d’une relation. De plus, la présence renforce le collectif alors que la distance privilégie le travail individuel sur le projet.

Application et implication sont donc deux processus complémentaires. La représentation de nouvelles technologies des formateurs et apprenants, ainsi que la conception du dispositif hybride, influencent le processus formatif. L’outil peut devenir autant source d’implication de l’apprenant en donnant du sens à sa démarche que d’application d’une information (contenu théorique) extérieur de lui. Cependant, nous remarquons que la distance ouvre des possibilités et permet une liberté plus importante sur sa formation pour devenir acteur. Un accompagnement à la réflexivité et la délibération est important pour l’articulation des alternances entre théorie-pratique et présence-distance. La conception du dispositif joue ainsi un rôle important à ce processus d’autonomisation et de mise en sens.

 

Conclusion

 

Notre étude a montré que les représentations des formateurs vis-à-vis de nouvelles technologies jouent un rôle important à la prise en compte de la double alternance en formation d’adultes lors de la conception hybride du dispositif. Ces représentations sur la coexistence des technologies et des humanités « est à méditer sur deux points : le savoir d’agir sur la nature et le savoir de nous penser nous-mêmes » (Salomon, 1992, p. 181-184) ; le rapprochement de deux formes de rationalité, traditionnellement présentées comme antinomiques, « la poursuite du savoir et la quête du sens ». Aujourd’hui, nous remarquons que le système éducatif n’a pas échappé de cette obligation d’efficacité. Nous construisons les formes d’enseignement et les parcours de formation sur cette logique de rentabilité afin de toucher un plus grand nombre d’apprenants qui mémoriserons une grande quantité des données rapidement. « Ce n’est donc pas tant la technique qui pose problème que le projet social et politique au service duquel elle est placée » (Albero, 2004, p. 42).

« Un avenir à la fois souhaitable et réalisable dépend de notre volonté d’investir notre acquis technologique de telle sorte qu’il serve au développement d’institutions ‘’accueillantes’’ » (Illich, 2004, p. 288) et aller ainsi à l’encontre des tendances du moment. Autrement dit, utiliser la technologie pour « créer des institutions au service des interactions personnelles, créatrices et autonomes et de permettre l’apparition de valeurs qui ne puissent pas être soumises aux règles des technocrates ».

 

Références

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Leplat, J. (2000). L’analyse psychologique de l’activité en ergonomie. Octarès.

Leplat, J. (1985). Erreur humaine, fiabilité humaine dans le travail. Armand colin.

Papadopoulou, M. (2019). Inversons la classe inversée. Raison expérientielle et nouvelles technologies en formation d'adultes. TransFormations, 19, 1-14. https://pulp.univ-lille1.fr/index.php/TF/article/view/282

Salomon, J.-J. (1992). Le destin technologique. Balland.

Vermersch, P. (2010). L'entretien d'explicitation (6ème éd.). ESF.

 

 

Notes

[←1

 Cette méthode a été déjà adoptée et sa pertinence a été démontrée dans un article antérieur (Papadopoulou, 2019). 

[←2

 Le référencement correspond aux transcriptions de nos quatre entretiens. La première lettre permet d’identifier le formateur interviewé et le chiffre suivant correspond à l’interaction entre l’enquêteur et l’enquêté. Enfin, les lignes de la transcription sont indiquées.

[←3

 Technique, du grec technè, remonte à un verbe très ancien teuchô (radical t(e)uch-, indo-européen * th(e)uch-).(Castoriadis, s.d.) 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292