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mardi 2 mars 2021

Pour citer ce texte : Kerlan, A.. (2021). Les sciences comme espérance éducative : la pédagogie entre science et croyance. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 1 , 216-228.
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2020/dossier/article/les-sciences-comme-esperance-educative-la-pedagogie-entre-science-et-croyance]

Les sciences comme espérance éducative : la pédagogie entre science et croyance

Alain Kerlan
Professeur des universités honoraire
Université Lumière Lyon 2, Laboratoire ECP

Résumé :

L’histoire éducative comme son actualité attestent de ces phases périodiques où soudain telle ou telle théorie scientifique, telle ou telle « découverte », sont importées comme si elles donnaient enfin la clé et la solution des problèmes éducatifs, pour des pédagogues en quête de leur pierre philosophale. Si les neurosciences ont aujourd’hui pris le relai, le processus demeure le même : substituer à la complexité et à l’intrication des facteurs une vision unitaire. Le positivisme comtien lui-même, son obsession de l’unité, avait, peut-être bien malgré lui, préparé le terrain. La succession des engouements scientifiques et théoriques traversant le champ éducatif dessine la cartographie d’un imaginaire pédagogique capté au gré d’une singulière circulation des savoirs sensibles à « l’air du temps ». En explorer les grandes lignes renoue en partie avec le projet d’une exploration de l’imaginaire pédagogique, comme y invitait Daniel Hameline.

Mots clés :

sciences, applicationnisme, neuro-éducation, pédagogie, imaginaire

 

Abstract : 

Sciences as educational hope: pedagogy between science and belief 

Educational history as well as its actuality attest to these periodic phases in which suddenly such or such scientific theory, such or such "discovery", are imported as if they finally provided the key and the solution of educational problems, for educators in search of their philosopher's Stone. While neuroscience has now taken over, the process remains the same : replacing the complexity and intricacy of factors with a unitary vision. Comtian positivism itself, his obsession with unity, had, perhaps unwillingly, paved the way. The succession of scientific and theoretical fads crossing the educational field draws the cartography of an educational imaginary captured at the discretion of a singular circulation of knowledges sensitive to "the zeitgeist". Exploring the broad outlines partly revives the project of exploring the educational imaginary, as Daniel Hameline invited.

Keywords :

science, applicationism, neuro-education, pedagogy, imagination.

 

Introduction

 

De quoi parle-t-on quand nous recourons à ce quasi-néologisme : « applicationnisme » ? S’agissant des choses de l’éducation, en première analyse, essentiellement, d’une certaine relation entre les sciences et les techniques, d’un côté, et les manières, les méthodes, les moyens d’éduquer, d’apprendre, de faire apprendre. L’histoire éducative comme son actualité attestent en effet de ces phases périodiques où soudain telle ou telle théorie scientifique, telle ou telle « découverte » sont importées comme si elles donnaient enfin la clé et la solution des problèmes éducatifs, pour des pédagogues en quête de leur pierre philosophale, dans une représentation homogène du monde. La nature du problème varie, mais la teneur de la quête demeure.

C’est ainsi qu’un certain usage des neurosciences a succédé aujourd’hui à celui des  « intelligences multiples »,  à celui  des « gestes mentaux », de la « dynamique des groupes », de la polarité « cerveau droit/cerveau gauche », ou encore du thème de la « complexité », pour m’en tenir à quelques exemples. Les sciences sociales et humaines, la psychologie et la sociologie, ont été particulièrement mises à contribution. L’attente s’est aussi tournée vers la biologie. Les neurosciences de l’ère informatique renouvellent et actualisent cette attente.

Elles trouvent même aujourd’hui une place de premier ordre au sein des politiques éducatives. Nous assistons en effet, depuis quelque temps, à la tentation, ou la tentative, d’une politique qui estime trouver dans les neurosciences la clé privilégiée de l’efficacité éducative.  L’actualité, toutefois, ne fait ici que remettre au premier plan une tentation récurrente, sous des formes diverses, et nous renvoie ainsi à une problématique éducative suffisamment forte pour que nous nous emparions de l’occasion qu’elle nous offre. Bien que limitant ainsi l’applicationnisme  à cette relation entre les sciences et les techniques d’un côté et l’éducation de l’autre, je n’ignore pas pour autant qu’il existe aussi un applicationnisme  de type « philosophique ». Le hasard d’une lecture, la biographie de Henri James, m’a ainsi appris que le père du célèbre écrivain, James d’Albany, avait cru trouver dans la science sociale « pratique » la « clé scientifique » et donc  éducative, de la nouvelle vie sur terre, une sorte de complément « scientifique » de la doctrine de Swedenborg.

Je pourrais me justifier de ce resserrement sur la relation de l’éducation avec les sciences et techniques en avançant que dans l’applicationnisme  « scientifique » il n’est question que des moyens, des outils, des procédés de l’éducation, tandis que l’applicationnisme  « philosophique » porterait sur les fins. Mais ce serait inexact : l’applicationnisme  qui s’autorise des sciences – ou plutôt de certaines sciences –n’est pas un simple et pur pragmatisme, mais bien une vision de l’éducation, et peut-être même une vision tout particulièrement tributaire de cette idée éducative dont L’Évolution pédagogique en France de Durkheim nous a appris qu’elle traversait notre histoire depuis son invention au sein des convicts des premiers temps du christianisme.

C’est donc cette hypothèse qui guidera mon propos. Elle me conduit à tenter de poursuivre un double objectif, en posant deux questions : 1) Parmi les différentes formes, les différents « moments » de l’applicationnisme  dont j’ai évoqué quelques exemples, y-a-t-il une spécificité de ce moment contemporain, le moment des neurosciences ? 2)  En dépit de cette spécificité, ce moment n’en participe-t-il pas néanmoins d’une même quête, d’une même vision ou d’un même imaginaire éducatif, voire même d’une même hybris (ὕϐρις) éducative ?   

Pour organiser cette réflexion et tenter d’apporter au moins quelques éléments de réponse à ces questions, je serai amené à distinguer trois figures de l’enrôlement des sciences dans une visée, voire une vision éducative.

 

1. L’applicationnisme  à l’ère neuronale et en régime néo-libéral

 

L’applicationnisme dont l’actuel recours aux neurosciences présente une forme emblématique est l’une de ces figures. On peut, en première analyse, le caractériser par sa mobilisation privilégiée, hégémonique des sciences – plus précisément de certaines sciences – comme moyens d’éduquer, d’apprendre, de faire apprendre, et surtout de le faire mieux. Je souligne ces termes : mobilisation privilégiée, hégémonique, pour faire mieux. Ils permettent en effet de signaler que cet applicationnisme  n’est pas un simple pragmatisme, au sens ordinaire du terme, qui ajouterait sagement un outil de plus dans la boîte du pédagogue soucieux de réussir. Les sciences ou les techniques mobilisées le sont dans une perspective d’ensemble, structurante, unitaire, présentées comme la clé d’une nouvelle lecture totale de la problématique de l’apprentissage, et donc d’une nouvelle pratique ouvrant de nouveaux horizons.

La rhétorique dans laquelle s’expose le passage des neurosciences à l’éducation, fort éloignée de la prudence des spécialistes, l’illustre abondamment. Si le spécialiste qu’est Stéphane Dehaene doit bien savoir que les mécanismes de l’apprentissage, plurifactoriels, ne se réduisent pas à un circuit neuronal particulier, ce même spécialiste, quand il s’engage sur le terrain de l’éducation peut par exemple déclarer « qu'un bon enseignant est un enseignant qui a un bon modèle mental du cerveau des enfants » (Dehaene, 2012) comme il le précisait en introduction de sa conférence "Les grands principes de l'apprentissage", tenue en 2012. Ou encore que ce « bon enseignant doit être formé en sorte qu’il « puisse concevoir le programme éducatif dans un contexte qui va maximiser les modifications mentales, cérébrales, et maximiser la vitesse aussi, la quantité d'apprentissage qu'un enfant peut avoir » (Idem). La « stupéfaction » face aux conditions de l’éducation dont fait état ce spécialiste donne bien le ton quand il déclare faussement candide qu’il est « stupéfiant que beaucoup d’enseignants connaissent mieux de fonctionnement de leur voiture que celui du cerveau » (Idem). 

La dimension unitaire et totalisante de l’applicationnisme  est également manifeste dans la manière dont est envisagée la recherche en éducation en appui sur les neurosciences, en dépit des précautions oratoires et des manifestations de prudence et de modestie dont elle s’entoure. Steve Masson, promoteur canadien de la neuro-éducation, professeur à l’UQAM, fait ainsi preuve de cette prudence quand il déclare qu’il s’agit moins de « bouleverser » les pratiques pédagogiques que de les « raffiner », mais il précise que ce raffinement est possible parce grâce aux neurosciences « on saura mieux lesquelles sont efficaces ». Stanislas Dehaene, de son côté, une fois profession faite de la même apparente prudence, donne sa vision de la recherche en éducation en soutenant qu’ « il est nécessaire d’établir un dialogue permanent pour vérifier et valider dans les classes ce que les sciences cognitives peuvent dire d’un point de vue très général sur le fonctionnement du cerveau » (Dehaene, 2012). 

Le passage des sciences à l’éducation dans cette figure de l’applicationnisme  se signale tout particulièrement par l’abondance et la nature des métaphores mobilisées. En voici un exemple emprunté aux propos du spécialiste canadien Steve Masson. Dans un entretien, celui-ci compare le cerveau à une forêt dont les arbres seraient les neurones. Et il explique que « comme dans une forêt, plus on passe par un endroit, et plus on trace un chemin ou une autoroute de l’information » (Masson, dans Bennis, 2019). Cette métaphore de la forêt est sans doute issue de la vulgarisation des sciences du cerveau avec la fameuse « cartographie » du cheminement dans le cerveau. Le travail de l’enseignant en découle « naturellement » : il s’agit de renforcer ces chemins pour faciliter les apprentissages. Mais encore ? Concrètement, l’innovation est bien loin du grand bond en avant annoncé : sachant l’importance du sommeil, par exemple, les professeurs devront « tenir compte de l’importance des périodes de sommeil et donc espacer les périodes d’apprentissage des élèves » (Idem)...

Une autre métaphore se lit dans l’orientation générale des « règles » de l’apprentissage et de la transmission des savoirs tirées des neurosciences. Il y est essentiellement question d’entraînement. Le cerveau est un organe – l’organe de l’apprentissage – qu’il s’agit donc d’entraîner, de « muscler ». La métaphore sous-jacente du muscle et de sa version sportive et compétitive est même présente dans la promotion « scientifique » de l’hygiène du sommeil.

Dimension hégémonique, unitaire et totalisante, recours massif aux métaphores. Je reviendrai sur ces deux traits. Mais avant d’y revenir, il manque une troisième et forte caractéristique de cet applicationnisme : le relai politique, étatique, dont il bénéficie. L’applicationnisme  ici s’inscrit dans une politique éducative délibérée, qui croit avoir enfin trouvé dans les neurosciences la clé de ce changement nécessaire dont l’injonction est le moteur de la plupart des réformes portées par les différentes politiques éducatives qui se succèdent depuis plusieurs décennies.

Cette politique éducative asservie à l’idéologie du changement se traduit tout particulièrement par l’institutionnalisation des « sciences du cerveau » en clé de voûte d’une matrice visant à nouer ensemble recherche scientifique et enseignement, s’efforçant d’imposer du même coup la seule lecture autorisée tant de la problématique éducative que de la recherche dans le champ.

Je ne m’arrêterai pas ici sur les raisons pour lesquelles ces « sciences du cerveau » se prêtent tout particulièrement à cette opération. Je porterai plutôt mon attention sur l’argument et la visée politique dont elle s’autorise : le changement. Ce thème se décline en diverses injonctions, dont la plus insistante a fait récemment l’objet d’une salutaire et savante étude philosophique : « Il faut s’adapter ». Barbara Stiegler, l’auteure de cette étude, en a fait le titre de son ouvrage, qu’elle a sous-titré : Sur un nouvel impératif politique (Stiegler, 2019). Son analyse me paraît apporter un éclairage précieux pour comprendre la singularité de l’applicationnisme  aujourd’hui dominant.

Elle permet en effet de le distinguer de sa version vulgairement « scientiste ». Le point de départ de la réflexion de Barbara Stiegler est le malaise que nous ressentons tous face à « l’injonction permanente à s’adapter au rythme des mutations d’un monde complexe », face à ce qu’elle désigne comme la « colonisation progressive du champ économique, social et politique » - ajoutons « éducatif » - par l’impératif de l’adaptation (2019, p. 11.). Elle en entreprend donc la généalogie, en commençant par restituer ce que nous n’entendons qu’à peine dans le « il faut s’adapter » : son ancrage dans le lexique biologique de l’adaptation. L’enquête généalogique conduit alors aux sources de la pensée et de la pratique aujourd’hui dominantes, celles du néolibéralisme, dont Barbara Stiegler montre qu’il s’agit d’une pensée politique entièrement bâtie sur une certaine interprétation de l’évolutionnisme darwinien et de ses conséquences pour l’avenir de l’espèce humaine. Elle rejoint ainsi le thème du biopouvoir théorisé par Michel Foucault, tout en se distinguant de ses analyses en divers points sur lesquels je ne m’arrêterai pas. L’important pour mon propos est qu’au cœur du néolibéralisme existe, comme le montre Barbara Stiegler, « un récit très articulé sur le retard de l’espèce humaine par rapport à son environnement et sur son avenir » (2019, p. 12), et du même coup le soubassement d’une politique orientant l’ensemble de l’action humaine, et notamment l’éducation, vers la quête des moyens de combler ce retard.

Comme on le voit, cette pensée politique, dont le héraut aura été Walter Lippmann, et dont il faut répéter qu’elle est aujourd’hui dominante, pourrait être caractérisée comme un gigantesque et général applicationnisme, d’inspiration darwinienne, dont la politique éducative serait l’un des vecteurs privilégiés. Face à la globalisation et à la mondialisation, à l’essor sans précédent des technologies, bref à un « environnement » économique de moins en moins maîtrisable – mais dont la nature même, le capitalisme mondialisé, n’est jamais remis en cause – le retard de l’humanité, dans ses compétences, ses modes de pensée et d’agir, serait tel que son salut ne pourrait venir que du gouvernement des experts, de ceux qui ont compris et qui savent, là où le modèle démocratique traditionnel et avec lui le citoyen ordinaire ne peuvent être qu’impuissants. Dans cette conception, comme l’écrit Barbara Stiegler, « les décisions doivent se prendre à un tout autre niveau, se soustrayant par principe à tout contrôle démocratique : celui de la transmission du savoir par des experts non élus, qui échappent à toute validation élective, vers le pouvoir des dirigeants, court-circuitant systématiquement la souveraineté populaire » (p. 61). On est ici aux antipodes de la pensée de Dewey et de la place politique qui y est faite aux sciences. Barbara Stiegler nous rappelle en effet que chez Dewey, « le concept d’ « enquête » implique une participation massive des sciences humaines et sociales à la délibération politique » (p. 51), délibération, précisons-le, qui porte sur les fins et non exclusivement sur les moyens.

 

2. L’imaginaire éducatif de l’applicationnisme . Métaphores et visée unitaire

 

Matrice néolibérale nouant recherche scientifique et enseignement, recours massif aux métaphores, dimension hégémonique, unitaire et totalisante du recours scientifique, tels pourraient donc être les trois principaux traits caractéristiques de l’applicationnisme  contemporain. Quelle que soit l’importance de l’éclairage qu’apporte son analyse sous l’angle du néolibéralisme, il est important de les tenir ensemble.

Je voudrais donc, pour poursuivre, revenir à la dimension métaphorique ainsi qu’à la visée unitaire. Ces deux traits ne sont pas propres à l’applicationnisme  néolibéral, ni même à l’applicationnisme  scientifique en général, mais caractérisent sans doute toutes les formes d’applicationnisme. Si nous ne les prenons pas assez en considération, nous passons à côté de ce qui me semble être la question centrale : celle de la réception des propositions applicationnistes, et surtout leur succès, l’engouement dont elles sont périodiquement l’objet.

Comme je le rappelai en commençant, l’engouement dont les neurosciences sont l’objet dans une partie significative de la communauté éducative vient à la suite d’autres engouements tout aussi totalisants, qu’il s’agisse de la théorie des « gestes mentaux », des « intelligences multiples », ou de la « dynamique des groupes », etc. La liste est longue, et tout familier des choses de l’éducation assez avancé dans la carrière en a connu bon nombre qui ont désormais rejoint l’abondant cimetière des illusions pédagogiques. La succession des engouements scientifiques et théoriques traversant le champ éducatif semble ainsi dessiner la cartographie d’un imaginaire pédagogique capté au gré d’une singulière circulation des savoirs sensibles à l’air du temps. Et il faut bien poser la question : d’où vient cette croyance, cette crédulité qui conduit en chacun le pédagogue à faire en quelque sorte le lit de l’applicationnisme ? Sans cette croyance en creux, cette espérance et cette attente à combler, nul applicationnisme  ne parviendrait à hisser telle ou telle technique ou théorie au rang d’une sorte de pierre philosophale, encore moins à permettre qu’à la première occasion renaisse sous les cendres encore chaudes d’une espérance abandonnée une espérance toute nouvelle. Sans la force, la puissance attractive de nos imaginaires pédagogiques, les multiples renaissances de crédulités toujours neuves seraient impossibles.

Pour tâcher de le comprendre, peut-être faut-il donc en venir à se tourner vers l’imaginaire éducatif. Olivier Reboul (1984), comme Daniel Hameline (1986) ou Nanine Charbonnel (1991), tous trois attentifs aux métaphores de l’éducation, à la propension métaphorique inhérente à la pensée éducative nous y inviteraient. Comme y invite aussi ce thème insistant de l’unité, de la totalisation. Je vais donc m’y arrêter brièvement.

 

2.1. Imaginaire éducatif et métaphores

 

Le « chemin » est l’une des métaphores du langage de l’éducation inspirée par les neurosciences : chemin de l’information, voire « autoroute » de l’information. C’est aussi l’une des métaphores de l’éducation qu’étudiait Daniel Hameline dans L’éducation, ses images, son propos (ESF, 1986), ainsi que ses différents dérivés : itinéraire, parcours, route, voie, etc. Il y aurait assurément beaucoup à faire dans cette direction de l’analyse des métaphores dans le langage de la neuro-éducation. Mais je m’en tiendrai ici à l’aspect général de la perspective proposée par Daniel Hameline. Elle a pour point de départ un constat que nous avons tous déjà plus ou moins effectué, voire déploré : « L’éducation est chose dont tout le monde, c’est-à-dire n’importe qui, peut légitimement parler » (p. 16).  Hameline pose alors une question toute simple et nous met en face d’un paradoxe : pourquoi cette « parlerie » ? La réponse souligne le paradoxe : « Si on en parle tant, sous le signe du bègue qui gesticule en son impuissance à dire, ou du rhapsode, qui s’en tire par une chanson, fût-elle de Geste, c’est que parler l’éducation est un pari impossible. Quand on s’imagine en parler, c’est d’autre chose que l’on disserte. L’éducation, cette activité humaine primordiale, n’a pas de langage qui lui soit propre » (pp. 16-17).

Une autre façon de le dire est de prendre acte du fait que l’éducation a un statut à part, très particulier, dans l’imaginaire social. Hameline empruntait à Jean-Claude Passeron cette formulation : « L’éducation n’est un bien vacant dans aucune société » (p. 28). C’est pourquoi on en discute et on en dispute, pour tenter d’en prendre le contrôle. C’est aussi pourquoi,  « quand on s’imagine en parler », c’est en fait « d’autre chose que l’on disserte ».

Le « statut imaginaire de l’éducation » –  la formule est de Daniel Hameline – se manifeste alors de deux façons. Il est, écrit Hameline, « celui de la « bonne affaire » permanente pour les groupes et les institutions qui, effectivement, s’en disputent le contrôle et tentent, avec des bonheurs divers, d’y faire prévaloir leurs vues » (p. 28-29). L’éducation aujourd’hui, du moins telle qu’elle est aujourd’hui saisie par le néolibéralisme dominant, est, pour ceux qui tentent de s’autoriser des neurosciences, des sciences du cerveau, la « bonne affaire » de l’heure. La seconde manifestation de ce statut imaginaire de l’éducation, indissociable de la première, est précisément l’abondance métaphorique. Pour s’emparer de la « bonne affaire », il ne suffit pas de raisonner, il faut convaincre en captant les imaginaires, en faisant jouer à plein la fonction argumentative des images : « Les débats autour de l’éducation sont cris et chuchotements et non point parole censément sensée (…). Ce que l’on cherche, en argumentant, c’est bien à prendre, à s’emparer des esprits et des organisations, à faire que les convictions « prennent » et, de préférence, conformes aux nôtres » (p. 28).

Il faut ici préciser que l’entreprise de Daniel Hameline n’était nullement une dénonciation de l’emprise de l’image dans le langage de l’éducation, au nom d’une pensée de l’éducation relevant de l’exercice de la raison scientifique. Tout au contraire, la thèse est que le recours aux images est inhérent à la pensée de l’éducation, que les idées dans ce champ « ne sont pas séparables des images, et, particulièrement, d’un corps d’images en fonction desquelles l’éducation se trouve non seulement illustrée mais comprise et racontée ». L’éducation, ajoute Hameline, qui souligne, est quelque chose qui s’imagine » (p. 33).

Cela vaut pour aussi pour la neuro-éducation. Même quand elle est prudente, elle s’imagine que le seul langage valide pour dire les choses de l’éducation serait celui qu’autoriserait la vérification expérimentale apportée par les sciences du cerveau.

En résumé ce qui semble demeurer toujours pertinent dans la démarche qu’avait entreprise Daniel Hameline, c’est le projet de « mettre en évidence le rôle déterminant que joue dans la pensée de l’éducation l’imaginaire individuel et collectif » (p. 34). La pertinence de ce projet se trouve renouvelée quand il s’agit de penser l’applicationnisme  en éducation.

 

2.2. La quête de l’unité

 

Il manque toutefois une dernière pièce pour tenter de rendre compte de la dimension totalisante des applicationnismes qui font recette. Ils sont reçus non seulement comme des solutions, mais comme LA solution. En d’autres termes, l’imaginaire dont ils s’emparent est un imaginaire tout particulièrement aimanté par la soif unitaire, le besoin d’unité, d’englobement, de totalisation.

Or, cette valeur, l’unité, c’est précisément l’une de celles que Durkheim découvrait au fondement même de l’idée éducative, qu’il appelait plutôt son « schéma d’ensemble ». Ce que l’enquête historique que mène Durkheim dans L’évolution pédagogique en France nous apprend, c’est l’existence d’un fil rouge, qui court jusqu’à nous, et dont le commencement se situe au sein des premiers convicts, ces premières structures chrétiennes dont l’ambition était de former l’être tout entier, dans son intériorité et dans la totalité de ses dimensions. Ce fil rouge est celui de l’unité. L’œuvre éducative doit être œuvre d’unité et d’unification. L’idée éducative est fille de la civilisation chrétienne. Elle a sa trilogie : intériorité, unité, totalité.  C’est au sein du christianisme – et sans doute de tous les monothéismes – que s’est élaboré l’idéal éducatif qui à certains égards, même s’il est battu en brèche, est toujours le nôtre, et autour duquel s’est cristallisé l’imaginaire collectif et individuel de l’éducation.

Le souci de l’unité et de l’unification des apprentissages habite tout pédagogue. Les succès, même éphémères, de nombre d’applicationnismes, loin de le démentir, en témoignent à leur façon. L’éducateur a ce besoin-là chevillé à l’âme. Quand une promesse d’unification, de totalisation lui est faite, il résiste difficilement, même quand elle lui vient d’un monde qu’il tient par ailleurs en suspicion. C’est du coup une propension qui expose aux engouements. Toujours en quête et en espérance d’un principe unificateur dans un monde éclaté, le pédagogue tend à célébrer puis brûler assez vite les Jérusalem pédagogiques. Le processus demeure le même : substituer à la complexité, à l’intriqué, à l’éclaté une vision unitaire. La quête de la pierre philosophale chez le pédagogue n’est pas sans évoquée celle de l’utopiste en quête d’une clé unique ou du principe d’unité. Le positivisme comtien lui-même, dans son obsession de l’unité, avait, peut-être bien malgré lui, préparé le terrain pour un imaginaire pédagogique qui peine à faire son deuil de la quête unitaire.

Les pédagogues seront-ils les derniers à connaître que Dieu est mort ? Voilà une interrogation qui m’est périodiquement venue à l’esprit face à une certaine forme de crédulité pédagogique ; faut-il s’étonner qu’elle puisse se poser à propos d’un applicationnisme  adossé à la promesse de  rationalité scientifique qu’il croit trouver du côté des neurosciences ? Ou bien au contraire y voir une nouvelle illustration de la tentation unitaire inhérente à l’ambition éducative ? L’attente pédagogique à l’égard des sciences ne témoigne-t-elle pas de sa persistance ?  

On pourrait m’objecter qu’en visant à mettre les savoirs des sciences au service de l’éducation et des apprentissages, l’applicationnisme  scientifique rompt avec les chimères de l’unité et des pierres philosophales en matière d’éducation. Mais précisément, l’histoire même des pensées de l’éducation et des politiques éducatives dans le monde moderne se caractérise particulièrement par la place qu’y prennent les projets d’éducation globale au nom des sciences. J’ai évoqué plus haut un gigantesque et structurel applicationnisme  d’inspiration darwinienne auquel pourrait être comparé le néolibéralisme. Son moteur est en effet la nécessité déclarée d’une réforme de l’humanité, de l’espèce humaine, en appui sur les savoirs des experts, afin qu’elle soit en mesure d’être à la hauteur de sa propre évolution. Cette ambition de réforme de l’humanité au nom des sciences et sur la base des sciences n’est pas nouvelle. On peut même dire qu’elle a déjà trouvé dans le positivisme comtien son paradigme (Kerlan, 1998). Cette réforme en effet est au cœur de l’agenda que s’était fixé le jeune Auguste Comte dans son Plan des travaux nécessaires pour réorganiser la société, dès 1822. Le ver, si je puis dire, était déjà dans le projet comtien, dès lors que Comte était convaincu que les sciences portent en elles le pouvoir d’accomplir sur le plan de l’humanité tout entière, du genre humain, l’unification humaine dans toutes ses dimensions, spirituelle, morale, sociale, et même religieuse. Je ne m’aventurerai pas maintenant dans cette direction qui nous mènerait assez loin (elle a conduit Comte … à Notre-Dame !).

 

Conclusion

 

Voilà sans doute plus de questions que de réponses, mais l’objet de ce propos qui se veut exploratoire est d’abord de lancer la réflexion et d’ouvrir quelques pistes. En guise de conclusion, je soulignerai le paradoxe qui me semble être au cœur de cette quête unitaire qui innerve l’entreprise éducative. Paradoxe, en ce que d’un côté elle nourrit une forme de disponibilité – pour ne pas dire de crédulité – dont profitent les applicationnismes, mais que de l’autre côté elle est peut-être bien nécessaire à l’éducation. (À ma question : « les pédagogues sont-ils les seuls à ignorer que Dieu est mort ? », il m’est arrivé d’ajouter : « mais autant ne pas le leur dire, on a encore besoin d’eux »…).

Comment alors ne plus être prisonnier de cet héritage métaphysique, sans renoncer aux valeurs qui lui sont liées ? Deux pistes possibles, que je me contente d’indiquer.
La première revient à l’ouvrage de Barbara Stiegler, et passe par Dewey. La seconde s’inspire des propos de Daniel Hameline au sujet de l’imaginaire éducatif.

La piste Dewey, donc. En effet, dans sa généalogie du néolibéralisme, Barbara Stiegler montre comment la philosophie de John Dewey propose une alternative d’envergure et délibérée au néolibéralisme de Lippmann. Elle repose sur une épistémologie et une conception de la démocratie et de l’usage des sciences en démocratie qui font fortement écho à notre sujet, et dessine du même coup un paradigme pour les sciences de l’éducation qui tient à distance la réduction applicationniste qui les guette aujourd’hui. Dewey, en effet, montre Barbara Stiegler, oppose au modèle néolibéral du gouvernement des experts une conception de la démocratie qui repose sur « l’usage systématique de l’ « enquête », réinterprétée comme le partage social des connaissances et leur mise à l’épreuve collective » (2019, p. 95).

 Les sciences de l’éducation, et plus largement les sciences sociales et humaines, sont bien placées pour apprécier cette conception. Nous savons ainsi que nombre des recherches doctorales qui ont produit du savoir dans le champ de l’éducation ont été menées par des personnes engagées par leur profession dans le tissu social ; et nous constatons aujourd’hui que les réformes des études doctorales tendent à écarter du champ de la recherche ce type de synergie sociale au profit, sous prétexte de « professionnalisation » d’une vision purement procédurale qui ne peut-être socialement et politiquement que l’antichambre d’un applicationnisme  généralisé, faisant délibérément l’impasse sur « la question des valeurs, des fins et des buts visés en commun par la communauté politique » (p. 96).

Cette piste, d’autre part, comme l’analyse également Barbara Stiegler, repose sur une anthropologie en rupture avec l’arrière-plan métaphysique dont le néolibéralisme de Lippmann s’avère tributaire, une vision atomiste de l’être humain, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif, dès lors scindé entre activité et passivité, et du même coup « cible passive et consentante du savoir des experts, chargés de [le] réadapter (…) aux exigences de la révolution industrielle » (p. 100). Or, c’est précisément sur la rupture avec cet arrière-plan métaphysique et avec ses dualismes, à commencer par le dualisme entre activité et passivité, que repose la philosophie de John Dewey, coupant court à la quête d’unité à laquelle conduisent ces dualismes.

La piste Hameline, pour terminer, n’est pas tout à fait du même ordre, mais elle vise aussi à se déprendre de la quête unitaire et totalisante. Voici quel en serait le chemin, dans les termes de Daniel Hameline : « Penser l’éducation, ce serait donc suspendre cette « parlerie ». Ce serait l’inspecter pour essayer d’entendre le silence qu’elle dissimule. En même temps, ce serait répondre à la prescription socratique d’avoir à s’en faire une philosophie. Mais il serait prudent d’avoir longuement ausculté la « parlerie » avant de prendre « pour de bon » la parole » (1986, p. 17).

L’une et l’autre pistes, l’une et l’autre voies ont leurs intérêts et leurs pertinences. Elles ne semblent d’ailleurs nullement exclusives ou incompatibles.

 

Références :

 

Bennis K. (2019, 7 nov.). Mieux enseigner grâce aux sciences. Entretien avec Steve Masson. https://www.selection.ca/reportages/mieux-enseigner-grace-aux-neurosciences/ 

Charbonnel, N. (1991). Les aventures de la métaphore. Presses universitaires de Strasbourg. 

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Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292