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mardi 2 mars 2021

Pour citer ce texte : Roelens, C.. (2021). Un acoquinement ou un dialogue raisonnable entre neurosciences et philosophie de l’éducation ? Discussion à partir des contributions de l’autorité éducative au devenir autonome. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 1 , 198-215.
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Un acoquinement ou un dialogue raisonnable entre neurosciences et philosophie de l’éducation ?

Discussion à partir des contributions de l’autorité éducative au devenir autonome

Camille Roelens

Résumé :  

 

Face à la crainte actuelle de voir émerger une nouvelle figure de l’applicationnisme dans l’usage accru des neurosciences en éducation, cet article se propose de leur donner la parole puis de conduire une discussion critique du caractère tantôt prometteur tantôt aporétique de leurs apports. Nous commençons par discuter les propositions formulées par le neuroscientifique Lionel Naccache pour une dialogue entre philosophie et neurosciences, puis proposons un resserrement sur deux notions clés de la philosophie de l’éducation aujourd’hui : l’autonomie et l’autorité. Nous examinons ainsi ce que sont les conditions neurologiques de possibilités de l’autonomie individuelle, puis montrons ce que les principaux résultats des neurosciences sociales et affectives permettent (ou non) pour penser la relation d’autorité éducative dans une modernité radicalisée. Nous concluons en faveur d’une limitation ouverte de la contribution des neurosciences à la pensée de l’éducation.

 

Mots-clés :  

 

Philosophie de l’éducation, neurosciences, autonomie, autorité, démocratie.

 

Abstract :  

 

Faced with the current fear of seeing a new figure of applicationism emerging due to the increased use of neurosciences in education, this article proposes to give them a voice and then to lead a critical discussion of the sometimes promising and sometimes aporetic nature of their contributions. First we discuss the proposals formulated by the neuroscientist Lionel Naccache for a dialogue between philosophy and neuroscience, and then suggest a shrinking to two key notions in philosophy of education today: autonomy and authority. Thus we examine what the neurological conditions of possibilities of individual autonomy are, and then we show what the main results of social and affective neuroscience allow (or not) for thinking about the relation of educational authority in a radicalized modernity. We conclude in favor of an open limitation of the contribution of neuroscience to educational thinking.

 

Keywords:  

 

Philosophy of education, neurosciences, autonomy, authority, democracy. 

 

Introduction

 

En 1983, dans la préface d’un ouvrage séminal quant à la visibilité des neurosciences1 au-delà des seuls chercheurs en ce domaine, Jean-Pierre Changeux interroge la présence relative dans l’espace public de sa spécialité (la neurobiologie) et d’autres disciplines faisant de l’Homme leur objet d’étude : 

Les sciences de l’homme sont à la mode. On parle et on écrit beaucoup, que ce soit en psychologie, en linguistique ou en sociologie. L’impasse sur le cerveau est, à quelques exceptions près […], totale. Ce n’est pas un hasard. […][L]es bonnes lectures du rayon "Sciences humaines" touchent en général la corde personnelle : ici l’engagement politique, là la vie sexuelle ou l’éducation des enfants ? La recherche des mécanismes "internes" qui s’y trouvent engagés intéresse beaucoup moins. Elle ne débouche à brève échéance (nous soulignons) sur aucun code de bonne conduite, ne livre pas le secret du bonheur, ne permet pas de prévoir l’avenir (en note : À moins que la connaissance qui en résulte n’incite à une réflexion plus approfondie sur la nature de l’homme et sur le monde qui l’entoure…). (p. 8-9) 

On remarque que les questions d’hégémonie disciplinaire et de prétention à l’application directe des résultats des différentes disciplines sont d’emblée centrales. Point n’est besoin ici de longues gloses pour prendre la mesure de deux bouleversements majeurs, à l’échelle d’une quarantaine d’années, par rapport à ce diagnostic. D’une part, les neurosciences ont acquis une visibilité, une légitimité et une influence que l’on peut a minima qualifier de tout à fait significative dans la vie de la Cité. D’autre part, elles tendent à devenir, au corps défendant ou avec l’approbation de leurs praticiens, une des figures contemporaines des perspectives applicationnistes dans l’appréhension de la socialité en général, et de l’éducation en particulier2 .  

À ces deux échelles, les travaux critiques, souvent des plus stimulants, ne manquent pas3 . Il reste que, des décideurs institutionnels aux enseignants de terrain en passant par les parents et autres citoyens soucieux de questions éducatives, la prégnance de l’approche neuroscientifique des questions éducatives paraît aller croissante. Pour progresser dans l’intelligibilité de ce point semblent donc se poser les questions du pensable et du croyable de notre époque s’agissant de tel ou tel discours scientifique, politique, éducatif. Plus spécifiquement, cela interroge les conditions auxquelles tout discours de politique éducative appuyé sur des travaux scientifiques peut désormais trouver son public et sa place. 

Cette question est celle qui guide l’analyse récemment proposée par Alain Ehrenberg, (qui constitue sans doute également un des plus sûrs abords critiques desdites neurosciences et de leur place dans la société d’aujourd’hui). Sans prétendre résumer ici l’ouvrage très dense4 qu’il lui consacre (2018), il nous semble possible de proposer une version synthétique de sa thèse : c’est en puisant à la force entraînante de l’idéal moderne d’autonomie individuelle pour tous que les neurosciences président aujourd’hui au remplacement de l’homme social par l’homme neuronal dans l’appréhension de l’humaine condition. Si l’on considère, avec Marcel Gauchet, que s’« il y a aujourd’hui une question vive pour la philosophie de l’éducation, c’est bien celle-là : qu’est-ce que l’autonomie, qu’est-ce que devenir autonome et à quelles conditions » (2015, p. 161), alors nous avons là un nœud problématique, qu’il importe, en tant que philosophe de l’éducation, de pouvoir approfondir. Le présent texte se veut une contribution à cette tâche. 

Nous trouvons pour cela un premier point d’appui dans les travaux de Philippe Foray en général (2016a) et dans la critique qu’il adresse au traitement du thème de l’autonomie par Ehrenberg en particulier. Il propose tout d’abord une définition de l’autonomie comme capacité à agir, choisir et penser par soi-même pour se diriger dans le monde (p. 19-22), qui fait place non seulement à l’apport kantien et à l’importance de la rationalité (p. 22-25), mais également aux liens entre autonomie et socialisation (p. 25-26) et à la nécessité de penser de concert autonomie, besoins et désirs (p. 75-77 ; p. 120-123)5 . Foray montre également que, partant de la mise en évidence d’une donnée incontestable, à savoir l’existence de « facteurs empiriques de la construction sociale des personnes » (p. 31), Ehrenberg confond en fait autonomie et indépendance et condamne la première au nom de l’impossibilité de démontrer sociologiquement la seconde. Or, pour Foray, l’« éducation nous montre justement qu’il n’y a pas d’autonomie sans influence, pas d’autonomie sans socialisation » (p. 32), et que l’autonomie est avant tout la capacité à assumer finalement un choix comme sien. De même, nous ne prétendons pas que de devenir autonome puisse se déployer en toute indépendance de l’infrastructure neurale des êtres ou de la structuration de la société qui l’exige de chacune, mais nous soutenons qu’il y a néanmoins dans le rapport que chacun, en particulier chaque éducateur, peut avoir à son temps (et notamment aux apports des neurosciences) un espace d’action, de choix et de pensée autonome, qui est ultimement ce qui nous intéresse ici.  Progresser plus avant nous semble pouvoir passer par deux lectures de textes et d’ouvrages de médecins ayant récemment contribué à la large diffusion de connaissances issues des neurosciences, puis de la confrontation desdits apports à la question de l’autorité. Il s’agit, d’une certaine manière, de donner la parole aux neurosciences puis de conduire une discussion critique du caractère tantôt prometteur tantôt aporétique de leurs apports.  

On en effet peut admettre que ces apports soient loin d’être négligeables sans pour autant pousser l’acoquinement jusqu’à donner aux neurosciences la haute main sur la définition des fins de l’éducation et la prescription précise des moyens de les poursuivre. Permettraient-elles seules de faire de l’accompagnement du devenir autonome le but au nom duquel l’autorité s’exerce en éducation (Foray, 2016, p. 113), ou encore d’apporter des innovations décisives sur ce point ? Peuvent-elles fournir aux éducateurs et éducatrices un schème aisément applicable à condition de le suivre de manière rigoureuse pour assumer une posture d’autorité au quotidien ? Ces deux prétentions potentielles étant celles au titre desquelles une logique applicationniste peut aujourd’hui être réintroduite en éducation via les neurosciences, c’est avec elles qu’il nous semble légitime d’entreprendre un dialogue critique. 

Une première partie se centrera sur le discours du neurologue Lionel Naccache et sur ses contributions à l’esquisse des conditions de possibilité de ce qu’il nomme lui-même un acoquinement (terme repris à dessein dans notre propre titre) entre philosophie et neurosciences.

Une seconde partie sera consacrée aux livres et interventions de la pédiatre Catherine Gueguen, qui fut, sur un plan éditorial et sur un plan institutionnel s’agissant de l’école, une des voix importantes défendant l’apport possible des neurosciences sociales et affectives en éducation.

Une troisième et dernière partie fera fond sur la capacité heuristique de l’interrogation sur l’autorité en éducation. S’il « y a de l’éducation parce qu’il y a de l’autorité » (Blais, Gauchet et Ottavi, 2013, p. 45), cette dernière est une condition nécessaire (sans être suffisante) de l’éducation (2008, p. 162). Si l’on admet ces prémices, nous montrerons que nulle saisie applicationniste de l’enjeu de l’autorité en éducation sur la seule base des neurosciences ne saurait avoir la préhension et le doigté qu’exige aujourd’hui l’assomption d’une place d’autorité.

Certains arguments permettant de juger vaine toute prétention applicationniste globale et neuroscientifiquement fondée en éducation nous paraissent, pour conclure, pouvoir être énoncés au terme d’un tel cheminement réflexif.

 

1. Neurosciences et philosophie en dialogue ?

 

Lionel Naccache, que sa présentation de l’émission « Parlez-vous cerveau ? » dans la matinale de France Inter à l’été 2017 a contribué à installer comme une des voix et un des visages des neurosciences en France aujourd’hui, nous semble ici un interlocuteur privilégié puisqu’il appelle lui-même régulièrement à un tel dialogue. Son abord de la question des liens possibles (et de leurs conditions) entre philosophie et neurosciences peut être saisi en prenant appui sur trois de ses articles6 (2008 ; 2014a ; 2014b), qui seront ici abordés par ordre chronologique de parution car celui-ci semble être aussi celui du cheminement logique au terme duquel il aboutit à la conclusion que « la philosophie et les sciences humaines trouveraient un intérêt à s’acoquiner avec les neurosciences » (2014b, p. 20). 

Soucieux de repérer d’abord les obstacles à un tel projet, Naccache identifie trois motifs de « neuro-résistances » (2008, p. 154), qu’il détaille successivement en donnant à chaque fois les arguments qu’il pense, en tant que « neuroscientifique citoyen » (p. 155), pouvoir y opposer.

Le premier motif serait une « suspicion de scientisme » (p. 155) et une crainte envers « un aveuglement guidé par l’idéologie archiréductionniste qui a habillé les scientismes précédents » (p. 155) et leurs « conséquences sociales et éthiques plus néfastes » (ibid.). Naccache y oppose tout d’abord le fait que c’est précisément la capacité des individus à penser par eux-mêmes les enjeux que soulèvent les progrès des neurosciences et la possibilité que le monde contemporain leur offre de le faire qui constitue le meilleur garde-fou de telles dérives : « Une attention de citoyen tournée vers les échos des réseaux scientifiques fortement interconnectés me semble garantir ici une certaine sécurité » (p. 156). Il précise également que la perspective des neurosciences n’est aucunement la réduction de l’esprit à la causalité biologique : « Les cerveaux humains sont des systèmes biologiques d’une extrême complexité, dotés certes de leur histoire génétique, mais également de leur histoire d’individus uniques, et ils sont en interaction permanente avec leurs congénères et le reste de leur environnement » (p. 157).

Le deuxième motif de résistance est pour Naccache « une vive inquiétude qui provient d’un fond humaniste » (ibid.). Il procéderait d’une méfiance envers un risque d’objectivation de l’esprit humain « au détriment de notre statut originaire de sujet qui fondait jusqu’alors notre rapport à autrui et au monde » (ibid.), ce rapport originaire étant lié au sensible. Naccache remarque que le fait de voir des êtres « tenter de penser comment ils pensent, tenter d’imaginer comment ils imaginent » (p. 158) est au contraire un signe de la subtilité spécifique de l’esprit humain, le seul à même de comprendre à quel point nos « prises de décisions les plus raisonnées et stratégiques dépendent de manière étroite de notre capacité à éprouver des sentiments et à ressentir des émotions » (p. 159).

Le troisième motif, issu en grande partie de la pensée religieuse et de l’histoire des mythes, serait : « la connaissance de soi envisagée comme cause d’une disparition certaine » (p. 160). « Allons-nous prendre le risque de lever le voile des illusions, et de provoquer un irréversible désenchantement du monde ? » (p. 160-161). Selon Naccache, toutefois, il est possible de trouver dans le rapport à la culture, aux fictions et aux récits, un gage de permanence du mystère et de l’invention (p. 161).

Bref, on pourrait dire que, pour Naccache, il faut bien, en un sens, être philosophiquement contre les neurosciences, mais au double sens d’un appui sur et d’une dialectique féconde avec7 . C’est à cette aune qu’il envisage le rapport de la philosophie et des neurosciences, et qu’il invite, dans sa conférence précitée, à penser celui des neurosciences, de la philosophie de l’éducation et de la pédagogie. 

Naccache écrit ainsi explicitement : « Nous défendons ainsi la thèse selon laquelle la connaissance la plus adéquate de ces opérations cérébrales aura un impact déterminant sur la pertinence de la théorisation philosophique elle-même » (2014a, p. 14). Pour lui, il pourrait à la fois y avoir un enrichissement réciproque des neurosciences et de la philosophie dans leur mise en dialogue, et un intérêt pour les deux domaines à approfondir leurs dimensions interdisciplinaires (p. 15). Il conclut par un appel à ce que les nouvelles questions qui pourraient émerger du foisonnement des neurosciences actuelles puissent « être saisies par les philosophes » (p. 16).

Naccache note que les neurosciences peuvent influencer par leurs recherches et leurs résultats une grande part du champ académique, mais aussi l’ensemble du politique et de la vie de la cité (2014b, p. 18). C’est ce qui pousserait à interroger leurs « compatibilités » avec les différents domaines qu’elles rencontrent dans ce mouvement expansif, et à chercher à définir des règles de « bon voisinage » (p. 20). On pourrait les résumer en deux principes : l’intérêt réciproque à l’association et le respect de spécificités de chacun allié à l’ouverture aux spécificités de l’autre. Ainsi, Naccache soutient deux choses. D’abord, que « les questions et les objectifs de la philosophie ne se résument évidemment pas à ceux des neurosciences, mais ils ne peuvent plus faire l’économie de ces faits de savoir qui agissent comme autant de contraintes sur notre manière de penser la pensée » (p. 20). Ensuite, que les neurosciences sont « avides de sciences humaines, mais de sciences humaines neuroscientifiquement informées » (p. 21), exigence dont il nous semble, pour notre part, qu’elle appelle en retour celle de neurosciences philosophiquement informées. Pour Naccache, en tout cas, neurosciences comme philosophie peuvent s’accorder autour d’un « désir de connaissance et de lucidité […] partagé ou du moins partageable » (p. 27).

Prenons ici au sérieux cette proposition dialogique, et procédons en deux temps : démarche d’information quant à ce que les neurosciences peuvent avoir à dire à propos des conditions de possibilité de l’autonomie du point de vue de la connaissance du cerveau ; mise en œuvre, sur fond d’une quête commune de lucidité, d’une critique philosophique des apports et manques d’une telle démarche pour concevoir l’éducation et l’autorité qu’elle exige.

 

2. Des conditions cérébrales de possibilité de l’autonomie individuelle

 

Nous nous focaliserons ici sur les travaux de la pédiatre Catherine Gueguen, qui a publié trois vade-mecum des connaissances neuroscientifiques utiles en éducation, se centrant sur l’enfant lui-même (2014), l’éducation familiale (2015) puis l’éducation scolaire (2018). Elle fut de plus l’une des personnes sollicitées par l’Éducation nationale en France, aux premiers temps de l’institutionnalisation de la bienveillance8 dans les textes officiels, pour participer à la formation continue des professionnels institutionnels sur ce thème9 . 

Nous nous concentrons ici sur le premier des trois ouvrages cités, où l’auteure formule explicitement le projet de mettre « à la portée du lecteur novice en neurosciences et que la notion d’éducation intéresse les récentes découvertes dans le domaine de la construction et du fonctionnement du cerveau » (2014, p. 10). Notons d’emblée qu’elle apporte deux précisions importantes. D’abord, ce « savoir ne simplifie pas le rôle des adultes, mais il les rend plus conscients et plus responsables de leur attitude avec les enfants. » (p. 326). Ensuite, elle réfute a priori la pertinence d’une saisie applicationniste de son ouvrage tout comme celle d’un rejet de son propos au nom d’une dénonciation d’une pensée mécaniste de l’homme (p. 251-252). 

Sans prétendre résumer ici l’ensemble de son livre, nous proposons deux synthèses successives : celles des passages relatifs aux conditions cérébrales10 de l’autonomie pratique11 , puis de l’autonomie intellectuelle. 

Le processus décrit par Foray d’appropriation, qui passe notamment par l’expérience par un individu de ses ressentis et des désirs (2016a, p. 121) qu’il découvre et qui est essentiel au déploiement de l’autonomie pratique, est abordé par Gueguen essentiellement dans l’usage qu’elle fait dans son ouvrage de la distinction entre émotions et sentiments. Les premières sont pour elle des « réactions automatiques, elles jaillissent brusquement, nous surprennent souvent, sont de courte durée et ont une traduction corporelle, physiologique évidente » (2014, p. 87). Les seconds « sont plus élaborés, […] souvent durables » (ibid.). La conversion de l’un à l’autre et la gestion de l’un comme l’autre mobilise, en un processus appelé « réévaluation » (p. 88-91), le cortex préfrontal, lequel « nous permet de nous calmer et de prendre les bonnes décisions face à nos émotions […] de réguler nos émotions fortes, nos impulsions, d’analyser clairement et calmement ce qui nous arrive et de savoir ce qu’il convient de faire » (p. 88). 

Gueguen précise ensuite qu’au « sein du cortex préfrontal, deux régions jouent un rôle majeur dans notre vie affective et relationnelle, le cortex orbito-frontal et le cortex cingulaire antérieur » (p. 92). Le cortex orbito-frontal serait également essentiel pour la socialisation de l’individu comme pour sa capacité à prendre des décisions (p. 93). Si impulsivité et autonomie sont antithétiques (Foray, 2016a, p. 24), devenir autonome dépend pour partie d’une maturation optimale de cette partie du cerveau qui permet à un individu de contrôler son impulsivité.

Le cortex cingulaire antérieur, lui, « joue un rôle important d’interface entre émotion et cognition, plus précisément dans la transformation de nos sentiments en intentions et actions » (Gueguen, 2014, p. 103) et permet de gérer la souffrance pouvant naître d’un rejet social (p. 105-107). Le cortex préfrontal est relié étroitement à l’amygdale cérébrale, qui « joue un rôle central dans nos réactions face à la peur » (p. 128). On pourrait dire que lorsque l’amygdale « prend le contrôle », l’individu n’agit pas de façon pleinement autonome car il réagit « de façon automatique et inconsciente » (ibid.), « l’action prime sur la réflexion » (p. 129). Progresser de l’impulsivité primale à l’autonomie implique deux choses : pouvoir calmer l’amygdale (p. 135-137) d’une part, une maturité optimale du cortex, du système limbique et de leurs connexions d’autre part. Expliciter et entendre expliciter les ressentis et les peurs participent à calmer l’amygdale (p. 136). L’insula, elle, est dans le cerveau un « relais entre les régions dévolues aux émotions telles que l’amygdale et les régions impliquées dans la régulation émotionnelle comme le cortex préfrontal » (p. 147-148). Elle est de plus essentielle pour permettre la « conscience de ce que nous sommes » (p. 148) et pour « la représentation que nous nous faisons de notre propre corps et du corps d’autrui » (ibid.). Le cervelet, lui « participe à nos capacités d’attention, de langage, et a un rôle dans notre vie sociale et émotionnelle » (p. 149).

Les enjeux de l’autonomie intellectuelle sont essentiellement traités par Gueguen via ses apports sur le fonctionnement cérébral de la mémoire. Elle rappelle que, d’un point de vue neuroscientifique, il existe à la fois plusieurs types de mémoire (immédiate, à court terme et à long terme) et plusieurs étapes de mémorisation : « l'encodage, le stockage et la récupération. La première étape correspond à l'acquisition d'une information, d'un fait, d'un souvenir, c'est l'encodage. Ensuite cette information est stockée durant un temps variable. Enfin ce souvenir doit pouvoir être rappelé en vue de sa réutilisation » (p. 132). 

Mémoire à court terme (ou de travail), permettant de « manipuler des informations afin de réaliser des tâches cognitives comme le raisonnement ou la compréhension » (ibid.) et mémoire explicite (une dimension de la mémoire à long terme) semblent déterminantes pour envisager l’autonomie intellectuelle de l’individu. En effet, la mémoire explicite permet de mobiliser de façon consciente « nos souvenirs autobiographiques » (p. 133) mais aussi ce qui relève de la « mémoire sémantique, […] nos connaissances, notre culture, nos savoirs » (ibid.). L’hippocampe est « un des centres de la mémoire et fonctionne comme un lieu de tri des informations qui lui parviennent » (p. 138).

La mémoire et l’apprentissage sont intimement liés et dépendent l'un de l'autre. La mémoire est essentielle à tout apprentissage puisqu'elle permet l’enregistrement et le rappel des informations apprises. Et la mémoire est la trace qui reste d'un apprentissage. L'hippocampe est donc au cœur de tout apprentissage. (p. 141)

À travers la notion de « plasticité cérébrale » (p. 54) est également présente l’idée d’une vulnérabilité (relative) permanente de l’autonomie individuelle (Foray, 2016a, p. 33-35) et, réciproquement, l’idée que les vulnérabilités inhérentes au cerveau humain et à son fonctionnement doivent être prises en compte et comprises pour penser l’éducation à l’autonomie.

La particularité de l’enfant est d’avoir une plasticité cérébrale beaucoup plus grande que l’adulte. Cette plasticité chez l’enfant est à double tranchant car elle peut le faire évoluer dans un sens favorable ou défavorable. L’ambiance, l’atmosphère dans laquelle il est élevé, à la maison, à l’extérieur dans les divers lieux d’accueil, à l’école, toutes ces expériences relationnelles remanient son cerveau, en permanence, très profondément, et par là même jouent un rôle considérable sur le développement de son cerveau et de ses aptitudes cognitives et sociales (Gueguen, 2014, p. 54).

L’auteure insiste ensuite sur l’importance de la bienveillance éducative et de l’évitement du stress pour protéger des éléments essentiels (en particulier l’hippocampe) au bon fonctionnement mnésique et cognitif (Gueguen 2014, p. 142-143 ; p. 146).

Ce disant, on peut juger que Gueguen confirme, d’un point de vue de médecin, nombre d’éléments qui ont été pointés jusqu’ici d’un point de vue philosophique. Nous pensons en particulier à l’importance de la relation à l’autre dans la construction de soi comme sujet singulier et l’importance de ne pas exclure les désirs et les émotions d’un individu pour penser son autonomie, la légitimité du but qu’est le devenir autonome de l’enfant étant admise d’emblée en amont. Gueguen parle par exemple de « désir d’autonomie précoce des parents pour leur enfant » (p. 307), et souligne que si le but est légitime les moyens de le poursuivre sont complexes et dépendent de l’âge de l’enfant. Elle écrit également, pour promouvoir la parentalité positive : « Les parents qui agissent ainsi veillent au bien-être de l'enfant, favorisent son autonomie, le guident et le reconnaissent comme un individu à part entière » (p. 318). Son propos est donc utile comme ressource pratique, voire argumentative contre certaines mises en cause de l’éducation libérale et du nécessaire respect des droits de l’enfant12 , mais il ne subsume ni l’attribution philosophiquement fondée de l’autonomie comme but de l’éducation, ni le tout du processus d’accompagnement du devenir autonome. Son ouvrage liste avec intérêt ce qu’il faut éviter de faire pour « épargner » ce qui dans le cerveau peut conditionner certains volets de l’autonomie individuelle. L’auteure y donne aussi à voir les vertus de certains types de relations éducatives (empathiques, bienveillantes, de confiance), mais elle ne montre pas ou trop peu comment nouer pratiquement de telles relations. Nulle possibilité, autrement dit, d’aller directement de la connaissance du cerveau à la praxis éducative sans passer par la philosophie de l’éducation, comme nous allons le montrer ci-après au révélateur des enjeux de l’autorité. 

 

3. Les neurosciences peuvent-elles faire autorité sur le concept d’autorité ?

 

La condition première pour proposer un tel accompagnement du devenir autonome, comme nous l’avons évoqué ci-avant, est celle de la reconnaissance de l’autorité de l’éducateur qui entend assumer une telle responsabilité. Les questions éthiques que peuvent poser l’association de la problématique de l’autorité et des neurosciences mériteraient à elles seules de grands développements13 . Nous nous en tenons ici à une mise en question que l’on peut dire épistémologique. Les neurosciences sont-elles vectrices d’une plus grande intelligibilité et d’actions innovantes pour penser une autorité au service de l’autonomie ? Qu’apportent-elles par rapport à ce qu’une démarche d’emblée philosophique permet ? 

En tout cas, ce qu’écarte Gueguen « à la lumière des dernières découvertes sur le cerveau14  » peut l’être également sur la base de la simple « Esquisse d’une histoire des critiques de l’autorité en éducation », réunie par Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi (2008, p. 173-212). Être neuroscientifiquement informé, pour reprendre la formule de Naccache, permet certes d’ajouter aux condamnations de l’autoritarisme sur des bases de philosophie politique, de pensée pédagogique ou d’expertise psychologique une égale condamnation du même autoritarisme et de ce que l’autorité traditionnelle peut receler de multiples violences éducatives ordinaires, mais guère plus. Un argument supplémentaire donc, au service d’une même thèse, au demeurant largement admise aujourd’hui. 

Considérons à présent la triple lecture de l’érosion de l’autorité en éducation proposée par Eirick Prairat (2010, p. 46-51). Concourent selon lui à ce même résultat : des dimensions sociologiques (déclin du crédit des institutions publiques éducatives, moindres concrétisations des idéaux d’ascension sociale au fil des générations) ; des dimensions philosophiques que l’on pourrait dire tocquevilliennes (inhérentes au déploiement de l’égalité des conditions jusqu’à constituer l’enfant avant tout en semblable et en sujet de droit) ; des dimensions anthropologiques (inhérentes à un rapport hypermoderne au temps que l’on peut condenser sous le vocable de présentisme).

Peut-on proposer une quatrième lecture de ce phénomène sur des bases neuroscientifiques et/ou ajouter sur ces mêmes bases quelque chose de décisif à cette brève typologie ? Il nous semble que non. Si mutation anthropologique il y a bien (Gauchet, 2017), laquelle englobe en fait chacune des trois lectures proposées par Prairat, ce n’est pas au premier ni même au second degré au niveau de l’infrastructure neurale qu’elle se joue, mais bien plus fondamentalement au niveau de la conception que les humains peuvent avoir de l’être-soi et par corollaire de leur rapport au corps, à l’autre, à la finitude, à la socialité et in fine à l’autorité.

Dans les deux cas évoqués ci-avant, on établit que pour rendre l’autre auteur de son autonomie, il faut une autorité repensée en fonction de ce but, mais son portrait reste à tracer. Peut-on, en tant qu’éducateur, tirer d’un accroissement (précieux en lui-même) de ses connaissances neuroscientifiques quelques principes d’action pour assumer une telle autorité éducative aujourd’hui ? Cela est douteux. Un comportement que l’on pourrait appeler neuroscientifiquement non-pertinent sur ce point peut certes garantir à celui qui s’y essaye d’échouer, mais l’inverse n’assure en rien sa réussite, ce qui marque une limite considérable aux possibilités pratiques d’application de ces savoirs. Entrer dans le champ des propositions positives à ce sujet15 exige de se situer entre philosophie de l’éducation et philosophie politique et d’inscrire la démarche dans une interrogation fondamentale sur la société des individus. Cela exclut d’emblée la logique du « livre de recettes » mais peut permettre d’offrir un certain nombre de médiations conceptuelles permettant à chacun de construire sa propre posture d’autorité aujourd’hui et de l’adapter aux relations dans lesquelles il est pris. 

La radicalisation de la modernité démocratique (2017, p. 201-210) fait porter sur les philosophes de l’éducation l’exigence de penser une métamorphose de la notion d’autorité. Pour relever ce défi, les neurosciences contribuent à fournir des arguments empiriques en faveur de certaines prescriptions négatives (ce qu’il ne faut pas faire) et, avec d’autres disciplines, à enrichir la banque de ressources dans laquelle le raisonnement philosophique peut puiser. Lui seul, cependant, permet d’accéder à la « capacité de voir plus de choses, de relier des plans de la réalité qui semblent éloignés ou de nature différente16  » (Foray, 2016b, p. 67) qu’exigent aujourd’hui l’entrée dans un nouveau monde démocratique et l’exigence de « refondre nos outils intellectuels » (Gauchet, 2017, p. 489) qu’elle porte. Telle est la pierre de touche selon laquelle on peut juger du caractère raisonnable ou non des acoquinements éventuels entre la philosophie de l’éducation et l’une des disciplines scientifiques actuellement reine dudit nouveau monde : les neurosciences. 

 

Conclusion : entre limites et potentialités

 

Nous souhaiterions simplement, pour finir, récapituler les trois principaux éléments de limitation ouverte de la contribution des neurosciences à la pensée de l’éducation qu’il nous apparaît avoir mis en lumière dans cet article, et y ajouter un ultime argument en faveur de leur adoption. 

Premièrement, les neurosciences peuvent nous aider à comprendre pourquoi certains moyens sont plus ou moins pertinents pour éduquer, mais ne disent rien des fins de l’éducation, qui restent la question centrale de la philosophie de l’éducation. Une telle place est de longue date celle occupée par cette dernière par rapport aux autres champs épistémologiques de la recherche en éducation17 . Sans doute la philosophie de l’éducation trouve-t-elle néanmoins dans certains usages contemporains des neurosciences dans le discours sur l’éducation davantage de prétention d’une autre épistémologie à revendiquer ce rôle que par le passé.  

Deuxièmement, les résultats qu’elles produisent n’ont d’utilité pratique que dans leurs associations avec d’autres apports issus du vaste champ des sciences de l’homme et de l’esprit.

Troisièmement, il existe des spécificités de chaque lieu éducatif (Foray, 2017, p. 26-27) comme de chaque situation pédagogique qui interdisent de statuer en général sur ce qu’y serait une orthopraxie éducative, et qui impose au contraire une appréhension individuelle voire interindividuelle de chaque relation éducative.

Une tentation applicationniste peut émerger de manière bien compréhensible lorsqu’on se trouve, en tant qu’éducateur, confronté au défi contemporain de l’individualisation de masse (Roelens, 2019b). Il nous semble toutefois nécessaire d’y résister, sans pour autant adopter une posture « purement défensive » de rejet massif des apports des neurosciences en vertu du risque applicationniste qu’elles portent.

Cela ne parait pouvoir se faire qu’en se donnant les conditions d’un véritable dialogue critique raisonnable entre neurosciences en philosophie de l’éducation, pouvant être complémentaires à condition : 1° de bien maintenir leur situation sur deux plans différents ; 2° d’être réciproquement informées l’une de l’autre ; 3° d’être conscientes de l’impasse que constituerait le fait de voir dans un acoquinement le premier pas d’une fusion et/ou d’une substitution de l’une par l’autre.

 

Références

 

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Wolff, F. (2010). Notre humanité. D'Aristote aux neurosciences. Fayard. 

Notes
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 L’usage générique du terme « neurosciences » ne doit pas faire oublier que ces dernières sont plurielles. Distinguons essentiellement les neurosciences de la cognition, dans lesquelles s’illustrent notamment des chercheurs comme Stanislas Dehaene (2007 ; 2011) ou, et les neurosciences sociales et affectives, dont une figure majeure est assurément António Damásio (2010 ; 2019). On peut également mentionner ici les travaux de Jean Decety. Dans cet article, nous dirons « neurosciences » pour désigner de manière la plus générale le champ des connaissances empiriques sur le cerveau qui visent à mieux comprendre l’humain, et nous entrerons dans la précision en termes de domaines et de démarches lorsque cela l’impose. La discussion critique des perspectives cognitivistes nous semblant davantage investie à ce jour, notamment dans le champ des sciences de l’éducation, nous privilégierons ici la confrontation au second volet cité ci-avant. 

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 Le dossier de la revue Éducation et socialisation intitulé « Neurosciences et éducation » (Toscani et Connac, 2018) constitue une bonne entrée dans le sujet. 

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 Le regard philosophique de Francis Wolff (2010) sur la promotion de l’homme neuronal comme nouveau naturalisme et déterminisme est en cela éclairant. La sociologie n’est pas en reste sur cette ligne critique, et on lira notamment avec profit la contribution de Gérald Bronner (2006). Du point de vue éducatif, signalons, à partir de références sociologiques différentes, les travaux de Stanislas Morel, dont le point de départ est la question de la médicalisation de l’échec scolaire (2014). On pourra découvrir d’abord l’essentiel de sa thèse, à savoir que les neurosciences seraient un vecteur en même temps qu’un révélateur de la dépolitisation de la question scolaire (Cario, 2018), puis l’approfondir par la lecture d’études thématiques qu’il a consacrées à ce champ problématique (2016).

[←4

 Voir aussi sa discussion des tensions entre sciences neurales et sciences sociales (Ehrenberg, 2007).

[←5

 Ce second enjeu est massif dans l’optique de la présente étude, car c’est souvent en ces points présentés comme des failles du rationalisme et du kantisme que les neurosciences sociales et affectives enfoncent leurs coins contre certains traitement philosophiques de ces questions. L’Erreur de Descartes, de Damásio (1995/2010), critiqué à sa sortie par Denis Kambouchner, illustre cette démarche. 

[←6

 Ainsi que la conférence suivante tenue au collège des Bernardins à l’invitation de Gauchet : « Les sciences du cerveau nous aident elles à apprendre ? », 16 juin 2011,

https://www.dailymotion.com/cdn/manifest/video/xji3fn.m3u8?auth=1523972200-2690-2873nir6947d75dc9f1da33be04c17b8e5de196a (consulté le 10/12/19).

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 Notons ici que Gauchet, envisageant ce qui (dans ce qu’il appelle le nouveau monde) pourrait servir d’aiguillon aux individus et aux collectifs humains pour passer « De la réflexivité à l’autoréflexion » (2017, p. 712-729), écrit : « la fameuse formule heideggérienne selon laquelle "la science ne pense pas" touche juste. À la réserve près qu'elle est d'une imprécision qui lui fait manquer sa cible, au final. Elle appelle cette correction capitale : "La science ne se pense pas". Elle n'a rien à dire de sa signification et de ses suites. Elle n'est pas porteuse d'auto-réflexion. […] Mais c'est en cela aussi, par le partage qu'elle institue, qu'elle en fait naître la possibilité. L'auto-réflexion n'aurait pas lieu sans elle, sans le défi qu'elle représente. […]. Le problème n'est pas de l'évacuer, mais de la dominer, grâce à cette autre pensée dont elle dessine en creux l'éventualité au-delà d'elle-même. Les deux sont appelées à cohabiter. » (p. 719).

[←8

 Circulaire n° 2014-068 du 20-5-2014, paragraphe IV : « Promouvoir une école à la fois exigeante et bienveillante » 

[←9

 Voir notamment, à destination des inspecteurs de l’Éducation nationale : http://www.esen.education.fr/fr/ressources-par-type/conferences-en-ligne/detail-d-une-conference/?idRessource=1522&cHash=a4d735f723 et à destination des enseignants : http://www.crdp-lyon.fr/podcast/conference-peut-on-repenser-l-education-a-la-lumiere-des-recherches-recentes-en-neurosciences-affectives-conference (consultés le 10/12/19). Ayant nous-mêmes, alors professeur des écoles, assisté à une de ses conférences, les interrogations suscitées par les demandes explicites de la part de nombre d’enseignants à la conférencière de « solutions concrètes et efficaces », en particulier quant à la gestion de classe, sont d’une certaine manière à la base du raisonnement déployé dans le présent article. 

[←10

 L’auteure présente également en détail l’aspect hormonal du fonctionnement cérébral, en particulier le rôle de l’ocytocine, qui elle-même « déclenche la sécrétion successive de plusieurs molécules : la dopamine, les endorphines et la sérotonine » (p. 218). Pour des raisons d’espace de texte et parce que l’usage fait de ces connaissances ne diffère pas de celui fait de celui du rôle des différentes zones du cerveau, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’application de la grille d’analyse que nous expliciterons ci-après au passage suivant de l’ouvrage de Gueguen : « « Les molécules du bien-être et de la vie relationnelle » (p. 215-253).

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 Pour Foray, l’autonomie pratique rassemble autonomie fonctionnelle (agir par soi-même) et autonomie morale (choisir par soi-même), elle est « celle qui concerne le domaine de l’action » (2016a, p. 20), dans son choix comme dans son effectuation.

[←12

 Parmi une littérature abondante, nous pensons notamment aux ouvrages d’Aldo Naouri (2009 ; 2013).

[←13

 Cette question comporte également un volet que l’on pourrait dire fictionnel et imaginaire, non développé ici pour des raisons d’espaces de textes mais dont nous avions ailleurs dégagé les linéaments (Roelens, 2018).

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 Sous-titre de son ouvrage le plus cité ici.

[←15

 Ce à quoi nous avons consacré notre thèse de doctorat, à laquelle nous renvoyons ici en bloc et en détail (Roelens, 2019a).

[←16

 Ce mouvement est aussi celui de la philosophie politique de l’éducation telle qu’investie dans nos travaux et dans ce texte, qui fait de la sphère éducative le point privilégié de repérage de questions pertinentes qu’il faut se rendre capable de poser au plan démocratique pour envisager ensuite d’en revenir à la praxis éducative avec une meilleure intelligibilité des problématiques et capacités à agir face à elles. 

[←17

 Un point utilement et clairement rappelé par Olivier Reboul (2001, p. 4). Du point de vue de la philosophie politique de l’éducation que nous adoptons nous-même, la désignation de l’autonomie individuelle comme fin de l’éducation procède de ce que Gauchet appelle la structuration autonome du monde humain (2017, p. 641-645), c’est-à-dire en particulier son indépendance métaphysique vis-à-vis de tout principe antérieur, supérieur, extérieur et transcendant.

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292