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mardi 2 mars 2021

Pour citer ce texte : Goubet, J.F.. (2021). Une philosophie de la formation peut-elle être applicationniste ? Un legs herbartien à la postérité pédagogique. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 1 , 82-101.
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Une philosophie de la formation peut-elle être applicationniste ?
Un legs herbartien à la postérité pédagogique

 

Jean-François Goubet

 

Résumé :

 

Cet article commence par définir l’expression « philosophie de la formation » et trouve en Herbart son premier grand représentant. Herbart a vu le risque d’un double applicationnisme : celui qui viendrait de la philosophie et qui considérerait la pédagogie comme une « lointaine province conquise » ; celui qui viendrait des sciences de la nature et qui ferait de la relation pédagogique une action mécanique sur autrui. Le risque existe que des praticiens de détournent alors des discours théoriques, et ne s’engagent pas dans la réflexivité, demeurent dans la routine. Durkheim et Dewey sont, chacun de leur côté, des héritiers de Herbart lorsqu’ils tentent de conjurer le risque de la routine. Le premier montre un primat de la pratique pédagogique, même s’il n’exclut pas que, in fine, les sciences positives ne trouvent leur application dans la pédagogie. Le second esquisse une conception de l’expérience éducative partagée entre le philosophe et l’éducateur qu’il forme. 

 

Mots-clés :

philosophie de la formation ; applicationnisme ; Herbart ; Durkheim ; Dewey. 

 

Abstract :

 

This paper first defines what is a "philosophy of training" and finds in Herbart its first major figure. Herbart saw the risk of a double applicationism: one which would come from philosophy and would regard pedagogy as a "conquered remote province"; and one which would come from the natural sciences and would make of the pedagogical relation a mechanical action on other men. There is a risk that some practitioners will then turn away from theoretical discourse, and won’t engage in reflexivity, and will thus remain stuck in the routine. Both Durkheim and Dewey are Herbart's heirs as they try to avoid the risk of routine. The first gives primacy to pedagogical practice, even if he does not exclude that, in the end, positive sciences may find their application in pedagogy. The second sketches a conception of educational experience shared between the philosopher and the educator he forms.

 

Key words :

philosophy of training ; applicationism ; Herbart ; Durkheim ; Dewey. 

 

1. Clarifications : philosophie de la formation ; choix de la méthode et des références

 

Lors du présent propos, c’est de philosophie de la formation en particulier, plutôt que de la philosophie de l’éducation en général, que je souhaiterais parler. Bien sûr, dans des formules rousseauistes où il est indiqué que l’éducation est l’art de façonner les hommes, comme la culture est celui de faire des plantes, ou dans certains emprunts à l’allemand, où le substantif Bildung peut être rendu d’au moins deux façons, on ne peut aisément faire le départ ; du moins l’anglais teachers training ne mobilise-t-il pas directement l’idée de culture académique. Il s’agira donc tout d’abord de préciser quel sens de formation est visé. 

Comment spécifié-je donc la philosophie de la formation ? Par philosophie de la formation, je désigne le propos de type universitaire sur la pédagogie, en tant qu’il est adressé à de futurs enseignants notamment et qu’il a en charge de les former, de leur forger un caractère (ce qui implique un rapport à des idéaux et des valeurs). Naturellement, la question de compétences spécifiques qui peuvent être acquises dès lors qu’on fait sien ce propos n’est pas à dédaigner ; une formation peut très bien aussi s’entendre comme un supplément de qualification professionnelle, technique, une spécialisation plus poussée, à des fins pratiques. Toutefois, la philosophie de la formation a ceci de propre qu’elle ne vise pas, en première intention, à former des philosophes de la formation mais bien des gens qui, par ailleurs, sont spécialistes (de disciplines, de niveaux d’âge différents…) et qui doivent tous, pourtant, participer à une tâche commune d’éducation. Caractère unitaire de l’enseignant et représentation d’un idéal appartenant à un corps plus vaste que celui de sa spécialité vont de pair, et ils consonnent justement dans l’accent mis sur le général plus que sur le particulier.

Dès lors que l’on regarde à une philosophie de la formation en tant que discipline universitaire s’adressant à de futurs enseignants, et dès lors, également, que l’on souscrit à une optique méthodologique d’histoire des idées pédagogiques dans une perspective autre que strictement nationale, on ne tarde pas à tomber sur le nom de Johann Friedrich Herbart (1776-1841) en tant que référence mondiale, jusqu’au début du 20e siècle au moins, d’une pédagogie enseignable à l’université dans un contexte professionnalisant, celui de la formation des précepteurs et, à la limite, de maîtres de différents ordres. Le philosophe ne s’est pas uniquement distingué en donnant des conférences sur la pédagogie dans le but de contribuer à la formation de maîtres, mais il a aussi mis sur pied, pendant le temps de son activité à Königsberg, un établissement pédagogique qui flanquait, en tant qu’institution pratique ou d’exercice, l’université proprement dite. M’intéressant à l’histoire des idées avant tout, comme je l’ai mentionné, c’est sur le premier type de réalisation que je porterai plus particulièrement mon attention. 

Herbart m’intéressera non seulement en lui-même mais aussi parce qu’il est demeuré une référence majeure de la science de l’éducation naissante en France et aux Etats-Unis d’Amérique. C’est tout d’abord Émile Durkheim (1858-1917) que je voudrais replacer dans un contexte post-herbartien. Ainsi que son neveu le rappelle, il a constamment enseigné la pédagogie, à Bordeaux comme à Paris, et il a jugé que la France appréciait trop mal le philosophe allemand dans ce domaine1 . Je souhaite lire certaines conceptions durkheimiennes de la science de l’éducation, en tant qu’elle forme des enseignants, à la lumière de la discussion sur Herbart qu’il a entamée avec Louis Gockler en 1905 lorsque ce dernier soutint sa thèse. Je désire enfin porter mon attention sur John Dewey (1859-1952), notamment sur sa conférence, récemment traduite en français, Les sources d’une science de l’éducation, pour y déceler de même une résonnance au long cours de l’herbartianisme2 . En interrogeant ces deux auteurs, pour lesquels il est plus clair de trancher l’alternative applicationnisme/réflexivité autonome au profit du second terme, je tenterai de voir si ce n’est pas leur appréhension correcte du fonds herbartien qui leur a permis d’aller plus avant, la direction étant posée, en matière de philosophie de la formation. 

 

2. Position du problème de l’applicationnisme en prenant appui sur la philosophie de la formation herbartienne

 

Je viens juste à l’instant d’introduire les termes d’application de résultats obtenus dans un autre champ en éducation et de ce qui me paraît être son pendant, la réflexivité autonome d’un champ éducatif. À l’aide du détail de la doctrine herbartienne de la formation, je souhaiterais expliquer davantage le sens précis que peuvent revêtir ces termes.

 

2.1. La question de principe des concepts indigènes dans l’introduction de la Pédagogie générale de 1806 

 

Herbart fut-il applicationniste ? Dans une œuvre tardive, parue pour la première fois en 1835, il a en effet clairement placé la discipline « pédagogie » dans la dépendance de deux autres, la psychologie et l’éthique. Si la première devait renseigner sur les moyens et les obstacles de l’éducation, la seconde, pour son compte, avait à voir avec les finalités recherchées par l’action éducative. La question se pose de savoir si Herbart a considéré la fréquentation desdites disciplines comme prioritaire, et même de savoir s’il est allé jusqu’à penser comme nécessaire une assise forte dans la métaphysique ou la philosophie pratique universelle. Une alternative se dessinerait alors : soit une conception applicationniste de la pédagogie, en tant que science dérivée devant gouverner une pratique éducative rationnelle (et donc, à court terme, une conception réductionniste de la pédagogie), soit une conception réflexive de la pédagogie, en tant que discipline devant contrôler ses « concepts indigènes » (einheimische Begriffe) par un recours à l’éthique et la psychologie (et donc, à plus long terme, une conception totalisante de la pédagogie, comme surface de projection de problèmes universels sinon traités de manière éparse ou fragmentaire). 

Une formule de 1806, souvent citée par les collègues allemands de sciences de l’éducation3 , penche pour la seconde solution : 

« Il vaudrait peut-être mieux pour la pédagogie se remémorer autant que possible ses idées propres et cultiver davantage la faculté de penser par elle-même : elle deviendrait ainsi le centre d’une sphère de recherches et ne courrait plus le risque d’être gouvernée par une puissance étrangère, comme une lointaine province conquise »4 . 

Effectivement, il faut voir ici le refus d’un applicationnisme massif, le fait de ne pas être traité pour soi-même, dans son propre champ problématique, mais de ne servir que de surface d’exemplification déformante, car lointaine, de préoccupations conquises ailleurs. C’est particulièrement la philosophie idéaliste de son temps, voulant parfois déduire toutes les catégories du réel à partir d’un principe unique, contre laquelle Herbart récrimine. Mais est-ce toute philosophie en général, en tant qu’elle respecte une certaine structure du réel qui lui est opposée, et qui s’efforce d’en résoudre les contradictions, qui est congédiée ? La suite du propos herbartien ne va pas dans ce dernier sens : 

« Si nous voulons voir s’établir entre toutes les sciences des relations bienfaisantes, il faut que chacune essaie de s’orienter à sa façon, et même avec une énergie égale à celle de ses voisines. Il ne doit point déplaire à la philosophie que les autres sciences, en venant à elles, ne renoncent pas à leur pensée propre »5 . 

Un équilibre se recrée ici, entre une chose qui, à juste titre, peut se présenter comme philosophie, réflexion plus générale que l’éducation sur les lois psychologiques et les finalités de l’agir, et une autre, qui se structure, s’organise, découvre des problèmes pertinents à son niveau et tente d’y apporter une réponse systématique. La philosophie comme science n’empêche pas la pédagogie comme science d’exister. Tout ce qui est pédagogique n’est pourtant pas strictement psychologique, ni strictement éthique, ce pourquoi une réflexion autonome est justifiée. Mais sans psychologie et sans éthique, il n’est pas de concepts organisateurs autour desquels fonder un propos cohérent. Autrement dit, les concepts pédagogiques ne sont pas déterminés par les sciences rectrices, mais contrôlés par eux, conditionnés par eux. S’ils contredisent des lois psychologiques ou des principes éthiques, ils doivent être rejetés. Mais qui ne connaîtrait que ces deux derniers domaines serait bien en peine d’en déduire des considérations pédagogiques autres que simplement possibles, et comme flottant en l’air. 

 

2.2. Derechef, la question des concepts indigènes dans une recension de 1832

 

Deux questions se posent maintenant, relativement aux concepts indigènes. La première, en complément de ce qui vient d’être dit, concerne l’applicationnisme comme fait de gouverner un domaine, l’éducation, comme une province éloignée, dans une optique proconsulaire en quelque sorte. Elle porte sur les faux prétendants à éconduire : n’y a-t-il donc que la philosophie idéaliste, telle qu’un Fichte ou un Schelling la portaient à l’époque en Allemagne, dont il faille se garder quant à ses prétentions hégémoniques indues ? La seconde question a trait, plus précisément, aux concepts fondamentaux, donc non indigènes, et aux concepts indigènes, non fondamentaux donc, de la pédagogie. Quels exemples pouvons-nous donner, et qu’est-ce qui les démarque ? 

Ce qui fait pendant à l’applicationnisme outrancier, depuis la politique vers l’éducation, de l’idéalisme d’un Fichte, c’est, aux yeux de Herbart, quelque chose qui ne laissera pas de trouver quelque résonnance dans l’esprit d’un connaisseur de la situation contemporaine. Alors que, classiquement, c’était une doctrine spéculative qui menaçait de réclamer la pédagogie pour elle, c’est maintenant de la part de la science naturelle qu’il faut craindre des prétentions abusives :

« Et de nos jours, il faut s’attendre que, pour changer, un physiologiste fasse son apparition en tant que maître d’éducation, qui nous montre par quels moyens diététiques, en partant du cerveau, ou même en commençant par les nerfs des extrémités et les fonctions vitales de la peau, il nous faut gouverner la volonté des élèves ainsi que le prescrit l’exigence de Fichte [rappelée] ci-dessus »6 . 

L’idée d’un applicationnisme d’une science de la nature vers l’éducation se double, remarquons-le bien, d’une volonté d’efficacité, de maîtrise technique, d’introduction d’une nécessité de type causale, voire mécaniste, dans l’activité d’éducation. On perdrait ce qui fait la nature de la relation pédagogique, en tant qu’attention à la personne d’autrui également, à son individualité comme point d’incidence, à sa capacité acquise de se déterminer par lui-même.

L’argument majeur de Herbart n’est pourtant pas là. Ce qu’il s’efforce de nous montrer, c’est en fait que les prétentions hégémoniques de domaines extérieurs sur la province pédagogique amènent à une autre impasse, celle de l’empirisme crasse du pratico-pratique. À forcer l’application de règles acquises ailleurs, on risque en effet non pas tant d’enrôler les éducateurs dans des bataillons de techniciens appliquant des recettes estampillées ‘scientifiques’ que de les perdre tout à fait pour la réflexivité que la science de l’éducation, ou pédagogie, requiert : 

« La conséquence de ces théories, divergeant très largement, à en effrayer, est toujours celle-ci que les praticiens se retirent dans leur cercle d’expérience et qu’ils ignorent autant que possible les prétentions exotiques qui résonnent au dehors »7 . 

C’est le risque de la routine, symétrique de celui de l’application aveugle de théories échafaudées hors sol (en dehors du sol où les concepts sont chez eux, pour mieux dire), qui guette.

Il faut donc que l’éducateur ne reçoive pas des notions prêtes à l’emploi pour la pédagogie mais les élabore. Un exemple de ce type de procédé est donné quelques pages plus loin : un praticien, doté de la réflexivité que donnent les concepts forgés en psychologie, dans les murs de l’université donc, sera à même d’observer individuellement ses élèves et de les comprendre. Là, le « cercle d’expérience » ne reconduit pas la pratique à l’identique mais lui donne sens, en rendant compte de la genèse progressive de leurs représentations (y compris de leurs sentiments et de leurs désirs), en laissant voir comment chacun, à sa façon, devient adolescent puis homme. Et Herbart de rappeler dans ce contexte que, de nombreuses années auparavant, il avait déjà plaidé pour que les concepts indigènes de la pédagogie soient cultivés par les éducateurs et mis au centre de leur « cercle de recherche »8 . 

La formation par la recherche, dans ces conditions, n’est pas tant un octroi, par une puissance tutélaire et ayant la vérité de la pratique en dehors de la pratique, mais un élargissement de l’horizon (littéralement le « cercle de vision », le champ visuel, Gesichtskreis) du praticien, en interaction avec le philosophe tenant un propos académique sur l’éducation. Entre les cercles d’expérience étroits de la routine empirique et de l’applicationnisme estampillé ‘philosophique’ ou ‘naturaliste’ et celui, plus large, de la seule recherche, se tient l’élargissement de l’horizon, c’est-à-dire l’augmentation des ressources possibles dont on dispose durant l’action et l’affirmation continue de l’idéal éducatif vers lequel on veut faire progresser l’enfant. 

Car si psychologie et éthique sont deux sciences tutélaires distinctes, cela ne signifie pas qu’elles ne se rejoignent pas dans l’activité concrète d’éduquer. C’est ce que montre, du moins dans cette recension plus que dans certains passages du dernier texte systématique de 1835, l’emploi du concept de Bildsamkeit, littéralement formabilité, malléabilité, plasticité, voire éducabilité si l’on en réduit l’extension9 . 

« On voit ainsi […] toujours présupposée la formabilité de l’élève, présupposition sans laquelle aucun éducateur ne peut attaquer son ouvrage. Mais c’est alors que, chez tous les pédagogues, se joint à ce premier postulat la double question : premièrement, à quoi l’élève doit-il être formé ; deuxièmement, par quels moyens ? »10 . 

Il n’y a pas que l’individualité de l’enfant qui soit un point d’incidence. De multiples séries se recoupent en fait dans l’individualité de la situation d’éducation, lorsque les prescriptions éthiques et psychologiques rejoignent les observations empiriques et les techniques maîtrisées dont l’on dispose. Ni applicationniste, ni empiriste du pratico-pratique, Herbart plaide en fait pour une mise en cohérence des séries, grâce à une science nouvelle dénommée pédagogie, une science ayant de l’importance dans la formation des éducateurs. Ce n’est qu’au prix de la convergence des discours et des expériences que l’horizon du praticien peut réellement s’accroître, et le praticien être toujours en même temps réflexif. Une autonomie dans la pratique ne vient pas d’une autonomisation de ce qui viendrait du terrain mais de la recherche de coïncidence entre théorie et pratique, discours académique et travail quotidien.

 

2.3. Une conception plus systématique présente dans le dernier grand écrit pédagogique de 1835, qui pourrait induire en erreur sur l’équilibre de la spéculation et de l’expérience

 

La notion de Bildsamkeit, rendue en français par Auguste Pinloche par « éducabilité », n’est en fait pas un concept indigène de la pédagogie. Herbart, dans une note de l’Esquisse de leçons pédagogiques, précise que la Bildsamkeit est plutôt en général formabilité puisqu’elle se réfère aussi aux éléments de la matière, au métabolisme chez les corps organiques11 . L’envers de la conception herbartienne des notions forgées sur leur propre sol est, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de l’indiquer, la référence à des concepts organisateurs super-ordonnés. Une pédagogie, comme science de l’éducation, se comprend donc toujours en référence à des sciences rectrices, ici, dans le cas présent, l’éthique et la psychologie. 

Le second paragraphe de l’introduction déclare ainsi sans ambages qu’existe cette double tutelle : deux types différents de rapport organisé au réel, deux espèces de séries explicatives doivent venir se recouper pour donner naissance à un propos cohérent sur l’éducation. Mais c’est ici que Herbart, dans un souci d’équilibre et de justesse, précise que, dans les sciences tutélaires elles-mêmes, un recours à l’expérience est déjà présent, ne serait-ce qu’au titre de pierre de touche :

« Ceci implique également la dépendance de la pédagogie vis-à-vis de l’expérience, puisque d’une part la philosophie pratique comprend déjà l’application à l’expérience, et que d’autre part la psychologie ne découle pas seulement de la métaphysique, mais bien de l’expérience comprise comme il convient grâce à la métaphysique »12 . 

Toute la tension des rapports entre disciplines se lit ici. Dans le premier exemple, c’est l’application d’un domaine plus élevé vers un autre qui transparaît, mais dans le second, c’est plus précisément l’apport correctif, et non déterminant à proprement parler, d’un domaine antérieur qui le fait. Dans les deux cas, comme la suite de la citation le dit clairement, il s’agit de s’inscrire en faux contre une conception de la pédagogie qui en ferait une « simple connaissance empirique des hommes » (bloß empirische Menschenkenntnis)13 . On voit ainsi qu’on est bien aux prises avec un trilemme dans la pensée du rapport entre théorie et pratique en éducation : applicationnisme, quelque chose qu’on devrait pouvoir appeler réflexivisme si la langue ne devait un jour se venger de pareil affront, et empirisme crasse, fermeture de l’horizon et enfermement dans la simple routine. 

Le point de vue herbartien a l’air assez clair, au fond, lorsque l’on regarde d’autres productions signées de sa main. Dans ses premières conférences sur la pédagogie, comme plus tard dans des réflexions sur l’utilité des discussions en pédagogie, il plaidait pour une alternance entre théorie et pratique, alternance commençant, il est vrai, par un moment de préparation du cœur et de l’esprit, par une disponibilité, commençant d’être acquise sur les bancs de l’université, à l’expérience demeurant à faire. Quelque chose comme un tact pédagogique, une compétence professionnelle, fait ses débuts en prenant connaissance des idéaux à poursuivre en éducation et peut être développé par la suite en organisant l’expérience, en la rendant lisible, pensable. Pour reprendre le trilemme esquissé ci-dessus, le vrai appel à la réflexion du praticien vient plus de la science que de la pratique, penche donc, sans s’y rendre toutefois, vers l’applicationnisme plus que vers l’empirisme. C’est également, du reste, la leçon que l’on peut tirer de la fin de l’introduction de l’Esquisse de leçons pédagogiques : 

« Le pouvoir de l’éducateur ne doit pas être estimé plus grand qu’il ne l’est, mais il ne doit pas non plus être estimé moindre. L’éducateur doit essayer jusqu’où il peut aller, mais il faut toujours qu’il s’attende à être ramené, par l’observation des résultats, aux limites des essais raisonnables. Pour ne rien négliger, il devra avoir devant les yeux l’ensemble de la théorie des idées de la morale pratique, et pour comprendre et interpréter convenablement les observations faites, la psychologie devra toujours lui être présente »14 . 

L’éducation ne peut tout, mais elle n’est pas impuissante non plus. Qu’est-ce qui lui donne justement une puissance accrue ? L’orientation vers une fin, qui lui donne continuité, et les savoirs relatifs à l’apprentissage, qui lui permettent de faire réellement des expériences, puisque chaque expérience est mise à l’épreuve d’une notion. La pratique ne se fait pas dès lors tant dans une école d’application, institution bien mal dénommée (sauf à mettre l’accent sur l’application que des maîtres devraient montrer à s’exercer), mais réellement dans une « école d’exercice », une Übungsschule. Le statut d’un discours philosophique sur l’éducation, qu’on le nomme pédagogie ou science de l’éducation, a en effet des incidences, par la liaison intime qu’il entretient avec la formation, avec le statut à accorder à la pratique. L’alternance, elle-même bien mal dénommée puisque pouvant faire croire qu’il peut y avoir une expérience qui ne serait pas expériences de notions, ne doit pas laisser croire qu’une philosophie de la formation ne sert à rien pour l’éducateur lui-même. Il revient donc, en d’autres termes, à cette dernière de montrer son efficace. 

 

3. Deux héritiers lointains de Herbart : Durkheim et Dewey

 

3.1. Les points communs hérités de l’herbartianisme

 

Mais revenons au cœur de notre propos et à ce que Herbart a légué à la postérité pédagogique, entendue plus précisément comme science de l’éducation à destination d’enseignants, philosophie de la formation à usage de ceux qu’elle contribue à former en d’autres termes. Quels sont les points que l’on retrouve chez Émile Durkheim ou John Dewey ? Bien sûr, cette interrogation n’a de sens qu’à partir du moment où l’on tient compte des contextes nationaux d’institutionnalisation de la formation académique des maîtres, et où l’on regarde les multiples médiations qui séparent tous ces auteurs. Je donnerai donc quelques grandes indications générales mais, je l’espère, significatives. 

On trouve déjà chez tous ces auteurs une mise en garde très nette contre l’une des dérives professionnelles les plus préoccupantes en éducation, l’enfermement dans une routine, ou, pour le dire autrement, une clôture de la possibilité de l’expérience. Une opposition manifeste est réaffirmée, celle entre acquisition d’une posture réflexive et inscription de soi dans une tradition enseignante calcifiée. Pour le dire avec les auteurs convoqués :

« L’ennemi, l’antagoniste de la routine, c’est la réflexion »15 . 

« Pour une philosophie de l’éducation, cet acte [d’émancipation, de libération] consiste à permettre aux praticiens de réaliser leur travail avec un esprit plus libre qui échappe à la tradition, à la routine, aux lubies et à la partialité des intérêts personnels »16 . 

On découvre ensuite un cadre problématique relativement identique : la science de l’éducation, équivalente dans un autre contexte national à la Pädagogik, est à comprendre dans sa relation à une science relative aux obstacles et aux moyens, la psychologie, et une autre relative aux valeurs et aux fins, la sociologie. Ce dernier terme n’est certes pas chez Herbart mais il a été introduit par des herbartiens plus tardifs, comme Otto Willmann17 , pour rendre collectif ce qui, chez le maître, était demeuré par trop individuel. 

La question qui se pose donc quant à la science de l’éducation est bel et bien identique : de quelles sciences, initialement extérieures, un éducateur a-t-il besoin, et, surtout, que doit-il en faire pour que cela devienne une véritable science de l’éducation, un rapport réflexif réussi à sa propre pratique ? Ce sont les réponses différenciées de Durkheim et de Dewey que j’aimerais maintenant aborder.

 

3.2. Durkheim et l’accent ambigu mis sur la pratique dans sa compréhension de Herbart

 

Dans son ouvrage de 1905, faisant suite à sa thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne devant Durkheim, Lévi-Bruhl et Buisson en particulier, Louis Gockler18 avait pris le parti de présenter, après la vie du philosophe, ce qu’il avait appelé « le système pédagogique de Herbart »19 . Reprenant une annonce faite par le philosophe allemand lui-même en 1806, l’interprète comprend la pédagogie comme science en tant qu’affaire de la philosophie, et philosophie tout entière, aussi bien théorique que pratique, aussi bien du point de vue de la méthodologie transcendantale que du point de vue des raisonnements synthétisant les faits donnés20 . S’ensuivent pourtant des considérations qui laissent de côté ce dernier membre de phrase, si bien que le système pédagogique de Herbart apparaît bien plus, au total, comme celui du philosophe professant une philosophie de la formation que comme ce dont pourrait se prévaloir pour son compte celui qui a été philosophiquement formé. 

Lors de la soutenance de la thèse, Durkheim avait pourtant dressé un autre portrait du philosophe allemand. Il reproche à Gockler d’avoir commencé par exposer psychologie et morale avant que d’aller vers la pédagogie. Il poursuit ainsi, selon la relation de Paul Fontana :

« Cette manière de procéder fait croire que la pédagogie est déduite de principes moraux et de connaissances psychologiques. Or, il est bien certain que ce n’est pas par une déduction de ce genre qu’a pu se constituer la pédagogie, pas plus celle de Herbart, du reste, que celle des autres théoriciens de l’éducation : car ni la psychologie ni la morale ne présentaient une certitude et une exactitude scientifique suffisantes pour servir de base et de point de départ à une telle déduction. Aussi, en fait, les pédagogues ne sont-ils pas partis de théories psychologiques et morales ; les théoriciens de l’éducation sont partis de la pratique, ils y ont acquis un sentiment plus ou moins clair de ce que devrait être l’éducation ; la psychologie n’est intervenue qu’ensuite, pour faire figure d’argument, et pour étayer des pratiques dont l’idée avait été suggérée par d’autres voies »21 . 

On a souvent mis en avant la théorie pratique durkheimienne22 , or l’on voit que c’est aussi de pratique théorique qu’on aurait pu parler, si l’on avait mis cet extrait au premier plan. Historiquement, la pédagogie a commencé avec les difficultés de la pratique et n’est allée chercher qu’après-coup secours auprès de la psychologie ou de l’éthique. Une science de l’éducation commencerait donc par des sentiments, de l’obscur et du confus, et il faudrait aller chercher des notions déterminées pour tirer au clair ce qui doit l’être en le discrétisant. L’argument herbartien de la continuité de l’expérience pédagogique trouverait ici une autre formulation. 

Seulement voilà, ce ne fut le cas que de facto. Car de jure, si les sciences positives de l’esprit et des mœurs étaient suffisamment avancées, l’idée de déduction ne serait plus fausse et hors de propos. Le positivisme de Durkheim invalide finalement l’argument qui le faisait conclure de Herbart à tous les pédagogues, lorsqu’on le pousse à la limite : idéalement, un pédagogue pourrait surgir qui aurait, en fin de compte, puisé dans des domaines bien établis les règles de son art. On peut même se demander si, le temps avançant, la pédagogie ne serait pas en fait de plus en plus applicationniste, de plus en plus déterminée par les progrès des sciences naturelles et morales. Si, autrement dit, elle cesserait d’être proprement philosophique. Car c’est bien là une des limites de l’incise glissée par Durkheim : quid de la réflexivité de type philosophique pour l’éducation, quid d’un reste qui ne serait pas entièrement à même d’être assumé par des savoirs empiriques ? Sans doute ne faut-il voir dans l’évocation d’un horizon que la position, justement, d’un point de fuite, et rien comme quelque chose de réalisable à terme. La pédagogie se mouvrait alors entre pratique théorique et théorie pratique, oscillerait entre le statut d’art et celui d’ingénierie appliquant sans heurt des vérités positives. 

 

3.3. Dewey et la position première de l’expérience éducative partagée

 

Indépendamment de Durkheim, Dewey s’est saisi aussi, pour son compte, du problème de la composition entre savoirs psychologique et sociologique, d’un côté, et expérience éducative, de l’autre. Et, ne serait-ce déjà qu’eu égard à la question de savoir si l’éducation est un art ou une ingénierie, il a reconnu et déjoué un certain nombre de faux problèmes, problèmes ne pouvant subsister que dans une opposition forcée entre membres d’une alternative outrée. Car il va de soi qu’une pratique, dans une société ayant élaboré de puissants savoirs positifs, ne peut demeurer de l’ordre du simple métier qu’on ferait passer de maître à apprenti, de génération en génération. Les relations entre, d’un côté, l’abstraction et, de l’autre, l’expérience, doivent donc être repensées.

Des lois, pensées sur un mode totalisant et cohérent, systématique ou scientifique en un mot, ont leur validité en éducation. Cela ne fait aucun doute pour Dewey. Ce serait toutefois s’abuser que de comprendre l’énoncé précédent de façon applicationniste, comme si le savoir de la pratique d’un ingénieur appartenait au chimiste ou au physicien. En effet, de la science de laboratoire universitaire au terrain, il y a un saut :

« Aucune conclusion de recherche scientifique ne peut être convertie, de manière immédiate, en règle pour l’art éducatif. En effet, il n’existe aucune pratique éducative qui ne soit hautement complexe ; autrement dit, qui ne contienne pas de nombreux autres facteurs et d’autres conditions que ceux qui sont pris en compte dans les résultats scientifiques »23 . 

Dewey voit bien l’utilité d’une science de l’éducation comme tout cohérent, informé, pour au moins deux raisons : permettre une observation de ce qui se passe pendant le travail enseignant, rendre la pratique plus intelligente et plus flexible ; introduire une plus grande continuité dans l’exercice du métier. Et, comme Herbart, il voit un gain dans la conjonction de ces deux facteurs, dans l’émancipation de l’éducateur par rapport à la tradition. Un jugement enrichi, car informé et réfléchi, permet de trouver des expédients dans l’instant. Ce que Herbart avait appelé le tact pédagogique se retrouve décliné autrement en ces lignes, mais une visée commune ne s’en manifeste pas moins.

Le grand intérêt du propos deweyen est de rappeler qu’une règle en éducation n’est rien qui s’applique sur-le-champ mais un principe d’observation et d’enquête, un outil, non seulement de contrôle et de correction de l’expérience, mais d’accroissement continu de l’expérience également. La connaissance de davantage de relations amène un changement d’attitude, de position mentale, et une disposition accrue à connaître des expériences24 . Or c’est justement ce positionnement de l’éducateur, et les problèmes qui se présentent à lui, qui forment la base d’une science de l’éducation. Sauf à confondre la notion de sources et de contenu, on n’est nullement en droit de dire qu’une science de l’éducation est descendante, et que les maîtres en formation doivent la recevoir d’un maître, assis dans un fauteuil ou œuvrant dans un laboratoire éloigné du terrain. 

Or c’est là, pour moi, l’apport décisif de Dewey pour le problème qui nous concerne : avoir pris acte de la diversité, non seulement de la théorie et de la pratique, de la science et du métier, mais bien aussi, et surtout, de la multiplicité des acteurs et des relations concrètes dans lesquelles ils se situent. Précisément, en voyant que c’étaient les problèmes tels qu’ils se posent pour l’éducateur – et non, comme pour Herbart, des contradictions du donné qui devraient être rectifiées par une discipline antécédente – qui faisaient la nécessité de la science de l’éducation, Dewey a davantage conjuré le risque d’un applicationnisme qui, finalement, ne ferait jamais que reconduire à de l’empirisme routinier. Parmi les problèmes se posant dans le champ de l’éducation, on pourrait par exemple penser aux dilemmes professionnels qui se posent en masse au débutant, aux injonctions que ce dernier a bien du mal à démêler ou hiérarchiser. Et il ne s’agit pas de valoriser excessivement le praticien aux dépens de l’universitaire mais bien de signaler que c’est une relation vivante entre eux deux, un flux vital, une compréhension poussée, qui fait qu’il peut y avoir science de l’éducation, qu’une philosophie, en d’autres termes, peut avoir une fonction formatrice :

« Il est indispensable qu’il y ait une sorte de courant vital circulant entre les praticiens et les chercheurs. Sans ce courant, le chercheur n’est pas à même de juger de l’étendue réelle des problèmes qu’il se donne à traiter. Il n’en saura pas assez sur les conditions dans lesquelles un problème particulier se présente à l’école, de manière à bien maîtriser son enquête, et il ne sera pas non plus capable de juger si ce que peuvent offrir d’autres sciences peut l’aider à le traiter efficacement. Il n’en saura pas non plus assez sur les situations concrètes dans lesquelles appliquer la solution qu’il recommande, ne pouvant savoir si c’est une solution réelle ou arbitraire »25 . 

L’expansion de l’expérience, par laquelle seule une science de l’éducation peut prospérer, ne se fait que dès lors qu’a lieu une transaction réussie entre acteurs. A mon sens, des institutions de formation des maîtres feraient bien de voir dans les séminaires de formation par la recherche des lieux où semblable connexion pourrait prendre place. Car ce n’est sans doute qu’à devenir source réelle, apport vivant aux personnes formées, qu’une philosophie de la formation peut s’accomplir comme telle.

 

4. Quelles sont les conséquences de l’applicationnisme pour une philosophie de la formation ?

 

Au terme de ce détour par l’histoire des idées – détour accompli, comme il se doit, dans un canapé plutôt qu’un fauteuil –, quelles implications la question de l’applicationnisme a-t-elle sur une philosophie préoccupée de faire valoir son rôle de discipline formatrice jusque dans la professionnalisation des maîtres ? Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, le passage à la limite de la rection d’une province pédagogique par des sciences extérieures est la négation pure et simple du caractère philosophique de la pédagogie en tant qu’elle engage une certaine sorte de réflexivité. Si, finalement, tout est exporté, rien ne sera plus élaboré sur place, rien ne sera plus travaillé par les indigènes. Sans doute ne faut-il pas plaider pour une fermeture des frontières, qui ne permettrait pas d’extension de l’expérience et de progrès dans les observations et les enquêtes. Toute la question est dès lors celle des notions à exporter, des lois organisatrices qu’il faut aller chercher ailleurs, afin que de mettre en ordre et de rendre continue l’expérience éducative.

Une philosophie de la formation qui régirait de manière proconsulaire la pédagogie, comme Herbart en faisait par exemple le reproche à Fichte, ne verrait jamais qu’elle-même chez autrui. Elle pourrait se payer de mots, puisqu’elle est philosophie, et croire que la réflexivité spéculative qu’elle déploie à bon droit dans son champ serait aussi réflexivité pour l’enseignant. Je crois toutefois que ce serait s’abuser que de le penser. Si une expérience commune, puisque communiquée, des problèmes du domaine de l’éducation ne préside pas aux échanges entre un philosophe et son public formé, je doute qu’elle puisse être de quelque utilité, être réellement discipline formatrice. On aurait bien alors une philosophie sur la formation ou l’éducation, mais la particule « de », par sa polysémie, cacherait en fait une faillite. Vient s’ajouter à cela, en regardant l’intérêt d’une discipline dénommée « philosophie », qu’un tel déni du droit indigène à faire ses propres observations, mener ses propres enquêtes et tirer ses propres règles, serait en fait un appauvrissement de soi-même. C’est une conception réductionniste de la philosophie à laquelle on souscrit en fait lorsqu’on refuse de voir l’éducation comme champ de problèmes autonomes, devant se référer par après à d’autres domaines pour s’organiser et se constituer en domaine réflexif. Lorsque Herbart reprochait par exemple à Fichte d’avoir importé en pédagogie une conception trop juridique de la discipline (des règles morales d’éducation), et de ne pas avoir compris la spécificité de l’éducation, c’est aussi ce qu’il soulignait : le maître idéaliste ne pouvait comprendre la différence entre la discipline et la culture morale26 , les différentes formes d’interaction éducative comme nous pourrions dire en langage plus contemporain. 

Il serait ainsi trop facile de ne voir dans l’applicationnisme qu’un ennemi extérieur à la philosophie, car cette dernière pourrait bien aussi, en ne se posant pas la question de ce que fait l’éducation à ceux qui l’enseignent, recevoir les mêmes critiques. Dewey, dans un texte de 1930, From Absolutism to Experimentalism, mentionne comme point important de son développement intellectuel la pratique et la théorie de l’éducation, en particulier au contact de jeunes enfants plutôt que dans ce qu’on aurait pu appeler le domaine de la pédagogie universitaire. Il s’est étonné que Démocratie et éducation ait été lu davantage par des enseignants que par des philosophes. Et de poursuivre : 

« Je me suis demandé si de tels faits signifiaient que les philosophes en général – bien qu’ils soient habituellement enseignants – n’aient pas considéré l’éducation avec suffisamment de sérieux pour voir que quelqu’un de rationnel peut penser qu’il est possible que l’activité philosophique doive se centrer sur l’éducation, en tant qu’elle serait l’expression de l’intérêt humain le plus élevé – celui à partir duquel viendraient à émerger les autres problèmes, qu’ils soient cosmologiques, moraux ou logiques »27 . 

La philosophie de l’éducation serait ainsi le paroxysme, non seulement d’intérêts pour la pratique de la classe, mais aussi d’intérêts philosophiques passés, elle serait une réflexion, après un détour de parcours, sur ledit parcours, elle serait reconstruction d’une expérience devenue non linéaire. La question de l’applicationnisme débouche in fine sur celle de ce que la pédagogie, entendue comme domaine autonome de pratique réflexive, fait à la philosophie, et elle invite à se pencher sur l’identité des philosophes investis en formation des maîtres. Une recherche en ce sens ne peut être que saluée : on ne peut entendre ce qu’est une philosophie comme discipline formatrice de maîtres et maîtresses si on ne réfléchit pas sur le développement intellectuel de ceux qui s’y sont adonné. 

Réfléchir sur la philosophie comme discipline formatrice, c’est se poser soi-même comme sujet d’enquête, et non simplement comme le sujet menant une enquête tout intellectuelle. C’est aussi, incidemment, cesser de célébrer de façon trop unilatérale l’excellence des écrivains philosophes et réhabiliter quelque peu les professeurs de philosophie. Car sans doute serait-il temps de pratiquer une réflexivité bienvenue, celle de l’enseignant de philosophie lui-même, fût-il dans le supérieur, sur sa pratique et son métier : le praticien n’est pas toujours l’élève en formation, et le maître, pas toujours le théoricien qu’il pense être immédiatement.

 

Références

Annuaire 1903 de l’Ecole pratique des hautes études, Section des sciences historiques et philologiques, Paris, Imprimerie nationale, 1902. 

Coriand, R., Schotte, A. (Hrsg.).(2014). ‘Einheimische Begriffe’ und Disziplinentwicklung. Garamond Verlag, 2014. 

Dewey, J. (1929). The Sources of a Science of Education. Horace Liveright. 

Dewey, J. (1984). From Absolutism to Experimentalism, The later Works, Carbondale, South Illinois University Press, (5), 147-160. 

Dewey, J. (2018). De l’absolutisme à l’expérimentalisme, trad. fr. G. Lejeune, Philosophie, (138), 10-21. 

Dewey, J. (2018). Les sources d’une science de l’éducation, trad. fr. C. Tourmen, Raison et Passions. 

Dubreucq, É. (2004). Une éducation républicaine. Marion, Buisson, Durkheim. Vrin. 

Durkheim, É. (1967). Sociologie et éducation. P.U.F. 

Durkheim, É. (2014). L’évolution pédagogique en France. P.U.F. 

Fontana, P. (1905). Soutenance de thèse : L. Gockler, La pédagogie de Herbart. Revue de philosophie, V(6), 608-616. 

Goubet, J.-F. (2012). Des maîtres philosophes ? La fondation de la pédagogie générale par l’Université allemande. Classiques Garnier. 

Gockler, L. (1905). La pédagogie de Herbart. Exposé et discussion. Hachette. 

Herbart, J.F. (1894). Principales œuvres pédagogiques : pédagogie générale, esquisse de leçons pédagogiques, aphorismes et extraits divers (traduites et fondues en un seul volume par A. Pinloche). Alcan/Taillandier. 

Herbart, J.F. (1908). Comment élever nos enfants. Pédagogie générale (traduit par J. Molitor. Schleicher frères. 

Herbart, J.F. (1913). Pädagogische Schriften, Bd. 1, O. Willmann, Th. Fritzsch (Hrsg.). Zickfeldt. 

Herbart, J.F. (1919). Pädagogische Schriften, Bd. 3, O. Willmann, Th. Fritzsch (Hrsg.), Zickfeldt. 

Mauss, M. (1925). In Memoriam. L’œuvre inédite de Durkheim et de ses collaborateurs, L’Année sociologique, Nouvelle série I, 8-29. 

Notes
[←1

 M. Mauss, « In Memoriam. L’œuvre inédite de Durkheim et de ses collaborateurs », L’Année sociologique, Nouvelle série, I, 1925, p. 8-29, ici p. 25. 

[←2

 Je pars aussi du fait que Dewey, fin 19e, a écrit en pédagogie dans une revue herbartienne : “Interest as Related to Will” a d’abord paru dans le First Year Book of the National Herbart Society. 

[←3

 Voir par ex. le volume de la collection Herbartiana, édité par R. Coriand et A. Schotte, ‘Einheimische Begriffe’ und Disziplinentwicklung, Iéna, Garamond Verlag, 2014. 

[←4

 „Es dürfte wohl besser sein, wenn die Pädagogik sich so genau als möglich auf ihre einheimischen Begriffe besinnen, und ein selbständiges Denken mehr kultivieren möchte; wodurch sie zum Mittelpunkte eines Forschungskreises würde, und nicht mehr Gefahr liefe, als entfernte, eroberte Provinz von einem Fremden aus regiert zu werden“ (Allgemeine Pädagogik, dans l’édition par O. Willmann et Th. Fritzsch des Pädagogische Schriften, Leipzig/Osterwieck-am-Harz, Zickfeldt, vol. I, 1913, p. 235). Je reprends ici la traduction de J. Molitor, J.-F. Herbart, Comment élever nos enfants. Pédagogie générale, Paris, Schleicher frères, 1908, p. 8. 

[←5

 „Nur wenn sich jede Wissenschaft auf ihre Weise zu orientieren sucht, und zwar mit gleicher Kraft wie ihre Nachbarinnen, kann ein wohltätiger Verkehr unter allen entstehen. Der Philosophie selbst muß es lieb sein, wenn ihr die andern denkend entgegenkommen“ (mêmes références.) ; trad. fr., même page.

[←6

 „Und heutiges Tages müssen wir darauf gefaßt sein, auch einmal zur Abwechslung einen Physiologen als Erziehungslehrer auftreten zu sehen, der uns zeige, durch welche diätetische Mittel man vom Gehirn ausgehend, oder gar von den Nerven der Extremitäten und von den Lebensfunktionen der Haut anfangend, den Willen der Zöglinge so regulieren müsse, wie die obige Forderung Fichtes es vorschreibt“ (Pädagogische Schriften, vol. III, 1919, p. 457). L’applicationnisme, qu’il vienne des sciences de la nature ou de la philosophie spéculative, entend ici avoir une action causale sur la volonté des enfants, et doit à ce titre être rejeté. 

[←7

 „Die Folge solcher zum Erschrecken weit auseinander gehenden Theorien ist immer die, daß die Praktiker sich in ihrem Erfahrungskreise zurückziehen, und die fremdartigen Ansprüche, welche draußen erschallen, nach Möglichkeit ignorieren“, mêmes références. 

[←8

 Id., p. 469. 

[←9

 Voir aussi, sur ce sujet, les travaux de Nadia Moro, professeure invitée au Recifes, Université d’Artois, en juin 2019.

[←10

 „so sieht man […] immer die Bildsamkeit des Zöglings vorausgesetzt, ohne welche Voraussetzung kein Erzieher sein Werk angreifen kann. Alsdann aber knüpft sich an dieses erste Postulat bei allen Pädagogen die doppelte Frage: erstlich, wozu soll der Zögling gebildet werden? Zweitens durch welche Mittel?“ (Id., p. 456). 

[←11

 Pädagogische Schriften, vol. II, § 1 Rem, p. 9. Dans sa traduction partielle et réarrangée, Auguste Pinloche laisse de côté la note, pourtant fondamentale, relative à l’emploi large de la formabilité. Cf. J. F. Herbart, Principales œuvres pédagogiques : (pédagogie générale, esquisse de leçons pédagogiques, aphorismes et extraits divers) ; traduites et fondues en un seul volume par A. Pinloche, Paris/Lille, Alcan/Taillandier, 1894, p. 33. 

[←12

 „Hierin ist auch die Abhängigkeit der Pädagogik von der Erfahrung enthalten, indem teils die praktische Philosophie schon Anwendung auf die Erfahrung auf sie aufnimmt, teils die Psychologie nicht bloß von der Metaphysik, sondern von der durch Metaphysik richtig verstandenen Erfahrung ausgeht“ (Id.., § 2 Rem, p. 11) ; trad. fr., Id., p. 33. 

[←13

 Mêmes références.

[←14

 „Das Vermögen der Erziehung darf nicht für größer, aber auch nicht für kleiner gehalten werden, als es ist. Der Erzieher soll versuchen, wieviel er zu erreichen imstande sei, aber stets darauf sich gefaßt halten, durch Beobachtungen des Erfolgs auf die Grenzen vernünftiger Versuche zurückgewiesen zu werden. Damit er nichts versäume, muß er das Ganze der praktischen Ideenlehre vor Augen haben. Damit er die Beobachtungen verstehe und richtig auslege, muß ihm die Psychologie stets gegenwärtig sein“ (Id., § 6, p. 14-15) ; trad. fr., p. 34. 

[←15

 Émile Durkheim, L’évolution pédagogique en France, préface F. Dubet, introduction M. Halbwachs, Paris, PUF, 2014, p. 12. 

[←16

 “For a philosophy of education, this operation [= of emancipation, liberation] is found in a more liberal spirit, with escape from tradition and routine and one-sides personal interests and whims”, The Sources of a Science of Education, New York, Horace Liveright, 1929, p. 58 ; trad. fr. C. Tourmen, Les sources d’une science de l’éducation, Raison et Passions, Dijon, 2018, p. 75. Une autre traduction, antérieure, a été réalisée par S. Renier et figure dans ses travaux de recherche. 

[←17

 Cet auteur est cité par Durkheim dans une longue note de Sociologie et éducation, introduction de P. Fauconnet, Paris, PUF, 1967. 

[←18

 On sait peu de choses sur ce personnage, sinon ce qu’en trouve dans l’Annuaire 1903 de l’Ecole pratique des hautes études, Section des sciences historiques et philologiques (Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 140) : il était né à Temesvar (Timisoara) en 1864, était considéré comme allemand et exerçait la profession d’instituteur. 

[←19

 L. Gockler, La pédagogie de Herbart. Exposé et discussion, Paris, Hachette, 1905, deuxième partie, p. 105 et suivantes. 

[←20

 Cf. Id., p. 107. 

[←21

 Revue de philosophie, V, tome 6, mai 1905, p. 608-616, ici p. 612. 

[←22

 Voir par ex. Les travaux d’É. Dubreucq, Une éducation républicaine. Marion, Buisson, Durkheim, Paris, Vrin, 2004. 

[←23

 “No conclusion of scientific research can be converted into an immediate rule of educational art. For there is no educational practice whatever which is not highly complex; that is to say, which does not contain many other conditions and factors than are included in the scientific finding”, The Sources of a Science of Education, p. 19; trad. fr., p. 30. 

[←24

 Cf. Id., p. 30 ; trad. fr., p. 43. 

[←25

 “The indispensable necessity is that there be some kind of vital current flowing between the field worker and the research worker. Without this flow, the latter is not able to judge the real scope of the problem to which he addresses himself. He will not know enough of the conditions under which the particular problem presents itself in school to control his inquiry, nor be able to judge whether the resources of other sciences at his command enable him to deal with it effectively. Nor will he understand enough of the concrete situations under which his finally preferred solution is to be applied to know whether it is a real or an artificial and arbitrary solution”, Id., p. 44 ; trad. fr., p. 58-59. 

[←26

 Sur la discussion pédagogique de Herbart avec Fichte, voir mon Des maîtres philosophes ? La fondation de la pédagogie générale par l’Université allemande, Paris, Classiques Garnier, 2012. 

[←27

 “I have wondered whether such facts signified that philosophers in general, although they are themselves usually teachers, have not taken education with sufficient seriousness for it to occur to them that any rational person could actually think it possible that philosophizing should focus about education as the supreme human interest in which, moreover, other problems, cosmological, moral, logical, come to a head” (J. Dewey, The later Works, Carbondale, South Illinois University Press, vol. 5, 1984, p. 147-160, ici p. 156) ; trad. fr. G. Lejeune, De l’absolutisme à l’expérimentalisme, Philosophie, n°138, juin 2018, p. 10-21, ici p.18. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292