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mardi 2 mars 2021

Pour citer ce texte : Dupeyron, J.F. (2021). Recension de Philosophie critique en éducation, d’I. Pereira. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 1 , 241-246.
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2020/recensions/article/recension-pereira-par-dupeyron]

Pereira, I. (2018). Philosophie critique en éducation. Lambert-Lucas, 184 p., 15 euros. 

Irène Pereira est une chercheuse dont les travaux critiques, situés au confluent de la philosophie et de la sociologie, s’inscrivent clairement et fermement dans une approche critique de sensibilité libertaire. Ses publications sur la « grammaire pragmatiste » du syndicalisme d’action directe et de la contestation attestent de ce positionnement. Membre de l’Institut de Recherche, d'Étude et de Formation sur le Syndicalisme et les Mouvements sociaux, elle enseigne la philosophie à l’INSPE de Créteil. 

 

Son projet de réarmer conceptuellement une théorie critique de toutes les formes de domination s’est accompagné plus récemment de préoccupations portant sur l’émergence internationale d’une pédagogie critique et émancipatrice qui se tienne à large distance, aussi bien des pédagogies dites "traditionnelles" que de celles de l’Éducation Nouvelle dont certains éléments ont été recyclés par les projets éducatifs du néolibéralisme (la créativité, la coopération, etc.). C’est dans cet esprit qu’elle a déjà publié chez Libertalia une lecture de la théorie de l’émancipation et de la pédagogie de Paulo Freire. Irène Pereira affronte désormais la question récurrente de la transformation de l’école française, de ses normes et de ses raisons, ce qu’elle fait en proposant une application de la théorisation critique au cas de l’éducation et des pratiques des enseignant-e-s. La Philosophie critique en éducation, publiée en 2018, complète donc l’intéressant et corrosif Bréviaire des enseignant-e-s, publié la même année aux éditions du Croquant. 

 

Notons d’emblée que, par cette Philosophie critique en éducation, il s’agit pour l’auteure de proposer une philosophie critique en éducation – et non pas "simplement" de l’éducation – autrement dit qu’elle veut appliquer au champ de la philosophie de l’éducation une théorisation et une méthodologie qui lui sont extérieures. Elle constate d’ailleurs que les philosophes français de l’éducation, sauf exceptions, privilégient les questions, certes importantes, de l’éthique et de la déontologie dans les métiers de l’éducation et de l’enseignement, et en restent globalement à une approche anthropologique de l’éducation, alors que la théorie critique nécessiterait selon elle de sociologiser le travail philosophique (ce que refuse Rancière), de l’inscrire dans une histoire politique et de le désoccidentaliser. Remarquons quand même qu’Irène Pereira a passé sous silence l’existence de travaux critiques récents, par exemple autour des usages de Foucault et de Rancière, de la critique du psycho-pouvoir pédagogique (Bernard Stiegler) et/ou de la philosophie des normes au niveau des problématiques de l’école et de l’éducation. Pour sa part, Irène Pereira propose de recentrer la philosophie de l’éducation vers la philosophie sociale et d’y intégrer systématiquement les apports des Critical studies et des Postcolonial studies. Ce regard décalé, de par son existence, est déjà une première raison pour penser que le projet de l’auteure peut constituer une contribution vivifiante aux débats philosophiques et politiques, ainsi qu’à la réflexion et à l’action des pédagogues. 

 

En ce qui concerne ceux-ci, l’auteure en fait la cible privilégiée de son ouvrage, adressé principalement à un public enseignant afin de l’outiller théoriquement et de l’aider à inscrire l’étude de la question scolaire dans une conceptualisation générale des rapports sociaux. Cette conceptualisation met donc en œuvre « un matérialisme socio-historique non réducteur appuyé sur la théorie critique, le féminisme matérialiste et la théorie décoloniale (p. 153). » Autant dire que les analyses sont ambitieuses, érudites et exigeantes et qu’elles se déploient au sein de la recherche d’une « méta-théorie critique » susceptible d’unir logiquement et politiquement les différents mouvements sociaux émancipateurs. 

 

Pour accomplir ce programme, Irène Pereira présente une robuste argumentation en trois temps. Elle interroge tout d’abord la forme scolaire française à partir de deux paradigmes critiques contemporains : la notion d’intersectionnalité, issue des études féministes depuis les années 1990/2000 (notamment chez Kimberlé Crenshaw), conduit à penser le capitalisme, le sexisme et le racisme au sein d’une seule et même théorisation décrivant l’imbrication des rapports de domination ; parallèlement, la théorie décoloniale (par exemple chez Anibal Quijano) pense la colonialité du pouvoir et du savoir, en montrant la concomitance du capitalisme moderne et de la colonisation et en resituant le racisme dans une colonialité capitaliste systémique. Il est alors possible de penser une « colonialité du genre » (p. 22), à la suite de Maria Lugones. 

 

À partir de ces deux repères, Irène Pereira retravaille le concept déjà classique de forme scolaire (Guy Vincent) et montre en quoi celle-ci est porteuse de la colonialité du pouvoir. L’argumentation étudie en ce sens la scolarisation de la société, la domination de la raison instrumentale sur la raison pratique dans l’organisation du travail scolaire, la place exorbitante de la notation et de la diplomation, la colonisation de la vie scolaire par l’utilitarisme et la bureaucratisation, entre autres aspects par lesquels l’expansion de la forme scolaire correspond à la colonialité du pouvoir. Cela vaut aussi, évidemment, pour la managérialisation néolibérale actuelle de la forme scolaire, ainsi que pour sa « pédagogie entrepreneuriale » pour les un-e-s (p. 52) et sa pédagogie technoscientifique, cognitiviste et behavioriste pour les autres. Sur ce point, Irène Pereira, s’interrogeant sur une possible dématérialisation finale de la forme scolaire, remplacée par des learning centers néolibéraux, en appelle à la nécessité d’une philosophie critique de l’éducation dans le contexte français, articulant sociologie critique et philosophie de l’émancipation afin d’étayer une « pédagogie radicale », selon le mot d’Henry Giroux. 

 

C’est pourquoi le second volet de l’ouvrage analyse les soubassements matériels de la reproduction des inégalités et des discriminations, afin de penser l’émancipation en s’appuyant sur une analyse sociologique de l’espace scolaire. Pour cela, l’auteure distingue, peut-être parfois de façon assez peu explicite, les rapports sociaux (des tensions structurelles, des conflits, des interactions agonistiques, des confrontations permanentes qui traversent la société) et les rapports de pouvoir, qu’une physique de type foucaldien peut décrire dans leur capillarité. Son matérialisme méthodologique postule que « l’enjeu fondamental des rapports sociaux concerne le travail » (p. 63), question centrale de la philosophie sociale, et que la méta-théorie critique permet de penser le travail en termes d’appropriation par un groupe social, d’exploitation, de division inégale, de domination et d’oppression. En assimilant l’école à un espace social où s’effectuent un travail et sa division, Irène Pereira peut ainsi décrire selon une même grille les rapports de classes, mais aussi les rapports sociaux liés à l’origine migratoire, les rapports sociaux de sexe et ceux liés à la normativité de l’école. Pour cette démonstration, elle mobilise sans surprise toute une sociologie critique déjà bien installée dans le paysage de la recherche en éducation et y adjoint des développements plus récents, tels ceux proposés par la théorie du queer. Elle donne ainsi corps à une théorie critique unitaire appliquée à la forme scolaire française, en y intégrant en un seul et même ensemble des éléments déjà connus, mais de façon plus éparpillée. 

 

Nous obtenons alors une description du rôle de l’école dans la distribution sociale inégalitaire sur le marché de l’emploi et un focus sur ses liens avec les dominations sociales. Le panorama est large et éclairant, au point que l’on comprenne mieux que, dans les classes, il soit toujours plus facile de réaliser de temps en temps une séance de sensibilisation aux discriminations que de changer au quotidien les pratiques pédagogiques creusant les inégalités sociales. 

C’est pourquoi la troisième partie s’interroge avec acuité sur le rôle des enseignant-e-s dans l’émancipation sociale. Entre autres, Irène Pereira se demande comment enseigner la philosophie de manière émancipatrice au sein d’une pédagogie dialectique « anti-discrimination », inspirée par la pédagogie des opprimés de Paulo Freire. Elle propose de reprendre la conception d’Henry Giroux définissant les enseignant-e-s comme des « intellectuels transformateurs » : « L’intellectuel transformateur est celui qui refuse de voir son activité réduite à celle d’un technicien et qui pense que son objectif est de développer l’esprit critique des élèves », de leur donner une « conscience sociale critique » (p. 108). On mesure la résonance possible de ces conceptions dans un contexte de réformes scolaires souvent contestées par les enseignant-e-s. 

 

Sous la plume d’Irène Pereira, la matérialité de la pédagogie critique apparaît clairement : pour combattre l’inégalité dans les rapports sociaux systémiques, cette pédagogie doit se déployer comme une praxis, et non comme un ensemble de techniques et de méthodes. Cette praxis est caractérisée par un projet politique voulant encapaciter les élèves et transformer la réalité sociale. Pour cela, les pédagogues critiques luttent contre la reproduction des rapports sociaux dans la classe, et œuvrent pour le développement de la conscience critique et l’augmentation du pouvoir d’agir des élèves et des personnels. On relève au passage que la discussion sur les ambiguïtés de la notion freirienne de conscientisation permet à l’auteure de préciser que les pratiques de la pédagogie critique ne reposent pas sur l’horizontalité entre enseignant-e-s et élèves, bien qu’il s’agisse toujours d’agir avec l’opprimé et non pas sur lui. En résumé, on dira que le pédagogie critique doit « vendre la mèche » des inégalités, tout comme le font de longue date les sociologues critiques… 

 

L’ouvrage d’Irène Pereira est corrosif et revigorant. Il en appelle à la reconstruction conceptuelle et pratique du lien entre la philosophie de l’éducation, la pédagogie et un projet d’émancipation collective et individuelle. En ce sens, il renoue, nous semble-t-il, avec une tendance ancienne en France, celle qui vit le mouvement ouvrier, dès la fin du premier tiers du XIXe siècle, édifier par ses propres moyens les éléments d’une pédagogie émancipatrice pour une école libérée de l’Église et de l’État. La pédagogie critique dont parle l’auteure est donc moins un commencement radical qu’une reprise enrichie et actualisée d’une démarche presque toujours minimisée par l’historiographie de l’école en France. Cette démarche fait une (trop ?) brève apparition dans l’ouvrage (p.71-72), à travers la figure de Sébastien Faure et la notion d’éducation intégrale (Paul Robin) qui fut placée au cœur de la pédagogie socialiste. Autant Irène Pereira a tissé des liens très convaincants et nourrissants avec les Critical Studies et la pédagogie critique nord et sud-américaine, autant il nous semble que son travail permet aussi de renouer des liens historiques avec tout un pan oublié de la pédagogie ouvrière, telle qu’elle s’exprima par exemple dans les Bourses du Travail avec Fernand Pelloutier. 

 

On peut aussi relever que l’auteure propose d’utiliser « les connaissances scientifiques objectives » (p. 8) pour étayer une théorie pédagogique critique. Mais, dans l’optique de la « confrontation permanente » (p. 62) caractérisant les rapports sociaux, que vaut la notion d’objectivité scientifique ? Est-il si facile de parler "objectivement" des inégalités scolaires dont la France est le meilleur reproducteur au niveau de l’OCDE ? Une théorie critique, que ce soit chez Marx ou dans l’école de Francfort, ne postule-t-elle pas qu’il n’existe ni vérité épistémologique anhistorique, ni objectivité scientifique distincte des formes changeantes des pratiques sociales et politiques ? Il nous semble, et cela peut se discuter, que le scientifique ne recueille pas "objectivement" des "faits", mais qu’il construit rationnellement ses sources en collectant des informations et en les agençant au sein de sa propre argumentation, laquelle est assise sur ses propres principes de travail. Une théorie critique ne saurait pas plus être "objective" qu’une théorie non critique ne l’est, et ce justement parce qu’elle se veut critique. On peut même se demander si elle doit s’efforcer de l’être… Irène Pereira en est consciente et elle ne se prétend pas faussement "neutre" dans le débat sur l’école (qui peut prétendre l’être ?). La conscience de son engagement peut même paradoxalement l’aider à être attentive à ce que son travail se déroule avec une forme d’objectivité. Mais les connaissances qu’elle utilise et qu’elle produit sont-elles pour autant pleinement « objectives » ? 

 

Nonobstant ces quelques points de discussion, l’ouvrage doit être vivement conseillé aux enseignant-e-s et aux éducateur-rice-s voulant compléter leur réflexion et/ou se convertir à la théorie critique. La richesse des références extra-hexagonales contemporaines porte la promesse d’un renouvellement et d’un élargissement de nos logiciels d’analyse pédagogique, qui peuvent parfois donner l’impression de répéter en boucle la dénonciation rituelle des inégalités (quand il ne s’agit pas du sempiternel débat sur l’école républicaine) sans posséder des éléments d’interprétation globale de la réalité scolaire. Disons-le autrement : le matérialisme critique d’Irène Pereira, même s’il recycle parfois étrangement le principe libéral d’équité cher à John Rawls (pp. 141-142), pourra nourrir les réflexions, les pratiques et les résistances des acteur-rice-s du système éducatif, d’autant plus que l’ouvrage est complété par des fiches méthodologiques pour une pédagogie critique et dialogique. « Développer la conscience civique des élèves consiste à développer leur capacité à s’engager collectivement pour la justice sociale et écologique » : tel est le dernier mot d’Irène Pereira. Ce message mérite d’être lu et discuté. 

Jean-François Dupeyron
Université de Bordeaux, SPH 

Travaux cités 

Pereira, I. (2010). Les Grammaires de la contestation. La Découverte. 
Pereira, I. (2018). Bréviaire des enseignant-e-s. Éditions du Croquant. 
Pereira, I. (2018). Paulo Freire, pédagogue des opprimés. Libertalia. 

 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292