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mardi 2 mars 2021

Pour citer ce texte : Lamarre, J.M. (2021). Recension de Résonance et Rendre le monde indisponible, de H. Rosa. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 1 , 248-257.
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2020/recensions/article/recension-rosa-par-jean-marc-lamarre]

Rosa H. (2018). Résonance. Une sociologie de la relation au monde. Trad. Zilberfarb S. avec la collaboration de Raquillet S. La Découverte. 536 pages, 28 euros. 
Rosa H. (2020). Rendre le monde indisponible. Trad. Mannoni O. La Découverte. 144 pages, 17 euros.  

 

Dans ses précédents livres traduits en français (Accélération, La Découverte, 2010 ; Aliénation et accélération, La Découverte, 2012), Rosa identifie dans l’accélération des innovations techniques, des transformations sociales et des rythmes de vie la source principale de l’aliénation dans les sociétés de la modernité tardive. On aurait pu penser qu’il verrait dans la décélération l’alternative à l’accélération. Mais non : il ne s’agit pas tant de ralentir que d’entrer dans une relation vivante avec le monde qu’il appelle la résonance. « Si le problème est l’accélération, alors la résonance est peut-être la solution. C’est la thèse centrale de ce livre, énoncée sous sa forme la plus courte. » C’est sur ces phrases que s’ouvre Résonance (p. 7). Le sujet et le monde ne sont pas d’abord deux entités séparées, le sujet est toujours déjà dans le monde et lié intimement à lui. Telle est la prémisse philosophique – phénoménologique – de la théorie de la résonance, qui s’inscrit dans le courant de pensée de la Théorie critique de l’École de Francfort. La capacité de résonance est première, elle précède l’autre grande capacité humaine, celle de mettre à distance le monde. La résonance n’est pas seulement une métaphore (« le monde me parle »), elle n’est pas un état émotionnel du sujet, elle est le mode de relation fondamental de l’homme avec le monde (le monde comme totalité, mais aussi les entités englobantes ou transcendantes comme la nature, Dieu, l’histoire) ou avec « un fragment du monde » (un paysage, une personne, un objet, ou aussi un poème, un savoir, une idée, etc.). Rosa définit la résonance par quatre caractéristiques : le contact, l’efficacité personnelle, l’assimilation, l’indisponibilité. Il y a résonance lorsque le sujet est affecté, interpellé (contact) et qu’il va à la rencontre de ce qui l’a touché et lui répond de manière propre et active (efficacité personnelle) ; le sujet se transforme dans cette rencontre (assimilation) ; enfin – propriété capitale – « la résonance est constitutivement indisponible » (Rendre le monde indisponible, p. 48). La résonance ne peut pas être produite systématiquement, instrumentalement, ni être obtenue par la force, l’autorité ou la lutte ; il n’y a pas de lutte pour la résonance (à la différence de la reconnaissance). La résonance n’est pas programmable ni maitrisable : « elle renvoie toujours à quelque chose de l’ordre du cadeau ; elle se produit sous la forme de ce qui advient » (ibid., p. 74) et ne peut être que momentanée. Je peux acheter un safari au Kenya mais pas la résonance avec la nature. « Si je pouvais faire neiger à mon gré, telle est ma thèse, je ne pourrais plus éprouver d’interpellation en cas de neige » (ibid., p. 57). Rosa distingue la résonance de la simple consonance et de la dissonance radicale. Il n’y a de résonance que dans la rencontre avec une altérité véritable, avec un Autre qui me parle avec une voix qui lui est propre et qui reste indisponible.  

 

Rosa fait de la résonance non seulement un concept descriptif mais aussi un concept normatif. Mais faire de la résonance le critère de la vie réussie, cela suppose d’aller au-delà des expériences ponctuelles de résonance et de « distinguer entre des moments courts (et souvent intenses) d’expérience de résonance et des relations résonantes durables, seules à même de former une base solide et fiable assurant le renouvellement de ces expériences. J’appellerai axes de résonance de telles relations. » (Résonance, p. 50). Ces axes sont donc des formes de rapport stables par lesquels les sujets peuvent s’assurer en permanence de leur résonance avec des fragments du monde (cf. ibid., p. 198). Ils se constituent dans des espaces (ou sphères) de résonance socialement et culturellement constitués. La famille, le travail, le sport, mais aussi la nature, l’art, la religion sont des espaces de résonance constitutifs de la société moderne. Les sujets découvrent et établissent leurs axes de résonance dans ces espaces de résonance. Rosa classe ces axes et ces sphères dans trois sortes de relations au monde : les axes horizontaux (les relations avec les autres dans les sphères de la famille, du cercle d’amis, de la politique), les axes diagonaux (les relations avec le monde matériel dans les sphères du travail, de l’école, du sport, de la consommation), les axes verticaux (les relations avec le monde comme totalité dépassant l’individu dans les sphères de la nature, de la religion, de l’art, de l’histoire, où le monde lui-même acquiert en quelque sorte une voix). Rosa ajoute désormais un quatrième axe : la relation à soi. Le rapport résonant à soi est en effet la condition pour avoir une relation résonante avec le monde. La théorie de la résonance peut, grâce à ces concepts, produire une critique des rapports de résonance, en tant que ceux-ci sont la condition nécessaire à l’instauration d’axes de résonance stables : telle forme sociale, culturelle ou institutionnelle, telle forme de vie, favorisent-elles la formation d’axes de résonance ou les empêchent-elles ? (cf. ibid., p. 199) 

 

La résonance est l’autre de l’aliénation. Ces deux notions sont opposées mais complémentaires ; elles se renvoient dialectiquement l’une à l’autre. L’aliénation est un mode spécifique de relation et Rosa se réfère à la philosophe allemande Rahel Jaeggi qui définit l’aliénation comme une relation sans relation : le sujet a des relations (famille, travail, politique, etc.) mais celles-ci lui sont devenues indifférentes, insignifiantes, voire hostiles ; ‘elles ne lui disent plus rien’, elles sont devenues muettes. L’envers de l’aliénation est alors une forme alternative de relation : « une relation reliée », « une relation de réponse ». Rosa écrit : « La résonance est l’envers de l’aliénation : telle est la thèse centrale de ce livre » (ibid., p. 205). L’aliénation est non seulement une relation mais elle est aussi un processus, celui de réification de la résonance, qui est le rapport premier au monde. Mais l’opposition entre la résonance et l’aliénation n’est pas celle entre une bonne résonance et une mauvaise aliénation. L’aliénation comme mise à distance, qui rend les choses muettes, est la condition du développement des sciences, des techniques, de la médecine, du droit, de l’administration, de l’économie, qui créent eux-mêmes les conditions pour que puissent exister des rapports de résonance pour tous. « Nulle connaissance ni maîtrise des forces de la nature, nulle performance technique et économique sans réification distanciatrice » (ibid., p. 513). 

 

Rosa met en œuvre ces concepts dans sa critique des rapports de résonance. Il examine ainsi l’école : favorise-t-elle ou bloque-t-elle, chez les élèves, la formation d’axes de résonance ? « Nos relations au monde se forment essentiellement à l’école et par l’école » (ibid., p. 272), en particulier à l’adolescence. Les mathématiques, la littérature, le sport, etc. sont des axes de résonance potentiels. L’éducation consiste à en découvrir certains. « L’éducation ne se produit pas là où une compétence déterminée est acquise, mais à chaque fois qu’un fragment du monde pertinent sur le plan social « se met à parler », c’est-à-dire lorsqu’un enfant ou un adolescent note tout à coup : Tiens, l’histoire, ou la politique, ou la musique, etc., me disent quelque chose […]. » (Rendre le monde indisponible, p. 86) Mais l’école ne se contente pas d’ouvrir ou de fermer des axes de résonance, elle est le lieu où se forme la relation au monde en général. Elle est pour les uns (souvent des élèves des milieux favorisés) un espace de résonance où se stabilise une résonance dispositionnelle, c’est-à-dire un intérêt pour ce qui nous est étranger ; elle est pour les autres (souvent des élèves des milieux défavorisés) une « zone d’aliénation » où se forme une aliénation dispositionnelle, c’est-à-dire une aversion plus ou moins latente pour l’altérité, perçue comme inintéressante ou dangereuse (cf. Résonance, p. 283). L’enfant est un être de résonance et l’école transforme souvent sa relation résonante au monde en une relation muette, comme en témoigne la musique pop, en particulier The Wall de Pink Floyd où la classe est le lieu emblématique d’un monde devenu silencieux et glacial (cf. ibid., p. 274). Se situant par rapport à la tradition allemande de la Bildung comme formation de soi, Rosa écrit : « la formation, au sens où l’entend la théorie de la résonance, ne vise pas plus à une formation du monde qu’à une formation de soi, mais bien à une formation de la relation au monde. Son enjeu n’est pas le perfectionnement individualiste et atomiste de soi, non plus qu’une maîtrise désengagée du monde, mais l’ouverture et l’instauration d’axes de résonance » (ibid., p. 276). Se référant au « triangle didactique » des sciences de l’éducation, Rosa distingue « le triangle de la résonance » et « le triangle de l’aliénation ». Le triangle de la résonance : l’enseignant fait parler le savoir ; l’enseignant et les élèves se laissent atteindre mutuellement ; les élèves font entendre leur propre voix ; les axes de résonance vibrent. Le triangle de l’aliénation : l’enseignant, les élèves et le savoir n’ont rien à se dire et n’entretiennent qu’un rapport d’indifférence ou de rejet ; les axes de résonance sont bloqués. Il y a résonance dans la classe lorsque « la musique du monde » (ibid., p. 278) se fait entendre. Mais un des problèmes graves reste celui des inégalités sociales : le système scolaire distribue la résonance et l’aliénation dispositionnelles selon les couches sociales (cf. ibid., p. 283). 

 

Qu’en est-il enfin de la résonance dans la modernité ? La modernité est ambivalente : elle est à la fois une « catastrophe de la résonance » (cf. Résonance, chapitre 9) et une « sensibilité accrue à la résonance » (cf. chapitre 10), les processus d’émancipation permettant à de plus en plus d’individus de trouver leur propre voix. Dans Rendre le monde indisponible, Rosa se centre sur l’indisponibilité comme caractéristique essentielle de la résonance et oppose celle-ci à la mise à disposition. Le projet de la modernité est d’étendre systématiquement notre accès au monde et de rendre le monde disponible sans limites. Mais, en même temps, « le mutisme du monde, telle est ma thèse, est la peur fondamentale de la modernité. » (Rendre le monde indisponible, p. 38) Rendre disponible ou laisser advenir ? Disponibilité illimitée des choses et des personnes ou résonance ? Tel est le conflit fondamental de la modernité. Rosa distingue quatre dimensions de la mise à disposition : rendre visible et connaissable, atteignable ou accessible, maitrisable et contrôlable, utilisable. « Ces quatre moments de mise à disposition – rendre le monde visible, atteignable, maîtrisable et utilisable – sont dans les institutions fondatrices de la société moderne, solidement institutionnalisés » (ibid., p. 25) : par l’augmentation des connaissances scientifiques, le développement des techniques, la croissance de l’économie capitaliste et de la consommation des individus, l’extension des procédures juridiques et des appareils administratifs. Mais – et telle est la thèse de Rosa – ce programme se retourne en son contraire : le monde rendu disponible se révèle illisible et muet, chaotique, menacé et menaçant et, en fin de compte, indisponible. L’alternative n’est pas de rendre le monde indisponible (le titre de l’ouvrage, dans la traduction française, est à cet égard un contre-sens ; le titre dans l’édition allemande est Unverfügbarkeit, c’est-à-dire Indisponibilité). Un monde indisponible serait un monde inhabitable et la résonance suppose une certaine disponibilité. Comment serais-je touché par une chute de neige si celle-ci n’est pas visible ? Pour qu’il y ait résonance avec un fragment de monde, il faut que celui-ci soit disponible dans au moins une des quatre dimensions de la disponibilité. Rosa crée le concept de « semi-disponibilité » : « la résonance n’est pas possible avec ce qui est complètement indisponible […] La résonance implique donc la semi-disponibilité » (ibid., pp. 54 et 57). 

 

À l’heure de l’Anthropocène (cf. Éduquer en Anthropocène sous dir.  N. Wallenhorst et J.-P. Pierron, Le Bord de l’eau, 2019) la théorie de la résonance, comme philosophie et sociologie de la relation au monde, ouvre une voie nouvelle pour la philosophie de l’éducation. Mais on peut en discuter les présupposés conceptuels. Rosa met sous le même concept de résonance les expériences ponctuelles et les formes sociales, culturelles et institutionnelles qui assurent le renouvellement de ces expériences. Ne faudrait-il pas plutôt distinguer résonance et relation ? La résonance est, par essence, indisponible : elle peut survenir là où on ne l’attend pas et ne pas venir là où pourtant les conditions semblent réunies. La résonance ne peut pas être garantie, elle ne peut pas être stabilisée dans des rapports durables. En ce sens, il n’y a pas d’axes de résonance, pas de sphères ou d’espaces de résonance. Il y a des moments de résonance et des axes relationnelles, des sphères et espaces relationnels. La résonance est de l’ordre de l’événement, elle advient (ou pas) dans la relation où le sujet s’ouvre au monde ou à un fragment du monde. Quant à l’aliénation, peut-on englober dans le même concept la mise à distance qui rend possibles les nécessaires acquis culturels et les relations sans relation ? Ne faudrait-il pas distinguer entre objectivation et aliénation (ou réification) ? Le problème de l’école aujourd’hui serait alors de faire entendre « la musique du monde », de former la relation au monde tout en assurant – ce qui est la fonction spécifique de l’école – l’objectivation et la mise à distance.  

Jean-Marc Lamarre
Université de Nantes, CREN

Travaux cités

Rosa H. (2010). Accélération. Une critique sociale du temps . La Découverte.
Rosa H. (2012). Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive. La Découverte.
Wallenhorst N. et Pierron J-P, dir. ( 2019). Éduquer en Anthropocène. Le Bord de l’eau.

 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292