Accueil > Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation > ARPHÉ 2020 > Recensions > recension Wallenhorst et Pierron par Marie-Louise Martinez

mardi 2 mars 2021

Pour citer ce texte : Martinez, M.L. (2021). Recension d’Eduquer en Anthropocène, de N. Wallenhorst et J.P. Pierron. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 1 , 258-264.
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Wallenhorst N. et Pierron J-P, dir. (2019). Éduquer en anthropocène. Le bord de l’eau, 197 p., 24 euros.

 

Alors que directives ministérielles, programmes de recherche, colloques, publications, se succèdent depuis plus d’une décennie sur les éducations à, notamment sur « l’éducation au développement durable », la notion d’éducation en anthropocène fait irruption comme un nouveau paradigme.  

 

Nathanaël Wallenhorst consacre une collection à ce nouvel état géologique « En Anthropocène » aux éd. Le bord de l’eau. Il invite à discerner les mutations radicales, anthropologiques, politiques et éducatives, que cela nous réserve. Éduquer en anthropocène, second ouvrage pilote de la collection, mobilise seize chercheur.e.s, d’expériences, de disciplines, d’univers institutionnels différents. Christian Arnsperger, Jean-Pierre Boutinet, Daniel Curnier, Damien Delorme, Alexander Federau, Renaud Hétier, Pierre Léna, Lydie Lescarmontier, Yoann Moreau, Jean-Philippe Pierron, François Prouteau, Cécile Renouard, Jean-Yves Robin, Nathanaël Wallenhorst, David Wilgenbus, Christophe Wulf, partagent la volonté de repenser en profondeur l’éducation dans ce contexte qui révèle « l’être humain comme force géologique ». 

 

Le plan annonce trois parties : « repenser les conditions d’une anthropologie éducative en anthropocène », « refonder les cultures et les institutions éducatives », enfin, « quelques préconisations éducatives ». 

 

Le cadre énonciatif est significatif, le préambule rapporte le tract des lycéen.ne.s et étudiant.e.s grévistes à Lyon, du mouvement international créé par Greta Thunberg, Youth for climate (YFC). L’appel des jeunes aux enseignants et aux chercheurs, « vous êtes ceux par qui nous avons appris à comprendre le monde, à l’interroger » (p. 5) a été entendu par les chercheur.e.s. L’ouvrage répond à l’interpellation des jeunes qui sont trop souvent les objets, les exclu.e.s de la réflexion éducative, avec la force d’un échange interlocutif coopératif, d’un agir responsable.  

Les thématiques convergent en trois axes reprenant les grandes attentes : « la question de l’extinction massive actuelle de notre écosystème », « nous ne croyons plus au progrès (…), nous désirons autre chose… », « nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » (pp. 5-6). 

 

1. Regards croisés sur l’anthropocène 

 

A l’heure de la disparition des forêts, de la sixième extinction massive, l’Anthropocène comme « rupture avec la période géologique précédente de l’Holocène portant sur des éléments systémiques perceptibles (…) modifications de la constitution chimique de l’atmosphère ; modifications du climat ; augmentation sans précédent du taux de disparitions d’espèces vivantes » (Wallenhorst et Pierron, p. 10) suscite la réflexion sur l’humain et son action. L’ampleur des activités humaines a généré un tel basculement du système « Terre » et de la biosphère, que la pensée des causes et des conséquences de cet état implique une attitude existentielle nouvelle. S’instaure alors un rapport à l’histoire comme à l’avenir bouleversé. La montée des incertitudes, la crainte des effondrements biologiques ou économico-politiques, n’inspirent que défiance devant la poursuite du progrès et de la croissance (Wallenhorst, Robin et Boutinet, pp. 32-33). Les scientifiques veulent répondre, à partir de disciplines différentes, à l’injonction d’éclairer cette réalité nouvelle. 

 

Les débats de datation concernant l’Anthropocène s’appuient sur la lecture des traces dans les sédiments et les glaces. Pour marquer son avènement, faut-il remonter à l’Age de pierre avec l’extermination des autres espèces d’homo par l’Homo Sapiens, à l’agriculture qui modifie la composition chimique de l’atmosphère, à la rencontre de l’Ancien et du Nouveau monde, cette première organisation globale qui a développé l’esclavage, la prolifération des guerres et des maladies ? Doit-on, pour cela, attendre la Révolution industrielle avec la poussée technoscientifique, remonter à la « Grande Accélération » du XXème siècle avec la croissance exponentielle de l’urbanisation, des communications, de la démographie, ou enfin aux explosions thermonucléaires qui modifient l’atmosphère (pp. 27-30) ?  

Les auteur.e.s font état, devant la puissance nocive de l’humanité et devant la crise climatique, de l’interrogation sur la responsabilité particulière de certains acteurs ou processus, au détriment des victimes de l’injustice climatique. Car si le dépassement des limites est constitutif de la condition humaine (p. 33), c’est plus précisément dans l’extractivisme et le productivisme qu’on en trouve les effets destructeurs, encore décuplés par le croissantisme et le consumérisme du monde capitaliste. Et les dynamiques de la compétition financière globalisée du néolibéralisme accélèrent les phénomènes de l’épuisement des sols et des sous-sols. C’est surtout aux processus ravageurs du capitalisme incités par les peuples occidentaux au détriment d’autres ethnies, qu’il faut en attribuer la responsabilité. Aussi parle-t-on plus précisément de « capitalocène » ou « éthnocène », (Wallenhorst ; Pierron ; Arnsperger ; Renouard).  

 

La notion d’Anthropocène émerge dans le dialogue entre le chimiste Paul Crutzen et le biologiste Eugen Stoermer, en 2000, et n’aurait pas encore totalement accédé au statut de concept, elle est cependant déjà appropriée par les sciences humaines et la philosophie, où elle opère comme un révélateur de caractéristiques anthropologiques, au sens photographique du terme. Elle est occasion de dévoilement de la condition humaine, des fondements de l’éducation, et facteur d’un nouvel engagement dans la relation éducative. L’ouvrage, rare en sciences de l’éducation et en langue française, fait le point des connaissances sur la notion et opère son transfert dans le domaine de l’éducation, il décrypte l’ampleur et la profondeur des transformations en cours, subjectives, intersubjectives et collectives, y compris sur le plan langagier (Moreau) et représentationnel (Léna, Wilgenbus et Lescarmontier).  

 

Le projet d’une éducation au développement durable (EDD) pour l’école, prôné par l’UNESCO a rencontré les résistances de l’idéologie néolibérale, avec les normes de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L’idée de croissance verte légitime dans le modèle du développement durable (DD) ou de l’EDD apparait progressivement vidée de sens. De ce fait, les courants de « l’éducation relative à l’environnement » et de « l’EDD » ont échoué à intégrer les défis du XXIème siècle, et ce, malgré leurs tenants au Canada ou en France, qui, rarement dupes des alibis d’un capitalisme vert, ont souvent pressenti et accompagné eux-mêmes la mutation vers les enjeux anthropologiques (Curnier). La rupture de paradigme, d’une éducation au DD vers l’éducation en anthropocène, devient évidente. Il ne s’agit pas d’une discipline de plus mais du mouvement vers une véritable refondation de l’éducation, métamorphose à la hauteur des nouveaux enjeux vitaux et les nouvelles conditions d’habitabilité de la terre (Curnier). 

 

2 Si « nous ne voulons plus de la croissance et de l’expansion économique » quelles réponses de l’éducation dans, avec et par la nature. 

 

Les idéaux modernes de progrès technologique, de réussite compétitive et d’émancipation individualiste font moins rêver les jeunes générations. L’ouvrage analyse ce désenchantement devant la modernité, ses avatars et devant l’école, il repère ce qui est révolu, pour mieux « refonder l’éducation en anthropocène ». 

 

La modernité prédatrice et énergivore (Moreau), par sa volonté de domination, sa démesure prométhéenne, le progrès technologique sophistiqué aux conséquences dévastatrices (Federeau), par l’obsession de l’abstraction, la gouvernance par les nombres (Pierron), l’anéantissement de la vie (Wallenhorst), a produit les crises et les catastrophes actuelles et à venir. Un illusoire dépassement de la modernité, à travers ce que d’aucuns appellent la postmodernité, s’est révélé n’être qu’une forme d’hypermodernité, subissant une grande accélération (Rosa, 2015) avec le cortège d’épuisements qui délitent la relation à soi, à l’autre et au monde (Moreau). Quant au transhumanisme, sous ses divers visages, celui du négationnisme du changement climatique, ou celui d’une conquête spatiale conçue pour permettre aux riches d’échapper à l’enfer d’une vie terrestre condamnée, il n’est que fuite en avant de la modernité techno-scientifique et libérale. A la suite de Latour (2017) Federeau évoque les « martiens » qui, contrairement aux « terriens », ne rêvent que de bio-ingénieries ou géo-ingénieries pharaoniques. 

 

L’école n’échappe pas aux critiques. N’a-t-elle pas été conçue pour produire la main d’œuvre du capitalisme industriel, et n’est-elle pas encore trop attachée à promouvoir les valeurs de l’utilitarisme, de la compétition et de la soumission à l’autorité (Curnier), de l’arrachement à la nature, de l’Homo Oeconomicus (Wallenhorst), du désir illimité de toute puissance prédatrice (Hétier) ? 

 

Les auteur.e.s proposent diverses catégories conceptuelles et visions de l’avenir différentes (Léna, Wilgenbus et Lescarmontier), conformément aux préconisations des accords de Paris de 1995 sur le climat, ratifiés en 2019, pour « préparer » les jeunes, mais aussi pour réenchanter la relation à l’autre et à la nature, au collectif et au bien commun. Pour encourager un changement d’attitude devant la terre, les pistes évoquées sont plurielles et convergentes : la permaculture cocréatrice (p. 107), l’« indigénéité » (p. 101) respectueuse pour retrouver la juste interdépendance. Selon le clivage « leavers / takers » imaginé par Quinn (2007), Arnsperger (pp ; 104-107) préfère le « laisser être coopératif » des « leavers » qui permet aux terres de se régénérer, à la prédation des « takers » qui épuise le territoire par l’agro-industrie intensive. Wallenhorst, pour sortir de l’idée d’arrachement à la nature, prône l’immersion en elle, dans la « polysensorialité », la « résonnance » (pp. 137-138). On peut alors, selon Hétier, vivre l’illimité créatif et spirituel. 

 

3 « Nous sommes la nature qui se défend et c’est là que se trouve le combat du XXIème siècle » (YFC) Quelle éducation ? 

 

Devant cette déclaration issue du Manifeste de la Génération Climat les auteur.e.s proposent quelques préconisations éducatives pour refonder les savoirs, les valeurs, les pratiques. 

 

Les savoirs font place aux sciences, à l’art, particulièrement à la littérature (Hétier, Wallenhorst, Delorme), aux humanités environnementales, dans une approche pluri et transdisciplinaire qui s’ouvre à la complexité, à la causalité multifactorielle et qui prend en compte les représentations et les mécanismes de défense (Léna, Wilgenbus et Lescarmontier). Les démarches recommandées sont celles de rituels et gestes d’une mimesis inventive (Wulf), d’expériences de « main à la pâte », accompagnant les enseignants par les réseaux et la mise en commun de ressources, de méthodologies participatives de recherche-action (Renouard).  

Les valeurs sont celles d’une pédagogie de la résistance, d’un engagement politique pour éduquer à la démocratie, à l’écocitoyenneté, dans la complexité du vivant pour une émancipation collective, d’une éthique de la responsabilité et de capabilités individuelles et collectives devant la fragilité du vivant, d’hospitalité devant l’altérité (Wallenhorst). 

 

Les pratiques de permaculture, offrent une éducation des profondeurs, déprise, soin jardinier (Arnsperger) en lien avec les écotopies (p. 162) comme territoires engagés concrètement, écovillages et expériences de sobriété solidaire, développant l’émergence d’alternatives et de métamorphoses (Delorme, après Callenbach, 2009). L’ouvrage s’appuie sur des exemples concrets de pratiques dans le monde ou en France : - One United Ressource écovillage à Vancouver au Canada, l’Ecole pratique de la Nature et des Savoirs dans la Drôme- (Delorme) - l’expérience du Campus de la transition en Seine et Marne (Renouard) 

 

En conclusion 

 

On apprécie l'intérêt d’un ouvrage qui fait le point sur des objets encore trop peu étudiés de manière abordable pour des non-spécialistes. L’ouvrage a l’audace bien venue de souligner l’apport de certaines démarches, trop mal connues en dehors de milieux concernés, comme le « discernement » (Loyola, 1548/2004) qui permet l’équilibre entre diverses dimensions (percept, affect, concept, spiritualité, ainsi que subjectivité, intersubjectivité, collectif, environnement) et qui s’avère un processus de formation ou de gouvernance (p. 185), pour l’orientation, l’engagement et l’action co-créative. On admire le courage devant l’enjeu actuel d’assumer la fonction politique de l’éducation et d’entendre au sens fort l’importance de former des (éco) citoyens. La différence soigneusement précisée entre idéologie et utopie souligne le défi de mobiliser les élèves pour le climat sans les endoctriner par des opinions préconçues. On apprécie l’appel à plus de spiritualité dans l’éducation sans pour autant minorer la place de la rationalité (p. 179) toujours émancipatrice tant qu’elle se garde de la démesure.  

 

On aurait cependant souhaité plus de reconnaissance à l’égard d’une école de la République qui a pu permettre une forme d’émancipation, individuelle et collective à des enfants de toutes conditions. De même, on aurait aimé voir rendre justice à certains auteurs comme Durkheim qui, en plein cœur de la révolution industrielle, a su repérer les dérives de la modernité anomique, dénoncer la puissance destructive du désir tout puissant et sans limite, et rappeler l’enjeu du sujet de l’éducation comme personne en relation d’interdépendance avec la société et avec la nature. Enfin, pourquoi ne pas avoir fait plus de place aux femmes et à la pensée féminine, voire (éco)féministe (Burgart-Goutal, 2020) ? N’ont-elles pas, avant la conscience tardive de l’anthropocène, su privilégier une relation respectueuse et symbiotique avec la nature, dénoncer l’évacuation de l’affect et du symbolique, sagesse, trop souvent et depuis longtemps, payée au prix de leur vie ? 

 

Quoiqu’il en soit, on ne peut que recommander un ouvrage qui présente le tournant éducatif de la transition, en écho aux grandes dynamiques actuelles mondiales, en lien avec des réseaux comme celui des écovillages, par et avec des penseurs européens ou internationaux reconnus. Il s’avère un outil indispensable au service de l’éducation, offrant de manière détaillée, nombre de pistes praxéologiques.  

 

Enfin et surtout, et cela est important pour la SOFPHIED, il présente de manière cohérente une réflexion radicale en philosophie de l’éducation, sur les grandes finalités : les savoirs, les valeurs et les principes, le sujet en éducation comme personne interdépendante, en relation avec soi, l’Autre, l’autre humain et non-humain, dans l’(éco)cité comme bien commun. 

 

Marie-Louise Martinez,
Professeure émérite, U. de Rouen

Bibliographie

Burgart-Goutal, J. (2020). Être écoféministe. Théories et pratiques. L'échappée.
Loyola, S.I. (1548/2004). Exercices spirituels. Texte définitif (1548). Seuil.

 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292