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lundi 14 mars 2022

Pour citer ce texte : KERLAN, A. (2022). Une figure de l’enfance à l’heure écologique : Greta Thunberg, pourquoi tant d’amour, pourquoi tant de haine ? Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2
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Une figure de l’enfance À l’heure Écologique : Greta Thunberg, pourquoi tant d’amour, pourquoi tant de haine ? 

 

Alain Kerlan 
Professeur des universités honoraire 
Université Lumière Lyon 2 

 

Résumé  : Entre détestation et louange, la figure controversée de la jeune et médiatique activiste Greta Thunberg jette le trouble dans le monde de ceux qu’elle appelle « les adultes ». Sa rhétorique, sa médiatisation ne l’expliquent qu’en partie. Deux autres explications peuvent être avancées. La première touche à l’image idéale de l’enfance, à sa représentation sociale, que bouleversent tant le propos que la manière d’être de Greta Thunberg. La seconde est plus profonde. Tout à la fois emblème loué de l’éducation moderne pour les uns, symptôme dénoncé de ses dérives pour les autres, inversant la relation éducative et mettant en cause l’autorité des adultes, la figure de Greta Thunberg témoigne d’une crise profonde de la transmission et de la temporalité qui la fonde. Elle invite ainsi à une relecture de Hannah Arendt à la lumière d’une autorité du futur. 

Mots-clés 
Greta Thunberg, Enfance (représentation de), Transmission, Relation éducative  

 

Abstract  : Between hate and praise, the controversial figure of young and media activist Greta Thunberg disturbs the world of those she calls “the adults”. Its rhetoric, its media coverage only partially explains it. Two others explanations can be put forward. The first touches on the ideal image of childhood, its social representation, which both the words and the way of being Greta Thunberg upset. The second is deeper. Both praised emblem of modern education for some, symptom denouncer of its excesses for others, reversing the educational relationship and questioning the authority of adults, the figure of Greta Thunberg testifies to a deep crisis of transmission and temporality that founds it. It thus invites a rereading of Hannah Arendt in the light of an authority of the future. 

Keywords 
Greta Thunberg, Childhood (representation of), Transmission, Educational Relationship. 

 

C’est au tout début de l’année 2020, dans cette époque où ce nom que nous avons désormais tous en tête, « la Covid », était à peine connu, qu’était née l’idée de consacrer une étude à un autre nom, celui d’une jeune fille devenue l’emblème d’une jeunesse en révolte contre un monde adulte qui avait failli dans sa tâche de protection et de transmission du seul héritage commun : celui de la planète Terre elle-même. Mais, est-ce l’effet de sidération de la pandémie et des vies confinées, l’interrogation qui m’avait paru d’importance alors – dans le « monde d’avant » la pandémie – j’en étais arrivé à douter qu’elle méritât bien l’attention que je pensais devoir alors lui prêter. En projetant de m’arrêter sur le « cas » Greta Thunberg, cette figure de l’enfance en Jeanne d’Arc de l’écologie, sujette tout autant à l’adulation qu’à la détestation la plus vive de ceux qu’elle appelle ostensiblement « les adultes », n’avais-je pas cédé à un emportement médiatique ? Ne nous est-il pas tombé dessus une pandémie bien plus réelle et urgente que les sombres prophéties de cette vigie enfantine de la catastrophe annoncée ? D’ailleurs de Greta Thunberg, on n’en parlait plus guère, croyais-je. 

 

La tentation de passer à autre chose, je dois l’avouer, se nourrissait de surcroît de la méfiance que m’inspire tant le rôle des réseaux sociaux que celui des médias dans la figure en question que l’horizon millénariste ou eschatologique des thèmes de l’effondrement, ou encore que la structure dichotomique avant/après qui nous est aujourd’hui régulièrement imposée. J’y vois une forme de tentative d’un nouveau “grand récit”, qui réaliserait la performance d’en être comme le degré zéro…  Et pourtant, en y regardant de plus près, je me suis aperçu que Greta Thunberg continuait bel et bien d’exister pendant que le monde était et demeure en partie sous cloche sanitaire. 

 

1. Entre louanges et détestations, une figure controversée

 

Venons-en donc à la Greta Thunberg d’aujourd’hui, à l’orée du “monde d’après”. Très tôt donc, comme le montre Laurence Bertrand Dorléac (2020), la Greta Thunberg du “monde d’avant” s’est souciée de l’articulation de la crise sanitaire mondiale et du défi climatique dans sa vision du “monde d’après”. Dès le 30 mars 2020 sa déclaration au New Scientist en témoigne : « Le monde doit s’attaquer simultanément à la pandémie de coronavirus et au changement climatique, et se prémunir contre les personnes qui tentent de profiter de la crise actuelle pour retarder les mesures de réduction des émissions de carbone [...]. Nous devons traiter ces deux crises en même temps, car la crise climatique ne disparaîtra pas » (cité par Bertrand Dorléac, 2020, p. 352). 

 

Gageons alors que lorsque les médias auront pleinement repris leur cours ordinaire, dans le monde d’après, la voix et le propos inchangé de Greta Thunberg se feront à nouveau amplement entendre, et que les haines comme les louanges seront aussi au rendez-vous. Il y a fort à parier que la tentative d’emboîter problématique sanitaire et problématique climatique ne manquera pas d’alimenter un peu plus les sentiments violemment ambivalents que suscitent la personnalité et le propos de la jeune suédoise que le magazine Time avait désigné comme « personnalité » de l’année 2019. 

 

Pour prendre la mesure des clivages que provoque la figure de Greta Thunberg et de la violence qui peut les habiter, il suffit de mettre côte à côte l’une ou l’autre des nombreuses déclarations contrastées qui font écho à ses propos. Ainsi, par exemple tandis qu’Alain Finkielkraut interviewé sur une radio trouvait « lamentable que certains adultes s’inclinent aujourd’hui devant une enfant », et martelait que « nous avons mieux à faire pour sauver ce qui peut l’être que de nous mettre au garde à vous devant Greta Thunberg et d’écouter les abstraites sommations de la parole puérile », Marie Desplechin  rétorquait que « c’est elle qui possède les connaissances, c’est elle qui les enseigne, c’est elle qui appelle (en anglais) à la discipline et à la raison », et qu’« elle sest placée du côté́ des impératifs moraux et du bien commun avec courage et obstination » (Libération,  26/11/19). On ne peut manquer de le constater à la simple lecture de ce diptyque : ce que louange Marie Desplechin est précisément ce qui déclenche l’ire et le sarcasme d’Alain Finkielkraut. La violence rhétorique est à son comble chez un Michel Onfray qui se lâche sur son site personnel, le 23 juillet 2019 : Greta Thunberg y est dépeinte sous un « visage de cyborg qui ignore l’émotion, ni sourire ni rire, ni étonnement ni stupéfaction, ni peine ni joie ». Elle le « fait songer à ces poupées en silicone qui annoncent la fin de l’humain et l’avènement du posthumain. Elle a le visage, l’âge, le sexe et le corps d’un cyborg du troisième millénaire ; son enveloppe est neutre » (cité par Bertrand Dorleac, 2020, p. 353). Poupée de bien triste augure, qui n’est pas sans faire écho à la poupée de chiffon, effigie de Greta Thunberg, qui fut pendue sous un pont de Rome en septembre 2019. Rappelant cet épisode, Laurence Bertrand Dorléac y voit un sinistre rappel des lynchages de Noirs aux États-Unis (p. 352). 

 

Oui, pourquoi tant d’amour, chez certains, mais surtout pourquoi tant de haine ? Les pistes d’analyse se dessinent comme d’elles-mêmes dans la teneur des quelques propos que je n’ai fait que rapporter. Sans doute la façon dont Greta Thunberg dit ce qu’elle dit, comment elle le dit, compte ici au moins autant que ce qu’elle dit, et il faut commencer par s’y arrêter. La réflexion ne peut manquer d’en passer par l’analyse d’une rhétorique incarnée que diffusent incessamment les multiples images de la jeune fille dont se nourrissent les médias. 

 

Toutefois, pour mieux comprendre les raisons et les enjeux des clivages que suscite cette figure de l’enfance en héroïne écologique, il est nécessaire de poursuivre l’analyse sur deux autres plans. Le deuxième plan est celui des représentations de l’enfance, et de la dimension que l’on peut qualifier de « pré-écologique » de sa représentation traditionnelle. Si chaque société a une façon particulière de se représenter l’enfance, la proximité de l’enfant et de la nature, de l’enfance et du monde animal, semble être une représentation très largement répandue, et confinant au mythe. Quels rapports la figure de l’enfance qu’incarne aujourd’hui Greta Thunberg, la figure de la « sainte colère », entretient-elle avec cette figure dominante ?  En quoi ces rapports peuvent-ils expliquer l’ambivalence des sentiments à son égard ? 

 

Un troisième plan enfin est celui des relations intergénérationnelles ; il est capital, et on ne saurait rendre pleinement compte de l’impact des deux autres sans les référer à ce soubassement. Voilà en effet que non seulement les enfants « font la leçon », au sens moral de l’expression, aux adultes, mais font aussi la leçon tout court, au sens magistral, se substituant aux adultes dans la transmission des savoirs essentiels, vitaux. Bruno Latour y voit l’illustration de la façon dont « la question de l’engendrement occupe tout l’espace mental, investit tous les affects » (2019, p. 67), et même une « inversion de l’ordre des générations ». C’est bien cela qui semble déclencher les foudres et les sarcasmes de certains « adultes », et qu’Alain Finkielkraut qualifie de « lamentable ». Sur le plan éducatif, l’ordre immémorial de la transmission qui était la mission des adultes à l’égard de ceux qu’Hannah Arendt appelait significativement les « nouveaux-venus » s’en trouve profondément bouleversé. Sur le plan politique, la « dynamique égalitaire » qui tend à effacer la différence enfant/adulte (Alain Renaut, 2002, Marcel Gauchet, 2015) semble connaître une spectaculaire avancée. On peut faire l’hypothèse que les réactions très contrastées au personnage et aux propos de Greta Thunberg témoignent de ces bouleversements, réels ou fantasmés. 

 

2. Cyborg ou Ovni ? Une image et une rhétorique qui dérangent

 

La commodité de l’analyse recommande de distinguer ces trois dimensions, mais la figure de Greta Thunberg les conjugue et les tresse ensemble. La haine qu’elle peut susciter, en témoignent les portraits qu’en tracent Michel Onfray et Pascal Bruckner, ou qu’en laissent paraître les propos d’Alain Finkielkraut, n’est pas sans lien avec les atteintes et les distorsions que cette figure inflige à la représentation convenue de l’enfance. Dans son étude Un autre monde : l’enfance (1971) – aujourd’hui cinquantenaire, mais qui conserve sa validité sur de nombreux points – Marie-José Chombart de Lauwe relevait ces traits physiques caractéristiques de « l’enfant authentique » : « une certaine beauté – mais non conventionnelle – impression de fragilité et de pureté » (p. 425). À bien des égards, les portraits brossés par ces détracteurs de la juvénile icône de la lutte contre le réchauffement climatique sont aux antipodes. Pascal Bruckner s’en tient à l’évocation de « son visage terriblement angoissant » (Le Figaro, avril 2019, cité par Laurence Bertrand Dorléac, 2020, p. 353) ; Alain Finkielkraut, dénonçant une « parole puérile », joue de la connotation péjorative de la puérilité pour délégitimer toute connivence entre infans et logos ;  mais dans le cyborg total – visage, sexe, âge, corps – qu’y voit Michel Onfray, c’est littéralement à l’effondrement, à la disparition sans reste de tout ce en quoi l’enfance est emblème de notre humanité qu’est renvoyée la figure de Greta Thunberg. Il est d’ailleurs très singulier que soit ainsi paradoxalement associée à l’univers de la transhumanité, de l’humanité augmentée – rappelons que Cyborg est un raccourci de l’anglais cybernetic organism – une enfance saisie par l’urgence écologique. Comme si le personnage de Greta Thunberg, dans ses attitudes, son phrasé, ses intonations, sa gestuelle, sa prétention prophétique, affolait les boussoles. Il est tout entier, par exemple, dans cette déclaration d’une Jeanne d’Arc de l’écologie au Forum économique mondial de Davos en janvier 2019, et la répétition du « je » injonctif : « Je suis là pour vous le dire : notre maison brûle…  Je veux que vous agissiez comme si notre maison était en feu. Parce qu’elle l’est ». Les amateurs de films et de séries américaines noteront sans doute au passage la grande parenté de cette rhétorique avec celle d’un prêche dans l’une de ces nombreuses églises que comptent les États-Unis et que relaient les chaînes de télévision. 

 

Cyborg ou Ovni ? Il faut au moins prendre en compte l’insistance de ses détracteurs sur l’aspect « fabriqué » de Greta Thunberg. Elle n’est pas sans fondement, mais c’est plutôt du côté de la fabrique médiatique qu’il faut se tourner. Cette figure est en effet indissociable des médias et des réseaux sociaux, des procédures du marketing avec ses produits dérivés. Sa communication et ses actions que reprennent les réseaux sociaux passent essentiellement par l’usage des logos, de la BD, des photographies et des vidéos.  Sa rhétorique elle-même en relève. Comme le note à juste titre Laurence Bertrand Dorléac, « même les mots qu’elle emploie, qu’elle répète, qu’elle combine finissent par agir comme des images virales » (p. 349). Si la figure de Greta Thunberg doit beaucoup aux médias, elle est aussi particulièrement représentative d’un mode de pensée façonné par les nouveaux outils de l’informatique et des réseaux sociaux – relevant à ce titre d’une analyse médiologique à la façon de Régis Debray (2000). Elle n’est alors un Ovni que dans le monde de ces « adultes » et de ces intellectuels trop étrangers à cet univers mental dans lequel baignent et croissent aujourd’hui les nouveaux-venus. Il y a là assurément matière à bousculer tant le mode de penser et d’être d’une certaine intelligentsia philosophique que le mode de production de soi et de reproduction de soi de ses figures médiatiques. 

 

Communication « virale » propre au réseaux sociaux, couplée à la rhétorique du prêche. Un prêche cherche la conviction ou la conversion. Et pour ajouter aux troubles, celle qui s’est imposée comme l’icône ingénue du combat contre le réchauffement climatique convoque la science à sa tribune et fait de la parole scientifique parole d’évangile. Dans son manifeste de 2018, elle en appelait à une forme d’allégeance aux scientifiques : 

 

 « Écoutez la science ! […] Parce que si tout le monde écoutait les scientifiques et les faits auxquels je me réfère tout le temps, personne n’aurait à m’écouter, moi ou les centaines de milliers d’enfants en grève de l’école pour le climat » (cité par Laurence Bertrand Dorléac, p. 355). 

 

3. Troubles dans la représentation de l’enfance

 

Ces éléments suffiraient à nourrir la forte ambivalence émotionnelle que suscite la figure de Greta Thunberg. On peut toutefois avancer qu’elle est tout particulièrement amplifiée par les torsions que cette figure fait subir à la représentation de l’enfance, à l’image de l’enfant idéal, toujours active dans la culture contemporaine. La connivence entre l’enfant et la nature, comme l’ont montré notamment les travaux de Marie-José Chombart de Lauwe, est inscrite au cœur de cette image, comme l’avait bien compris le cinéaste japonais Hayao Miyasaki dans son film d’animation Nausicaä de la vallée du vent. Mais le personnage de Greta Thunberg y renvoie de façon très profondément ambivalente, dérangeante. Le masque du cyborg dont ses détracteurs affublent son image l’illustre, non sans violence. On peut même se demander si ceux-ci, délibérément ou non, ne recouvrent ainsi le visage de l’enfance que pour mieux discréditer le personnage et son discours. 

 

Dans une annexe de son ouvrage Un monde autre : l’enfance. De ses représentations à son mythe, Marie-José Chombart de Lauwe donne le résumé de l’analyse de trois romans pour la jeunesse1 , « remarquables par la présence d’un “enfant authentique” très typé » (p. 4252 ). Leur thème central fait pleinement écho aux propos de Greta Thunberg. Il peint un univers des adultes « faux », et une « vie quotidienne inauthentique ». Un adulte différent toutefois s’y remarque : il est « en quête d’une vie plus vraie, d’un autre monde ». Et surtout, c’est un enfant, le héros du roman, qui le guidera dans cette quête. Sans étonnement, il s’avère que cet adulte est quelqu’un « qui n’a pas encore perdu tout lien avec l’enfance », et que seul ce lien avec l’enfance lui permet de s’engager dans cette recherche d’une « vérité perdue ». Sur ce point, la figure de Greta Thunberg imprime une première torsion à la figure de l’enfance authentique : loin de permettre aux adultes qu’elle interpelle de régénérer le temps, de vivifier le présent en puisant au passé mythique, elle ouvre violemment devant eux la béance de l’avenir. 

 

Physiquement, l’ambivalence affleure également : si les images qu’on garde en mémoire de la jeune fille et de ses prêches sont en certains points conformes à « l’impression de fragilité et de pureté » qui se dégage des héros des trois romans, sur d’autres points c’est à l’inverse une détermination farouche, une inflexibilité qui touche à l’invulnérabilité qui s’imposent. Mais « pur », « entier », « exigeant » sont précisément les qualificatifs que retient le portrait que dessine Chombart de Lauwe dans l’analyse de l’enfant authentique. On y note même le constat d’une « apparence d’indifférence », une volonté et une forme de liberté « qui ne se laisse pas entraver par les liens affectifs », tous traits dont la description de Greta Thunberg en cyborg sont une caricature volontairement disqualifiante. 

 

La torsion qu’imprime à la figure de l’enfance celle qui se dit « activiste » est également manifeste dans un autre trait de son caractère principal. L’enfant authentique est « vrai », c’est à dire « non socialisé », en ce qu’il « méconnaît les “usages”, les masques, les rôles qu’impose la société ». Enfant qui inverse les relations intergénérationnelles, Greta Thunberg se défait du statut de l’enfance et de ses masques ; mais si elle bouscule délibérément les « bonnes manières » auxquelles devrait s’en tenir un enfant bien socialisé, elle fait par ailleurs preuve d’une insertion redoutable et d’une maîtrise experte pour ce qui concerne l’univers des médias et des réseaux sociaux. 

 

Elle n’en partage pas moins ou du moins ranime à sa façon le don propre à l’enfant authentique, et qui fait de lui le sage dont les adultes ont besoin pour retrouver le droit chemin que leur font perdre l’usure du temps et l’oubli de l’enfance : le don de divination. Là encore la torsion, la distorsion, est patente. Greta Grunberg « dit l’avenir » et prêche comme un devin, mais elle ne fait que dire ce que disent les « scientifiques », que les « adultes » ne savent pas, ne veulent pas écouter. Loin d’être régénératrice, sa prophétie avertit que notre présent tue l’avenir. Ne comptons pas sur elle pour retrouver avec la nature et le monde animal la communication heureuse que promet le pouvoir magique de l’enfant authentique ; cette figure-là nous dit que ce mythe est définitivement sans effet. Ce qui en demeure, dans le propos de cette vigie enfantine au bord du gouffre, c’est le constat d’une possible et fatale insuffisance des adultes. C’est en effet vers cette conclusion que conduit l’analyse de l’image de l’enfant authentique : « l’enfant est le maître de l’homme et l’homme n’est qu’un piètre disciple impuissant à faire sienne la leçon ». 

 

4. Greta Grunberg : emblème ou symptôme de l’éducation moderne ?

 

Que dérangent et suscitent chez les adultes des sentiments très contrastés les façons dont la figure de Greta Thunberg renvoie, en la distordant, à la représentation sociale de l’enfance et à son mythe, on ne saurait s’en étonner. Mais l’ampleur et même la violence avec lesquelles s’expriment ces sentiments invitent à chercher plus loin les enjeux dont ils témoignent. 

 

Reprenons la réflexion en rappelant ce fait remarquable : en 2018, des centaines de milliers d’enfants auront donc fait la grève de l’école pour protester contre les adultes et leurs maîtres incapables d’écouter eux-mêmes ce qu’ils prétendent leur enseigner ; empêché par la pandémie, le mouvement a repris à la rentrée scolaire de septembre 2021. Il y a là plus qu’une étrange inversion de la relation éducative. L’usage ostentatoire et répétitif que fait Greta Thunberg du terme « adulte », la dichotomie systématique « nous les enfants/vous les adultes » qui scande son propos comme un mantra semblent prendre au pied de la lettre pour les retourner contre lui la responsabilité et l’autorité dont se réclame l’éducateur. C’est toujours au nom de leurs enfants, elle-même enfant prophétique parmi eux, qu’elle interpellait « les adultes » indifférents et irresponsables dans son intervention au Parlement européen, le 3 mars 1920 : 

 

« Quand vos enfants ont tiré la sonnette d’alarme, vous avez jeté un coup d’œil dehors, vous avez senti l’air et vous avez dit : “Oui, c’est vrai la maison est en feu. Ce n’est pas une fausse alerte.” Mais ensuite, vous êtes retournés dans la maison pour aller finir votre dîner puis regarder votre film et vous êtes allés vous coucher sans même téléphoner aux pompiers » (cité par Bertrand Dorléac, p. 351). 

 

Le ton était le même dans un discours à Berlin le 30 mars 2019 : 

 

« Je ne veux pas de votre espoir. Je ne veux pas que vous espériez. Je veux que vous paniquiez. Je veux que vous ressentiez la peur que je ressens tous les jours. Et je veux que vous agissiez. Les vieilles générations n’ont pas réussi à venir à bout de la plus grande crise de l’humanité... Elles se contentent de nous tapoter sur la tête et nous disent, tout va s’arranger » (Ibid.). 

 

La tentation est grande, pour un lecteur d’Hannah Arendt, de lire dans ce type de propos la conséquence des dérives de l’éducation moderne qu’analysait et dénonçait dès les années 1960 l’essai intitulé « La crise de l’éducation ». Avec l’ordre traditionnel de la transmission, n’est-ce pas l’ordre nécessaire des générations lui-même qui vacille ? La figure de Greta Thunberg ne peut manquer de s’attirer les foudres de quiconque n’aura voulu retenir qu’une moitié des analyses d’Arendt, celle qui conclut que « l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition » (Arendt, 1972, p. 250), et que nous devons, nous autres parents, professeurs, éducateurs, « fermement séparer le domaine de l’éducation des autres domaines, et surtout celui de la vie politique et publique » (idem), et surtout de mettre un cran d’arrêt à une dynamique égalitaire détruisant l’autorité sans laquelle la transmission inhérente à toute éducation deviendrait impossible.  

 

Dans cette perspective, le cas Greta Thunberg pourra même être considéré comme le symptôme et le produit typique d’une éducation moderne qui « essayant d’instaurer un monde propre aux enfants », en arrive à ce paradoxe d’ « exposer l’enfant à ce qui plus que toute autre chose caractérise le monde adulte, c’est-à-dire la vie publique » (Arendt, 1972, p. 240). La « fibre écologique » de la jeunesse contemporaine, après tout, ne tombe pas du ciel, il aura bien fallu que ces adultes qu’interpelle incessamment Greta Thunberg initient en quelque façon les nouveaux-venus. La société éducative médiatisée y tient sa partition, mais l’école n’y est pas en reste. Une sensibilité écologique habite bien l’éducation nouvelle – on le montrerait aisément chez un Freinet, une Maria Montessori – et s’est diffusée aussi dans l’ensemble du système éducatif. Nous l’oublions un peu trop, mais Greta Thunberg est aussi l’une de ces enfants que le propos éducatif des adultes alerte de façon marquée depuis une bonne vingtaine d’années sur les défis de l’écologie et les responsabilités qui en découlent. Certains lecteurs d’Hannah Arendt ne manqueront sans doute pas d’y voir ce que dénonçait son essai sur la crise de l’éducation et de l’autorité éducative : un monde d’adultes qui tend à se défausser sur les nouveaux-venus de ses responsabilités, à transférer à ceux qui arrivent la charge de ses propres problèmes. 

 

La figure de Greta Thunberg signalerait alors sinon le paradoxe au moins l’ambiguïté ou l’ambivalence de l’engagement écologique de l’adulte éducateur : celui-ci d’un côté se soucie des nouveaux-venus et du monde dont ils héritent, mais de l’autre côté s’innocente de cet héritage en se mettant d’emblée du côté des nouveaux-venus. Certes, cet éducateur ne dit pas, comme Arendt le fait dire aux parents qu’elle incrimine : « Nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort » ; mais c’est bien comme s’il disait : « En ce monde, même nous ne sommes pas en sécurité chez nous ; comment s’y mouvoir, que savoir, quel bagage acquérir sont pour nous aussi des mystères » (Arendt, 1989, p. 245). En somme, Greta Thunberg, ou du moins la figure qu’elle incarne, déjoue frontalement cette ambivalence en refusant de reconnaître aux adultes l’autorité nécessaire à leur prétention éducative, à « la responsabilité de la marche du monde » (Ibid., p. 242). Seul le peuple enfant des nouveaux-venus dont elle est la figure de proue aurait désormais pleine légitimité. « Nous ne sommes pas à l’école aujourd’hui, vous n’êtes pas au travail aujourd’hui, parce qu’il y a urgence et nous ne serons pas des laissés-pour-compte », déclare-t-elle à Montréal en septembre 2019 (cité par Bertrand Dorléac, p. 356). 

 

Comment ce retournement est-il possible ? Selon Hanna Arendt, en toute rigueur, « les enfants ne peuvent pas rejeter l’autorité des éducateurs comme s’ils se trouvaient opprimés par une majorité composée d’adultes » (p. 244). Ce scénario d’ordre politique ne saurait valoir dans l’ordre éducatif. Comment et pourquoi est-il tout de même advenu ? Selon Arendt, seuls les adultes ont le pouvoir d’abolir l’autorité éducative. Non pas de façon directe et délibérée comme ce pourrait être le cas dans une utopie éducative d’inspiration anarchiste, mais comme la conséquence et la signification profonde de leur refus « d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants » (Ibid.). 

 

Il est bien possible que les défenseurs de Greta Thunberg, de leur côté, voit plutôt en elle une figure de l’enfance libérée des hypocrisies et de l’artificialité de l’éducation traditionnelle. Le portrait qu’en trace par exemple Marie Desplechin (voir ci-dessus) peut être lu comme l’idéaltype de l’enfant éduqué selon les principes et les visées de l’éducation nouvelle, et la parfaite antithèse du produit de l’éducation traditionnelle3  : non pas un enfant prisonnier d’un apprentissage mécanique, mais qui maîtrise pleinement des connaissances qui font sens, et peut même les transmettre, un enfant non pas agité et inconséquent, mais capable d’autodiscipline et ouvert à la raison, un enfant, surtout, pour qui les exigences morales et le sens du bien commun font pleinement sens, et qui s’y consacre parce qu’il a acquis et cultive ces vertus que sont le courage et la détermination. Mais, à y regarder de plus près, la figure de Greta Thunberg pourrait bien déranger tout autant celles et ceux qui exècrent en elle le produit de l’éducation moderne qu’ils dénoncent que celles et ceux qui à l’inverse louent en elle ce même accomplissement. Greta Thunberg, à plusieurs égards, est bien un produit et même une figure emblématique de l’éducation moderne ; mais cette même figure, à d’autres égards, paraît d’elle-même donner raison à la critique que fait de cette éducation l’analyse d’Hannah Arendt, en prenant acte de la démission des « adultes », de leur refus d’assumer le monde qui est d’abord le leur. 

 

5. L’autorité du futur

 

Parvenu à ce point de la réflexion et à ce constat, l’ambivalence de la figure de Greta Thunberg devrait inciter à reprendre la lecture d’Hannah Arendt. Les détracteurs de l’éducation moderne qui s’en inspirent retiennent principalement l’idée, ou la double idée, que la crise que connaît l’éducation serait la conséquence d’un renoncement à l’autorité et d’une rupture avec la tradition. La charge porte alors essentiellement sur notre rapport défectueux au passé, notre prétention moderne à faire fi du passé, notre abandon au « pathos de la nouveauté ». Toute l’attention au propos d’Arendt est alors fixée sur cette déclaration comme si elle le résumait tout entier : « La crise de l’autorité dans l’éducation est étroitement liée à la crise de la tradition, c’est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé » (p. 247). Cette fixation sur le passé et la tradition nourrit un conservatisme qu’Hannah Arendt elle-même qualifiait de « bavardage à la mode » et considérait comme une impasse. L’équation dans laquelle l’auteure de « la crise de l’éducation » formalise la problématique de l’éducation contemporaine ne laisse là-dessus aucun doute. Cette équation est précédée de l’énoncé de la difficulté à surmonter : « La véritable difficulté de l’éducation moderne, écrit Arendt, tient au fait que, malgré tout le bavardage à la mode sur un nouveau conservatisme, il est aujourd’hui extrêmement difficile de s’en tenir à ce minimum de conservation et à cette attitude conservatrice sans laquelle l’éducation est tout simplement impossible » (p. 247). L’équation peut alors être formulée dans toute sa complexité : « Dans le monde moderne, le problème de l’éducation tient au fait que par sa nature même l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu par la tradition » (p. 250). La seconde partie de ce propos doit absolument être soulignée ; c’est en effet cette seconde part de l’analyse d’Hannah Arendt qu’ignorent trop certaines lectures. Elles ignorent du même coup l’interrogation que porte en creux cette équation, ou ne l’entendent qu’à moitié : si aucune éducation ne peut faire fi de l’autorité, d’où alors l’éducation dans un monde qui a récusé l’autorité de la tradition peut-elle tenir l’autorité nécessaire ? Selon Arendt, on le sait, toute autorité éducative se fonde sur le rôle de responsable du monde que l’éducateur doit assumer ; les compétences scientifiques et académiques du professeur sont certes nécessaires à la transmission, mais elles ne sauraient « jamais engendrer d’elle-même l’autorité » (p. 243). 

 

C’est précisément sur ce rôle de responsable du monde que la figure de Greta Thunberg interpelle brutalement les adultes. Encore faut-il s’entendre sur ce que signifie ici « monde ». Pour Greta Thunberg, il s’agit bien de notre monde, le monde que nous habitons ensemble, mais sa continuité est en péril mortel, et la moitié de ses habitants, ceux qui en ont en premier lieu la charge et la responsabilité, les « adultes », ne veulent pas le voir et agir en conséquence. Alors il faut que l’autre moitié, les « enfants », les nouveaux venus, parlent et les contraignent à l’action ; se substituent aux adultes défaillants. « Je suis là pour vous le dire, déclarait Greta Thunberg au Forum économique mondial de Davos en janvier 2019 : notre maison brûle... Je veux que vous agissiez comme si notre maison était en feu. Parce qu’elle l’est. » (cité par Bertrand Dorléac, p. 351). Si les enfants récusent symboliquement l’autorité de leurs éducateurs en faisant la grève de l’école, c’est alors parce que ceux-ci ont failli dans la tâche à leurs yeux fondatrice de leur autorité : assurer la continuité du monde comme avenir commun. Caricaturalement peut-être, mais avec assez d’acuité pour déranger, la vigie Greta Thunberg, les yeux fixés sur le monde qui vient, et qui est déjà là, rappelle que l’autorité moderne et la transmission nécessaire à l’éducation, si elle ne peut plus s’autoriser de la seule autorité du passé et de la tradition, ne peut se fonder que sur la considération de l’avenir. Ce en quoi, là encore, cette figure emblématique fait bien aussi écho à la thèse d’Hannah Arendt, et même à ce qui en constitue le cœur, si on la suit jusqu’à son terme : le thème des nouveaux venus, de la générativité. 

 

Si, comme l’écrivait Hannah Arendt, l’essence de l’éducation, telle que la crise qui l’affecte la révèle, « est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde » (p. 224), que sa nécessité est en relation directe avec le fait que la société humaine « se renouvelle sans cesse par la naissance, par l’arrivée de nouveaux êtres humains » (p. 238), alors l’autorité nécessaire à l’éducation ne peut être dissociée d’un horizon d’attente, même si la responsabilité de la continuité du monde implique aussi la considération du passé. En d’autres termes, il convient de réfléchir à ce que Myriam Revault d’Allonnes, s’inspirant d’Hannah Arendt, appelle « l’autorité du futur » (2006, p. 15). Une lecture trop rapide et trop systématiquement conservatrice des analyses complexes d’Hannah Arendt pourrait laisser croire que la permanence du monde commun est l’affaire et la responsabilité de ceux qui sont déjà-là, et que cette responsabilité s’adosse à l’autorité du passé. Il n’en est rien, et c’est précisément la signification de la générativité qui s’y oppose. Dire qu’incessamment viennent au monde de nouveaux venus, que « ce monde est constamment renouvelé par la natalité » (Arendt, 1989, p. 251), c’est aussi et nécessairement dire qu’un monde rassemble dans une forme de contemporanéité non seulement ceux qui sont nés avant nous, nos prédécesseurs, non seulement ceux qui sont nés de nous, nos enfants, nos successeurs, mais aussi ceux qui sont encore à naître, nos futurs héritiers. Notre monde commun, notre monde en partage s’inscrit dans la durée et se déploie dans toutes ses dimensions, passé, présent, avenir. 

 

6. Crise de la temporalité

 

Le défi écologique fait désormais de l’avenir l’horizon tragique de notre monde commun. Plus que jamais, l’autorité nécessaire, non seulement à l’éducation mais plus largement à la permanence du monde commun et même à sa survie procède de l’autorité du futur. Celle-ci s’autorise non seulement du sort des nouveaux-venus, mais de celui de l’humanité tout entière. L’Humanité, ce Grand-Être que Comte appelait à célébrer, a pris une soudaine consistance temporelle, ontologique. Certes, la dramatisation médiatisée avec laquelle Greta Thunberg s’autorise de cette autorité du futur pourrait en donner une version trop caricaturale ; elle n’en touche pas moins à une problématique politique et éducative centrale de notre modernité, et que le défi climatique et écologique met un peu plus en lumière. En effet, s’autoriser de l’autorité du futur n’est pas une démarche à laquelle conduirait soudain l’urgence climatique. Comme le montre très bien Myriam Revault d’Allonnes, « la perte de l’autorité de la tradition », en effet constitutive de la modernité, n’efface pas la nécessité de la transmission, nécessaire à la permanence du monde, mais la « relance » (2006, p. 15). Comment ? En projetant « en avant une autorisation qui ne peut plus se réclamer d’un passé immémorial » (Ibid.). L’autorité-autorisation nécessaire pour agir au nom de la collectivité ne peut venir désormais que du projet qui configure l’avenir : « l’autorité ne s’exerce que lorsqu’elle inscrit l’action dans un devenir » (Ibid.). Une fois qu’ils ont récusé l’autorité du passé et de la tradition, les Modernes ont mis en place un autre fondement pour l’autorité nécessaire à la transmission.  S’ils ont ainsi conquis l’autonomie, la « maturité » que célèbre Kant dans son écrit sur les Lumières, s’ils se sont auto-institués, ils ne se sont pas pour autant privés de tout fondement, au risque du vide et de la perte du sens : ils « n’ont assuré leur existence et leur perpétuation qu’en se donnant le garant d’un devenir historique et politique à penser et à faire » (Ibid.). C’est au nom de ce devenir que la transmission nécessaire devient possible et fondée. 

 

Assurément, le défi de l’urgence climatique fait de ce « devenir historique et politique à penser et à faire » (ces deux verbes doivent être soulignés) un horizon quasi-contemporain. Lorsque Myriam Revault d’Allonnes, en 2006, écrivait que « c’est à un remaniement profond (une « crise ») de la temporalité que nous sommes aujourd’hui confrontés » (Ibid.), elle ne pensait sans doute pas directement au défi écologique : c’est bien néanmoins une crise de la temporalité, affolant les relations entre les générations et les trajets de la transmission, que déclenche l’urgence climatique. Greta Thunberg en est la figure exacerbée. L’émotion et l’angoisse que génère la prise de conscience de l’urgence climatique, l’éco-anxiété, sont dites par Baptiste Morizot dans une formule qui fait mouche : « un mal du pays sans exil » (2019, p. 166). Elle fait mouche, parce que la crise de la temporalité est inscrite en son cœur. Le présent y devient déjà un passé sans avenir, et se diffuse une sorte de « nostalgie d’un foyer pourtant bien présent, mais qui fuit sous les pieds, sans qu’on l’ait quitté un instant » (p. 169). Repenser l’intergénérationnel en lien avec l’autorité du futur est désormais une autre urgence : l’urgence éducative. C’est aussi la seule voie pour dépasser le face-à-face de l’avant et de l’après exacerbé par la figure de Greta Thunberg. 

 

Ce n’en est pas moins en effet une figure bien démunie, sous les couverts de la véhémence et de la dramatisation, comme délaissée dans un face-à-face frontal sans véritable médiation (la médiatisation n’est pas une médiation) avec le monde hostile des « adultes » et l’avenir redoutable, avec pour seule arme, telle Athéna brandissant la foudre, sa foi en « la science », dont les pouvoirs sont constamment invoqués. « Je suis activiste. Les seules personnes qui prétendent que je suis un “expert” sont celles qui essaient de me ridiculiser. Mon message a toujours été de s’unir derrière la science et d’écouter les experts », écrit-elle en 2020 en réponse à un twitt de Donald Trump Junior (cité par Bertrand Dorléac, p. 354). Cette allégeance aux scientifiques et aux experts (elle ne sait pas mais croit ceux qui savent) voisine avec la mythologie d’un Cosmos perçu comme « un dieu sensible qui souffre de la déraison des humains » (ibid., p. 350). Cette étrange conjonction d’un scientisme primitif et d’une mythologie succincte n’est pas sans rappeler la description assez surprenante que Comte en était arrivé à proposer de ce que serait la civilisation du positivisme définitivement réalisé : une synthèse entre l’état théologique et l’état positif.  Mais, même épaulé du savoir des experts, Cosmos n’est pas encore un monde commun. La figure de Greta Thunberg alerte alors sur la tâche qui nous incombe plus que jamais de construire ensemble ce monde commun de la coprésence des générations. La métaphore de la table dont use Hannah Arendt pour dire ce qu’est un monde commun et quels sont le sens et la fonction d’un monde commun se signale ici par sa forte pertinence : 

 

Vivre ensemble dans le monde : c’est dire essentiellement qu’un monde d'objets se tient entre ceux qui l'ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s’assoient autour d’elle ; le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes. Le domaine public, monde commun, nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres (Arendt, 2002, p. 93). 

 

Bibliographie 

 

Arendt, H. (1989). La crise de l’éducation. Dans La crise de la culture. Gallimard, Folio/Essais, 223-252. 

Arendt, H. (2002). Condition de l’homme moderne. Agora/Pocket (tr. fr. Georges Fradier). 

Bertrand Dorléac, L. (2020). Greta Thunberg, questions de vie ou de mort. Dans M. Lazar et al. (2020). Le monde d’aujourd’hui. Presses de Sciences-Po, 347-364. 

Chombart de Lauwe, M.-J. (1971). Un monde autre : l’enfance. De ses représentations à son mythe. Payot. 

Debray, R. (2000). Introduction à la médiologie. Paris : PUF. 

Gauchet, M. (2015). L'enfant imaginaire. Le Débat, 183, 158-166. 

Latour, B. (2019). Entretien sur la politique à venir. Revue du Crieur, n° 14, octobre 2019. 

Morizot, B. (2019). Ce mal du pays sans exil. Les affects du mauvais temps qui vient. Critique, 2019/1, n° 860-861, 166-181. 

Renaut, A. (2002). La libération des enfants. Contribution philosophique à une histoire de l’enfance. Calmann-Lévy, Bayard. 

Revault d’Allonnes, M. (2006). Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité. Seuil. 

 

Notes

 

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 Il s’agit des Aventures de Jérôme Bardini (Giraudoux, 1937), du Petit Prince (Saint-Exupéry, 1940), et du Lion (Kessel,1958). 

[←2

 Pour cette citation et les suivantes. 

[←3

 Je renvoie ici, on l’aura compris, à l’antithèse systématique qu’élabore Célestin Freinet dans son portrait-charge de l’école traditionnelle. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292