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lundi 14 mars 2022

Pour citer ce texte : DUPEYRON J-F.. (2022). Éducation, voyage et éthique anthropocénique Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2021/dossier-partie-1-l-education-au-risque-de-la-catastrophe/article/education-voyage-et-ethique-anthropocenique]

Éducation, voyage et Éthique anthropocénique 

 

Jean-François Dupeyron 
Université de Bordeaux (SPH) 

 

Résumé : Le voyage a souvent été associé à la formation de soi en Occident. Que ce soit sous l’égide du kosmopolitês, du topographe ou du sôphron, une ligne d’argumentation relie le voyage et l’éducation philosophique. Avec le concept de mobilité, le capitalisme a systématisé la place du changement d’espace en éducation, tout en délaissant les idéaux de la formation philosophique, au profit de la préparation à l’employabilité dans un marché mondialisé. Le coût écologique et anthropologique des mobilités professionnelles et touristiques est devenu si lourd qu’il nous faut revenir sur le lien entre voyage, éducation et formation de soi. Est-il écologiquement et éthiquement responsable de circuler dans le monde comme si la crise climatique n’existait pas ? Cet article étudie l’éloge du voyage pédagogique et philosophique et les ambiguïtés du concept de mobilité dans le cadre du capitalocène, puis esquisse le profil d’une éducation par le voyage compatible avec une éthique de l’anthropocène. 

Mots-clés 
Voyage Éducation Éco-citoyenneté Éthique anthropocénique Écopédagogie 

 

Abstract : Travel has often been associated with self-formation in the West. Whether under the aegis of the kosmopolitês, the topographer or the sôphron, a line of argument links travel and philosophical education. With the concept of mobility, capitalism has systematised the place of spatial change in education, while abandoning the ideals of philosophical education in favour of preparation for employability in a globalised market. The ecological and anthropological cost of professional and tourist mobility has become so great that we need to revisit the link between travel, education and self-formation. Is it ecologically and ethically responsible to move around the world as if the climate crisis did not exist? This article examines the pedagogical and philosophical praise of travel and the ambiguities of the concept of mobility in the context of the capitalocene, and then outlines the profile of an education through travel that is compatible with an anthropocene ethic. 

Keywords 
Travel Education Eco-citizenship Anthropocene Ethics Eco-education 

 

« Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c’est-à-dire par des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë, mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu’elle fournit. » 

Hannah Arendt, La crise de la culture [1968], Paris, Gallimard, 1989, p. 225 

 

Introduction

 

Différents modèles de voyage ont été associés à l’éducation et à la formation de soi en Occident depuis l’Antiquité. Que ce soit sous la forme du voyage philosophique, de l’itinérance formatrice des compagnons, de la peregrinatio academica dans les premières universités, du pèlerinage religieux ou du Grand tour des étudiants européens au XVIIIe et au XIXe siècles, une ligne d’argumentation fonde les vertus pédagogiques du voyage dans la formation de soi. La Renaissance, en sublimant l’éloge du voyage éducatif, ouvrit d’ailleurs un nouveau cycle d’exaltation des bienfaits du « tourisme » philosophique et pédagogique. 

 

Pourtant, la double formule pratique et/ou métaphorique « philosopher, c’est voyager, voyager, c’est philosopher » est discutable. En effet, avec le concept invasif de mobilité, l’hypermodernité néolibérale a systématisé la place du déplacement en éducation, tout en modifiant sa valence. Délaissant les idéaux du cosmopolitisme et de la formation philosophique, les différents programmes, stages et séjours d’études à l’étranger ont surtout pour fonction de préparer les jeunes générations à l’employabilité dans un espace économique mondialisé. Plus largement, les déplacements vers d’autres sociétés ont également joué de tous temps un rôle majeur dans la conquête culturelle, économique, idéologique de nouveaux espaces, comme le montrèrent les entreprises coloniales et/ou missionnaires des différentes époques – pensons par exemple à la Conquista ibérique et à ses effets sur la racisation de la conception eurocentriste de l’humanité (Quijano, 2007). Plus récemment, le tourisme de masse a accru l’impact environnemental et culturel de la civilisation de la mobilité. Dans le nouveau contexte de l’anthropocène, le coût écologique et anthropologique de ces diverses mobilités est désormais devenu si lourd qu’il nous conduit à revenir sur le lien historique entre le voyage, l’éducation et la formation philosophique de soi. 

 

Est-il écologiquement et éthiquement responsable de circuler dans le monde à grand coût énergétique, comme si la crise climatique n’était pas une menace ? Faudrait-il, comme le fit Lévi-Strauss dans Tristes tropiques, « haïr les voyages et les explorateurs » ? L’éducation par le voyage doit-elle devenir une formation à la sobriété ambulatoire ? 

 

Après avoir détaillé l’éloge classique du voyage pédagogique et philosophique et critiqué ce modèle dans le contexte du capitalocène contemporain (Malm, 2017), nous esquisserons le profil, peut-être déjà impossible, d’une éducation par le voyage compatible avec une éthique de l’anthropocène. Dans un horizon dit d’urgence climatique, un philosophe peut-il encore voyager pour un colloque lointain, même si le coût énergétique des « philosophes voyageurs » est évidemment infime face à la dépense énergétique globale ? 

 

Voyage et éducation philosophique

 

La conception du voyage philosophique d’éducation s’organise autour d’axes croisés, sur lesquels circulent trois personnages conceptuels : le kosmopolitês (politique) le topographe (épistémologie) et le sôphron (éthique). 

 

Cosmopolitisme et universalité

 

En premier lieu, l’éducation par le voyage est une notion qui, historiquement, semble appartenir logiquement à la sphère du cosmopolitisme, bien qu’elle ne se soit pas toujours réclamée explicitement de cette option philosophique. En effet, voyager hors des limites de sa Cité, c’est éprouver cette position faisant de l’apprenti philosophe un individu qui refuse l’enfermement dans une quelconque citoyenneté ou appartenance locales (Nation, Cité, Patrie…), car il se réfère à un ensemble bien plus vaste. Par exemple, pour Eusèbe de Césarée, « le monde est le système constitué des dieux, des hommes, et de toutes les choses qui sont produites pour eux » (1987, XV, 3-5). De coloration principalement stoïcienne, la doctrine de la Cité-Monde, sans concevoir le projet d’une quelconque « citoyenneté mondiale », subsuma les citoyennetés réelles sous une appartenance métaphorique et ontologique à une Cité universelle, comme l’énonça Cicéron : « le monde est comme la ville commune et la cité des hommes et des dieux » (2002, III, 64). Le cosmopolitisme était alors essentiellement, pour ses adeptes, non la revendication d’une citoyenneté politique nouvelle, mais une façon de se définir et de se positionner dans le cosmos, un mode ontologique que différentes formes de voyages pouvaient accompagner, afin de matérialiser la double appartenance du kosmopolitês : à la fois membre politique d’une cité singulière et membre philosophique de la Cité universelle. 

 

Cette représentation fut adaptée par le christianisme pour poser conjointement l’unité du peuple des « créatures privilégiées de Dieu » (d’où furent toutefois longtemps exclues de nombreuses catégories) et l’universalité de la religion chrétienne et de la loi naturelle d’origine divine – le grec katholikos désignant ce qui est universel. 

 

L’être cosmopolite n’est donc pas un frivole « touriste » ou « amateur de voyages », c’est celui qui peut porter partout l’idée de l’universalité de l’humanité. Stricto sensu, le cosmopolite ne voyage pas – si voyager implique d’aller voir ailleurs – il se déplace dans un monde qu’il peut s’approprier, car il y est partout chez lui et dans lequel il ne rencontre pas des « étrangers », mais des « semblables », non pas différents de lui, mais différents comme lui.  

 

Voyage et expérience

 

Un deuxième axe valorise l’éducation par le voyage à l’aide du concept d’expérience : l’experientia des médiévaux et des humanistes, désignant les choses dont on peut rendre compte soi-même parce qu’on les a directement rencontrés et/ou éprouvés. L’expérience est alors vue comme le vecteur premier de connaissance, comme celle qui livre la « vérité ». L’établissement des faits, c’est-à-dire de ce qui, concernant le passé, constitue l’historia, se relie ainsi étroitement au récit d’une expérience, car, comme le dit Pétrarque, « experientia […] mentiri non solet1  » (1859, III, 15). 

 

Autrement dit, on ne peut vraiment connaître les choses qu’en les rencontrant soi-même in situ et in vivo, ce qui donne au voyage de découverte sa pleine dimension pédagogique. L’éloge du voyage philosophique est donc devenu, dans l’histoire des idées, un véritable paradigme, comme le disait Montaigne : « Le voyager me semble un exercice profitable. » (Essais, III, 9, p. 973). Son voyage en Italie l’atteste, Montaigne conçut un vif intérêt pour le voyage comme exploration directe et découverte empirique du monde. L’expérience étant au fondement de la connaissance, l’épistémologie de Montaigne culmine en une philosophie de l’expérience. C’est dans ce cadre que se situe la fonction épistémique du voyage : il est ce qui accroît le champ de l’expérience. 

 

Cela étant, Montaigne préfère toujours celui qui ne connaît qu’un seul lieu, mais qui le connaît bien (le topographe) à celui qui, parce qu’il a beaucoup voyagé, prétend connaître l’ensemble du monde (le cosmographe). Le topographe, en ce sens, n’est pas nécessairement un grand voyageur, il est plutôt « l’homme naturel », cet « homme simple » que Montaigne admire, car il ne restitue que ce dont il a fait directement l’expérience lui-même, sans feindre en savoir plus, ce qui donne accès à savoir précis et sincère. L’anthropologie moderne a fait de cette conception un principe méthodique : pour connaître une société exotique, le témoignage de l’indigène sur son lieu de vie l’emportera toujours sur les observations biaisées de l’explorateur et sur les reconstructions généralisantes du théoricien. Le topographe, c’est l’idéal-type de l’ethnographe. 

 

De plus, le voyage a surtout pour conséquence philosophique de limiter la portée de la connaissance (et non pas de l’étendre démesurément), grâce à l’effet de relativisation qu’il peut provoquer. En effet, le principal apport du voyager en termes heuristiques se situe dans l’accès à la diversité culturelle dont la fréquentation est le « facteur plus » produisant des bienfaits pédagogiques. C’est ce qu’exprime Montaigne dans un passage sur « l’apprentissage » du monde dans le cadre de « l’institution des enfants » : 

 

« À cette cause, le commerce des hommes y est merveilleusement propre, et la visite des pays estrangers, […] pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d’autruy. Je voudrois qu’on commençast à le [l’enfant] promener des sa tendre enfance. » (I, 26, p. 153) 

 

La leçon reçue en « frottant et en limant » notre cervelle contre celle d’autrui est la leçon du relativisme ; celui qui irait courir le monde pour y trouver une « vérité » passerait à côté de l’enseignement principal du scepticisme, choix majeur de Montaigne : « Nul homme n’a su ni ne saura rien de certain2 . » C’est là tout l’effet libérateur de « l’estrangement » sceptique, que Michel Fabre définit ainsi : « un processus selon lequel l’étonnement devant l’étranger conduit en retour à s’étonner de soi et à questionner sa propre culture. » (2020, p. 50). Aujourd’hui encore, la « confrontation à l’altérité » fait partie des slogans accolés aux séjours des jeunes à l’étranger, sans réelle garantie de mise en œuvre effective, comme l’a rappelé Lucette Colin (2014). Elle ne s’inscrit d’ailleurs plus dans la perspective sceptique de Montaigne. 

Voyage et formation de soi

 

Le troisième personnage voyageur est le σώφρω (le sôphron), ce modèle d’esprit sage pratiquant la sophrosúnê, une maîtrise de soi, une modération construite par la formation de soi, formation pour laquelle le voyage peut tenir un rôle d’exercice spirituel. L’enjeu, ici, est éthique, si on entend par éthique « la façon dont les sujets se constituent eux-mêmes en tant que sujets moraux dans leur activité, leur action, etc. » (Foucault, 2015, p. 114) 

 

Le voyage est alors une école pratique de la formation de soi, ce qui constitue le sens majeur du voyage philosophique et pédagogique que la postérité a glorifié : voyager est une aventure intime qui permet, selon le mot de Thibault Vian (2018), de vivre une « expérience de voyagenèse » proposant le triple apprentissage du « distancement » (accepter l’absence de son cadre de vie), de la « déprise » (se défaire des liens ordinaires) et de la « désidentification » (travailler à un déplacement du sujet en formation). Le voyage – non pas le simple déplacement fini et finalisé, mais le départ pour une expérience peu ou prou aventureuse – s’inscrit alors dans les modes de subjectivation, ce qui fait de l’éducation par le voyage, « non une méthode d’apprentissage, une pédagogie novatrice utile à l’acquisition des savoirs », mais une « force vive par laquelle la subjectivité humaine, précisément se transforme » (ibid. p. 17). 

 

Sénèque ne disait pas autre chose en interpellant Lucilius sur l’inutilité des voyages entrepris sans être accompagnés d’un effort pour « guérir soi-même » : « C’est d’âme qu’il faut changer, non de ciel3 ». Le voyage éducatif est donc une transformation de soi, ce qui le distingue des gesticulations stériles du quotidien et de la vaine agitation d’une impossible fuite hors de soi – ce que peuvent être certains départs ou certains séjours touristiques organisés. L’enjeu philosophique du voyage est la plénitude de l’âme, la pleine possession de soi, et l’exploration qu’il permet est principalement une exploration de soi, un pèlerinage intime. 

 

Aujourd’hui encore, l’idée que, pour devenir meilleur et/ou pour « se retrouver », il faut voyager vraiment (c’est-à-dire s’aventurer dans le monde), demeure assez populaire. L’époque contemporaine a hérité de la « révolution des sacs à dos », de l’auto-stop et des figures du Che et de Kerouac dans les années 1950-1970, pour inventer ses propres outils de voyage pratique : transports low-cost, woofing, co-voiturage, couchsurfing, etc. 

 

Mobilité, anthropocène et capitalocène

 

Les premières critiques

 

Avant même l’anthropocène, la pertinence de l’association du voyage et de l’éducation avait connu son lot de critiques, comme celle de Sénèque condamnant l’inutilité de la multiplication des voyages. L’idée d’une rupture philosophique par le seul fait de voyager n’est-elle pas un leurre, une chimère, une erreur psychologique ? 

 

« Socrate dit à un homme qui se plaignait comme vous : "Vous vous étonnez de ne tirer aucun fruit de vos voyages : c’est toujours vous que vous transportez." La cause qui vous a mis en route, s’attache à tous vos pas. Que peut la vue de nouveaux pays, le spectacle des villes et des sites ? Voilà bien du mouvement en pure perte.
  - Mais pourquoi la fuite ne me guérit-elle pas ? – C’est que vous fuyez avec vous. Ôtez à l’âme son fardeau ; jusque-là, aucun pays n’aura pour vous de charmes4 . » 

 

Si la transformation philosophique n’a pas déjà commencé avant même le départ, en quoi le voyage pourrait-il être autre chose qu’un vain divertissement, qu’un remède passager contre l’ennui, qu’un mirage exotique et, in fine, qu’une aggravation du tourment qui égare l’âme ? L’itinéraire authentique, le seul à privilégier, ne mène-t-il pas de soi à soi ? 

 

Ces doutes sur la systématicité des bienfaits éthiques du voyage se renforcent d’une critique politique : voyager n’est pas qu’un loisir individuel, c’est aussi une forme de « colonisation non guerrière » du monde, d’occupation touristique des meilleurs espaces et de diffusion des normes civilisationnelles des sociétés dominantes, au détriment de celles des sociétés visitées. Depuis longtemps, le voyage est un des vecteurs de l’occidentalisation du monde, y compris quand l’Occident impose aux nouveaux touristes des pays dits « émergents » ses propres critères de consommation et son propre modèle d’industrie du tourisme. Le tourisme de masse ne produit-il pas à grande échelle ces « idiots du voyage » que dénonce Jean-Didier Urbain (2002), ces « idiots utiles » du capitalisme occidental et asiatique, et de la colonisation culturelle et économique ? 

 

Les principales instances internationales de l’économie capitaliste (entre autres l’OCDE et l’Union Européenne) font même de la mobilité un concept incontournable, placé au cœur des compétences monnayables imposées aux individus et à l’organisation du travail par le marché planétaire. Dans un contexte où le nouvel homo œconomicus, en tant qu'entrepreneur de lui-même, est « son propre capital, […] son propre producteur », sa propre « compétence-machine », sa propre ressource à entretenir en vue de l'employabilité et de l'efficacité professionnelle et sociale tout au long de la vie (Foucault, 2004, p. 232), la mobilité devient un concept invasif et polysémique, désignant tout à la fois la mobilité spatiale de l’individu (capacité de déplacement, de changement de cadre de travail et de résidence dans un espace supranational), ses disponibilité, adaptabilité, mutabilité et flexibilité, mais encore sa mobilité intellectuelle et sa capacité à apprendre « tout au long de la vie » pour ne pas succomber à l’immobilisation dans des routines ou dans des identifications professionnelles stables. 

 

De plus, ce sont toujours les mêmes qui voyagent : les membres des classes moyennes et favorisées des pays du « Centre » et les élites sociales du Sud (ceux qui en ont à la fois les moyens et le droit), tandis que les ressortissants des classes défavorisées des pays de la Périphérie sont au mieux des « migrants », des « fugitifs », des « réfugiés », des « exilés », quand ils ne sont pas vus comme des « clandestins » ou comme des « envahisseurs ». Le voyage est un luxe que ne peut pas se payer la grande majorité des habitants des pays de la Périphérie. Les travailleurs peuvent se déplacer pour trouver mieux, ou souvent être déplacés (délocalisés) « faute de mieux », mais seuls les dominants et leurs affiliés sociologiques voyagent vraiment. Il ne faut donc pas se contenter de préserver la possibilité d’un « bon » voyage, proclamé « équitable, responsable et écocitoyen », qui serait évidemment le fait d’une élite cultivée. En contexte démocratique, l’idée d’éducation par le voyage suppose l’idée d’égalité et commande donc l’accès de droit de tous les individus au voyage pédagogique. 

 

Enfin, il est évident que l’augmentation du nombre des voyageurs a aussi un coût anthropologique par l’homogénéisation civilisationnelle, la folklorisation des cultures, la transformation des sites et des pratiques culturelles en objets de muséographie ou en produits de marketing, la pollution et le « rétrécissement » du monde qu’elle suscite, nonobstant les quelques efforts entrepris pour promouvoir un « écotourisme » et un respect des sites et des identités culturelles.  De ce fait, Thibault Vian, pourtant promoteur de la voyagenèse, interpelle l’idéal d’un voyage métamorphique : « la création par le voyage, n’est-ce pas une forme de vanité occidentale ? » (2018, p. 364) 

 

L’âge de l’Homme, l’âge du Capital

 

Les arguments précédents sont renforcés par l’accusation qui se déploie envers le fait de voyager depuis la mise en exergue du concept d’anthropocène (Crutzen, 2007) : la Terre est entrée dans une nouvelle ère, l’Âge de l’Homme, marqué par une nouveauté : la primauté de l’activité humaine sur les forces naturelles et géologiques quant à l’évolution de l’écosystème terrestre, et la dégradation des conditions d’habilité planétaire pour l’ensemble du vivant. Dès lors, le rêve saint-simonien d’un monde devenu entièrement « voyageable et habitable comme une Europe » (1814, p. 60) semble caduc et le voyage, pour les coûts énergétiques qu’il suscite, se retrouve accusé d’irresponsabilité écologique5 . Alors que l’humain avait jusqu’alors dû exploiter et adapter son milieu pour le rendre habitable – soit le schéma cartésien « homme vs nature » – l’homo sapiens a désormais tellement modifié et dégradé son milieu qu’il est devenu le principal ennemi menaçant la survie de l’espèce et des conditions de vie sur Terre – soit le schéma « humain vs humain » – au point que des collapsologues plus ou moins rationnels parlent d’une « sixième grande extinction » de la vie (Kolbert, 2017) ou d’un « effondrement » de la civilisation industrielle (Servigné et Stevens, 2015). 

 

Or, le terme apparemment neutre d’« activité humaine » englobe diverses catégories utilisées pour classer les émetteurs de CO2 : production de chaleur et d’électricité, agriculture, foresterie et utilisation des sols, industrie, transports, autre production d’énergie, bâtiments, etc.. Ces catégories dépolitisées semblent indiquer que les activités en elles-mêmes seraient problématiques, et que, pour fonder nos comportements « écoresponsables », il suffirait de réduire au niveau individuel et collectif l’impact et le volume des activités les plus dommageables pour l’environnement. 

 

Cette approche analytique ciblant les catégories d’activités n’inclut pas suffisamment de constats systémiques sur les règles générales et les principes unificateurs d’organisation et de déploiement de ces activités. Sans cette réflexion systémique, il est aisé de faire reposer sur les individus le poids de l’écoresponsabilité et de les contraindre à mener une lutte éparpillée, donc perdue d’avance, pour inverser le mouvement général de l’anthropocène. 

 

C’est pourquoi le concept alternatif de capitalocène6 pointe la responsabilité de la domination mondiale du capitalisme comme principal facteur ayant provoqué les déséquilibres que le concept d’anthropocène impute à l’espèce humaine en tant que telle (Malm, 2016). Ainsi, « blaming all of humanity for climate change lets capitalism off the hook  » (Malm, 2015). Le fonctionnement général du capitalisme aurait imposé aux activités humaines une mise en forme spécifique qui serait le déterminant majeur des effets décrits par le modèle de l’anthropocène. 

 

Certes, d’autres modèles civilisationnels auraient pu eux aussi produire des dégâts environnementaux. On peut penser au modèle productiviste, développementiste et totalisant de l’Union Soviétique durant des décennies, et aux dégâts environnementaux qu’il provoquait. Mais, c’est le capitalisme qui l’a emporté pour l’instant sur ses concurrents et qui diffuse sur la planète l’hégémonie de ses caractéristiques – y compris dans les pays dont les gouvernements continuent à se réclamer de principes alternatifs, telle la Chine populaire, premier pollueur mondial. 

 

Les traits saillants de ce modèle capitaliste sont la tendance à la soumission de l’ensemble de l’économie à un mode de production de richesses finalisé par la rémunération du capital ; le primat des intérêts privés sur l’intérêt général, des biens privés sur le bien commun ; l’élan vers une  marchandisation totale du réel ; la financiarisation et la mondialisation de l’économie ; l’exaltation de la compétition au détriment de  la coopération et de l’entr’aide ; la diffusion de normes entrepreunariales sur l’ensemble des activités humaines ; l’excitation permanente à la consommation, à la croissance, au progrès accéléré, afin d’optimiser le profit du capital ; la production systémique d’inégalités et de dominations sociales provoquant des effets sociaux et politiques dévastateurs ; la sortie partielle de la démocratie au profit du gouvernement autoritaire du marché comme seule option possible ; la transformation des sociétés en un seul marché mondial de la main d’œuvre et de la consommation. 

 

Cette mise en forme des activités humaines sous l’effet sociohistorique du capitalisme depuis le XIXe siècle définit le capitalocène. Le capital gouverne donc implacablement des formes aussi variées que la mobilité étudiante, la circulation du travail, des marchandises et des capitaux, les industries du tourisme, des transports, de l’hôtellerie, de l’alimentaire, de produits liés au voyage, des carburants, de l’emploi lié au tourisme, etc. Comment lui échapper, même en cherchant à « voyager équitablement » ? C’est bien parce que l’activité « voyager » a été captée par le capital que désormais – c’est notre thèse – il faudrait mettre fin à la domination du capital (sortir du capitalocène) pour retrouver une maîtrise de cette activité. Dans l’attente, faute de mieux, nous ne pouvons que bricoler des solutions éparpillées pour résister autant que faire se peut aux normes capitalistes du voyage. Selon celles-ci, nous ne voyageons pas conformément à certains principes philosophiques, mais, que nous l’acceptions ou non, pour le service de la valorisation du capital et en fonction des règles de celui-ci – par exemple en optant pour des vols low-cost aux conditions d’emploi et de fiscalité désastreuses. 

 

Interpréter la crise climatique en termes de crise du capitalocène conduit parfois à une critique « fonctionnaliste » du capitalisme, remettant en question sa capacité à fonctionner sur le long terme. Dès les années 1840-1850, Marx avait pensé – avec beaucoup d’optimisme – à un effondrement du capitalisme en raison de son incapacité à surmonter ses propres contradictions sociales et économiques. Or celui-ci a montré une immense capacité de résilience, il s’est même nourri de ses crises, au point qu’il ait pu sembler « plus facile d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme », selon une formule consacrée7 . Toutefois une deuxième contradiction le touche désormais avec la question écologique : le capitalisme ne met-il pas en péril, à moyen ou à court terme, la survie de l’humanité et de son milieu planétaire ? L'exploitation sans frein des ressources naturelles et humaines et la production exponentielle de déchets et de fléaux sociaux ne sont-ils pas la conséquence inéluctable des principes moteurs du capitalisme ? Le caractère illimité de l’accumulation du capital, imposée à une planète physiquement limitée, n’est-il pas à la source même de la crise environnementale actuelle et à venir ? Sauver le capital n’apparaît-il pas souvent comme bien plus important que sauver la planète ? 

 

Dans ce contexte si dégradé, quel type d’éthique anthropocénique choisir ? Faut-il encore parler du voyage pédagogique ? 

 

Esquisse d’une éthique anthropocénique

 

Bref état des lieux

 

La question éthique subit de fortes distorsions dès lors qu’elle ne concerne plus « simplement », ici et maintenant, le sujet et le divin, le sujet et ses semblables, le sujet et sa société, le sujet et lui-même, le sujet et sa vie, mais se situe dans un continuum planétaire et intergénérationnel : dès lors, sur une pente suivie par une bonne partie du débat actuel, les pratiques d’aujourd’hui devraient surtout être pensées dans un esprit conséquentialiste, en fonction des générations futures et en lien de solidarité avec toutes les parties du monde. Par exemple, Christian Wulf montre comment l’action morale est poussée à s’inscrire désormais dans le nouveau grand récit d’une « stratégie de la durabilité » (2020). Il s’ensuivrait l’effacement possible des références désintéressées au Bien ou au Juste devant de nouveaux horizons alignant les impératifs moraux sur des questions de survie de l’espèce et de préservation de l’environnement, autrement dit : arrimant l’éthique à une raison instrumentale et conséquentialiste, le souci technologiquement assisté de l’empreinte carbone l’emportant sur celui de la vie bonne pour un sujet éthique dont l’indispensable liberté de choix serait strictement encadrée par des données techniques. 

 

Parallèlement, la crise climatique est parfois interprétée en fonction d’une « nature humaine » essentialisée, ce qui déshistoricise et dépolitise grandement le problème en oubliant le poids mondial du contexte sociohistorique. La question éthique est donc rabattue sur des responsabilités et sur des gestes individuels : trier ses déchets, isoler sa maison, consommer local, couper l’eau pendant le brossage des dents, covoiturer, avoir une poule et deux pieds de tomate sur son balcon… Nous avons là le profil d’une éducation à l’environnement misant sur la seule force de l’écoresponsabilité des citoyens, nonobstant des pouvoirs financiers et économiques ne connaissant que la croissance, le profit et l’exploitation illimitée des ressources planétaires. Chaque citoyen ordinaire devrait, en tant que co-responsable de l’ensemble de la planète, auto-censurer ses envies de voyager, tandis que la circulation mondiale incontrôlée des capitaux, des marchandises et des élites sociales pourrait continuer librement son cours. C’est donc par deux axes majeurs que se déploie aujourd’hui l’idéologie de l’écoresponsabilité appliquée à l’éthique : le primat de la raison instrumentale sur la raison pratique (ce qui définit la logique technocratique) et le primat de la responsabilité individuelle de l’anthropos ordinaire sur celle du système social (ce qui définit le moralisme). Pour résister à ces deux distorsions, l’engagement éthique peut et doit s’arrimer à de nouvelles conceptualisations. 

 

Dans ce paysage, il y a déjà quelques années que Michel Fabre conseille de reproblématiser la question de l’éducation dans le contexte incertain d’un monde problématique. Plus récemment, il est revenu sur l’éthique jonassienne, laquelle ne doit pas être interprétée selon l’injonction à la survie de l’homme en tant qu’espèce vivante, mais selon sa préservation en tant qu’être éthique libre (Fabre, 2021). En effet, la réponse éthique à la question « faut-il encore voyager ? » ne saurait conduire à l’élision du sujet même qui pose la question. 

 

De façon complémentaire, le profil de l’agent éthique anthropocénique est fréquemment rattaché à la définition d’une nouvelle citoyenneté planétaire. En effet, le fait de l’anthropocène modifie le centre de gravité de la notion de citoyenneté. Alors que celle-ci était censée incarner une finalité politique, elle est désormais vécue comme porteuse d’une finalité environnementale : « permettre à nos sociétés de durer » (Wallenhorst, 2020, p. 47). 

 

Face à cette mutation, que d’aucuns verront comme une corruption, des enjeux politiques et éthiques, Christian Arnsperger avance l’idée d’un « citoyen existentiel », qui soit « restructurateur de principes de vie » (2011), tandis que Nathanaël Wallenhorst met en avant le projet d’une « citoyenneté conviviale », inspirée des travaux d’Illich et des deux manifestes de l’Internationale convivialiste (2020). Il nous semble ainsi qu’un nouveau paradigme est en cours de construction pour rapprocher les questions éthiques des questions politiques, dans le projet d’une éthique critique refusant de penser ses propres questions sans interpeller les rapports sociaux, culturels, économiques, politiques définissant le capitalocène. 

 

C’est ce qu’indique le travail de Michel Curnier (2017) sur le rôle possible de l’école dans la transition écologique. Ce rôle ne doit surtout pas se limiter à la formation à des « écogestes » compatibles avec un illusoire capitalisme vert, mais il doit permettre l’interpellation éthique et politique des facteurs structurels ayant conduit à la crise anthropocénique : 

 

« Agir sur les attitudes dans une perspective citoyenne, ce n’est donc pas formater les esprits et multiplier la pratique scolaire des écogestes, mais permettre aux élèves de comprendre le monde et les défis auxquels fait face l’humanité au XXIe siècle. C’est aussi inciter à réfléchir aux dimensions éthiques et philosophiques des enjeux qui en découlent et développer leur capacité de décider et d’agir. » (Curnier, 2017, p. 162) 

 

Grande éthique et écopédagogie

 

Theodor Adorno a montré que la recherche éthique de la « vie bonne » (juste, décente) commençait par la résistance à la « vie mauvaise » (injuste, indécente) et que l’injonction faite aux individus de mener une vie individuellement « bonne » au sein d’un ensemble social proposant une vie structurellement « mauvaise » était une « violence éthique » imposée aux personnes (2000) : 

« Tout ce que nous pourrions appeler moralité aujourd’hui s’inscrit dans la question même de l’organisation du monde. […] Nous pourrions aller jusqu’à dire que la quête de la vie juste est la quête de la forme juste de la politique. » (2000, p. 138 et 176) 

 

« Compte tenu de la manière dont le monde est organisé, la plus élémentaire exigence d’intégrité et de décence ne peut que pousser chacun d’entre nous à protester. […] La seule chose qu’on puisse dire peut-être, c’est que la vie bonne consiste aujourd’hui à résister à toutes ces formes de fausse vie. » (2000, p. 167) 

 

Nous appelons « grande éthique » cette approche inscrivant la tension éthique dans le cadre général d’une forme collective de vie, par opposition à la « petite éthique » centrée sur les individus. Mark Hunyadi, à travers ces catégories, pointe le paradoxe moral contemporain : « l’éthique des individus déserte le monde que vivent les individus8  », car elle vise les conduites individuelles, conçues isolément, sans interpeller la forme de vie imposée à celles-ci. Les acteurs dominants du système socio-économique capitaliste peuvent ainsi, tout en transférant la « charge mentale » de l’écoresponsabilité aux particuliers, s’acheter des indulgences au niveau du bilan carbone en retouchant à la marge leur fonctionnement, tandis que des textes internationaux censés incarner une mobilisation structurelle et collective demeurent, pour l’essentiel, des éléments de communication politique sans effets concrets9 . C’est donc surtout au niveau de la grande éthique que le problème du voyage philosophique doit être posé et que l’éthique anthropocénique doit s’enraciner. 

 

Une telle proposition existe déjà depuis l’émergence en Amérique du Sud dans les années 1980-1990 d’un courant écopédagogique inspiré par le travail de Paulo Freire sur la conscientisation radicale des opprimés. Ainsi, les Costaricains Francisco Gutierrez et Cruz Prado (1997) et les Brésiliens Leonardo Boff (1995) et Moacir Gadotti (2000) ont développé le concept d’écopédagogie pour « décoloniser » la Terre de l’emprise capitaliste. La planète dans son ensemble serait la plus grande des opprimées, notamment en raison de la « colonialité du pouvoir » théorisée par le Péruvien Anibal Quijano (2000). Le poids des influences décentrées de ce travail, que ce soit une lecture écologiste de la théologie chrétienne de la libération ou des emprunts à la représentation cosmogonique amérindienne de la Terre-Mère, explique sans doute qu’il soit encore très peu connu en France. Il s’agit pourtant d’une tentative philosophique originale, qui emprunte l’essentiel de ses outils critiques au marxisme et à Paulo Freire, en une synthèse dont l’Amérique du Sud a le secret. 

 

L’institut Freire s’est fait le propagateur de ces positions, et connecte les principes de la consensuelle Charte de la Terre10 à une « éducation pour le changement social » devenue synonyme d’écopédagogie. Le levier pédagogique essentiel en est la « conscientisation » comme prise de conscience des rapports structurels de pouvoir et des rapports sociaux déterminants dans la question anthropocénique. Plus largement, l’écopédagogie articule la dignité et la liberté humaine (sans lesquelles il n’y a pas d’éthique à proprement parler) avec le respect de la Terre, au sein d’une éthique environnementale ne sacrifiant pas la liberté de chacun sur l’autel de la survie planétaire. Il s’ensuit que l’écopédagogie tourne le dos à toute forme d’écologie non-démocratique, paternaliste, autoritaire et/ou punitive (ou à toute forme de « techno-capitalisme »), sur lesquels pourraient déboucher l’emprise des « experts ». En cela, elle rejoint l’écologie sociale et libertaire de Murray Bookchin, dont le projet est de « remplacer la société capitaliste par la société écologique », en évitant à la fois « l’écologie profonde » entendue comme une nouvelle spiritualité écrasant l’humanité sous le culte régressif de Gaïa, et le mythe des écolos-technocrates : « le message de l’écologie sociale n’est donc ni primitiviste ni technocratique » (Bookchin, 2020, p, 14). Le communalisme libertaire est alors, selon lui, la forme politique permettant aux populations de « reprendre le pouvoir sur leurs vies » et d’organiser solidairement leurs sociétés selon le triptyque de la démocratie radicale, de l’écologie sociale et du « Commun » en tant que méthode de construction sociale. 

 

La question du voyage pédagogique peut alors être réorganisée selon d’autres principes : maîtrise par les populations de leur espace de vie, gestion démocratique et écologique des transports et de l’hébergement, réciprocité des déplacements au sein d’une hospitalité généralisée, universalité du droit au voyage pédagogique, inscriptions des mobilités dans des liens égalitaires de coopération, désindustrialisation du tourisme, promotion des voies douces, généralisation de l’accueil gratuit pour les itinérants, etc. 

 

Pour penser une éducation contemporaine par le voyage, Thibault Vian recommande même de généraliser un « Erasmus pour écolier », définissant ainsi les apprentis citoyens du monde comme des « gambades » pratiquant une « mobilosophie » grâce à la « dynamique d’un réseau d’hospitalité universelle » (2018, p. 349-363). In fine, nous retrouvons une philosophie de la scholè pour laquelle le voyage demeure un temps du loisir cultivé et une excellente occasion d’éducation environnementale. Bref : les jeunes, il faut les envoyer balader. 

 

Conclusion

 

La tension éthique autour du voyage pédagogico-philosophique est la traduction d’un problème politique, car « la nature est un champ de bataille » (Keucheyan, 201411 ), un champ où s’expriment des tensions directement liées à l’organisation des sociétés et des économies mondiales. La modernité tardive, dominée par l’hégémonie capitaliste, produit « une altération catastrophique et irréversible des conditions écologiques globales » (Charbonnier, 2020, p. 10). Il faut donc politiser le problème écologique pour « réinventer la liberté à l’âge de la crise climatique, c’est-à-dire dans l’anthropocène » (ibid., p. 21). L’éthique anthropocénique doit à la fois assumer sa dimension politique et préserver l’espace de la liberté individuelle, au sujet de laquelle il est difficile de suivre Jonas quand celui-ci admet que l’humanité devra peut-être « accepter comme prix nécessaire pour le salut physique une pause de la liberté », voire une forme de « dictature bienveillante » (1998, p. 115). Nous refusons que le « citoyen planétaire » ne puisse plus se déplacer dans sa Cité-Monde, et qu’un techno-pouvoir autoritaire le culpabilise tout en restreignant et en pénalisant sa liberté de déplacement en tant que kosmopolitês, topographe ou sôphron. 

 

Dès lors, selon Freire, la voie est claire : « Le but de l’éducation [n’est] plus seulement d’apprendre quelque chose à son interlocuteur, mais de rechercher avec lui les moyens de transformer le monde dans lequel [tous] vivent. » (1974, p. 9) 

 

Bibliographie

 

Adorno, T. (2000). Problems of moral philosophy [1963]. Polity Press. 

Arnsperger, C. (2011). L’homme économique et le sens de la vie. Textuel. 

Boff, L. (1995). Dignitas Terrae : Ecologia, grito da terra, grito dos pobres. Atica. 

Bookchin, M. (2020). L’écologie sociale [1982-1990]. Wildproject. 

Charbonnier, P. (2020). Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques. La Découverte. 

Cicéron (2002). De finibus bonorum et malorum III. Les Belles Lettres. 

Colin, L. (2014). Du bon usage des séjours à l'étranger pour les jeunes : une tension entre savoir de et savoir sur. Le Télémaque, 2014/1, n° 45, p. 95-121. 

Crutzen, P. (2007). La géologie de l’humanité : l’anthropocène. Presses de Sciences Po, 2007/1, n°34, p. 141-148. 

Curnier, D. (2017). Quel rôle pour l’école dans la transition écologique ? Esquisse d’une sociologie politique, environnementale et prospective du curriculum prescrit [thèse de doctorat en sciences de l’environnement]. Université de Lausanne. 

Eusèbe de Césarée (1987). La préparation évangélique, livres XIV-XV, 3-5. Édition du Cerf. 

Fabre, M. (2020). Trois schèmes pour une Bildung cosmopolite. Dans M. Fabre & A.-C. Husser (dir.), Éducation et frontières, p. 47-58, PURH. 

Fabre, M. (2021). Un avenir problématique. Éducation et responsabilité d’après Hans Jonas. Raison et passions. 

Foucault, M. (2004). Naissance de la biopolitique. Gallimard. 

Foucault, M. (2015). La culture de soi. Vrin. 

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Guttiérez, F. & Prado, C. (1997). Ecopedagogía y ciudadanía planetaria. Editorial PEC-Heredia. 

Hobsbawm, E. (1975). The age of Capital. Weidenfeld & Nicolson. 

Hunyadi, M. (2015). La tyrannie des modes de vie. Le Bord de l’Eau. 

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Jonas, H. (1998). Pour une éthique du futur. Payot. 

Keucheyan, R. (2018). La nature est un champ de bataille. La Découverte. 

Kolbert, E. (2015). La sixième extinction [2014]. Vuibert. 

Malm, A. (2015). The anthropocene myth. Jacobin, mars 2015. 

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Montaigne, M. de (1992). Essais. Presses Universitaires de France (3 vol.). 

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Saint-Simon, L. de Rouvroy de (1814). De la réorganisation de la société européenne. Adrien Égron. 

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Servigné, P. & Stevens, R. (2015). Comment tout peut s'effondrer : Petit manuel de collapsologie à l'usage des générations présentes. Seuil. 

Urbain, J.-D. (2002). L’idiot du voyage. Histoire de touristes. Payot. 

Vian, T. (2018). L’éducation par le voyage, Une autre subjectivation de l’enfance et de l’adolescence [thèse de philosophie]. Université de Paris 8. 

Wallenhorst, N. (2020). Quel type de citoyenneté en Anthropocène ?. Le Télémaque, 2020/2, n° 58, p. 45-58. 

Wulf, C. (2020). L’Anthropocène. De la critique à l’action : prolégomènes à une stratégie de la durabilité. Le Télémaque, 2020/2, n° 58, p. 7-14. 

 

Notes

 

[←1

 « L’expérience n’a pas l’habitude de mentir. » 

[←2

 « Kαì τò μѐν ον σαφές oτις άνρ δεν ούδέ τις σται εδς. » (Sextus Empiricus) Cette sentence était inscrite sur une des travées de la librairie de Montaigne. 

[←3

 Lettres à Lucilius, XXVIII. « Animum debes mutare, non caelum. » Nous traduisons « caelum » par ciel, même si certaines éditions préfèrent traduire par climat. 

[←4

 Lettres à Lucilius, XXVIII. 

[←5

 Le secteur des transports contribue pour 14% aux émissions humaines de CO2. Quant au tourisme, il serait à l’origine de 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Source : United States Environmental Protection Agency. 

[https://www.epa.gov/ghgemissions/global-greenhouse-gas-emissions-data#Sector] (consulté le 18 mai 2021) 

[←6

 Eric Hobsbawm avait déjà défini le tournant du milieu du XIXe siècle (1848-1875) comme « l’âge du capital » (Hobsbawm, 1975). 

[←7

 Sa primeur est discutée entre Slavoj Žižek, Fredric Jameson et Jean Ziegler. 

[←8

 Mark Hunyadi, La tyrannie des modes de vie, Bordeaux, Le Bord de l’Eau, 2015, p. 11. 

[←9

 Par exemple aujourd’hui, 6 ans après que l’accord de Paris sur les changements climatiques (COP21) ait été approuvé par la quasi-totalité des membres de l’ONU, les mesures de transition écologique et de réduction des émissions de gaz à effet de serre sont notoirement insuffisantes et sous-financées. Aucun des objectifs de l’accord, en l’état, ne sera atteint. 

[←10

 La Charte de la Terre est une déclaration internationale de valeurs et principes fondamentaux visant un monde juste, durable et pacifique. Cette charte voulue par l’ONU a été finalisée en 2000. Elle n’a aucun pouvoir contraignant sur les États. 

[←11

 « Il est peu probable que les oppositions de classe puissent être transcendées avant qu’une solution à la crise environnementale soit trouvée. Il est peu probable […] que rassembler l’espèce autour d’objectifs communs soit une condition de résolution de cette crise. » (p. 13) 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292