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lundi 14 mars 2022

Pour citer ce texte : ROELENS C.. (2022). L’éducation en train de vivre une expérience post-apocalyptique approche herméneutique du film Snowpiercer (Bong Joon-Ho, 2013) Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2
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L’éducation en train de vivre une expérience post-apocalyptique approche herméneutique du film Snowpiercer (Bong Joon-Ho, 2013) 

 

Camille Roelens 
Centre Interdisciplinaire de Recherche en Éthique, Université de Lausanne 
Associé ECP et LIRFE, collaborateur scientifique CREN 

Résumé : L’objet de cet article est d’aborder la confrontation de la philosophie de l’éducation à l’hypothèse collapsologique par le biais d’une étude d’une œuvre de fiction : le film Snowpiercer. Nous mobilisons essentiellement pour cela deux inspirations méthodologiques : l’apocalyptisme critique (Engélibert) et la philosophie herméneutique culturelle de l’éducation. Une première partie est consacrée à la thématique de l’éducation familiale. Une deuxième partie analyse un moment d’éducation scolaire, dans la classe unique des enfants des habitants privilégiés de l’avant du train, interrompue par l’arrivée des révoltés. Une troisième partie traite des relations maître-disciple et des tentatives de transmissions contrariées qui lient certains personnages clés du récit. Une longue ouverture conclusive permet de synthétiser ce qui nous paraît être le cœur du discours contenu dans cette œuvre, lequel nous paraît donner un relief particulier à l’ambition d’éducation à l’autonomie individuelle. 

Mots-clés 
herméneutique ; cinéma, bande-dessinée, post-apocalyptisme ; autonomie. 

 

Abstract : The aim of this article is to deal with the confrontation of philosophy of education with the collapsological hypothesis, through the study of a work of fiction: the movie Snowpiercer. We consider two methodological inspirations: critical apocalypticism (Engelibert) and cultural hermeneutic philosophy of education. The first part is devoted to the theme of family education. The second part analyzes a moment of school education, in the unique class of the children of the privileged inhabitants of the front of the train, interrupted by the arrival of the rebels. The third part deals with the master-disciple relationship and the attempts of thwarted transmissions that link certain key characters in the story. A long concluding section allows us to synthesize what, for us, seems to be the heart of the discourse contained in this work, giving a particular relief to the ambition of education to individual autonomy. 

Keywords 
hermeneutics; cinema, comics, post-apocalypticism; autonomy. 

« à croire que ce train-là, décidément, resterait toujours asservi à son futur incertain » (Finet, 2013, p. 70) 

 

Introduction 

 

L’objet de cet article est d’aborder la confrontation de la philosophie de l’éducation à l’hypothèse collapsologique par le biais d’une étude d’une œuvre de fiction : le film Snowpiercer. Son cœur scénaristique est à la fois simple et fécond : suite au choix, hautement irresponsable au sens de Hans Jonas (1979/1990), de tenter de contrer le réchauffement climatique par la géo-ingénierie, l’humanité est décimée par un nouvel âge glaciaire. Seuls quelques individus survivent dans le train de luxe du magnat Wilford, roulant en permanence autour du monde. La stratification sociale s’y recompose entre habitants de la tête et habitants de la queue. Un jour, ces derniers se révoltent, conduits par un nommé Curtis1 . 

 

La démarche réflexive que nous proposons ici s’inspire, mutatis mutandis, de celle récemment entreprise par Jean-Paul Engélibert dans son ouvrage Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’Apocalypse (2019). Il y proclame son ambition de proposer un apocalyptisme critique. Pour lui, les « fictions constituent […] des instruments de lutte contre l’apocalypse : elles restaurent une perspective politique dans le climat de fin de l’histoire qui étouffe toute action depuis des décennies. [Sur] un plan analytique […] l’approche critique […] articule ces représentations de la fin et la pensée politique. Ce discours […] va de l’analyse des fictions à la philosophie politique, guidé par la conviction que les œuvres d’imagination représentent notre conjoncture historique mieux que les traités conceptuels. Elles sont plus riches et plus vraies, non pas bien qu’elles expriment nos croyances et nos désirs, mais précisément parce qu’elles mettent en fiction notre expérience dans toutes ses dimensions, en donnant toute leur place à nos croyances et à nos désirs » (2019, emp. 150-162).  

 

Il y aurait beaucoup à discuter de ce programme et de sa mise en œuvre, mais nous nous concentrons ici sur deux points. Premièrement, l’ouvrage d’Engélibert fait largement coexister deux niveaux de discours : celui de critique comme discernement, avec la finesse de grain la plus grande possible, des ressorts et messages des œuvres étudiées, et de critique du capitalisme industriel et technicien au sens de dénonciation sans concession de ce dernier. Nous privilégierons dans ce texte le premier sens de la démarche critique ainsi rapidement synthétisée. Secondement, tant il est vrai que l’enfant et l’éducation sont respectivement le personnage et l’activité où les conceptions de l’avenir et de l’homme précipitent2 , la philosophie politique de l’éducation nous paraît être un point de vue particulièrement riche pour se saisir sélectivement des propositions d’Engélibert. La logique sous-jacente est alors la suivante : considérer le cas de l’éducation dans un monde incertain nous alerte sur l’importance d’une problématique plus large : que devient l’éducation hors du schéma millénaire qui la considère avant tout comme impératif de reproduction biologique et culturelle des groupes humains ? Cette démarche pourra en retour nous en apprendre sur la manière d’appréhender les défis de l’Anthropocène au niveau démocratique, c’est-à-dire au niveau de l’ambition de l’autonomie humaine (Gauchet, 2017, p. 635-743). 

 

Si les thématiques éducatives sont quasi-absentes du roman graphique originel Transperceneige (Rochette et Lob, 1984), elles saturent littéralement l’adaptation cinématographique qu’en propose Bong Joon-ho, sociologue de formation3 . Ces choix adaptatifs sont hautement significatifs (Cléder et Jullier, 2017, p. 13), et leur élucidation recèle un fort intérêt heuristique dans la perspective de devoir penser l’éducation dans un monde et pour un avenir incertain. 

 

Nous mobiliserons, pour progresser en ce sens - outre l’inspiration issue de l’ouvrage susmentionné d’Engélibert - la méthodologie que nous avons ailleurs présentée sous le nom de philosophie herméneutique culturelle de l’éducation (Roelens, 2019a). Elle sera redoublée, compte tenu du principal médium investi, d’un appui concomitant sur la méthodologie d’analyse de film de Laurent Jullier (2012), en particulier sur son approche émo-cognitive et sur ses conceptions des articulations entre cinéma et philosophie (p. 392-398)4 . L’analyse se déploiera ensuite en trois temps. 

 

Une première partie sera consacrée à la thématique de l’éducation familiale et du lien parent-enfant comme principal élément de continuité entre vie antérieure et vie dans le train. 

 

Une deuxième partie analysera une scène à bien des égards clé du film, à savoir un moment d’éducation scolaire, dans la classe unique des enfants des habitants privilégiés de l’avant du train, interrompu par l’arrivée des révoltés. 

 

Une troisième partie sera consacrée à l’analyse de la relation maître-disciple (Steiner, 2003) qui unit le personnage principal, Curtis, au leader charismatique des occupants de l’arrière du train, l’infirme Gilliam, ainsi qu’à la scène de tentative, avortée, de transmission (Blais, Gauchet et Ottavi, 2014/2016) de la propriété du train et du pouvoir en son sein à Curtis par Wilford. 

 

Une longue ouverture conclusive permettra de synthétiser ce qui nous paraît être le cœur du discours contenu dans cette œuvre, lequel nous paraît au final donner un relief particulier à l’ambition d’éducation à l’autonomie individuelle. 

 

Parents

 

Si dans l’univers étrange mis en scène par Joon-Ho les liens de couples sont quasiment absents ou peuvent être brisés en un instant par la perspective de l’avancée d’un des deux membres dans la hiérarchie du train5 , le caractère structurant et décisif des liens entre parents et enfants constitue le principal élément de continuité entre la vie pré- et post-apocalyptique. Ainsi, la question lancinante qui contribue à rompre le statu quo à bord n’est pas celle, classique dans la problématique environnementale, du monde qu’il s’agira de laisser aux enfants - ni même, n’en déplaise à Jaime Semprun (1997), des enfants auxquels il s’agira de laisser le monde –, mais bien celle naissant du sentiment le plus essentiel d’attachement sentimental et familial : que deviennent hic et nunc nos enfants dans ce monde ?  

 

Ce point nous paraît très important pour envisager l’éducation dans un avenir incertain, car il nous semble être une manière de signifier qu’il est des liens naturels que même la destruction radicale dans l’environnement ne saurait trancher, ou encore que la nature renaîtrait irrésistiblement dans l’humain indépendamment du degré d’artificialisation de son milieu de vie. Tout, donc, ne deviendra jamais incertain, car l’amour et le sentiment de responsabilité et de protection envers les enfants demeureront. « Ici est l'archétype de tout agir responsable, qui heureusement n'a pas besoin d'une déduction à partir d'un principe, mais que la nature nous a puissamment implanté » (Jonas, 1979/1990, p. 88). Bref, il y existe des garde-fous éducatifs à l’incertitude radicale et la barbarie du monde. 

 

En effet, si la révolte des passagers de l’arrière semble couver depuis des années, Curtis et Gilliam persistent à la tempérer. L’évènement qui met le feu aux poudres est l’enlèvement de Timmy et Andy, les fils respectifs des personnages de Tanya et Andrew, ensuite figures importantes de la révolte. Wilford prélève en effet régulièrement, en chargeant son assistante personnelle de la tâche, certains enfants sur critères de taille. Lorsque Andrew, après avoir jeté une chaussure sur l’assistante en question, subit la peine de mutilation prévue pour quiconque aurait frappé un membre des wagons de tête, et que Tanya est frappée par les soldats, la décision de déclencher la révolte est prise. Les emblèmes de celle-ci sont par ailleurs les portraits des enfants disparus que l’artiste-peintre de l’arrière du train réalise pour chaque parent frappé par ces enlèvements récurrents6 .  

 

Le premier acte des révoltés est de libérer de la prison du train, pour qu’il leur ouvre la voie, le spécialiste en explosif et sécurité Nam-Goong Min-Soo. La relation de ce dernier et de sa fille adolescente Yona (la libérer est la condition mise pour qu’il aide la révolte) redouble le message évoqué ci-avant, tant il fera tout ensuite pour la protéger. Un lien symbolique fort est également signifié à travers ce personnage entre l’enfermement de longue date dans le train et l’espoir d’en sortir : Yona est l’une des premières enfants du train et sa mère, d’origine inuit, fut la dernière passagère à tenter d’en sortir. Son corps gelé au bord des voies est ainsi montré rituellement chaque année au passage du train en cette zone à titre d’édification de la jeunesse. Ce dernier point nous amène à la question de l’éducation scolaire à bord de train. 

 

École

 

Le wagon le plus marquant que les révoltés doivent traverser dans leur fuite en avant vers la motrice de tête est sans doute celui où les enfants des wagons de première classe sont scolarisés. 

 

Une part importante du malaise fort et particulier que dégage cette scène est due au jeu du cinéaste sur un certain nombre d’effets de contraste poussés à leur paroxysme. Seule pièce lumineuse du film, la classe est une sorte d’univers féérique en tout point distinct du reste du train. L’enseignante, enceinte, caresse son ventre proéminent avec le même abandon que son piano (pour chanter la gloire du prophétique Wilford), et plus tard que l’arme automatique dont elle se saisira pour tuer plusieurs révoltés. Plus encore, elle dispense avec force sourires enfantins, chansons apparemment naïves, jeux de doigts conduisant à représenter un « W » en l’honneur de Wilford, vidéos de propagande sur l’enfance de ce dernier, un message idéologique et une dynamique d’endoctrinement d’une rare violence. Bref, elle est à la fois pleinement autoritaire, manipulatrice et doucereuse. 

 

Notons ici qu’une importante critique adressée après 1945 à l’éducation autoritaire et à l’endoctrinement scolaire est de développer chez les enfants un « esprit dichotomique […] dans la conception des rapports sociaux ». Il se traduit dans un clivage étanche entre les siens et les autres, l’in-group et l’out-group » (Blais et al., 2008, p. 163), ayant notamment pour conséquence le développement de « stéréotypes négatifs et hostiles » (ibid.) à l’encontre de ces autres perçus comme inférieurs par nature. On ne saurait mieux décrire l’attitude des élèves mis en scène par Joon-Ho à l’égard de leur propre situation de vie7 et surtout à l’endroit des habitants de l’arrière du train qu’ils découvrent8 .  

 

On remarquera d’ailleurs que la prise en charge de la question du retour critique sur l’apocalypse et ses causes est éludée de manière surprenante. La version officielle que l’enseignante est chargée d’inculquer aux enfants est la suivante : les gens de l’Ancien Monde étaient stupides et impies, ils ont donc justement péri, tandis que les plus éclairés et ceux ayant cru en Wilford, bref les plus évolués, ont survécu. Tout, en ce sens, serait « logique ».  

 

Une conséquence plus importante encore de l’expérience post-apocalyptique vécue par les passagers du train est le risque d’une rupture du sentiment de commune humanité, ou encore de continuité dans la nature humaine, parmi les survivants : moins on se trouve proche de la locomotive, moins on est humain ; plus on accepte le caractère immuable de cette hiérarchie et la toute-puissance du maître de la machine, plus on est humain. Telle est la loi de Wilford, en contradiction radicale avec le principe de légitimité moderne des droits de l’homme (Gauchet, 2017), et tels semblent être les deux principes structurants de l’enseignement dispensés dans cet étonnant wagon-classe. Or il n’y a pas qu’en son sein que la notion de transmission est rendue suspecte. 

 

Entre transmission et trahison

 

Un des thèmes récurrents du film est l’association, en forme de mise en garde, de la possibilité de transmission et de la possibilité de trahison, du maître comme magister et du maître comme dominus. Commentant l’œuvre séminale de George Steiner (2003), Blais et al. écrivent : « c’est le disciple qui fait le maître. Personne ne se déclare et ne s’établit maître de son propre chef. Ce sont les autres qui le placent dans cette position. Il en est d’ailleurs qui ne consentent pas à jouer ce rôle et qui renvoient les candidats disciples à leur solitude subjective » (2014/2016, p. 95). Les deux figures de maîtres du film, Gilliam et Wilford, font pire : ils se jouent du rôle auquel on les propulse. On apprend d’ailleurs à la fin du film qu’ils ont fini par se lier secrètement par un pacte malthusien de régulation brutale, à intervalle régulier, de la population du train et de son ordre social. Le moyen en est l’organisation périodique de révoltes à demi-succès et échecs finaux dans le sang, programmées en amont, puis la manipulation auprès de chaque catégorie d’habitants du train des mythes et des peurs que ces épisodes créent. 

 

L’autorité particulière de Gilliam parmi les habitants de la queue du train vient du fait que ce soit lui qui ait réussi initialement à rompre le cycle de la violence au sein du groupe et à obtenir les premières concessions faites par les habitants de l’avant à ceux de l’arrière. Les habitants des wagons arrière ayant fui sans billet l’apocalypse climatique, ils sont d’abord parqués sans ressources alimentaires et contraints à l’anthropophagie. Celle-ci se déroule dans un premier temps dans un climat proche de l’état de nature hobbesien, la mort violente et le meurtre des plus faibles - enfants et mères en particulier - régnants en maître. Le lien entre plusieurs des personnages principaux de l’intrigue (Gilliam, Curtis et Edgar) se noue dans un moment fondateur où Gilliam tranche son propre bras pour l’offrir à manger à une petite troupe menée par Curtis et voulant dévorer Edgar, alors nourrisson. Cela amorce un mouvement où l’ensemble des habitants des wagons de queue cessent cette lutte et se coupent plutôt chacun un ou plusieurs membres pour les donner à manger aux autres. On reconnaît ici de manière sous-jacente (et macabre) le schéma maussien (Mauss, 1925/2012) de l’économie du don et de la triple obligation de donner, recevoir et rendre comme fondement anthropologique des sociétés humaines9 . Cette capacité de solidarité des opprimés inquiète ensuite suffisamment l’avant du train pour que soit mis en place un système de rations alimentaires journalières. 

 

Vénéré comme génial (pour sa conception du train) et miséricordieux (pour avoir permis à l’humanité de survivre) par les habitants des wagons privilégiés et plus encore par ses proches collaborateurs, Wilford les laissera pourtant sans scrupule mourir les uns après les autres. Il fera aussi tuer Gilliam, la révolte de Curtis ayant progressé dans le train plus qu’ils ne l’avaient convenu. Ce surprenant disciple qu’est Curtis ayant échappé à son premier maître, Wilford tente d’en faire le sien et de lui transmettre le train.  

 

Pendant quelques instants, Joon-Ho laisse penser au spectateur que Curtis, fasciné par le fonctionnement du cœur de la machine où Wilford l’a laissé méditer, va accepter. Comme un ultime paradoxe, c’est par le prisme de l’irrationnel que Curtis, au sens courant de cette expression, « revient à la raison », ou plutôt au sentiment moral du caractère inhumain des conditions de perpétuation de l’existence du train. Ce sont en effet les mystérieux dons de clairvoyance de Yona – jamais expliqués au fil du film – qui permettent à la jeune femme de découvrir et de faire découvrir à Curtis les trappes cachées dans le wagon de Wilford où les enfants de la queue du train sont successivement enfermés pour remplacer les pièces défectueuses de la locomotive. La boucle du thème de la vulnérabilité fondamentale de l’enfant comme cœur du sentiment de responsabilité est ainsi bouclée : Curtis, qui avait toujours culpabilisé d’être un des rares à ne pas oser amputer son bras pour nourrir ses compagnons d’infortune, sacrifie ici ce même membre pour que Yona puis extraire Timmy du nœud d’engrenages qui l’entoure. 

 

Ouverture conclusive : tragédies, incertitudes, et autonomie 

 

Jean-Paul Engélibert conclut l’ouvrage mentionné en introduction en disant qu’envisager, par le prisme fictionnel, « le présent comme le kaïros apocalyptique, c’est s’installer dans le négatif pour imaginer un autre avenir. [Ce sont des] apocalypses critiques, au sens où elles déconstruisent les représentations ordinaires ; elles n’affirment rien, ne construisent pas de scénarios pour le futur, ne proposent pas de solution, ne soutiennent aucune thèse positive quant à la transformation sociale » (2019, emp. 3302-3308). Si certains « paratextes » du film, comme un court-métrage inclus dans l’édition DVD, peuvent laisser orienter l’œuvre avec une certaine crédibilité vers une lecture marxiste (qui elle-même pourrait avoir des conséquences pour penser une certaine forme de transformation sociale), jamais le réalisateur ne se montre explicite, prescripteur, didactique dans ces matières. Cela n’exclut pas que l’herméneutique, comme « art de discerner le discours dans l’œuvre » (Ricoeur, 1986, p. 124), puisse nous permettre de mieux distinguer les soubassements idéologiques et éthiques du film et d’en envisager les potentialités du point de vue de la philosophie de l’éducation. Or il nous semble pertinent de distinguer plusieurs niveaux de vision et de compréhension de Snowpiercer. 

 

Un premier niveau consiste peu ou prou à considérer que le réalisateur a fait sienne la morale que Gunther Anders s’était donnée pour tenter de prévenir l’irréparable : « Inquiète ton voisin comme toi-même » (1977/2016, p. 193). À ce titre, scénario et mise en scène rivalisent d’efficacité pour générer stress et angoisse, et la présence importante de personnages d’enfants par rapport à l’œuvre originale ne compte pas pour rien dans cette dramatisation. Pour autant, force est de constater que la problématique d’Anders – comme de ses continuateurs revendiqués tel Jean-Pierre Dupuy (2002) - est bien de se donner les moyens de percevoir les évènements supraliminaires, autrement dit les catastrophes spontanément inconcevables à l’entendement humain, car trop énormes, pour pouvoir les éviter. Joon-Ho se décale en envisageant l’après d’une catastrophe qui a déjà eu lieu, mais où les choses peuvent encore empirer pour celles et ceux qui en ont réchappé. Il semble que ce pire d’après le pire investisse un couple notionnel dont chacun des termes fut et demeure partiellement structurant pour l’art narratif comme pour les sciences sociales, à savoir la tragédie et le déterminisme. Nous pensons ici aux discours du conseiller Mason sur la place respective des habitants du train avec force analogies à la bonne manière de porter chapeaux et chaussures, ou encore au destin de Curtis jusqu’à son ultime sacrifice, marionnette ignorante de la trinité tutélaire de ce monde clos (Wilford, Curtis et la machine). Lorsque le train explose et que Nam et Curtis protègent de leurs corps la jeune Yona et le garçonnet Timmy pour leur permettre de survivre, c’est symboliquement la fatalité qui part en éclat, et le train-train quotidien de la répétition du même et des destins écrits déraille en même temps que cette étrange arche ferroviaire. 

 

Ici intervient un deuxième niveau de compréhension de l’œuvre. L’avenir incertain et l’avenir ouvert s’articulent ainsi plus fortement dans la connotation négative du premier syntagme et positive du second peut parfois le laisser spontanément penser. Les derniers plans sont exemplaires à ce titre, par leur caractère justement à la fois incertain et ouvert, à tous les sens du terme (narratifs et techniques au plan cinématographique). Le train est détruit, et avec lui semble-t-il, l’ensemble des artefacts humains. Seuls deux êtres ont survécu, tous deux orphelins depuis peu, partageant un manteau de fourrure. Marchant dans une immensité neigeuse et faisant face aux animaux sauvages, rien ne garantit leurs conditions élémentaires de survie à court terme (se nourrir, ne pas mourir de froid, ne pas être dévorés). La présence d’un individu de chaque sexe laisse penser qu’une perpétuation biologique de l’humanité à partir de ce « couple » n’est pas impossible, mais l’âge des protagonistes et surtout l’écart d’âge entre eux repousse cette possibilité à moyen terme au moins. De plus, du fait de ce même écart, les premières attitudes de Yona envers Timmy s’apparentent au maternage et laissent donc à penser au public que si une telle relation ne serait pas biologiquement incestueuse, on pourrait juger qu’elle le soit symboliquement. Bref, l’humanité ne pourra survivre que si deux individus sont à la fois prêts et capables de démontrer de grandes capacités de prise en charge de leurs conditions d’existence et d’autodétermination, et l’avenir qui s’ouvre à eux ne laisse pas d’être menaçant. Pour autant, et le choix du réalisateur de ne presque jamais filmer l’extérieur du train durant tout le film et donc de produire dans cette dernière scène en plans larges une sensation de rupture de claustrophobie et de respiration intense, l’espoir semble plus présent à ce moment-là qu’à aucun autre dans le film. Quelque chose est désormais possible de différent, mais tout repose sur la capacité de deux êtres vulnérables à s’en saisir. Selon nous, si l’idée de tragique et de détermination radicale, quels qu’en soient les sources et les fondements, apparaissent au final dans cette œuvre bien plus glaçantes que l’incertitude, c’est précisément pour donner à l’idée d’autonomie humaine et de capacité d’auto-détermination personnelle et historique un prix particulier.  

 

Dans chacun des trois volets éducatifs considérés ci-avant, c’est au final l’irruption brutale ou la perpétuation de l’hétéronomie qui est mise en cause, que celle-ci prennent la forme de la domination brutale des habitant.e.s des wagons de queue par les autres, de l’endoctrinement des enfants ou de la manipulation sans scrupule des disciples par leurs maîtres. D’où il ressort – et tel nous paraît être le troisième et dernier niveau de compréhension de ce film - que l’autonomie humaine (et comme celle-ci n’a rien de spontané ou d’inné, l’éducation à l’autonomie corrélativement) s’impose au final à la fois comme une source perpétuelle d’imprudences – où l’on retrouve Jonas -, mais aussi comme la seule solution envisageable désormais pour une humanité voulant être et demeurer ce qu’elle est, non pas simplement en se conservant passivement, mais en se voulant en conscience (Gauchet, 2017, p. 743).  

 

Éduquer pour un avenir incertain, ce n’est donc pas en ce sens forcément sortir du prométhéisme ou même, comme le suggère la formule d’école post-prométhéenne, le dépasser. Cela peut être bien plus fondamentalement de radicaliser10 le prométhéisme, avancer à la fois plus loin et de manière plus critique et plus lucide dans son appropriation individuelle et collective des défis de l’Anthropocène. Il s’agit d’apprendre à mettre en œuvre un prométhéisme rendu prudent par la mémoire de ses échecs, mais néanmoins plus résolu à faire mieux qu’à renoncer, bref un prométhéisme autoréflexif. Gauchet, envisageant ce qui, dans le Nouveau Monde, pourrait servir d’aiguillon aux individus et aux collectifs humains pour passer « De la réflexivité à l’autoréflexion » (2017, p. 712-729), écrit ainsi : « la fameuse formule heideggérienne selon laquelle "la science ne pense pas" touche juste. À la réserve près qu'elle est d'une imprécision qui lui fait manquer sa cible, au final. Elle appelle cette correction capitale : "La science ne se pense pas". Elle n'a rien à dire de sa signification et de ses suites. Elle n'est pas porteuse d'auto-réflexion. […] Mais c'est en cela aussi, par le partage qu'elle institue, qu'elle en fait naître la possibilité. L'auto-réflexion n'aurait pas lieu sans elle, sans le défi qu'elle représente. […]. Le problème n'est pas de l'évacuer, mais de la dominer, grâce à cette autre pensée dont elle dessine en creux l'éventualité au-delà d'elle-même. Les deux sont appelées à cohabiter » (p. 719). L’interrogation sur les modalités et les conditions de possibilités de cette cohabitation nous paraît être, in fine, ce qui interpelle le plus le philosophe de l’éducation au sortir du visionnage de l’œuvre filmique de Joon-Ho. 

 

Une manière aussi, peut-être, de travailler à conjurer le spectre de ce que Anders (1956/2002) appelait la honte prométhéenne, soit un sentiment d’indignité des hommes qui naîtrait de la comparaison lancinante entre leurs propres limites en tant qu’êtres biologiques naturels et le caractère illimité de la création technique. Au sein d’une humanité sortie de la religion (pour le dire à nouveau comme Gauchet), le salut ne peut plus être l’hypothétique réconciliation avec Zeus, qui intervenait dans les œuvres perdues d’Eschyle qu’était Prométhée délivré et Prométhée porte-feu. L’humanité ne peut compter que sur elle-même. Mais si l’autonomie humaine, non pas uniquement fonctionnelle, mais aussi morale et intellectuelle (Foray, 2016), peut dominer ses prouesses techniques, quels motifs de persister peuvent exister dans une telle honte ? Tel semble être, dans l’Anthropocène comme dans les démocraties contemporaines, le défi cardinal pour l’éducation : réunir les conditions de possibilités d’une telle prise en main. 

 

Bibliographie  

 

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Notes

 

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 Le schéma narratif est, à partir de là, assez simple. Chaque avancée du groupe de Curtis en direction de la tête de train est l’occasion de nouvelles rencontres avec des alliés nouveaux et des antagonistes sans cesse plus dangereux. Les pertes humaines vont croissantes des deux côtés, tandis que les individus les plus relégués du train (re)découvrent peu à peu que d’autres vivent dans un certain confort voire même dans le luxe, ou encore ont accès à la culture et à une plus grande maitrise de leur existence. Chaque individu défend ainsi a priori son statut par rapport aux wagons inférieurs, et cherche à progresser dans la hiérarchie du train. Dans le groupe de Curtis, quelque chose comme un mélange de solidarités interindividuelles et de conscience de classe émerge en revanche progressivement.   

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 « La question de l’enfant survient inéluctablement dans le développement de tout modèle anthropologique conséquent. Quel que soit le champ qu’une théorie d’importance investit, elle est amenée à se demander, à un moment de son élaboration, quelle place elle confère à l’enfant [...]. L’enfant n’est plus alors situé à l’origine même de la réflexion, comme c’était le cas dans toute approche de nature évolutionniste ; il n’est plus le vecteur de l’explication, mais il vient en quelque sorte la mettre à l’épreuve » (Quentel, 2009, p. 215). 

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 On remarquera en particulier que, là où le roman graphique fondateur de Rochette et Lob se concentrait sur l’histoire d’amour entre les deux personnages principaux et son dénouement tragique, Joon-ho porte, lui, la focale sur les logiques internes des groupes sociaux du train d’une part, sur leurs interactions et antagonismes d’autre part.  

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 Pour des raisons d’espace de texte et de compacité du propos, tout ce qui relève davantage des pré-investigations empruntant à l’histoire culturelle et touchant aux contextes de création de la BD, du film et à leurs réceptions respectives (Finet, 2013), est ici laissé en arrière-plan et dans le registre de l’étayage souterrain de l’étude. De même certaines caractéristiques sociologiques de l’univers mis en scène par Joon-Ho auraient pu mériter une analyse en elles-mêmes. Nous pensons en particulier à la relativisation de tous les modes de hiérarchisation sociale et /ou de discrimination autres que la place dans le train : le groupe de queue comme le groupe de tête apparaissent cosmopolites, hommes et femmes voisinent aux postes de pouvoir comme de combat, plusieurs religions coexistent…De même, outre notre article méthodologique ici mentionné, nous avons eu l’occasion de préciser et d’illustrer plus en détail ailleurs (Roelens, 2019b, 2021) la manière dont ces différentes démarches intellectuelles s’articulent heuristiquement à l’horizon d’une saisie globale de ce que Gauchet nomme la structuration autonomie du monde (2017). Collapsologie et Anthropocène sont, dans la logique que nous proposons, pensées elles-mêmes au sein de ce cadre compréhensif plus général. Pour les mêmes motifs de volume total de signes disponible, nous nous permettons également de renvoyer auxdites publications pour plus de précisions. 

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 Comme l’illustre la séparation d’un couple de violonistes : elle reste seule et les mains brisées, lui part jouer pour les habitants de l’avant et s’accommode rapidement du changement, comme la suite du film le montre. 

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 On peut y voir aussi une manière subtile de réinvestir l’idée de continuité générationnelle par les œuvres, si importante par exemple dans la pensée de l’éducation d’Hannah Arendt. 

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 Oppositions entre la nature meurtrière et la machine salvatrice, entre la mort au dehors et la survie au-dedans, entre l’ordre comme valeur et le désordre comme péril… 

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 Remarquons qu’ils sont, dans la version francophone qualifiés par les élèves de « queutards », manière à la fois de marquer leur place sociale et de la corréler – en jouant sur le double sens du mot – à l’idée d’une certaine incontinence morale et sexuelle qui justifierait in fine leur position subalterne (élément qu’on retrouve également plus tard dans un discours de Wilford justifiant ses prélèvements réguliers d’enfants de la queue du train par la tendance des habitants de ces wagons à en produire sans mesure). Lorsque l’enseignante tente de rassurer ses élèves, elle parle de ces mêmes intrus avec condescendance, comme des animaux pouvant être apprivoisés. 

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 On sait par ailleurs l’importance de la reprise de ce paradigme par Alain Caillé (2007) et les chercheurs et chercheuses qu’il réunit autour de la Revue du MAUSS pour les pensées de l’Anthropocène puisant aux sources du convivialisme (2011). 

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 Nous empruntons cette distinction à Gauchet, qui oppose ainsi les concepts de post-modernité (autre chose après la modernité) et de modernité radicalisée ou d’hyper-modernité (soit le principe matriciel de la modernité, l’autonomie, poussée aux extrêmes développements et implications de sa logique propre. Cette même logique nous semble à l’œuvre lorsque ce même auteur affirme que dans une démocratie moderne le « seul lieu où [la confrontation conséquente et consciente aux enjeux de l’Anthropocène] peut licitement et efficacement prendre corps, c’est l’esprit des acteurs » (Gauchet, 2010, p. 170-171), proposition qui inspire ici la propre conclusion que nous tirons de ce parcours réflexif. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292