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lundi 14 mars 2022

Pour citer ce texte : GAMBOU, R.. (2022). L’humanité en péril : la réponse éducative dans l’œuvre de Konrad Lorenz Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2
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L’humanité en péril : la réponse éducative dans l’œuvre de Konrad Lorenz 

 

Alfred Romuald Gambou 
Université Catholique de l’Ouest de Nantes  

 

Résumé   : L’œuvre de Konrad Lorenz identifie plusieurs problèmes qui font courir l’humanité à sa perte. Cet article en retient deux, à savoir : l’évolution culturelle et la déformation de la conscience du réel. De cette analyse se dégage son approche éducative qui est en phase avec sa théorie scientifique évolutionniste de la connaissance, à savoir : aussi bien phylogénétiquement que culturellement, deux mécanismes en équilibre sont à l’œuvre pour tout processus normal d’évolution : l’acquisition d’informations nouvelles (adaptation) et la conservation des acquis ou savoir (capacités génétiques et héréditaires). Si Lorenz interpelle avec force sur le danger qui nous guette, c’est pour finalement nous convaincre de la nécessité pour l’humanité de se rappeler de ces lois d’équilibre au cœur du système vivant.  Il en ressort, et c’est l’apport de cette recherche, que l’œuvre et la pensée de Lorenz, principalement dans L’Homme en péril, sont évocatrices, elles permettent de revitaliser notre questionnement sur les questions actuellement vives en matière d’éducation et de formation des enseignants dans le contexte de « crise » qui est le nôtre. 

Mots-clés
  Philosophie de l’éducation, éthique et éducation, l’humanité en péril, la perception des formes, le sens des harmonies. 

 

Abstract  Konrad Lorenz's work identifies several problems that cause humanity to lose. This article retains two, namely: cultural evolution and the distortion of the consciousness of reality. From this analysis emerges his educational approach which is in line with his evolutionary scientific theory of knowledge, namely: both phylogenetically and culturally, two mechanisms in balance are at work for any normal process of evolution: the acquisition of new information (adaptation) and the preservation of acquired knowledge or knowledge (genetic and hereditary capacities). If Lorenz strongly questions the danger that awaits us, it is to finally convince us of the need for humanity to remember these laws of balance at the heart of the living system. It emerges, and this is the contribution of this research, that Lorenz's work and thought, mainly in The Man in Danger, are evocative, they make it possible to revitalize our questioning on the currently pressing questions in terms of teacher education and training in the context of the "crisis" that is ours. 

Keywords 
Philosophy of education, ethics and education, humanity in danger, the perception of forms, the sense of harmony. 

 

Introduction

 

Face aux crises auxquelles l’humanité fait face : crise écologique, environnementale, cette crise sanitaire du « COVID 19 » aux conséquences innombrables, nous avons fait le choix de revisiter une bonne partie de l’œuvre de Konrad Lorenz, principalement, L’Homme en péril publié en 1983. Pourquoi ? Parce que ses écrits, quelque peu précurseurs à son époque, nous renseignent non seulement sur les causes du déclin de la civilisation humaine, car écrit-il, le 17 Août 1973, « un danger cesse d’être épouvantable, si l’on en connaît les causes » (Lorenz, 1973, p. 9), mais également nous proposent les mesures accessibles pour les combattre par l’éducation. C’est le sens du devoir qu’il fait sien, lutter pour la survie de l’humanité. S’il est vrai que l’avenir de l’humanité est imprévisible, force est d’admettre toutefois que « la détermination de l’orientation que prendra l’évolution de la vie organique ici et aujourd’hui, ‘’vers le haut’’ ou ‘’vers le bas’’, incombe désormais à la responsabilité de l’homme » (Lorenz, 1985, p .12). Dès lors, cette recherche tente de restituer les thèses de Lorenz sur les causes profondes qui mettent en péril l’humanité et ses propositions sur l’éducation. 

 

Le constat de l’auteur est le suivant : depuis quelques siècles, l’évolution culturelle de l’humanité s’est faite de façon exponentielle. Il en résulte des conséquences sur les équilibres et les harmonies des systèmes vivants. On le voit, sur le plan sociétal, les écarts entre les centres d’intérêts d’une génération à l’autre se creusent si profondément qu’ils rendent caduc le schéma qui a permis jusqu’ici à l’Homme de s’adapter aux environnements nouveaux.  Sur le plan conceptuel, les lignes de démarcation entre la raison instrumentale (science et technique) et la raison intuitive ou la sensibilité (perception des formes) sont tellement grandes que les rapports entre l’Homme et le Tout cosmique se trouvent dégradés. Au point que cette « crise » peut s’interpréter, à bien des égards, comme une « brisure », mais qui nous indique en même temps, comme pour insister, la trace de « quelque chose » qui s’est déjà retiré, et qui cependant, laisse « sur la plage du sensible la présence de son retrait, suscitant par là même une aspiration à le rejoindre. »  (Legros, 1990, p. 137). Il en résulte la nécessité de recourir à la conscience, en tant qu’elle est fondamentalement anticipation de l’avenir et une certaine attention à la vie, sa fonction première étant, écrit Bergson, de : « retenir ce qui n’est déjà plus, anticiper sur ce qui n’est pas encore » (Bergson, 2012, p.35). 

 

C’est le sens que prend ici pour nous l’urgence de donner un contenu et un sens nouveau à l’éducation pour que ce devoir de lutter pour la survie de notre humanité devienne pénétrant et raisonnablement agissant : « sans jugement de valeur, l’interrogation sur les suites de nos actes ne peut conduire ni à un commandement ni à une interdiction. » (Lorenz, Ibid., p. 12). Ainsi, à partir d’une approche herméneutique cette recherche tente de montrer comment l’œuvre de Lorenz, nous semble-t-il, permet de revitaliser la réflexion sur les questions vives et actuelles en éducation et donc de nous réinterroger différemment sur ses finalités. Pour ce faire, après avoir montré le contexte d’émergence de la pensée de Lorenz, son approche de la théorie de la connaissance, ses constats sur ce qui fait courir le péril de l’humanité, cet article s’attarde sur ses idées éducatives, leur pertinence tout en esquissant une approche méthodologique pour une éducation qui accroisse pour chaque enfant sa capacité à percevoir et à saisir le sens des harmonies des systèmes vivants. 

 

1. L’itinéraire intellectuel de Konrad Lorenz et le contexte d’émergence de son œuvre

 

Né en 1903 à Vienne d’un père médecin, fondateur de l’orthopédie, Adolf Lorenz, Konrad Lorenz a eu un parcours brillant. Dans ses travaux consacrés aux sciences du comportement animal et humain entre 1931 et 1935, Lorenz forge dans ses grandes lignes les principales notions de cette science naissante, l’ethnologie comparée, qu’il définit : 

 

Comme une branche de la recherche scientifique, qui est née du jour où les méthodes et questions de Charles Darwin, adoptées comme allant de soi par les autres disciplines biologiques, ont été appliquées à la science du comportement des hommes et des animaux […]  L’éthologie traite du comportement animal et humain en tant que fonction d’un système. L’existence de ce système et sa forme sont le produit d’un développement historique survenu dans la phylogénèse et l’ontogénèse qui, pour l’homme s’est aussi déroulé dans l’histoire de la culture.   (Lorenz, 1973, p. 13) 

 

L’idée fondamentale qui traverse son œuvre peut se résumer ainsi : 1) toutes les espèces animales ont avant tout des modèles moteurs fixes qu’il appelle le patrimoine génétique, c’est-à-dire des dispositions héréditaires dans lesquelles sont contenues des informations programmées. 2) Ces informations sont enrichies par un processus qu’il appelle « la sélection naturelle » qui nécessite une adaptation. Comme tel, il est « un vrai processus cognitif par lequel l’organisme incorpore des informations existant dans le milieu ambiant, fort importantes pour sa survie. Il s’agit, en somme, du processus par lequel l’organisme reçoit son savoir du milieu environnant. » (Lorenz, Ibid., p. 14). Ainsi, Lorenz a cherché en scientifique passionné, à montrer non pas « l’homme dans l’animal », mais ce qu’ils ont en commun, ou plus exactement à montrer « l’héritage de l’animal dans l’homme contemporain » (Lorenz, K. & Towarnicki, F., 2009, p. 46). 

 

Contexte d’émergence de son œuvre

 

L’opposition entre l’école vitaliste de McDougalls et le béhaviorisme de J.B. Watson fut l’un des obstacles épistémologiques qu’il a fallu franchir dans le cheminement qui a conduit Lorenz à sa conception du comportement animal et humain. En effet, si ces deux écoles s’opposaient sur la question du comportement, notamment, sur l’essence de l’instinct, elles étaient cependant d’accord sur son caractère non inné. Pour les vitalistes l’instinct est un facteur « supranaturel », on ne peut donc pas lui trouver une explication naturelle alors que pour les béhavioristes, c’est le contraire, il n’y a rien d’inné dans la mesure où, pensent-ils, il n’y a pas de comportement qui résulterait des dispositions fixes héréditaires (Lorenz, 1981, p. 133). Les deux écoles s’accordaient toutefois sur un élément : le comportement aussi bien animal qu’humain est le résultat seulement d’une réaction conditionnée. C’est ce qu’on appelait le conditionnement. (Lorenz, Ibid.).  

 

Mais, la publication en 1910 de De certains comportements moteurs des vertébrés, par le zoologiste et spécialiste des oiseaux, notamment des canards, Oskar Heinroth, et dans lequel il établit une homologie, c’est-à-dire, un lien d’évolution entre deux traits observés chez deux espèces différentes, induisait en conséquence l’affirmation du caractère héréditaire longtemps récusé par les béhavioristes. Par ailleurs, rappelons que jusqu’en 1937, Lorenz expliquait encore « les comportements instinctifs comme des enchaînements de réflexes », et ce sous l’influence de la théorie classique des réflexes qui pensait en substance que « toute impulsion motrice et toute coordination émanaient toujours d’excitations extérieures ». Ce qui n’était pas vrai. En 1937 Lorenz rencontra celui qui réfuta cette théorie classique des réflexes. En effet, Erich Von Holst avec son expérience menée sur les anguilles prouva que le mouvement ou l’impulsion motrice et la coordination dans leur natation sinueuse « étaient commandés par des groupes de cellules motrices fonctionnant spontanément – ce qu’on appelle des automatismes – et dont l’activité était si bien coordonnée au niveau du système nerveux central… » (Lorenz, Ibid., p.18) À partir de là, Lorenz abandonna sa conception sur le comportement instinctif et en tira une conclusion : « Tout mouvement instinctif était commandé par des faisceaux de cellules nerveuses agissant spontanément et c’est ainsi qu’il expliqua le déclenchement spontané de ce type de coordination. » (Ibid.). 

 

Dans la même période Lorenz se lia d’amitié avec Nikolaas Tinbergen (avec qui il obtiendra en 1973 le prix Nobel), et ensemble, ils poursuivirent les recherches sur le comportement instinctif. Ils ont montré à leur tour que « tout comportement instinctif se composait d’un mouvement d’orientation (taxie) et d’un schéma fixe, indépendant des stimuli extérieurs – le mouvement instinctif. » (Ibid.). Il est clair que les travaux de Lorenz sur le comportement animal et humain et sur sa théorie évolutive de la connaissance l’ont conduit à cette conclusion édifiante : toute évolution, tout développement est exposé à des dangers suivant le principe même de la sélection naturelle et la capacité d’adaptation des systèmes vivants. Ces dangers sont davantage accentués quand les déséquilibres entre les dispositions héréditaires et la capacité d’acquisition de nouvelles informations pour s’adapter deviennent trop croissants. En conséquence, « Aucun autre organisme que l’homme ne fut, et n’est pareillement exposé à de tels dangers, parce qu’aucun autre, dans toute l’histoire de la vie sur notre planète, n’a parcouru et ne parcourt encore un développement aussi précipité que lui. » (Lorenz, 1970, p. 156). 

 

2. Son approche de la théorie de la connaissance

 

Lorenz a élaboré sa théorie évolutionniste de la connaissance dans son célèbre ouvrage, L’envers du miroir, publié en 1973 (en traduction française chez Flammarion en 1975). Sa théorie émerge quasiment au même moment que celles des autres auteurs issus des champs disciplinaires différents : Karl Popper à partir de la logique ; Donald Campbell, de la psychologie ; Rupert Riedl, de la morphologie et lui-même à partir de l’étude du comportement animal. Sa théorie peut se résumer ainsi : notre appareil perceptif, avec ses fonctions cognitives, s’est constitué par adaptation, en interagissant voire en se confrontant avec les éléments du monde réel extérieur. L’idée est qu’il faille étudier « la connaissance humaine en tant que fonction d’un système réel, construit par un processus d’évolution naturelle et lié par un mécanisme d’interaction à un monde extérieur tout aussi réel » (Lorenz, 1975, p. 9). Dès lors, la connaissance que nous avons du réel dépend des limites de notre appareil perceptif, à son stade présent de son développement. Nos connaissances actuelles sont donc le reflet des capacités présentes de notre appareil perceptif. Se dégage chez Lorenz une unité du sujet vivant et du sujet connaissant, et c’est elle qui forge sa conviction que la physiologie au même titre que la phénoménologie (comprise à ses yeux comme « cette connaissance de l’expérience subjective et des lois qui lui sont inhérentes indispensable à toute tentative d’objectivation » (Lorenz, 1985, p.70)) sont les sources de notre science. 

 

De là, il en tire quelques conséquences : 1) la prise de conscience que nous ne devons pas surestimer l’homme, ni ses aptitudes cognitives et que l’insondable ne relève pas nécessairement du surnaturel. 2) Tout phénomène résultant d’une perception de la réalité extra-subjective ou de sentiments et d’émotions de notre intériorité, correspond à quelque chose de réel. Autrement dit la réalité ne se limite pas qu’à ce qui est définissable et quantitativement mesurable. 3) Les sensations sont des informations sur la réalité extérieure ou intérieure au même titre que les résultats de mesure. 4) La prise de conscience de notre appartenance pleine et entière à cet univers et la responsabilité que cela appelle. (Lorenz, 1985, p. 220-221). En 1981, Lorenz résuma cette idée autrement : « Les grandes découvertes des sciences naturelles ont toujours été faites pour apprendre à l’homme l’humilité et la modestie ; c’est bien pour cela qu’il les accueille assez froidement. » (Lorenz, 1981, p. 43) 

 

Loin des approches quantitatives en vigueur en sciences dures, Lorenz a mis en place la méthode de la perception des formes pour mieux saisir intuitivement des corrélations des systèmes vivants : « Chez le savant comme chez l’artiste, la connaissance acquise au travers de la perception des formes dépasse de loin celle que nous permet d’atteindre la seule raison – la froide pensée. […] Lorenz s’insurge véritablement contre tous ceux qui voient dans l’étude quantitative la seule méthode légitime de connaissance » écrit l’un de ses disciplines, cité plus haut (Lorenz, 1981, p. 13). Lorenz a lui-même exprimé cette position à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de Carl Zuckmayer, texte paru dans un article de Süddeutsche Zeitung du 24 décembre 1976 : 

 

Dans les sciences de la nature, il n’est pas de vérité qui n’ait été entrevue par la perception intuitive d’un génie avant d’être démontrée…Le seul mot de « preuve » qui s’emploie couramment implique dans la logique du langage que ce que l’on prouve ait été conçu antérieurement sous forme ou sous une autre… Comme il est malheureusement de mode de considérer l’étude quantitative comme la seule méthode de connaissance scientifique valable et de mépriser toutes les autres, tous les savants qui sont atteints de cette maladie se refusent à reconnaître que dans leurs propres investigations d’autres facteurs que la mesure quantitative et des facteurs de surcroît « imprécis » comme l’ « intuition » et quelques autres jouent également un certain rôle  (Ibid. p. 13). 

 

Cette prise de position montre assez bien ce qu’était la personnalité de Lorenz, un scientifique certes mais à la fois fondamentalement artiste tant qu’il sait que la seule rationalité pure ne suffit pas pour accéder et comprendre le réel. D’où son recours à cette approche d’une perception intuitive voire phénoménologique pour saisir différemment le réel. Avec lui, nous avons compris que dans le processus de l’évolution, l’adaptation est un reflet de la réalité extra-subjective, et ce aussi bien phylogénétiquement que culturellement. Nous sommes conscient que cette thèse de Lorenz de mettre quasiment sur le même plan le processus de l’évolution biologique et culturelle peut susciter à juste titre des objections. Mais, notre propos ne consiste pas ici à porter un regard critique sur sa pensée (ceci fera l’objet d’un prochain article) mais de tenter d’abord de la restituer et de montrer ce que lui-même a tiré comme conséquences de sa démonstration en matière d’éducation. 

 

3. Ses constats sur ce qui fait courir le péril de l’humanité

 

Dans Les Huit péchés capitaux de notre civilisation, publié en 1973, Lorenz montre les processus qui menacent non seulement la destruction de la culture contemporaine mais aussi l’espèce humaine. À savoir : le surpeuplement de la terre, la dévastation de l’environnement naturel, la course de l’humanité avec elle-même, la disparition de tout sentiment et de toute émotion (la tiédeur mortelle), la dégradation génétique, la rupture des traditions, la contagion de l’endoctrinement et l’armement nucléaire. Dans L’Homme en péril publié en 1983, le curseur se déplace légèrement, il ne s’agit plus, si l’on regarde bien, d’une analyse sur les processus qui menacent l’Homme mais sur ceux qui menacent son humanité. Son livre aurait dû s’intituler, nous semble-t-il, L’humanité en péril. Ceci dit, dans cet article, nous n’examinons que deux processus qui selon lui mettent en danger cette humanité : l’évolution culturelle et la déformation de la conscience du réel. Certes ces deux processus ne sont pas indissociables des autres mais signalent avec pertinence le péril qui nous guette si on n’y prend garde. 

 

3.1 L’évolution culturelle

 

L’idée qui ressort des travaux de Lorenz sur cette question de l’évolution, tant sur le plan phylogénétique que culturel, est que toute évolution suppose une sorte d’équilibre entre une certaine immuabilité des acquis (le taux de mutation doit être mesuré) et les capacités d’adaptation (l’acquisition d’informations nouvelles). Toute modification de la structure de soutien, ce qu’il appelle le « squelette » de la structure suppose, la destruction (modérée ou limitée) de certaines parties pour faire place à une construction nouvelle que l’on espère mieux adaptée. Autrement dit :  

 

Sans structures fixes, aucun système organique n’est capable d’accéder à un palier d’intégration supérieure, mais en revanche il faut que les structures du système existant soient rompues pour qu’un autre système d’un degré supérieur d’intégration et d’harmonie soit créé. Ce triste dilemme est fondamentalement inhérent à tout développement organique supérieur  (Lorenz, 1970, p. 156). 

 

Ce processus organique est analogue à ce qui se passe chez l’humain notamment, et à titre d’exemple, chez les adolescents avec l’âge critique de la puberté. En effet, le désir d’affirmation de soi favorise l’affranchissement du modèle familial avec un attrait fort pour un certain type d’idéal, manifesté par une volonté d’intégration de « quelque chose » supposé neuf, incarné suivant le cas, par un groupe ou un individu auquel on peut s’identifier. Cette phase de « démolition-reconstruction » comporte, précise Lorenz, une vulnérabilité inhérente même au processus et qu’elle appelle une vigilance sans laquelle le risque de jeter par-dessus bord les structures du système existant est significatif.  Dès lors, « un conservatisme excessif engendre des "fossiles vivants", une trop grande modifiabilité, des monstres inaptes à la vie. » (Lorenz, 1985, p. 168). Cela est analogue sur le plan culturel comme nous allons le montrer. Toutefois, si ce risque est « encadré », il y a normalement selon Lorenz « un mécanisme intégré [dans chaque espèce] dont la fonction au service de sa conservation consiste à permettre les modifications structurelles de sa culture sans pour autant mettre en péril l’ensemble de l’information contenue dans la tradition culturelle. » (Ibid. p. 56). 

 

Le problème est, et c’est là que la question du péril transparaît, du fait de l’accélération exponentielle de l’évolution culturelle dans les sociétés technocratiques, que « le mécanisme chargé de transmettre l’information accumulée au cours de l’évolution culturelle et en même temps d’ouvrir la porte à de nouvelles acquisitions d’information a manifestement déraillé » (Ibid, p. 57). Ce qui participe au creusement des écarts entre les centres d’intérêts d’une génération et les centres d’intérêts de celle qui la succède. De ce déraillement, résulte un dérèglement accru des relations sociales entre générations, ce qui fait craindre que les structures dont l’édifice était de conjurer ces risques deviennent inopérantes ou inexistantes, rendant ainsi futiles tous liens intergénérationnels. Pire, assiste-t-on, phylogénétiquement à un renversement du schéma « traditionnel », les parents n’osant plus s’affirmer, les enfants (les jeunes) prétendent à la position la plus élevée. (Lorenz, 1981, p. 331). Ainsi, tout en s’opposant aux valeurs constituant les us et coutumes des parents, le besoin naturel d’appartenance aidant, ils se voient investir des groupes invraisemblables où ils croient trouver ou réaliser leurs aspirations foncièrement nouvelles. Mais vulnérables ils sont, ils encourent le risque d’endoctrinement, de surenchères morbides, de lutte de positionnement et de puissance soutenue par des valeurs mortifères (le relativisme aveugle et à tout va, d’où ressort généralement une haine partisane et qui peut aller jusqu’aux extrémités de l’horreur, etc.). 

 

Il en ressort généralement une monstrueuse bêtise collective au sens où Lorenz définit la bêtise « comme cet obscurcissement du jugement qui découle de la surestimation de ses propres facultés de jugement » (Ibid., p. 334). Cette jeunesse prétend aux changements radicaux et aux aspirations nouvelles mais en jetant tout par-dessus bord. Elle se prévaut d’être en action, mais oublie le signe par lequel d’ordinaire on reconnaît une personne d’action qui laisse sa marque sur les événements auxquels son existence la mêle. C’est l’absence d’équilibre que Lorenz dénonce ici, entre le désir de changement indispensable et la nécessité de préserver l’ossature fondamentale qui nous a longtemps constituée et structurée, ce qu’on appellerait sur le plan culturel « le trésor ou le génie » de nos devanciers, si l’on veut accroître notre capacité d’adaptation aux environnements nouveaux et différents. Pour lui, cette perte d’équilibre est symptomatique d’un décalage, d’un effondrement culturel comme si « la voix de l’homme » menaçait de s’éteindre en lui. Ces liens intergénérationnels par lesquels on assurait la transmission des héritages sont rompus par ce déséquilibre, dès lors, l’Homme technocratique se veut volontairement amnésique, il ne veut pas être ce qu’il a longtemps été et ce qu’il devrait être normalement. Il est pourtant fondamentalement un être de conscience au sens où Bergson définit la conscience, c’est-à-dire qu’elle est coexistence à la vie, elle est mémoire. Détruire donc sa propre conscience, c’est en effet détruire son propre rapport à la vie, puisqu’en elle se conserve et s’accumule le passé dans le présent. S’y méprendre est bien un symptôme d’égarement. On comprend pourquoi Lorenz sonne l’alerte. C’est son devoir en tant que biologiste du comportement humain et animal : 

 

L’humanité est prise actuellement dans un étau entre la tendance chauvine à élever ses propres valeurs culturelles au rang d’absolu qui engendre la guerre et la tendance blasée à un scepticisme négateur de toutes les valeurs sans exception. L’homme ne trouvera l’issue que s’il réussit à découvrir les valeurs humanitaires communes contenues dans les valeurs culturelles particulières (Ibid., p. 332). 

 

Il ne fait aucun doute qu’une part significative de ces « valeurs humanitaires communes » fait malheureusement partie de cette masse de tradition qu’on ne cesse de jeter par-dessus bord au nom de « cette monstrueuse bêtise collective ». C’est une erreur de croire qu’il suffit de rompre avec « une vieille culture » pour qu’une nouvelle et meilleure naisse automatiquement. Sur ce point Bergson n’a sans doute pas tort quand il écrit : « pour créer l’avenir, il faut en préparer quelque chose dans le présent, comme la préparation de ce qui sera ne peut se faire que par l’utilisation de ce qui a été… » (Bergson, 2012, p. 42). 

 

3.2 La déformation de la conscience du réel

 

Le rapport entre l’évolution exponentielle de la culture et la déformation de la conscience du réel peut sembler d’emblée difficile à percevoir. Et pourtant quand on y regarde de près, on se rend vite compte que les résultats de l’évolution rapide de la culture, modifient et façonnent notre perception du réel. Désormais, les yeux avec lesquels nous voyons le réel sont davantage habillés car on ne sait plus le voir autrement qu’à travers les produits de cette évolution culturelle. À telle enseigne qu’il devient impensable en dehors des catégories fournies par cette évolution, notamment celles issues de la science et de la technique. Et ceci est désormais un fait, dans les sociétés où « la pensée technomorphe », suivant l’expression de Lorenz, régit l’agir et le faire, l’organisation sociale ne peut tenir que sur un « système technocratique ». Or, si tout homme tient « inévitablement pour réel ce à quoi il a le plus affaire personnellement, ce à quoi il se trouve dans un rapport d’interaction et qui occupe le plus souvent ses pensées » (Lorenz, 1985, p. 174), alors le réel dans ces sociétés est à l’image de ce qui les structure. 

 

Leur réalité, souligne Lorenz, est bien celle-ci : le plaisir de la concurrence entre différentes parties de la société (ce qui est contraire à la physiologie puisqu’il n’y a pas de concurrence entre les organes d’un organisme, ajoute Lorenz), la fonctionnalité, la volonté de puissance, le besoin excessif et sans limite de posséder, etc. Et si on ajoute à cela, ce réductionnisme ontologique, issu du scientiste et qui veut que seul serait réel ce qui est définissable et quantitativement mesurable, on aboutit à cette manière mutilée et abstraite de penser et de connaître. Il va de soi que ces réalités rétrécissent les vues, elles deviennent des accélérateurs d’un monde vide de sens. Elles sont devenues presque des normes au point de nous faire perdre cette réalité empirique et fondatrice de sens : la vision globale du monde. Cette incapacité de saisir les réalités dans leur complexité et leur globalité est l’un des faits caractéristiques de nos sociétés, nous enseigne encore de nos jours Edgar Morin. Raison pour laquelle il ne cesse de nous enjoindre à changer de paradigme : 

 

Pascal avait déjà formulé cet impératif de pensée qu’il s’agit aujourd’hui d’introduire dans tout notre enseignement, à commencer par la maternelle : toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens pour impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties (Morin, 2011, p.147). 

 

Parce qu’elles ont érigé le moyen en fin en soi, nos sociétés technocratiques restent encore insensibles à la fragilité des systèmes vivants. Et pour cause, l’appareil de production au cœur de celles-ci, avec sa face dissimulée d’appétit insatiable du profit, a travesti ce rapport pourtant structurant entre fin et moyen. La croissance et le profit, voilà les fins qui justifient qu’on pense et promeuve l’homme comme moyen, le tout, au détriment des systèmes vivants. Ainsi, sommes-nous devenus aveugles et sourds à la fois à une idée pourtant simple : « une croissance illimitée dans un espace limité ne peut pas se poursuivre indéfiniment. » (Lorenz, 1985, p. 176) Cette déformation du sens du réel est devenue tellement aiguë qu’elle frôle l’absurde : 

 

Le lobby des gros capitalistes contraint les hommes à se plier à la tyrannie d’« experts » qui ont des horizons très limités du fait de leur spécialisation dans certaines branches d’activités et qui se soumettent à leur tour docilement aux ordres des experts financiers (Ibid., p. 134). 

 

Ce qui compte, ce sont leurs intérêts, la volonté de puissance et la satisfaction que procure le pouvoir. C’est pourquoi ils continueront à amasser, et ce, à n’importe quel prix (aussi bien humain qu’écologique ou environnemental), autant de gain, pris individuellement ou collectivement, et ce, au mépris du bon sens qui nous laisse voir la fragilité des écosystèmes qui maintiennent la vie autour de nous et dont dépend la nôtre. L’homme fait ainsi courir à l’Homme le péril et l’anéantissement de « la communauté biologique de la planète sur laquelle il vit et qui le fait vivre et de commettre par là un suicide » (Ibid., p.117-118). Ce qui nous guette, si on n’y prend garde, c’est le scénario sinistre qu’avait dépeint Aldous Huxley dans son livre Le Meilleur des mondes, Retour au meilleur des mondes (1977) que Lorenz cite d’ailleurs, et dans lequel l’espèce Homo sapiens réussit certes à survivre à ce cataclysme écologique et parvient tout de même à ériger un système le mettant à l’abri de tous les dangers. Seulement le prix à payer est fort, dans ce nouveau système certes protégé, cependant, l’être humain et l’humanité auront disparu (cité par Lorenz, 1985, p. 134). 

 

Il va sans dire que ces deux dangers, l’évolution culturelle exponentielle et la déformation de la conscience du réel, avec leurs conséquences respectives, font courir l’humanité à sa perte. Il ne faut pourtant pas s’y résoudre, car il est encore temps d’initier les enfants à « l’étude du monde organique et de son histoire » (Lorenz, 1981, p. 333) afin de leur donner la possibilité de vivre et d’expérimenter la beauté et le sens des harmonies des systèmes vivants et les corrélations qu’ils ont avec notre vie et/ou notre survie sur cet habitat commun : le cosmos. Cette prise de conscience peut inciter de façon responsable à l’action. 

 

4. Ses idées sur l’éducation

 

Les propositions de Lorenz sur l’éducation résultent non seulement du constat qu’il fait de l’évolution culturelle de l’humanité et ses conséquences mais aussi de sa théorie de la connaissance que nous venons de résumer. L’idée fondamentale qui traverse sa pensée est que l’éducation (son contenu) tout en évitant l’étiolement des facultés humaines que cette évolution culturelle de nos sociétés technocratiques et scientistes fait courir à l’humanité, doit s’assurer du développement de notre organe de perception des formes. Autrement dit, pour lui, l’éducation, par sa capacité critique doit permettre et assurer à chaque enfant le développement de son organe perceptif des harmonies. Comment ? En lui fournissant tout au long de son cursus, un fonds suffisant de données factuelles en contact direct avec la nature. Pour Lorenz, éveiller et exercer à temps chez l’enfant cette fonction de perception des formes en lui donnant la possibilité d’« enregistrer » une grande quantité de données pour que s’éveille en lui le sens des corrélations des systèmes vivants, tel est le devoir vital de l’éducation. C’est ce qu’il appelle « la fonction d’établissement des relations » (Lorenz, 1985, p. 204). 

 

Avant d’aller plus loin sur cette approche éducative et la méthode pédagogique sous-jacente que propose Lorenz, revenons un instant sur cette dimension de l’étiolement de facultés humaines que nos sociétés « technocratiques » font courir à notre humanité. En résumé, la doctrine scientiste, celle qui a donné aux sociétés « technocratiques » son armature, est fondée, explique Lorenz, sur l’idée que seul ce qui est définissable et quantifiable serait réel. En conséquence, tout ce qui relève de la sensibilité est illusoire. Pour lui, le scientisme est une forme de réductionnisme ontologique qui dénie à l’expérience subjective tout caractère de réalité (Ibid., p. 157). Nos sociétés hyper organisées (quoi que faillibles à la moindre imprévisibilité, une propriété par ailleurs inaliénable du vivant) sont constitutivement structurées sur cette doctrine. Bien que ce côté hyper organisé dont l’école a hérité permette à l’enfant d’acquérir le portefeuille des compétences utiles pour assurer son insertion professionnelle ultérieure sur le marché du travail, cependant, ce modèle n’éduque pas. Il prépare plus l’enfant à son adaptation à un monde qui veut rendre tout disponible, calculable, mesurable, évaluable. 

 

L’éducation véritable, quant à elle, va au-delà, elle fait en extension appel à tout ce qui a une résonance, à tout ce qui « évoque » et sait nous « parler » autrement que par le moyen du calcul, de la démonstration, et nous autorise de façon plurielle à penser et à repenser chaque fois notre rapport au réel, aux vivants. Le problème, constate Lorenz, est que ce modèle où tout est organisé, précisé, quantifié et mesuré a tellement imprimé et gagné plein des sphères que même dans le domaine de la vie sociale nos besoins sont généralement satisfaits en suivant un cadrage précis : 

 

À une certaine époque [ce qui est encore hélas le cas de nos jours], il passait pour particulièrement progressiste de laisser pleurer les nourrissons et de ne pas les nourrir en fonction de leurs besoins mais à des heures précises. On avait surtout posé pour principe que tout jeune enfant devrait être habitué à dormir seul dans une chambre (Ibid., p. 171). 

 

Tout ceci est contraire à ses dispositions « phylogénétiques », car trop orienté, et par conséquent impacte la potentielle capacité « d’adaptation fonctionnelle » du vivant. Ces logiques ont eu des conséquences dans les méthodes et pratiques, aussi bien dans les hôpitaux que dans les organismes accueillant des enfants. C’est ce que Lorenz appelle, à la suite de René A. Spitz, « l’hospitalisme ». 

 

4-1 : L’exemple de l’« hospitalisme »

 

L’appétence pour cette logique hyper-organisationnelle a donné lieu à des protocoles d’une régularité remarquable dans la manière de satisfaire les besoins des enfants, notamment, les quantités de nourriture et de vitamines.  Si rassurante soit-elle, cette logique a bien mis de côté toute une phase importante du développement individuel du comportement social latent des enfants, car écrit Lorenz : 

 

Entre le cinquième et le huitième mois se développent à la fois chez l’enfant l’aptitude à distinguer les personnes et par là même le lien à certaines personnes individuelles, en particulier la mère dans les conditions naturelles. Dans le langage des sages-femmes on disait que l’enfant commençait à ‘’connaître’’. Son sourire, déclenché jusqu’alors par n’importe quel visage agréable et souriant qui venait se pencher sur son berceau, ne s’adressait plus désormais qu’à un certain nombre de personnes de référence bien précises (Ibid., p. 172). 

 

En effet, tous ceux qui ont eu des enfants le savent, c’est le moment où l’enfant commence à être sélectif et à s’attacher à une personne et repousse toutes autres qu’il n’a pas l’habitude de voir, et ce, par les expressions de son visage ou par des pleurs. C’est une période, écrit Lorenz, « extrêmement critique » pour la suite de son développement. Le problème souligne-t-il : 

 

Dans une institution où, au début de cette période, l’enfant commence à se lier à une personne donnée, le roulement routinier du personnel détruit cette relation en germe. Le malheureux bébé tente alors de se rattacher par cette réaction déjà fondamentalement fragile à la personne de remplacement ; si cette dernière lui est encore arrachée, sa tentative avec la suivante sera encore plus timide, et pour finir il renonce à toute tentative d’établir une relation maternelle (Ibid., p. 173). 

 

Ce renoncement se traduit par le refus de tous stimuli venant de ses semblables. Or, et c’est là, à notre avis, l’aspect fondamental de l’analyse de Lorenz, c’est que la formation de cette relation à une figure bien individualisée est, « la condition de toute aptitude à la relation sociale avec ses congénères ». Et c’est elle qu’il faut activer à cette période cruciale du développement de l’enfant. Pourquoi ? Parce que répond-il, en citant les travaux de psychologie de l’enfant de sa compatriote G. Czerwenka-Wenkstetten, il y a bien un lien étroit et fondamental entre le développement de l’aptitude à l’amitié et à l’amour (cette aptitude de relation sociale) et l’aptitude au comportement exploratif ou de curiosité (Ibid.). Cette corrélation prend toute son importance quand on sait que : « c’est du comportement exploratif ou comportement de curiosité que naît chez l’homme aussi bien sur le plan phylogénétique qu’ontogénétique l’activité scientifique » (Ibid., p. 62). Cette démonstration montre les effets pervers de l’« hospitalisme », conséquence de nos sociétés « hyper-organisées » et hyper « rationalisées » technocratiquement, dans l’étiolement des facultés humaines. Ainsi, pour lui, l’une des tâches urgentes de l’éducation est bien, l’évitement de tout processus d’« hospitalisme ». 

 

4-2 : L’éducation comme éveil du sens des harmonies chez l’enfant

 

Comment Lorenz définit-il le sens des harmonies ? Certes il est prudent, mais avance l’idée qu’il est certainement « une fonction de cette organisation des organes sensoriels des structures du cerveau que nous appelons la perception des formes » (Ibid., p. 106). Il insiste, cette fonction n’est pas rationnelle, mais ratiomorphe, c’est-à-dire analogue aux processus rationnels tout en ayant une nature psychophysiologique. Si elle est qualifiée pour certains de don, d’« intuition », par exemple, Goethe l’a appelée révélation, sa tâche est toutefois claire : « déterminer les rapports existant entre les données sensorielles ou entre des unités supérieures de la perception. La fonction constitue en elle-même un petit acte créatif. » (Ibid., p. 107).  Le sens des harmonies en tant que fonction de notre perception des formes est le moyen qui permet de détecter de façon soudaine, là où tout était inenvisageable, les corrélations ou les apports entre deux systèmes ou deux pensées existants indépendamment. Elle est comme « la gardienne » de ce qui est toujours là et qui n’attend que d’être perçu. Lorenz lui a donné dans L’envers du miroir le nom de « fulguration ». Popper dans sa conversation du 21 février 1983 avec Lorenz, à Altenberg en parle aussi : 

 

La démarche n’est pas forcément claire dès le départ, il s’en faut de beaucoup. Ne t’est-il jamais arrivé ce qui m’arrive constamment ? : tu formules deux idées, que tu n’avais pas du tout reliées entre elles, et tu t’aperçois brusquement qu’elles sont liées de façon la plus essentielle. On vit aussi cela parfois comme un Aha-Erlebnis, une révélation, la perception d’une forme : une forme restée cachée pendant des années (Lorenz & Popper, 1995, p. 31). 

 

Le sens des harmonies en tant que fonction de notre organe de perception des formes est ce qui nous laisse percevoir de façon intuitive les connexions sous-jacentes ou souterraines entre les choses, les idées, les pensées, il est assurément à l’homme ce que « le flair » est à l’animal. Cette fonction permet l’accès à la connaissance, la compréhension des phénomènes et des corrélations qui les sous-tendent. Elle est pour le chercheur, à côté de sa raison logique et discursive, sa raison sensible et intuitive qui, en même temps lui garantit un rapport esthétique avec le monde. 

 

4-3 Le but poursuivi par l’éducation

 

Cette éducation comme éveil du sens des harmonies chez l’enfant poursuit, nous semble-t-il, trois buts essentiels : éveiller, développer et accroître le sens « des corrélations des systèmes vivants » autrement dit le sens « d’établissement des relations », « le sens clinique » et la capacité de jugement moral et esthétique. 

 

- Le sens des corrélations des systèmes vivants ou le sens d’établissement des relations 

 

Comment y parvenir ? Pour Lorenz, c’est en mettant tôt, tout au long du processus de développement de l’enfant en contact familier avec les êtres vivants, les grandes harmonies de la nature, qu’il acquière une masse considérable des données factuelles qui lui permettront par la suite d’être capable de détecter les harmonies, les dysharmonies des systèmes vivants. Cela est vrai tant sur le plan phylogénétique que culturel, car un infime excès ou un infime manque, tout comme « une prépondérance de l’élément conservateur entraîne la formation de "fossiles vivants", de même, inversement, un excès de variabilité entraîne la formation d’anomalies. » (Lorenz, 1985, p. 56-57). On le voit, ce sens d’établissement des relations obtenable par apprentissage, par accumulation des données factuelles, vise le développement chez l’enfant de son « aptitude à percevoir l’échelle de gradations qui conduit du normal au pathologique. » (Ibid., p. 203) 

 

- « Le sens clinique » 

 

Fort des données factuelles accumulées grâce à ce contact étroit avec la nature, l’organe perceptif du sens des harmonies chez l’enfant s’exerce, se nourrit et le prépare ainsi à l’art qu’exerce le vrai médecin expérimenté. C’est-à-dire la capacité, de façon empirique, « à percevoir, au départ d’une façon purement sensible et tacite, que "quelque chose ne va pas" au sein du système vivant » (Ibid., p. 204). Cette capacité non rationnelle est, pour Lorenz, irremplaçable, même un ordinateur, souligne-t-il, avec ses prouesses techniques ne saurait la remplacer. Pour l’étayer il recourt à l’analogie du travail de l’éleveur : « la réussite de celui qui élève des animaux en captivité dépend essentiellement de sa faculté de déceler les modifications véritablement les plus infimes de l’état de ses "pensionnaires" et de les relier avec les modifications correspondantes des soins méthodiques qu’il leur applique » (Ibid., p. 204). Pour lui ce « sens clinique » n’est pas celui que suit un protocole méthodologique prescrit par l’orthodoxie scientifique médicale, il est plutôt cette sensibilité à saisir du système vivant le normal et le pathologique suivant les besoins de l’environnement, le moment présent et les contextes. Par exemple, « ce qui est peut-être maladie en Europe peut être santé autre part. Ainsi, en Afrique, une certaine forme d’anémie par déformation des globules rouges permet seule de résister aux germes de la malaria ! » (Lorenz & Towarnicki, 2009, p. 70) 

 

- Le jugement moral et esthétique 

 

Parvenir par le même processus à détecter et/ou percevoir le sens des harmonies, c’est pour Lorenz implanter au cœur de l’Homme, donc de l’enfant, la « jouissance de la création et de sa beauté ». C’est aussi apprendre à pénétrer et à habiter ce qui fait notre appartenance au monde du vivant, et ainsi, se prémunir des idées fausses. Par exemple, celles qui font croire que seul ce qui est définissable, mesurable et quantifiable serait réel. Le reste, étant du domaine de l’insaisissable et de l’inconnaissable, ne serait pas scientifique. Charles Darwin avait déjà prévenu de ces approches simplistes : « ce n’est pas le nombre de choses qui se dérobent à notre connaissance qui est étonnant, mais au contraire le nombre de choses très compliquées et très étrangères à la vie matérielle qui sont malgré tout reflétées par notre appareil perceptif » (cité par Lorenz, 1985, p.73). Dès lors, l’éducation du sens des harmonies est le moyen, rappelle-t-il, qui révèle à la conscience de l’enfant les rapports souterrains tissés au sein même de la matière vivante, de « cette communauté d’être vivants dans laquelle il vit et qui le font vivre ». Ainsi, parce que l’enfant aura accumulé un fonds suffisant des données factuelles, qu’il pourra être en capacité « de juger des valeurs du beau et du laid, du bon et du mauvais, du sain et du pathologique et de les percevoir. » (Ibid., p. 196) Tel est pour Lorenz, le devoir vital que l’éducation doit assumer. 

 

Le parti est ici pris : préparer, initier par l’apprentissage, l’enfant dans son processus de développement à se familiariser avec ce qui accroîtra sa potentielle capacité d’humanité, c’est-à-dire cette prise de conscience étendue de son appartenance commune en tant qu’humain à cette multiplicité organique créative dont la régularité se tient et se maintient grâce au jeu d’équilibre complexe, aussi bien perceptible qu’imperceptible, de la vie. Dès lors, l’amour du vivant est un sentiment indispensable dans la prise de conscience de notre responsabilité pour lutter pour la vie ou la survie, aussi bien la nôtre, celle d’autrui que celle du cosmos. Cette approche de Lorenz est si pénétrante qu’elle est actuelle, l’urgence écologique et ses ramifications sur cette crise sanitaire à laquelle le monde fait face en sont, sans nul doute, les symptômes d’une situation en péril. 

 

Dans ce contexte, rappelait l’ami de Lorenz, Popper : « la tâche essentielle du philosophe, consiste à méditer de manière critique sur l’univers et notre place en lui, ainsi que sur la dangereuse puissance de notre savoir et le pouvoir bénéfique et maléfique qui est le nôtre. » (Popper, 2011, p. 250) De là, Popper attirait notre attention sur ce qui fait le côté exceptionnel et merveilleux de notre planète : la vie. Il nous invitait à voir toutes les raisons d’en éprouver de la gratitude, surtout quand on sait, au regard de l’état actuel de nos connaissances cosmologiques que la probabilité de trouver un coin dans l’univers porteur de vie est quasi nulle. Ainsi, insistait-il « la vie a-t-elle en tout cas la valeur de ce qui est rare : elle est précieuse. Nous tendons à l’oublier et à faire peu de cas de la vie ; peut-être par inertie mentale. » (Ibid., p. 251) 

 

5. L’esquisse d’une méthodologie pour cette éducation au sens des harmonies

 

Pour éviter que notre appareil perceptif s’atrophie, il doit être exercé par ce contact familier avec la nature. C’est par ce moyen que l’enfant commence à apprécier les richesses, visuelles et sonores, que la nature offre : « La sensation d’étonnement, l’émerveillement que fait naître en nous la nature est sans doute l’une des conditions pour l’étudier avec patience et nous comprendre nous-mêmes. Peut-être est-ce même le commencement de tout » (Lorenz & Towarnicki, 2009, p. 125). Ainsi, la question qu’on pourrait appeler pédagogique voire didactique est la suivante : comment rendre possible cette mise en contact familier des enfants avec les systèmes vivants de la nature, notamment dans les grandes villes ? 

 

La réponse de Lorenz, peut paraître naïve à première vue, mais elle ne manque pas de pertinence quand on y réfléchit. Sa proposition est la collection et la description. Pourquoi ? Il est vrai que les enfants aiment collectionner. La collection demande souvent un certain sens de rangement, lequel éveille un certain sens d’ordre. Et de cet ordre se dégage la nécessité d’explication : « c’est ainsi que le stade systématique succède au stade descriptif et le stade nomothétique au stade systématique, comme dans toute démarche de sciences naturelles. » (Lorenz, 1985, p. 202) Habituer tôt l’enfant à ce processus de collection et de description est le moyen de l’aider à ce qu’il parvienne chemin faisant à la connaissance des systèmes de relations qui structurent le monde des vivants. À défaut, exercer l’enfant à l’art, notamment, la musique (classique ou folklorique, dit-il) est le meilleur substitut aux beautés de la nature : « je pense d’ailleurs que le sens qui nous permet de percevoir l’harmonie dans la nature n’est pas étranger à celui qui développe en nous justice et bonté. Le sens esthétique et le sens moral paraissent étroitement liés. » (Lorenz & Towarnicki, 2009, p. 124). 

 

L’autre moyen que propose Lorenz pour inciter l’enfant à se confronter et à s’exercer à l’observation de cette fonction de l’organe perceptif est l’entretien d’un aquarium : donner les moyens à l’enfant pour qu’il apprenne à entretenir un aquarium. La raison est que l’aquarium est pour lui « la représentation in vitro d’un milieu de vie naturel », son entretien permet de comprendre le « mécanisme d’action qui se compose de nombreux systèmes, corrélatifs ou antagonistes, où interviennent des animaux, des plantes, des bactéries et toute une série d’éléments anorganiques. » (Lorenz, 1985, p. 204) C’est le meilleur moyen par lequel l’enfant s’initie et apprend à percevoir aussi bien les harmonies que les dérèglements du système. Ce qui l’aide à faire le transfert ou l’extrapolation sur les systèmes vivants de la nature. Pour l’étayer, il fournit les résultats d’une enquête réalisée après une conférence internationale d’éthologie. On comptait parmi les personnes interrogées, des éminents biologistes spécialistes du comportement, notamment, Julian Huxley. À la question « à partir de quel âge ils s’étaient intéressés à la nature ? », de façon unanime la réponse fut « de cinq à six ans » (Ibid., p. 101 & 126). On se souvient, comme énoncé au premier point de cet article, Lorenz lui-même a eu son premier aquarium, enfant, exactement à l’âge de cinq ans alors qu’il n’allait pas encore à l’école. Et son premier animal fut la salamandre (Ibid., p. 102-103) 

 

 À la place, nos sociétés orientées par « la pensée technomorphe » n’offrent pour la plupart aux enfants à ces âges que « des choses faites par l’homme, qu’on peut détruire et refaire, vendre et acheter ». On ne s’étonnera pas que ces enfants, une fois adultes, ne sauront pas voir « que la forêt, pas plus que la culture humaine, ne repousse pas si on la coupe au ras du sol » (Ibid., p. 81). Soulignons que cette approche pédagogique fondée sur la collection et la description proposée par Lorenz est très proche de ce qu’on trouve chez Rousseau, que Célestin Freinet avait tenté de mettre en œuvre. 

 

Conclusion

 

Les travaux de Lorenz ont une grande actualité. Cet article a essayé de la restituer. Son approche éducative est en phase avec sa théorie scientifique évolutionniste de la connaissance, à savoir, aussi bien phylogénétiquement que culturellement, deux mécanismes en équilibre sont à l’œuvre pour tout processus normal d’évolution : l’acquisition d’informations nouvelles (adaptation) et la conservation des acquis ou des savoirs (capacités génétiques et héréditaires). Si Lorenz interpelle avec force sur le danger qui nous guette, c’est pour finalement nous convaincre de la nécessité pour l’humanité de se rappeler de ces lois d’équilibre au cœur du système vivant.  Il y a, en chaque vivant : l’animal, l’homme, la société, la nature, des facteurs conservateurs et des facteurs de renouveau, les deux cohabitent. 

 

La vie ou la survie dépend de la capacité d’adaptation de chaque vivant, c’est-à-dire la nécessaire modification des « facteurs conservateurs » en proportion équivalente à la masse d’informations nouvelles à intégrer (« facteurs de renouveau »). Quand ce processus se déroule normalement (ce qui n’est pas hélas le cas dans nos sociétés technocratiques, avec les déséquilibres qu’elles engendrent et qui font courir le péril de notre humanité, comme souligné plus haut), il est facteur d’évolution, d’aucuns diraient de progrès. Ainsi, « la vie se développe en se perfectionnant. » (Reeves, 2008, p. 274). 

 

En conséquence, l’éducation chez Lorenz recouvre la fonction d’initier tôt l’enfant à ce qu’il se familiarise avec la nature. C’est cette familiarité qui éveille chez l’enfant, par accumulation des données factuelles, non seulement l’amour de la Nature et du vivant mais aussi ses intuitions scientifiques. C’est le meilleur moyen de commencer d’exercer son organe de perception des formes. Étant donné que la Nature est plus vieille que l’enfant, par ce contact, elle exerce une certaine préséance sur lui, rien que par l’étonnement, la fascination et l’admiration qu’elle peut susciter aussi bien de par la splendeur de sa beauté que par ses équilibres parfois fragiles. On le sait, écrit Lorenz, « L’enfant n’aime que celui qui, hiérarchiquement, est au-dessus de lui, mais en même temps il n’accepte des ordres que de celui qu’il aime » (Lorenz & Towarnicki, 2009, p. 112). L’amour de la nature chez l’enfant le rend attentif au sens de la vie, de sa valeur et de sa préservation. C’est un véritable levier de développement et d’accroissement du sens des harmonies aussi bien phylogénétiquement que culturellement, et à ce titre, il est le point de départ du développement du sens esthétique et moral de l’enfant. Car le principe ou la valeur de justice et d’équité, par exemple, recouvre bien l’idée d’équilibre et d’harmonie.  

 

Son approche a bien ouvert des perspectives sur l’éthique de la Relation que Gilles Deleuze & Félix Guattari dans Mille Plateaux (1980) et plus tard Édouard Glissant dans Introduction à une poétique du divers (1995) et dans Philosophie de la Relation (2009) ont eu le mérite de thématiser à travers la métaphore du « rhizome1 . » Cette recherche nous ouvre la possibilité de confronter et de discuter les idées et approches éducatives de Lorenz à celles proposées par les pères de « l’Éducation Nouvelle » et d’en dégager la pertinence en matière d’éducation au développement durable.  

 

Bibliographie 

 

Bergson, H. (2012). L’énergie spirituelle. Payot & Rivages. 

Glissant, É. (2009). Philosophie de la Relation. Gallimard. 

Legros, R. (1990). L’idée de l’humanité. Grasset. 

Lorenz, K. (1970). Trois essais sur le comportement animal et humain. Seuil. 

Lorenz, K. (1973). Les huit péchés capitaux de notre civilisation. Flammarion. 

Lorenz, K. (1975). L’envers du miroir, Une histoire naturelle de la connaissance. Flammarion 

Lorenz, K. (1981). L’Homme dans le fleuve du vivant. Flammarion. 

Lorenz, K. (1985). L’Homme en péril. Flammarion. 

Lorenz, K. & Popper, K. (1995). L’avenir est ouvert. Flammarion. 

Lorenz, K. & Towarnicki, F. (2009). De petits points lumineux d’espoir. Payot & Rivages. 

Morin, E. (2011). La voie. Pour l’avenir de l’humanité. Fayard. 

Popper, K. (2011). À la recherche d’un monde meilleur. Les Belles Lettres. 

Reeves, H. (2008). Poussières d’étoiles. Seuil. 

 

Notes

 

[←1

 Le rhizome est une plante aquatique ou parfois subaquatique dont l’une des caractéristiques principales est de n’avoir pas de racine principale. Toutes ses racines s’entrelacent dans un élan de relation. C’est cette idée de Relation contenue dans le rhizome qu’Édouard Glissant a reprise à partir des travaux de Deleuze et Guattari en donnant à cette métaphore une signification différente. Ainsi écrit-il, par exemple : « dans une Relation, ce qui relie est d’abord cette suite des rapports entre les différences, à la rencontre les unes des autres. Les racines parcourantes (les rhizomes) des idées, des identités, des intuitions, relaient : s’y révèlent les lieux-communs dont nous devinons entre nous le partage. » (Glissant, 2009, p.72). 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292