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lundi 14 mars 2022

Pour citer ce texte : POINT, C.. (2022). Prendre soin du monde et de l’adolescent : un nouveau défi pour l’université Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2021/dossier-partie-1-l-education-au-risque-de-la-catastrophe/article/prendre-soin-du-monde-et-de-l-adolescent-un-nouveau-defi-pour-l-universite]

Prendre soin du monde et de l’adolescent : un nouveau défi pour l’université ? 

 

Christophe Point 
docteur en philosophie 
Université de Lorraine (LISEC) et de Québec (IDEA) 

 

Résumé : Ce travail cherche à répondre au défi d’une éducation pour un monde incertain avec les outils conceptuels de l’écologie politique. L’objectif de notre travail est donc d’interroger le cadre théorique nécessaire à l’inscription au sein des universités d’une éducation à l’écologie politique. Nous questionnons d’abord ce qui, selon nous, empêche pour l’heure de développer une véritable pédagogie universitaire sur ce sujet. Plus spécifiquement, nous prenons l’exemple de la pensée de Hannah Arendt pour illustrer les dualismes conceptuels entre l’enfant et le monde, l’éducation et la politique, l’éducation et l’instruction, qui, selon nous, empêchent de penser pédagogiquement et politiquement la place de l’écologie au sein des universités. Les dégâts de ces dualismes sont ensuite illustrés à partir de notre façon d’appréhender l’éco-anxiété. Enfin, nous proposons quelques pistes prospectives et générales pour inscrire l’écologie comme cadre épistémologique de recherche, d’enseignement et de formation universitaires. 

Mots clés 
Pédagogie universitaire, éco-anxiété, Hannah Arendt, adolescence, éthique du care 

 

Abstract : This essay addresses the challenge of education for an uncertain world with the conceptual tools of political ecology. The aim of our work is therefore to question the theoretical framework necessary for the inclusion of an education in political ecology within universities. We first question what, in our view, prevents the development of a real university pedagogy on this subject. More specifically, we take the example of Hannah Arendt's thought to illustrate the conceptual dualisms between the child and the world, education and politics, and education and instruction, which, in our view, inhibit pedagogical and political thinking about the place of ecology within universities. The damage of these dualisms is then illustrated from our way of understanding eco-anxiety. Finally, we propose some prospective and general ways to include ecology as an epistemological framework for university research, teaching and training. 

Keywords 
Academic pedagogy, eco-anxiety, Hannah Arendt, adolescence, ethics of care 

 

Introduction

 

Sommes-nous maintenant arrivés au point où l’on demande aux enfants de changer le monde ou de l’améliorer ? Cherchons-nous à conduire nos batailles politiques dans les cours de récréation des écoles ? (Arendt, 1997, p. 240) 

 

Ce n'est pas normal. Je ne devrais pas être ici. Je devrais être en classe […]. Comment osez-vous ? Vous m’avez volé mes rêves et mon enfance avec vos paroles vides de sens. (Discours de Greta Thunberg à l’ONU le 23 novembre 2019) 

 

Avec plus d’un demi-siècle d’écart, pourquoi rapprocher ces deux citations de Hannah Arendt et de Greta Thunberg ? Malgré la différence de contexte et de position, il nous semble que c’est la même indignation, la même colère et la même stupeur qui sont exprimées ici. Pour toutes les deux, la philosophe de 51 ans et l’adolescente de 16 ans, l’engagement des enfants en politique illustre l’échec d’un système et d’une conception du politique. 

 

Aussi, de fait, rien ne nous semble plus difficile que de penser une éducation au politique au sein des lieux éducatifs. Nous ne possédons en effet pas de cadre épistémologique adéquat1 pour penser ce croisement du politique avec l’éducatif. Pourtant, les luttes écologiques actuelles et les recherches établissant la réalité de l’anthropocène2 nous assurent de l’urgence de penser cette éducation au politique par l’écologie pour outiller les futurs citoyens que sont les enfants à ces enjeux majeurs. 

 

Qu’entendons-nous alors par « éducation au politique par l’écologie » ? Tout d’abord, il est question ici d’éducation au politique au sens d’un apprentissage à des pratiques et à des engagements politiques. Cette éducation ne peut, selon nous, se réaliser qu’en alliant une triple démarche d’enseignement, de recherche et de formation, et c’est pourquoi nous concentrons notre analyse au niveau de l’enseignement supérieur, et plus particulièrement des universités3 . En effet, c’est par cette institution qui répond, idéalement, à cette triple démarche que les possibilités de cette éducation nous semblent les plus grandes. Il s’agira donc ici de réfléchir à la manière d’inventer de nouvelles pratiques politiques (recherche), de transmettre les connaissances qui peuvent les alimenter (enseignement) ainsi que les compétences nécessaires pour les mener à bien (formation). 

 

À partir de ce postulat, l’écologie qui nous occupe ici est bien une écologie politique4 . Cependant, nous souhaitons la considérer dans une perspective large qui n’exclue ni sa dimension épistémologique, ni sa dimension politique5 . En ce sens, l’écologie, telle que nous la désignons ici, ne se restreint pas à la seule science biologique (science environnementale), mais nous usons de la polysémie grandissante de ce terme (car le nombre de personnes l’employant s’accroit également) pour la penser comme une science des relations entre les vivants d’une part et avec leur milieu d’autre part6 , qui, en étant résolument interdisciplinaire, interroge autant les sciences de l’éducation, l’épistémologie, la psychologie que les sciences politiques, l’urbanisme ou encore la communication. Par ce prisme, l’éducation au politique par l’écologie devient alors la recherche progressive d’une conscientisation d’abord, d’une prise de contrôle ensuite, et enfin d’un « empuissantement » par l’individu et le collectif des relations vitales que l’homme tisse avec soi, autrui et son milieu. 

 

Ainsi, notre problème général est le suivant : comment construire un cadre épistémologique nouveau permettant d’imaginer une éducation au politique par l’écologie à l’université ? Et bien que nous ne prétendions pas apporter une réponse définitive à cette question (qui le pourrait ?), nous souhaitons partager ici quelques éléments de réflexions qui nous semblent primordiales pour la construction épistémologique de ce nouveau cadre pour ce projet. 

 

Pour mener à bien ce partage, (I) nous expliquerons succinctement les raisons qui, selon nous, expliquent pourquoi les facultés et les départements universitaires des sciences de l’éducation en France ne possèdent pas un cadre épistémologique adéquat qui rendrait possible une éducation au politique par l’écologie. Puis (II), nous illustrerons ce constat d’échec à la lumière d’un cas particulier : celui de l’éco-anxiété. Nous verrons pourquoi ce dernier révèle les limites et les insuffisances de ce cadre à rendre possible, à l’université, une éducation au politique par l’écologie. Enfin, (III) nous présenterons, de manière prospective, quelques pistes générales de réflexion permettant aux universités de se montrer à la hauteur de ce défi éducatif et politique que sont les luttes écologiques actuelles et à venir. 

 

1. Luniversité et la crise écologique. Interroger le cadre épistémologique des sciences de l’éducation.

 

Les facultés et les départements universitaires des sciences de l’éducation en France possèdent-ils un cadre épistémologique adéquat rendant possible une éducation au politique par l’écologie ? 

 

1.1. Les cadres épistémologiques ou l’art de cartographier nos représentations conceptuelles

 

Pour tenter de répondre à une telle question, précisons tout d’abord ce que nous entendons par « cadre épistémologique ». Ce dernier désigne ici un ensemble théorique général partagé par une communauté d’individus (Merton, 1968), c’est-à-dire une façon de cartographier les connaissances et les problèmes théoriques qui permet de les rapprocher ou de les éloigner au sein d’une « carte mentale » des représentations et des significations (Latour, 2010). En ce sens, les concepts déployés par les chercheurs en sciences de l’éducation permettent de mesurer la distance qui séparent certaines connaissances des autres. Plus des éléments sont distants et plus nous avons du mal à les penser ensemble (ce qui donne lieu à des dualismes), et plus ils sont proches et plus nous sommes habitués à les inclure dans notre réflexion (ce qui donne lieu à des continuités7 ). Ainsi une thèse représente un certain effort pour rapprocher ou éloigner certains de ces éléments, et un courant de pensée (porté par un laboratoire, une association universitaire, une revue, etc.) permet de poursuivre, d’accroitre ou encore d’infléchir ces dualismes et ces continuités dans un temps ou un espace de signification plus grands. 

 

Bien sûr, ces cadres épistémologiques sont traversés de multiples variations ou d’exceptions et ne sont pas exempts d’une certaine forme de luttes de dominations entre eux. Cependant, ces dernières peuvent également s’expliquer par l’historicité de la construction de ces cadres épistémologiques (Foucault, 2008). Les chercheurs, comme les explorateurs de jadis, discutent ensemble (lors des colloques, séminaires, etc.) pour mettre à jour leurs cartes, indiquer les nouvelles îles repérées ou préciser les contours de tel continent. À cela s’ajoute l’uniformité des raisons institutionnelles (si ce n’est politiques) du croisement de ces cadres épistémologiques : la préparation aux concours que visent les étudiants, le parcours académique des enseignants-chercheurs français, la nécessité de l’interdisciplinarité pour partager ses « cartes théoriques » et travailler ensemble, etc. La sociologie pragmatique des sciences a depuis longtemps investi les représentations des universitaires (Annoot, 2012 ; Pinto, 2007), notamment en sciences de l’éducation (Plaisance & Vergnaud, 2012 ; Schurmans, 2001) pour rendre compte de la signification et des variations de ces cadres épistémologiques. 

 

Nous écartons volontairement de notre propos les discussions méthodologiques de l’étude de ces cadres épistémologiques pour illustrer ce qui nous semble être l’un des cadres épistémologiques les plus considérables en sciences de l’éducation en France. Nous reconstruirons ce dernier à partir de la « carte mentale » que les écrits de Hannah Arendt ont permis de tracer. Le choix de cette auteure pour illustrer ce cadre épistémologique se justifie par l’influence que les idées de cette dernière ont encore sur les dualismes et les continuités présentes en sciences de l’éducation8 . Toutefois, avant de déployer notre illustration, il convient de rappeler que Hannah Arendt, comme tous les grands auteurs de la tradition philosophique occidentale, est l’objet de multiples interprétations, et que celle que nous exposons ici n’est heureusement pas la seule. Comme il serait tout aussi ridicule de tenir Aristote responsable des errements de la biologie et de la physique dans les siècles qui ont suivi ses travaux, il n’est pas question de tenir cette philosophe pour seule responsable de ce cadre épistémologique9 . Nous présentons son travail ici en tant qu’illustration de ce qui nous semble aujourd’hui faire défaut pour penser ensemble l’écologie politique et l’éducation. 

 

1.2. Identifier ce cadre épistémologique : les mots de Hannah Arendt

 

Quels sont les dualismes qu’une certaine interprétation des idées de Hannah Arendt trace encore dans nos esprits et qui structurent encore le champ épistémologique actuel (ou l’un des plus influents) des sciences de l’éducation en France ? Pour notre propos, il nous semble que trois d’entre eux nous intéressent tout particulièrement au sein d’une des idées fortes de Between Past and Future (1961) : la tâche éducative centrale des adultes est de prendre soin du monde et de l’enfance séparément, en protégeant l’un de l’autre (Cloutier, 2015 ; Ottavi, 2013). Ici, les trois dualismes qui nous intéressent sont les suivants : (1) la pédagogie, discours adressé aux enfants, n’appartient pas à la science politique, discours adressé aux adultes, (2) l’enfant, toujours nouveau, ignore tout du monde, toujours déjà là et (3) éduquer aux valeurs n’est pas instruire aux savoirs. Détaillons les effets de ces trois dualismes. 

 

(1.) Pour Hannah Arendt, la pédagogie (si tant est qu’elle existe10 ) n’est pas un discours qui appartient au domaine du politique (Arendt, 1961, p. 250-251). Il s’agit pour elle d’une science de la construction d’un discours destiné aux enfants (Ibid., p. 229-230), un discours appartenant plus au domaine du privé que du public (Roman, 1990, p. 213), propre à une relation dissymétrique entre un apprenant et un enseignant (Arendt, 1961, p. 153-157). À l’inverse, le discours politique est public et se pense entre adultes égaux. C’est pourquoi les sciences de l’éducation ne sont généralement pas pensées de nos jours comme appartenant aux sciences politiques, et qu’un homme politique devant « faire de la pédagogie » pour expliquer ses idées garde un (léger) caractère humiliant pour ses électeurs (Courtine-Denamy, 1994, p. 130). 

 

(2.) La différence entre l’adulte et l’enfant qui sous-tend le premier dualisme trouve quant à lui sa justification pour Hannah Arendt dans le fait que l’enfant est toujours nouveau face au monde et à l’adulte qui, eux, sont toujours déjà là (Arendt, 1961, p. 83 ; 1972, p. 193). C’est pourquoi, selon elle, « la pédagogie – c’est la relation entre enfants et adultes en général, ou pour le dire en termes encore plus généraux et plus exacts, notre attitude envers le fait de la natalité ».  Or, cette natalité a pour trait ontologique constitutif la radicale nouveauté au monde. Et cette nouveauté empêche les enfants d’être responsables de leurs actions et des conséquences de ces dernières. Nous, adultes, avons donc une responsabilité envers eux en les protégeant contre les effets malheureux de leurs actions d’une part (Arendt, 2014, p. 234), et de la violence du monde extérieur d’autre part (Arendt, 1961, p. 233 ; 1997, p. 248). Ainsi, pour la plupart des enseignants, il est évident que l’enfant doit, avant toute instruction ou exposition au conflit, être protégé de la violence du monde. Dans cette perspective, on ne saurait instruire sans construire d’abord un cadre d’apprentissage sécurisé. 

 

(3.) Ainsi, l’université est d’abord un lieu d’instruction (où l’on forme les étudiants aux savoirs), et non d’éducation (où l’on formerait des citoyens à des valeurs) des étudiants. Car éduquer n’est pas instruire (Arendt, 1961, p. 234). Sans revenir sur la distinction que Hannah Arendt trace entre la vie contemplative et la vie active (Arendt, 2014, p. 9), on peut dire que l’instruction est pour cette auteure une quête de connaissances dont la valeur est relative à son désintéressement vis-à-vis de l’action et des contraintes matérielles ou politiques (Bourgeois & Robichaud, 2018). À l’inverse, l’éducation, comme transmission des valeurs d’une culture, est indispensable à la vie politique, à l’action et à la « vie bonne » de l’individu (Arendt, 1997, p. 246-247). Mais cette éducation appartient plutôt à la sphère privée (Roman, 1990) et ne concerne en aucun cas les adultes (premier dualisme). C’est pourquoi l’université, n’accueillant que des adultes, ne saurait être le lieu de promotion d’une éducation formelle par d’autres adultes, et l’idée même d’une « éducation universitaire » nous semble étrange11 . 

 

1.3. Ce qui rend pour l’instant impensable l’éducation au politique par l’écologie à l’université

 

Ce cadre épistémologique et ces dualismes ne sont pas nouveaux au sein des sciences de l’éducation, mais le problème (récent) de l’anthropocène (Wallenhorst et Pierron, 2019) vient les questionner à nouveaux frais. La raison en est que l’une des conséquences centrales du cadre épistémologique « arendtien » est l’absence d’implication pédagogique des questions écologiques en tant que questions politiques. 

 

Ce que nous voulons dire, c’est qu’en faisant de la mise à distance de l’enfant par rapport à la violence du monde une des conditions de son éducation, nous lui ôtons toute légitimité à s’investir politiquement dans les problèmes du monde. Comment alors le faire participer à la tâche de « renouveler un monde commun » si on les écarte de ce monde sous prétexte qu’il est trop violent pour eux ? Ce paradoxe au cœur de ce cadre épistémologique est ici notre problème. Car pour l’heure, lorsque l’enfant, ou l’adolescent, se met à « faire de la politique », il cesse conceptuellement d’être considéré comme un enfant digne de protection et d’instruction pour devenir un acteur politique (et susceptible d’être tenu responsable de ses actes devant l’ordre policier et la loi). Selon ce cadre épistémologique, l’enfant ne peut être à la fois en train d’étudier à l’école, et dans la rue en train de manifester. C’est pourquoi, les questions écologiques sont, dans ce cadre-là, cartographiées soit au sein d’un espace d’instruction dépolitisée, soit au milieu d’un espace traversé par les rapports de force de la politique et des valeurs. 

 

Dans la première alternative, l’écologie devient alors l’affaire d’ingénieurs et d’experts. Ces derniers apporteront une connaissance technique et scientifique des phénomènes climatiques par exemple, connaissance que les enseignants transmettront à leurs élèves. Le travail pédagogique de l’enseignant ici devient une vulgarisation de la connaissance objective scientifique qui exclut la contestation ou le rapport de force politique. Et si le questionnement scientifique est mené par la critique et le développement de l’esprit critique de ces élèves, la responsabilité de l’enseignant se limite néanmoins au domaine du savoir et cesse au seuil de l’action. Quel enseignant accepterait d’être tenu responsable des agissements de ses étudiants, en manifestation par exemple, et, en général, en dehors de ses cours ? À l’inverse, pour la seconde alternative, l’écologie devient l’affaire de tous ceux et celles s’investissant dans les questions politiques. De l’activiste à l’homme politique élu par la représentation nationale, l’écologie donnera lieu à des débats, des tensions, relevant du politique et non de l’éducatif. Le travail de l’enseignant sera alors de se positionner dans ce champ, mais plutôt en tant que citoyen, et en dehors de sa pratique pédagogique, qu’à l’intérieur des lieux éducatifs où un tel engagement sera perçu comme du prosélytisme (ou de la propagande). 

 

Cependant, dans les deux cas, l’écologie appartient aux adultes, soit comme connaissance scientifique à transmettre, soit comme thème politique, et l’investissement des enfants au sein des deux alternatives simultanément est problématique. Pourtant, c’est bien cette continuité entre l’éducatif et le politique qui alimente et fait la spécificité des récentes luttes climatiques. En effet, ce sentiment d’urgence qui anime les luttes écologiques vient d’ores et déjà bouleverser le milieu scolaire et universitaire, car il accompagne de nombreuses manifestations d’enfants et d’adolescents les « Fridays for Future », à l’échelle européenne et une proposition de loi récente12 qui questionne en France l’engagement des universités face aux changements climatiques. N’en déplaise à Hannah Arendt, les frontières tracées traditionnellement entre le monde et l’enfant, l’éducation et la politique, l’instruction universitaire et l’éducation citoyenne sont ici balayées par des enfants dialoguant avec des scientifiques, et qui critiquent l’usage que les adultes font de leur monde. 

 

Pour conclure ce premier temps, nous pouvons dire que notre démarche a été d’identifier grâce aux concepts et aux dualismes « arendtiens » ce qui nous semble représenter l’un des cadres épistémologiques les plus influents en sciences de l’éducation de nos jours en France. Se servir du vocabulaire de Hannah Arendt nous a ainsi permis de montrer en quoi ce cadre épistémologique est limité pour appréhender la complexité des luttes écologiques actuelles. En effet, les dualismes séparant la politique de l’éducation, de l’enfance et de la science nous rendent incapables de comprendre ensemble l’engagement politique des enfants et des adolescents pour les questions climatiques d’une part, et les ressources pédagogiques que les enseignants peuvent fournir à cette lutte d’autre part. En un mot, de faire de l’écologie une éducation au politique. 

 

2. Illustrer les limites de ce cadre épistémologique défaillant : le cas de l’éco-anxiété

 

Illustrons les limites de notre cadre épistémologique à la lumière d’un cas particulier : celui de l’éco-anxiété. Pourquoi ce dernier révèle les insuffisances de ce cadre à rendre possible, à l’université, une éducation au politique par l’écologie ? 

 

2.1. L’éco-anxiété ; un objet trouble entre le soin et le politique

 

L’éco-anxiété13 peut se définir grossièrement comme un trouble psychologique, allant du stress à la dépression (TDM), à la fois pré et post-traumatique (TSPT) en réaction aux changements climatiques (Howard & Huston, 2019). Les symptômes multiples comprennent le sentiment d’impuissance, les crises d’angoisses, l’insécurité existentielle, etc. qui viennent miner le bien-être (entendu ici comme satisfaction personnelle vis-à-vis de sa propre vie, de ses choix et de sa situation) de ceux et celles qui les éprouvent (Cunsolo & Ellis, 2018). Solastalgie, chagrin écologique, éco-angoisse, etc., les noms de ce trouble sont nombreux et témoignent de l’émergence récente de son étude (Usher & al., 2019). Aussi, on notera que les premières considérations scientifiques de ce trouble n’apparaissent qu’en 2003, avec les travaux du philosophe Glenn Albrecht en Australie (Galway & al., 2019, p. 5), et ne figurent pas encore au sein du DSM-V14 lors de son édition française en 2013. Cependant, les effets de ce trouble s’inscrivent déjà dans des considérations relevant de la santé publique15 . 

 

Ce trouble nous intéresse ici pour au moins deux raisons. La première réside dans le fait que les études menées sur ce trouble se concentrent souvent explicitement sur des populations jeunes (enfant et adolescent) (Alam, 2018 ; Ojala, 2012). La seconde est que ce trouble est parfois décrit comme un trouble ontologique, au sens où c’est la relation du sujet au monde (ou à son monde) qui est engagée (Askland & Bunn, 2018 ; Desbiolles, 2020). L’éco-anxiété est vécue comme le deuil d’un monde disparu ou en train de disparaitre. Monde où le sujet n’aura plus sa place et sera dépossédé de toute chance de cohabiter sereinement et harmonieusement (par la qualité de ses relations) avec autrui et son environnement. Ici le monde, par cette perspective écologique, devient radicalement dangereux, étranger et hostile aux nouveaux-venus, les enfants. Ces derniers voient leurs désirs de connaitre et de découvrir ce monde associés à l’apprentissage d’une lucidité sur sa disparition. Connaître ce monde devient alors pour l’enfant en contempler l’effondrement. 

 

Mais ce qui est le plus troublant dans la littérature scientifique sur l’éco-anxiété, c’est la relation que les auteurs opèrent entre le trouble psychologique lui-même et sa dimension politique. D’une part, l’étude des caractéristiques et des symptômes de ce trouble est résolument tournée vers l’étude empirique et qualitative des effets psycho-comportementaux du trouble (Galway & al., 2019, p. 10-11). Mais, d’autre part, les hypothèses de soin ou de prise en charge thérapeuthique de l’éco-anxiété dirigent généralement le patient vers un engagement civique ou des activités politiques (marches pour le climat, pétitions, soutien à des associations, etc.) (Hayes & Poland, 2018). L’idée étant ici de sortir d’une prise de conscience individuelle néfaste et déprimante du changement climatique, pour accéder à une dimension collective où ces angoisses sont partagées et comprises par autrui. Ainsi, l’engagement politique est ici recherché non pas pour ses effets politiques concrets d’amélioration d’une politique environnementale, mais comme moyen de l’accompagnement thérapeutique de l’individu. 

 

2.2. Université et éco-anxiété : une rencontre impossible ?

 

Qu’est-ce que l’éco-anxiété révèle de la capacité de l’université française à penser l’écologie dans sa double dimension politique et pédagogique ? Maintenant que nous avons présenté l’éco-anxiété, on peut légitimement se demander en quoi ce problème peut intéresser les sciences de l’éducation et pourquoi l’université française devrait se soucier de celui-ci. C’est pourquoi il faut rappeler ici que l’université reste l’institution la plus fréquentée de l’enseignement supérieur en France (1 675 000 étudiants en 2020, dont la majorité sont inscrits en licence et ont entre 18 et 22 ans) et qu’ainsi l’université reste encore le lieu éducatif par excellence où l’on accueille des « jeunes ». De plus, l’éco-anxiété concerne la pédagogie universitaire au premier chef car un étudiant éco-anxieux est un étudiant empêché d’étudier sereinement16 . Ce qui a été ici pour l’instant identifié comme un trouble psychologique est également un obstacle à l’apprentissage, au même titre que les autres troubles psychologiques. Enfin, la multiplication ces dernières années des actions militantes écologiques, des journées de la Terre et des marches pour le climat a vu le nombre d’étudiants concernés par l’écologie augmenter significativement17 . Au-delà de l’éco-anxiété, les implications politiques de l’écologie chez les étudiants deviennent de plus en plus conséquentes et poussent ces derniers à interroger et à critiquer l’université sur ces questions (quand il ne s’agit pas, plus simplement, de sécher un cours pour aller à une manifestation ou de bloquer une université). Pour ces raisons, même sans questionner l’intérêt de l’université pour la recherche ou la formation universitaire, l’enseignement universitaire serait en droit de s’interroger sur l’éco-anxiété et ses implications pédagogiques et politiques auprès des étudiants. 

 

Dans ce cas, pourquoi ce sujet n’a-t-il pas vraiment émergé pour l’instant dans le champ de la pédagogie universitaire en France ? L’une des raisons en est, à la lumière du cadre épistémologique étudié en amont et de la façon d’appréhender l’éco-anxiété par la littérature scientifique actuelle, que ce trouble n’est pas, pour l’heure, un « objet » pédagogique. En effet, dans ce cadre épistémologique, notre compréhension de l’éco-anxiété est « cartographiée », comme d’autres troubles, de manière individualisante, médicale et psychologique, ce qui l’éloigne du champ pédagogique. On aura tendance, par exemple, à s’enquérir des solutions possibles à ce problème auprès d’un psychologue ou d’un psychiatre, plutôt que d’un pédagogue. Ce sujet semble ne pas relever de l’éducation car il semble soit trop politique (et pour l’enseignant « arendtien » l’enfant ne peut faire de politique), soit trop psychologique (et là aussi l’enseignant « arendtien » laissera la place au médecin en considérant que ces problèmes psychologiques ne relèvent pas de ses compétences relevant de la transmission des savoirs). 

 

Ainsi, la prise en charge de l’éco-anxiété révèle un cadre épistémologique où le monde et l’enfant vont mal, mais où l’on tente de soigner/réparer l’un ou l’autre séparément. Dans la perspective de Hannah Arendt, on ne peut, simultanément éduquer l’enfant et réparer le monde, car le soin de l’un ne peut se faire qu’en le protégeant de l’autre. En effet, si l’on cherche à soigner le monde, la réponse devient politique et technique, mais ne concerne plus la jeunesse. Si l’on cherche à soigner l’enfant, la réponse est alors psychologique et individualisante, et ne concerne plus l’enseignant. Entre les deux, la pédagogie universitaire, tiraillée entre la transmission de savoirs scientifiques et l’acquisition de valeurs politiques, semble avoir de la difficulté à trouver un juste milieu. Les dualismes du cadre épistémologique présenté semblent interdire à la pédagogie universitaire de considérer l’éco-anxiété comme un problème qui mériterait son attention. 

 

3. Imaginer une éducation au politique par l’écologie à l’université : quelques pistes

 

Changer de cadre épistémologie n’est pas aisé, et rien n’est plus complexe que de penser les révolutions scientifiques au moyen des institutions. Sans prétendre à un propos de telle ampleur, nous proposons, plus modestement, d’envisager les outils disponibles à la construction d’une pédagogie universitaire promotrice d’une éducation au politique par l’écologie. Ces outils appartiennent à trois ordres distincts, et correspondant aux trois fonctions des universités modernes (Point, 2019) : la recherche, la formation et l’enseignement. En effet, il nous semble que la construction d’une nouvelle pédagogie universitaire nécessitera des efforts dans ces trois domaines, car leur interconnexion dans la réalité quotidienne de l’université (pour les enseignants-chercheurs, mais également pour les étudiants) ainsi que leur participation égale à la perpétuation des cadres épistémologiques rendent difficile tout changement de l’un sans les deux autres18 . 

 

3.1. Faire de l’université un lieu de recherche de l’écologie, par l’écologie et pour l’écologie

 

Impliquer la pédagogie universitaire au sein d’une éducation au politique par l’écologie ne pourra se réaliser sans repenser la recherche universitaire dans son ensemble. Ce sont non seulement les recherches menées en sciences de l’éducation, mais également en sciences humaines et sociales, et l’ensemble des sciences qui peuvent opérer un « ecologic turn » (Charvolin, 2018). Trois pistes exploratoires nous semblent pertinentes pour la recherche universitaire. 

 

(a) Faire émerger des sciences de l’écologie. Il s’agit de ne pas considérer l’écologie comme un champ de recherche en soi, et de distinguer la biologie ou l’éthologie de l’écologie elle-même. De cette manière il sera possible d’être plus sensible à la complexité des problèmes écologiques, tels que le réchauffement climatique par exemple, et d’investir de multiple champ de recherche et d’expertise universitaire. Cette première proposition n’a rien d’original en apparence, car il existe déjà de nombreuses sciences qui ont ouvert leurs portes ces dernières décennies à l’écologie (physique, sociologie, urbanisme, et même la psychologie avec l’éco-anxiété par exemple). Cependant, sur ce point, les sciences de l’éducation ne semblent offrir qu’une timide éducation à l’environnement qui mériterait de nombreux investissements théoriques. 

 

(b) Imaginer une écologie des pratiques de recherche. Si on considère l’activité de recherche des universitaires en tant que pratique humaine, qui peut elle-même s’inscrire dans une perspective écologique, comment alors penser la recherche comme une pratique écologique ? Cette question peut sembler étrange à première vue, et pourtant, peut-on comparer un chercheur refusant toute interdisciplinarité à un agriculteur travaillant en monoculture ? Peut-on considérer la recherche en laboratoire comme l’activité d’un collectif associé en CUMA (coopérative d’utilisation de matériel agricole) ? Considérer l’écologie des pratiques de recherche est une piste de réflexion ouverte, entre autres, par l’épistémologue Isabelle Stengers (2013), et qui nous semble riche de questionnement pour la pédagogie universitaire. Les chercheurs et les étudiants forment bien après tout un ensemble d’êtres vivants interagissant entre eux et avec leur milieu, fût-il institutionnel ou numérique, et cette perspective permettrait de questionner de nombreuses pratiques scientifiques et leurs responsabilités sociales (Point, 2018). 

 

(c) Penser la recherche comme une création épistémique écologique. En 1989, le philosophe et psychanalyste Félix Guattari propose dans son ouvrage Les trois écologies une reconstruction de nos cadres épistémologiques traditionnelles par l’écologie. Il s’agit de ne plus opposer les concepts entre eux pour former des dualismes pétrifiants, mais de tenter de penser davantage la continuité conceptuelle de manière rhizomatique (Deleuze & Guattari, 1976, p. 18). Peut-on considérer nos concepts comme des organismes vivants, parfois domestiqués, parfois sauvages, capables d’hybridation, de croissance, de pollinisation et en perpétuelle interactions avec d’autres organismes vivants au sein de cet environnement mental complexe qu’est notre culture ? Qu’obtient-on si on modifie sciemment les représentations conceptuelles qui structurent notre cadre épistémologique ? Bien qu’il soit pour l’heure impossible de répondre clairement à cette question, penser la recherche comme une création écologique de concepts permettrait virtuellement de repenser l’évolution des sciences, ainsi que les finalités de la recherche (ce qui, in fine, pourrait diriger les pratiques de recherches vers d’autres horizons). 

 

3.2. Placer l’écologie au cœur de l’enseignement universitaire

 

Si un « ecologic turn » s’opérait dans les recherches universitaires, il y a alors fort à parier que les pratiques d’enseignement s’en trouveraient transformées. C’est pourquoi, les implications d’un changement de cadre épistémologique pour l’enseignement universitaires sont multiples et difficiles à catégoriser. Ainsi, sans prétendre à l’exhaustivité, il nous semble qu’au niveau de cette seconde fonction de l’université (l’enseignement), on peut considérer l’écologie à la fois (a) comme un contenu de savoirs à transmettre, (b) comme un critère de la réalisation de cette fonction, ou encore (c) comme un moyen de promouvoir une ouverture au politique. 

 

(a) Faire de l’écologie un sujet d’enseignement à l’université. Quelles seraient les conséquences sur la société de la mise en place systématique au sein des filières universitaires françaises d’un cours d’éducation relative à l’environnement (ERE) ? Au Canada, ces cours, d’abord construits pour un public étudiant identifié aux sciences de l’ingénieur et aux sciences « dures », s’ouvrent peu à peu aux étudiants venus d’autres filières19 . La construction de ces cours demande ainsi un grand investissement de la réflexion pédagogique pour les adapter aux différents publics universitaires. De plus, cette « éducation à l’écologie » demande également de repenser les pédagogies universitaires stimulant la réflexion critique sur ce sujet (pour que cet enseignement ne se résume pas à une sorte de nouveau catéchisme vert), l’accès aux informations via une éducation aux médias, ainsi qu’une éducation à l’interdisciplinarité (nécessaire aux vues de l’interdisciplinarité des nouvelles connaissances écologiques elles-mêmes). Enfin, en France, l’autonomie des facultés et des départements d’université, ainsi qu’une forte tradition disciplinaire, rendent encore plus complexe (mais pas impossible) la mise en place d’un tel enseignement. 

 

(b) Faire de l’écologie un critère conséquent des pratiques d’enseignement. Il s’agit ici de réfléchir aux pratiques concrètes d’enseignement à l’aune de leurs impacts écologiques matériels. L’objectif étant de se demander quelles transformations de ces pratiques permettraient d’en réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, ou plus largement leur empreinte écologique sur le maintien ou la croissance de la biodiversité. Ce point dépasse évidemment la seule question de la relation pédagogique intersubjective pour questionner plus largement les conditions d’enseignement elles-mêmes. Organisation et disposition des locaux, matériels pédagogiques, restauration, accès aux transports, gestion des déchets et de l’énergie… les pistes sont nombreuses pour imaginer les « campus verts » des universités de demain20 . Apporter les meilleures conditions écologiques d’apprentissage serait ainsi un des moyens de lutter contre l’éco-anxiété des étudiants (et ainsi d’améliorer leurs performances universitaires) mais également d’offrir un exemple d’organisation respectueuse de l’environnement (autorisant ainsi les étudiants à imaginer d’autres institutions suivant cette même perspective). 

 

(c) Faire de l’enseignement de l’écologie le terrain d’un engagement au politique. Au sein des enseignements (ERE), il s’agit de privilégier une démarche d’enseignement résolument tournée vers l’empowerment des étudiants (Boelen & Chaubet, 2020, p. 187). Associer aux finalités pédagogiques de son enseignement le développement des compétences permettant aux étudiants de s’engager socialement dans ces luttes n’est pas aisé. Cela nécessite d’interroger les travaux des sciences de l’éducation portant sur le développement de la pratique réflexive, de l’esprit critique et de l’implication sociale (Breuing, 2011 ; ten Dam & Volman, 2004). Heureusement, dans ces domaines, les récents travaux sur l’innovation pédagogique au supérieur (Cros, 1998 ; De Ketele, 2010 ; Viaud, 2015) peuvent être utiles pour construire les objectifs politiques de cet enseignement de l’écologie à l’université. 

 

3.3. Une formation universitaire pour penser et « faire » l’écologie de demain

 

Nous distinguons ici la fonction universitaire de l’enseignement de celle de formation dans le but d’insister, pour cette dernière, sur une responsabilité sociale bien précise de l’université. Celle-ci, en tant que structure de formation doit se soucier des relations qu’elle construit entre les étudiants actuels et les travailleurs du futur. Ces relations, qui dépassent le cadre de l’orientation professionnelle, permettent de penser par trois prismes complémentaire une future éducation au politique par l’écologie. 

 

(a) Se former pour savoir situer son écologie. Une des priorités, nous semble-t-il, pour penser une formation universitaire à l’écologie politique est de développer la capacité des étudiants à se situer et à comprendre le milieu où ils habitent et où ils s’engagent. En poursuivant les critiques d’une « pédagogie de l’ailleurs » (Sauvé, 2014, p. 133) qui rend les formations hors-sol par rapport aux lieux de vie des étudiants, nous proposons d’inscrire cette compétence à se situer au cœur des formations universitaires. En sollicitant davantage au sein des formations les relations que les étudiants entretiennent avec leurs milieux (environnementaux, sociaux, mentaux, etc.), il sera alors possible de les rendre plus lucides, informés et attachés à ces derniers. Cette inscription au coeur du territoire des étudiants permettra de mieux penser les besoins de formation et d’inscrire les luttes écologiques dans une réalité plus concrète et plus familière (ce qui permet aussi de développer une éco-anxiété plus positive). 

 

(b) Se former aux pratiques politiques. Acquérir les compétences nécessaires pour débattre, participer à des projets collectifs, s’engager dans des structures ou des mouvements politiques, etc., peut se faire de manière informelle et aléatoire, mais peut également faire l’objet d’une approche curriculaire. Sans prétendre prendre en charge l’ensemble de ces compétences politiques, la formation universitaire pourrait devenir un relais de ce que réalisent déjà de nombreuses associations militantes pour l’écologie politique. Cette proposition, déjà énoncée par John Dewey (Benson & al., 2007 ; Point, 2019) et Paulo Freire (Point, 2020a ; Vinson, 1999) à leurs époques, implique un point crucial : les sciences de l’éducation sont des sciences politiques. Ainsi, si on éduque pour transformer le monde, alors il faut former les étudiants à devenir acteurs des transformations qu’ils souhaitent. De plus, une formation à des compétences politiques peut également être utile dans leurs futurs emplois pour poursuivre au sein des entreprises les efforts de cet engagement politique écologique. 

 

(c) Se former à une pensée pratique, complexe et actuelle. Se former en étant lucide sur les enjeux écologiques futurs nécessite également de se préparer aux multiples dangers que le réchauffement climatique peut engendrer. Inondations, vagues de chaleur, pénurie d’eau, cyclones tropicaux, feux de brousse, ainsi que les troubles sociaux, le déclin de la productivité et les conséquences sur la santé qui résulteront inévitablement du fait de la détérioration de notre climat ne doivent pas être écartés des formations universitaires, si elles prétendent à une certaine responsabilité sociale écologique. Ouvrir les étudiants à ces questions nécessite évidemment d’adapter la formation aux spécificités écologiques de chaque université (proposition a) et de l’accompagner politiquement (proposition b) pour ne pas alimenter une survivalisme égoïste et limité. De plus, sur ce point, de nombreux intervenants de la société civile pourraient étoffer les ressources en formation des universités, pour appréhender le mieux possible toute la complexité des questions écologiques actuelles. 

 

Conclusion

 

Pour la philosophie pragmatiste, on ne se débarrasse vraiment que de ce que l’on est capable de remplacer avantageusement. C’est pourquoi le dépassement d’un cadre épistémologique nécessite la proposition d’une alternative nouvelle à ce dernier. Aussi, pour sortir d’un cadre épistémologique qui empêche de penser l’éducation au politique par l’écologie, il convient d’imaginer un nouveau cadre qui rende cette éducation possible mais également souhaitable. Or, les obstacles pour penser ce cadre sont si nombreux, et la diversité des situations universitaires est telle que seul un propos prospectif peut faire du sens pour ouvrir les réflexions et les expérimentations sur ce sujet. 

 

Nous avons donc cherché ici à montrer en quoi les dualismes présents au cœur du cadre épistémologique « arendtien » nous empêchaient, entre autres, de penser une éducation au politique par l’écologie. L’étude de la façon dont on comprend actuellement l’éco-anxiété montre bien le fossé qui sépare en ce moment les sciences de l’éducation à l’université de cette éducation-là. Et bien que nous n’ayons pas la prétention à résoudre ce si complexe problème politico-éducatif, nous avons cherché, dans un dernier temps, à envisager les multiples pistes possibles actuelles pour « sortir » de ce cadre. En effet, si les universités mobilisent l’ensemble de leurs atouts ; recherche, enseignement et formation, au service de cet objectif, il nous semble qu’une éducation au politique par l’écologie peut voir le jour. À nous, universitaires, d’œuvrer à cette tâche éducative et politique avant que, la situation s’empirant pour l’université, la démocratie et le climat, même ce projet ne devienne dérisoire. 

 

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Notes

 

[←1

 Par cadre épistémologique, nous entendons l’ensemble des paradigmes (framework) propres à une communauté scientifique travaillant sur plusieurs objets distincts et se reconnaissant appartenir à une réalité commune. Par l’emploi de cette expression, nous souhaitons nous détacher des compréhensions « ontologiques » de l’anthropocène, qui, comme celles de Bernard Stiegler ou de Baptiste Morizot nous projettent dans une « cosmologie » (Stiegler, 2015, p. 143) et une « métaphysique » (Morizot, 2020, 67-68) très complexe à décrire et à travailler efficacement. 

[←2

 C’est pourquoi on peut lire avec attention le dossier « Éduquer en Anthropocène » du numéro 23 (2021) de la revue Recherches et Éducations sur ce sujet. 

[←3

 On lira la suite de ce travail en gardant à l’esprit l’extraordinaire diversité des situations universitaires en France (Musselin, 2001). Cette diversité nous oblige à tenir ici un propos général, mais qui rend possible, par la suite, une composition à chaque fois différente pour chaque université. 

[←4

 Nous écartons ainsi de notre propos l’idée d’éducation au développement durable qui est généralement pensée en dehors de la question politique (Sauvé, 2014, p. 131). 

[←5

 C’est pourquoi, malgré le risque de sembler militant ou partial, nous n’avons pas restreint la créativité, qu’elle soit politique ou épistémique, des propositions de la dernière section de notre proposition. 

[←6

 L’écologie est ainsi « la science des relations des organismes avec le monde environnant, c'est-à-dire, dans un sens large, la science des conditions d'existence » (Haeckel, 1866). 

[←7

 Par exemple, nous avons l’habitude de penser le concept d’université avec celui de la formation et de savoir, car ils sont théoriquement « proches » l’un de l’autre, mais le concept d’éducation, lui, semble plus lointain, au point que l’idée d’une éducation universitaire parait plus exotique que celui d’une formation universitaire. 

[←8

 En effet, Hannah Arendt est célèbre, et encore célébrée, au sein des formations universitaires françaises en sciences de l’éducation. Ses écrits sur les relations entre l’éducation et le politique font encore autorité pour penser le rapport entre les sciences de l’éducation et l’engagement politiques des enseignants-chercheurs (Point, 2020b, 134). 

[←9

 En effet, l’Histoire et les recherches sur la diffusion des idées nous rappellent que ce n’est pas un auteur qui forme à lui seul un cadre épistémologique, mais qu’il peut plus ou moins l’incarner et le modifier par son influence, et ce, sur une durée limitée. 

[←10

 En effet, Arendt écrira dans sa correspondance avec Jaspers : « La pédagogie comme matière enseignée n’existe sans doute pas » (Arendt & Jaspers, 1996, p. 176). 

[←11

 Il est possible de nuancer le propos de Roman si on considère que les adolescents qui manifestent aujourd’hui pour le climat et qui entrent de nos jours à l’université sont encore des « enfants » dans le sens de Arendt. Cependant, d’une part, la construction sociale de l’adolescence qui émerge à partir des années 70 aux États-Unis est postérieure à la publication de Between Past and future (1961). D’autre part, si on considère comme « adolescents » les lycéens ou étudiants de premier cycle des universités françaises, alors ces derniers restent difficilement comparables, sur le plan sociologique, aux étudiants de Hannah Arendt de Harvard en 1953, du Brooklyn College de New-York en 1957 ou de la NSSR de New-York en 1967. Ainsi, il est difficile de soutenir l’idée que pour Hannah Arendt les adolescents aient leurs places à l’université. 

[←12

 Loi relative à la généralisation de l’enseignement des enjeux liés à la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et aux changements climatiques dans le cadre des limites planétaires du 25 septembre 2019. 

[←13

 On notera également que ce trouble (ou cet ensemble de troubles) psychologique se traduit par la manifestation d’un éventail extrêmement large d’émotions : tristesse, colère, peur, sentiment d’impuissance et de dépossession, etc. Cette diversité de réaction a ainsi poussé Baptiste Morizot à identifier cette éco-anxiété à un « exil sans départ ». 

[←14

 Le DSM-5 est depuis 2015 la dernière édition en date du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, et des troubles psychiatriques. Cet ouvrage de l’Association Américaine de Psychiatrie (APA) fait autorité dans le milieu médical. 

[←15

 Par exemple, en 2013, une étude a été menée sur les relations de corrélation possibles entre les taux de suicide au sein d’une population et les changements climatiques affectant le territoire de cette population (Burke & al., 2018). À la lecture de cette étude, et d’autres portant sur les grands feux notamment (Eisenman & al., 2015), on comprend l’intérêt pour une politique de santé d’être attentive à l’éco-anxiété. 

[←16

 On notera également que ce constat pédagogique sur les impacts de l’éco-anxiété sur la réussite scolaire et universitaire s’applique à toutes les formes d’anxiété, quel que soit l’âge, le genre ou encore la condition sociale de l’apprenant. 

[←17

 Sur ce point, depuis (au moins) 2020, les sondages réalisés par l’Ifop montrent effectivement un intérêt, une inquiétude et un engagement croissant des 15-35 ans au sujet des problèmes environnementaux. 

[←18

 De plus, la manipulation de ces outils se réalise dans un entre deux du niveau « micro », centré sur l’individu, et « macro », centré sur les institutions. C’est-à-dire que les pistes que nous proposons à la discussion sont des moyens de repenser le design organisationnel des institutions par les individus (Bégin, 2015 ; Goodin, 1998). On s’intéresse donc ici aux comportements intersubjectifs et aux régulations collectives des individus entre eux pour définir, imaginer et in fine reconstruire les règles et les normes de leurs institutions (Benson & al., 2007 ; McKenney & Reeves, 2014). 

[←19

 Bien que ces cours se développent de façon importante au sein des universités canadiennes (notamment grâce aux efforts de la revue Éducation relative à l´environnement : Regards - Recherches – Réflexions depuis 1998, on estime, en France, que seulement 11% des formations universitaires abordent un contenu relatif à l’écologie durant leurs enseignements («Mobiliser lEnseignement Supérieur pour le Climat», 2019). 

[←20

 Par exemple, l'article 55 de la loi n°2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l'environnement, dite Grenelle 1, impose à tous les établissements d'enseignement supérieur de mettre en place une démarche de développement durable au travers d'un « Plan Vert », et de pouvoir solliciter une labellisation sur la base de critères de développement durable. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292