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lundi 14 mars 2022

Pour citer ce texte : VERDEAU, P.. (2022). Curriculum, continuités, discontinuités, ou la prise en compte d’une incertitude problématique de l’anthropocène Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2021/dossier-partie-2-ecole-et-anthropocene/article/curriculum-continuites-discontinuites-ou-la-prise-en-compte-d-une-incertitude]

Curriculum, continuités, discontinuités, ou la prise en compte d'une incertitude problématique de l'anthropocène

 

Patricia Verdeau 
INSPE Toulouse Occitanie-Pyrénées – UT2J 

 

Résumé : Alors que le curriculum nous conduit à penser son rapport à la continuité, la perspective d'un avenir incertain contribue à introduire la perspective et la possibilité de discontinuités au sein des curricula, dans le sens où de nouvelles responsabilités engagent de nouvelles continuités curriculaires. Comment penser une culture curriculaire qui pourra intégrer et accueillir des discontinuités du monde ? Dans le contexte d'une orientation curriculaire tournée vers son avenir en même temps que vers un avenir du monde, il est nécessaire de penser les conditions d'un optimisme, au même titre que des compétences nouvelles, voire une nouvelle manière de penser les compétences. Par rapport à un monde qui se délite, comment conduire les élèves vers une prudence, non seulement entendue dans son rapport à la compétence, mais aussi dans son rapport à une orientation curriculaire fondamentale ? 

Mots-clés 
curriculum, continuité, discontinuités, monde, compétences 

 

Abstract : While the curriculum leads us to think about its relationship to continuity, the prospect of an uncertain future helps to introduce the prospect and possibility of discontinuities within curricula, in the sense that new responsibilities involve new curricular continuities. How to think of a curricular culture that can integrate and accommodate discontinuities of the world ? In the context of a curricular orientation towards its future as well as towards a future of the world, it is necessary to think about the conditions of optimism, as well as new skills, or even a new way of thinking skills. In relation to a world that is falling apart, how can students be guided towards prudence, not only in their relation to competence, but also in their relation to a fundamental curriculum orientation ? 

Keywords 
curriculum, continuity, discontinuities, world, skills 

 

En tant que le curriculum constitue une manière fondamentale de lire des parcours d'apprentissages et regroupe des approches multiples (institutionnelles, didactiques, pédagogiques, informelles, etc.), il nous renvoie à l'appréhension de continuités, de continuités croisées, voire d'un ordonnancement. Là où les différentes sphères de nos sociétés distinguent et séparent, le curriculum, à l'image de l'acte d'apprentissage, est métis comme l'est le tiers-instruit de Michel Serres, pour qui l’éducation consiste et demande à épouser l'altérité la plus étrangère, à renaître donc métis (1992). Plus encore, le curriculum en vient à relever le défi d'un désordre théorique, puisqu'en lisant et relisant des dynamiques éducatives, il lie et relie des désordres, des discontinuités, des blancs, des interruptions, des reprises. Les continuités curriculaires sont pensées par les institutions, les programmes, en fonction de continuités sociétales et dans la perspective d'un progrès des sciences, des technologies, de l'humanité. La sociologie de l’éducation a pu entendre le curriculum comme une construction sociale, avec ce que cette construction engage de processus, de mécanismes (Forquin, 2008), de compromis et d’adaptation aux environnements. Toutefois, comment penser ces continuités dans une remise en cause de ce qu'on pourrait appeler une illimitation prométhéenne ? Dans ces conditions, on pourrait alors se demander si la conception même du curriculaire n'est pas à repenser face à la perspective d'un avenir particulièrement incertain, dans un sens objectif et scientifique. En effet, le phénomène des grandes accélérations contribue scientifiquement à cette incertitude. 

 

Quel sens donner aux curricula quand le sens même est menacé ? Le défi curriculaire est bien de faire la part de ce qui est fondé dans un discours de l'effondrement, des autorités qu'il nous enlève et de celles qu'il nous donne. Trois siècles après Buffon, qui écrivait dans Les Époques de la nature, en 1778, que « la face entière de la Terre porte aujourd’hui l'empreinte de la puissance de l’homme » (Buffon, 1780, vol. 2, p. 197), en 2000, le biologiste américain Eugene F. Stoermer et le chimiste et Prix Nobel de chimie néerlandais Paul Josef Crutzen évoquent pour la première fois le terme d'« anthropocène » (Crutzen & Stoermer, 2000). Cette nouvelle ère géologique est marquée par la capacité de l’homme à transformer l'ensemble du système terrestre, par une collision entre l'histoire de la terre et l'histoire des hommes, par une empreinte irréversible de l'homme sur son environnement et par une modification durable des conditions d'habitabilité de la biosphère (Bourg & Papaux, 2015). Comment, dans ces conditions, conjuguer des perspectives de développement durable à l'œuvre dans les curricula, des illusions prométhéennes (de certaines formes de développement et de progrès) souvent conscientes d'elles-mêmes et l'empreinte irréversible que l’on trouve dans l’anthropocène ? Face à des discontinuités curriculaires, en écho aux discontinuités du monde et dans le contexte d'un lien entre savoirs scolaires et savoirs du monde, de nouvelles continuités curriculaires sont à penser. En quoi consistent ces nouvelles continuités du monde à l'époque de l'anthropocène ? La continuité de progrès d'inspiration prométhéenne est relue à l'aune d'un anthropocène, qui constitue à lui seul une rupture en acte et qui confronte la perspective d'un développement durable à celle d'une finitude (Le Gall, Hamant & Bouron, 2017) : « […] notre ontologie ne s’arrête pas à notre corps mais inclut également notre habitat local et global. » 

 

Plus généralement, il y a au cœur de l’anthropocène la notion de rétroaction et la prise en compte de la finitude du monde : comme le dit Bruno Latour (2007), « la Terre est enfin ronde ». Le concept d’anthropocène est également fécond en mathématiques et sciences physiques puisqu’il décrit un monde où les évolutions sont hautement non linéaires, avec des à-coups brutaux que la mécanique des fluides et des turbulences peut illustrer de manière métaphorique ou prédictive. » Comment le curriculum peut-il être repensé à l'aune de ces ruptures, qui conduisent, par ailleurs, à appréhender de réelles ruptures épistémologiques ? La verticalité prométhéenne de qui vole le feu aux dieux est-elle en train de laisser la place à un souci de l'horizontalité telle qu'elle est interrogée dans l'anthropocène et qui va dans le sens d'un même « projet moral et politique » (Williston, 2015) ? 

 

Alors que les curricula témoignaient déjà, dans leur constitution même, d'une rencontre de l'horizontalité et de la verticalité, d'une synchronie et d'une diachronie (Vergnolle, Tripier & Verdeau, 2017), une nouvelle articulation de ces deux dimensions apparaît avec les nouvelles discontinuités engagées par l'anthropocène. Au-delà des dynamiques de progrès, l'horizontalité de l'anthropocène, s’intéressant aux communs de nos existences, fait surgir ce questionnement : qu'est-ce qu'habiter ensemble ? À la discontinuité des dynamiques diachroniques marquées par le doute, le questionnement, la nécessité de repenser les problèmes, viennent s'ajouter non seulement l'enjeu d'une synchronie, où dans le même temps, dans le même acte d'apprentissage se joue une complexité, mais aussi celui d'un habiter ensemble et d'un agir commun. Il s'agira alors de se demander si nous en avons réellement fini avec une école prométhéenne, ou si les curricula ne sont pas amenés à faire jouer dynamiques prométhéennes et dynamiques de l'anthropocène. Que pourraient être des curricula plus justes, plus adaptés, au sein d'une crise qui sécrète intrinsèquement de l'inadaptation ? 

 

Des nouvelles discontinuités curriculaires engagées par l’anthropocène

 

Être soumis à une incertitude fondamentale et radicale, voilà qui met en crise le sens et qui problématise les enjeux éducatifs et curriculaires.  

 

Là où Prométhée volait le feu de la technologie et du progrès, l'anthropocène interroge le geste prométhéen lui-même, à la manière dont Nietzsche, en 1887, nous parle de ces agneaux qui interrompent le geste des oiseaux de proie. Interrompre un tel geste n'est pas anodin, puisqu'il sépare le sujet de ce qu'il fait, le renvoie à sa responsabilité. A-t-on raison de voler le feu aux dieux ? Les circonstances de l'anthropocène ne conduisent pas à répondre par un non massif. La question se poserait plutôt parce que l'inquiétude de l'anthropocène côtoie les évolutions technologiques les plus avancées et leurs dynamiques ininterrompues. Autant dire que la question nietzschéenne revient dans ces circonstances avec l'accent de la tragédie, comme celle d'un impossible dépassement d'un principe de désir et d'un principe de réalité. Comme dans la tragédie, les choses pourraient se mettre en place pour qu'une fatalité se déroule. Est-ce qu'une tragédie est en train de se jouer dont nous serions volontairement ou involontairement les acteurs ? Comment les curricula peuvent-ils intégrer ce risque tragique, en quelque sorte supplémentaire, puisque toute dynamique éducative constitue d'ores et déjà elle-même un risque ? 

 

Hannah Arendt pose la nécessité de conserver le monde, tout en l'ouvrant à la nouveauté. Les éducateurs introduisent les enfants dans le monde, en faisant « figure de représentants d'un monde » (Arendt, 1989), dont ils doivent assumer la responsabilité.  La conservation est pour Arendt au centre d'une éducation : il s'agit de protéger « l'enfant contre le monde, le monde contre l'enfant, le nouveau contre l'ancien, l'ancien contre le nouveau » (Arendt, 1989, p. 246). Il y a dans la pensée arendtienne une incertitude problématique, qui touche non seulement le monde, mais les composantes du monde, le rapport au passé et à l'avenir. Hannah Arendt n'élargit-elle pas à l'avance une incertitude problématique que l'anthropocène place dans l'unique avenir ? Par ailleurs, l'inquiétude autour de l'avenir du monde peut être liée à « l'action destructrice du temps » : les êtres humains peuvent, certes, être responsables d'une destruction du monde, mais ils peuvent aussi « être décidés à modifier le cours des choses et à créer du neuf » (Arendt, 1989, p. 246). Cette alliance de la modification du cours de choses et du neuf nous renvoie au rapport entre les enjeux curriculaires et l'anthropocène, qui comporte étymologiquement la question de la nouveauté. La discontinuité du monde, ou bien encore un monde prêt à se fissurer, voilà encore, pour H. Arendt, le défi tragique de toute génération et de toute éducation, comme en témoigne la réplique d'Hamlet qu'elle cite : « le temps est hors des gonds. Ô sort maudit que ce soit moi qui aie à le rétablir » (Shakespeare, 1988, p. 141). 

 

Quels remèdes, dans ces conditions, aux risques de fissure et de mortalité du monde ? De fait, pour Hannah Arendt, à la manière d'un pharmakon, le poison est aussi remède. La nouveauté est ce pharmakon. Le nouveau menace, comme ce nouvel âge de l'homme, mais, pour H. Arendt, « l'élément de nouveauté » de chaque génération constitue un espoir. La conservation du monde va de pair avec la protection d'un ferment nouveau qu'il ne s'agirait pas de canaliser, avec le risque de le perdre. Comme, dans la pièce d'Anouilh (Anouilh, 2016), Créon parfois comprend Antigone, le nouveau pourrait porter en même temps la discontinuité et la continuité. L'anthropocène peut tout autant détruire que réparer, voire construire de nouvelles continuités. De fait, pour instaurer des curricula soucieux de conserver le monde, il s'agirait de dépasser une pensée, à certains égards, conservatrice, de non-conservation du monde et penser une culture curriculaire pouvant intégrer, accueillir les discontinuités du monde et leur répondre. 

 

Appréhender les discontinuités autour d’une incertitude problématique

 

Quels risques de discontinuités autour d'une incertitude problématique ? Il y en aurait au moins trois : une discontinuité par rapport à l'avenir, une discontinuité par rapport à l'espace, puisque c'est la terre entière dans sa rondeur et sa finitude qui est en cause et qui pose le problème d'un agir commun. Enfin, il y aurait comme un risque à continuer de penser avec des catégories anciennes une époque nouvelle qui sécréterait autant d'incertitudes que de prudence. Cette nouvelle ère nécessite, par exemple, de penser autrement le rapport entre le sujet et l’objet. Pouvons-nous toujours penser la nature, le monde comme s’ils étaient des objets extérieurs ? Il s'agirait alors d’envisager des curricula qui intégreraient de nouveaux rapports au temps, à l'espace et à la pensée. Il en va notamment d’un temps et d’un espace que le concept d’anthropocène conduit à repenser. L’espace et le temps deviennent aussi ceux d’une responsabilité collective. 

 

Comment être optimiste quand l'avenir est incertain ? Comment construire ce qu'on pourrait appeler des optima ? C'est dans le contexte d'un rapport au temps que l'on peut repenser les éducations à, dans le sens où elles prennent acte des problèmes et des problématisations : « Les "Éducations à" peuvent donc être l’occasion d’une formation à la prudence, au sens aristotélicien. Il s’agirait de s’éveiller à des dispositions permettant de délibérer sur ce qu’il convient de faire, en fonction de ce qu’on peut juger comme bon de faire. Si elles malmènent quelque peu la forme scolaire classique par leur caractère mixte de savoir et de valeur, par leur exigence d’interdisciplinarité et leur référence à la décision et aux pratiques, elles peuvent échapper au dogmatisme, au militantisme et au relativisme et constituer une introduction au monde problématique qui est le nôtre (Fabre, 2011). L’enjeu est autant politique et éthique qu’épistémologique (Albe, 2009) (Fabre, 2014). Les curricula sont ainsi amenés à constituer dans leur complexité constitutive une introduction à un avenir incertain, à une incertitude problématique, ce qui engage des éducations liées aux émergences de problèmes : le discernement, la prudence, l'appropriation du problème, le traitement d'un problème (Fabre, 2011), la construction des savoirs raisonnés et ce, à la faveur d'une culture précise, objective et attachée à une complexité. Ce sont autant de didactiques du problème qui sont en jeu (Verdeau, 2021). Et dans les curricula, à travers de nouvelles manières d'apprendre, d'enseigner et d'éduquer, ce sont autant de discontinuités fécondes, de nouveaux élans, des ruptures épistémologiques. 

 

Le rapport à l'espace fait tout autant problème dans le contexte d'un avenir incertain. L'anthropocène pose le problème d'un espace menacé, qu'il soit naturel, de vie, humain ou terrestre. La question d'un avenir incertain pose bien le problème de ce qui s'écrit ou non horizontalement. Comment les curricula peuvent-ils s'inscrire dans un espace commun menacé ? Le commun, voilà un terme fondamental, puisqu'étymologiquement cum-munus désigne la co-obligation qui nous oblige les uns vis-à-vis des autres : 

 

"Commun" est un terme qui vient du latin, mais ses significations sont finalement encore plus lointaines et peuvent en particulier être rattachées à la coproduction du « vivre ensemble ». Le linguiste et historien Émile Benveniste, dans son vocabulaire des institutions indo-européennes, faisait grand cas de l’expression cum-munus d’où vient le mot « commun ». Munus signifie, dans le domaine politique, l’obligation, la charge, le don, cum-munus désignant ainsi la co-obligation qui nous engage les uns vis-à-vis des autres du fait de vivre ensemble dans la même cité. On peut aussi citer Aristote, pour qui « vivre ensemble », c’est agir ensemble. Cette co-obligation contenue dans le terme « commun » exprime donc véritablement le dynamisme, le ressort politique de la vie collective, et engage une perspective démocratique : la coexistence et la coactivité supposent également que nous décidions ensemble, que nous élaborions ensemble les lois et les règles de vie collective. Commun, dans les racines mêmes de notre langage courant, c’est donc d’abord ça : un agir commun (Laval, 2018). 

 

Dans le commun, se joue le ressort et l’enjeu d’une citoyenneté. Le commun, par le truchement d'une histoire urbaine, nous renvoie à la commune, au territoire local, où se jouent les actions, les engagements, les coopérations au sein d'un agir commun. Nous voici encore ramenés à Hannah Arendt avec cette question : quels mondes communs pouvons-nous construire à partir de ce qui nous divise, de ce qui met en nous des discontinuités ? Dans le même ordre d'idées, Étienne Tassin y voit le sens d'une cosmopolitique, d'une manière d'être au monde avec ceux qui ne sont pas du même monde. Il en va ici d’ailleurs d’une difficulté à appréhender une éducation cosmopolitique, voire au cosmopolitique : 

 

Nous voudrions montrer que l’éducation n’est véritablement cosmopolitique qu’à la condition qu’elle fasse l’expérience et l’épreuve de l’étranger. […] Mais elle diffère aussi d’une éducation cosmopolitique abstraite qui veut éduquer en vue d’un monde sans frontières et d’une humanité sans étrangers. L’éducation cosmopolitique véritable – l’éducation cosmopolitique pluraliste – est l’apprentissage à la fois de ce qui nous est propre et de ce qui nous est étranger (Lamarre, 2012, p. 31). 

 

Les discontinuités deviennent ainsi des défis pour l’éducation. À travers ces discontinuités spatiales et l'incertitude problématique d'un espace humain présent et à venir, ne serait-il pas nécessaire d'intégrer dans les curricula des éducations au commun, mais aussi aux communs, comme ces res communes, dont la mer, l'air, le rivage, insaisissables mais d'usage commun ? Des didactiques et des pédagogies qui vont s'attacher aux communs, dans le sillage de celles qui se placent d’ores et déjà dans le cadre théorique de l’apprentissage par problématisation, vont être de nature à engager de nouveaux modes de subjectivation, fondés sur des relations partagées et horizontales, contributives, intégratives, accueillantes et j'oserais dire hospitalières. Il faut souligner que le rapport à la différence constitue un véritable défi, dès lors que l’on s’attache à penser l’avenir de l’homme et de l’humanité : 

 

Au fond, je refuse absolument de parler de l’homme en général parce que la question qui me semble politiquement première est de savoir pourquoi, contradictoirement dans une société, la nôtre, dont le principe est l’égalité, ou l’égale-dignité, il y a toujours encore – et plus que jamais – des différences anthropologiques radicales […] Aucune de ces frontières, c’est ce que je trouve fascinant, ne peut être fixée d’une façon nette, elles sont toutes contestables et toutes de plus en plus contestées dans notre expérience d’aujourd’hui, mais aucune d’entre elles n’est éliminable (Balibar & Gebauer, 2012, p. 99). 

 

Il en irait de continuités curriculaires nouvelles que des processus éducationnels pourraient mettre en œuvre, en lien avec une éducation à la prudence, dont nous avons parlé plus haut. Le concept de curriculum n'en ressortirait-il pas renforcé ? 

 

Vers de nouvelles dynamiques curriculaires

 

Plus encore, on pourrait formuler qu'une époque aussi théoriquement nouvelle que l'anthropocène puisse engager de nouveaux sens aux curricula. 

 

Daniel Curnier (2017) avait pris la mesure de changements à l'œuvre dans les curricula : « un changement conformatif, qui envisage l’insertion des idées de développement durable, santé ... dans les curriculums existant », « un changement réformatif, qui envisage l’évolution du curriculum prescrit en intégrant les compétences transversales nécessaires », « un changement transformatif, qui consiste à penser l’éducation de manière nouvelle sans se soumettre a priori aux structures et organisations coutumières » (Lange & Kebaïli, 2019). On pourrait ici prendre comme exemple de compétences transversales celles qui pourraient se rapporter à une école de la transition. Jean-Marc Lange et Sonia Kebaïli montrent les ruptures présentes dans nos sociétés actuelles : la complexité, l'incapacité à prédire en fonction d'une incertitude, l'arrivée de savoirs non académiques, une production organisée du doute. Les évolutions curriculaires sont amenées à se jouer dans des dialectiques ou des réajustements constants entre ces changements esquissés au sein des curricula et les évolutions sociétales en cours. Se trouvent alors en jeu des rapports nouveaux entre de nouveaux savoirs, de nouveaux pouvoirs et de nouveaux modes d'agir. Et à l'époque de l'anthropocène, il en va d'un savoir ensemble, d'un pouvoir ensemble et d'un agir ensemble, avec toute la complexité de leurs interactions. 

 

Dans le sens où la société post-prométhéeenne est à penser en lien avec l'idée d'une évolution anthropologique (Flahault, 2008), Nathanaël Wallenhorst pose un « apprendre ensemble », tout en dépassant quelque peu le point de vue arendtien : 

 

Il ne s'agit pas là de ce qu'une génération aurait à transmettre à la suivante, mais bien d'un apprentissage à réaliser conjointement entre ceux qui ont la tâche d'assumer provisoirement la responsabilité du monde afin de le rendre hospitalier et ceux qui viennent dans un monde à qui il est proposé d'en prendre soin (Wallenhorst, 2017, p. 2). 

 

En d'autres termes, ce sont les deux composantes arendtiennes d'une conservation du monde qui sont ici reprises, mais à travers la perspective d'un processus d'apprentissage conjoint. Le curriculum, comme complexité des composantes autour de ce que les élèves apprennent, s'enrichit donc ici d'un apprendre ensemble, dont on pourrait dire, en outre, qu'ils peuvent toucher l'ensemble des composantes curriculaires habituelles. Cet apprendre ensemble serait, par exemple, l’occasion d’approfondir les rapports entre compétences collectives et éducation à la citoyenneté au sein d’une école de la transition. L’éducation au commun renvoie alors à une pensée de ces continuités que sont l’ouverture, la transition et l’horizontalité : 

 

Éduquer aux communs, c’est apprendre à partager les connaissances et non à cacher sa copie. C’est se demander à qui appartient tel savoir, qui le crée, le modifie, le transmet et le valide. […] Débusquer les enclosures. Les communs invitent à réfléchir aux transitions en cours : écologique, numérique, démocratique et éducative. À repenser les espaces scolaires […] avec les élèves ; des espaces dans lesquels ils et elles peuvent s’investir et où les modes horizontaux de constructions des savoirs sont favorisés. Une école du partage (Dubois, 2020). 

 

Les discontinuités potentielles autour de l'avenir rendent, dans ces conditions, plus complexe, la continuité curriculaire, même si celle-ci comprend parfois la prise en compte des ruptures épistémologiques à penser et à échelonner pour les rendre faisables en fonction de l’âge des élèves. 

 

N'en irait-il pas d'une préparation de l'avenir ? Ou du futur ? Selon l'Académie française, « avenir désigne une époque que connaîtront ceux qui vivent aujourd’hui, alors que futur renvoie à un temps plus lointain, qui appartiendra aux générations qui nous suivront. » (Académie française, 2015, « Futur pour avenir ») En se posant la question d'un avenir problématique, sommes-nous en train de poser des discontinuités potentielles comme le problème urgent de nos générations ou sommes-nous en train d'oublier, de ne pas évoquer les générations qui suivront (le chantier étant suffisamment lourd pour les nôtres) ? Plus encore, ces avenirs et futurs posent la question d'un non-programmable et partant, d'une nécessité de les accueillir tels qu'ils seront, alors que le présent souffre déjà de ses urgences et de ses discontinuités, comme dans ce contexte pandémique actuel. Les curricula, et d'ailleurs l'ensemble des composantes curriculaires, s'adaptent dans une constante urgence. L'avenir et le futur s'imaginent d'ores et déjà avec le prolongement ou la répétition de ces discontinuités et ce qu'il y avait d'inimaginable dans nos discontinuités actuelles vient teinter l'incertitude de l'avenir avec ce qui pourrait constituer de nouveaux inimaginables. Les discontinuités curriculaires seraient alors à relier à ces temporalités instantanéistes (Boutinet, 2004). 

 

Pour Nathanël Wallenhorst, au-delà d'une notion d'émancipation et de développement de soi prométhéenne, l'autre participe au sujet de l'apprentissage et peut même devenir sa finalité. Dans ces conditions, on pourrait penser de nouvelles dynamiques curriculaires où chacune des composantes participerait au sujet de l'apprentissage, en tenant compte de l'autre, de l'étranger, de l'extérieur. De fait, les curricula de l'anthropocène seraient à penser dans une double dimension ouverte : ouverture sur l'autre, mais aussi sur les autres curricula, au point qu'un curriculum ne peut plus rester ignorant des autres. Si N. Wallenhorst parle d'un apprendre ensemble, on peut dire que nous sommes tous embarqués nécessairement dans cet apprendre ensemble, comme dans une espèce de curriculum planétaire. Or, pour qu'une telle dynamique curriculaire ne ressemble pas à la pire des utopies, voire à une dystopie, il est nécessaire de revenir à H. Arendt et d'apprendre ensemble avec ce qui nous sépare et ce qui nous divise. Il est tout aussi nécessaire de s’attacher au concept, ainsi que le pose Hans Jonas : 

 

Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. […] nous n’avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à cause de l’être de la génération actuelle et que nous n’avons même pas le droit de le risquer (Jonas, 1999, p. 40). 

 

N. Wallenhorst rappelle comment la citoyenneté existentielle (qu'il pose) peut être définie à partir des quatre composantes suivantes : préparation de l’avenir (Jonas, 1999) ; courage de la participation au monde (Emilio &Tillich, 1999) ; hospitalité (Wallenhorst, 2018) ; conscience de sa finitude (Arnsperger, 2010, Arnsperger & Johnson, 2011 ; Bourg, 2010, 2012) et engage des éducations variées comme : apprendre ce qu'est la vulnérabilité, apprendre à identifier l'hybris naissant, apprendre à mourir, apprendre l'autre, apprendre le courage de la participation au monde. La perspective est quand même sombre, parce que ces apprentissages sont plus des composantes que des caps, sont plus installés dans une horizontalité qu'une verticalité, dans un présent difficultueux que dans la projection d'un avenir meilleur. Cette horizontalité est notamment liée au fait que nous sommes tous embarqués, et qu’à la considération d’un idéal transcendant se substituent des préoccupations immanentes. Le concept d'anthropocène n'aide pas, en se faisant le vecteur d'une incertitude problématique. Les idéaux prométhéens sont remis en cause. Les utopies menacent, les dystopies abondent. 

 

Reste le soin que la philosophie avec d’autres disciplines pourrait encore et encore apporter à construire de nouveaux idéaux régulateurs à la manière de points de fuite – dont il ne faudrait pas perdre de vue le statut –, à l'extrémité de lignes potentiellement discontinues et provenant de différentes sphères présentes et parfois séparées dans une horizontalité et un présent. Dans la manière de penser de nouveaux curricula, il va donc bien s'agir, selon nous, de repenser des étendues curriculaires d'une nouvelle nature, s'inscrivant dans l'espace sociétal d'une terre-vaisseau, avec des discontinuités horizontales et des discontinuités verticales : celles qui respectivement, à l'échelle d'un espace habitable relèvent de qui nous sépare et de ce qui nous arrive d'imprévisible. C'est par le truchement de cette horizontalité et de cette verticalité repensées que le vaisseau peut avancer, malgré les vagues, mais aussi grâce à elles. Et c'est dans ces conditions que les continuités curriculaires deviennent, à l'époque de l'anthropocène, des défis. 

 

Bibliographie 

 

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Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292