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lundi 14 mars 2022

Pour citer ce texte : KOLLY, B.. (2022). L’exigence vitaliste comme réponse à l’incertitude ? Élan vital et éducation Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2021/dossier-partie-2-ecole-et-anthropocene/article/l-exigence-vitaliste-comme-reponse-a-l-incertitude-elan-vital-et-education]

L’exigence vitaliste  comme réponse à l’incertitude ?  Élan vital et éducation 

 

Bérengère Kolly 
Université Paris Est Créteil 

 

Résumé : Médecines « douces », pédagogies « alternatives », retour en force de Montessori, réflexion sur le corps en éducation, sur l’éducation dans la nature ou encore déscolarisation au nom d’un respect radical de l’enfance : autant d’éléments pouvant être regroupés sous un appel à « la vie ». Revenant sur quelques éléments d’histoire de l’éducation et de la pédagogie, ce texte propose de penser la résurgence du vitalisme en éducation aujourd’hui. Il propose de le définir dans l’histoire, en particulier comme une philosophie clandestine des idées nouvelles en éducation, philosophie défaite au milieu du XXe siècle. Revenant sous la forme d’un retour du refoulé historique, le vitalisme viendrait aujourd’hui mettre l’accent sur ce qui aurait été mis de côté ou écarté par l’institution scolaire : le corps, l’alimentation, la santé, mais aussi l’architecture scolaire ou le lien à la nature. Ce texte entend, enfin, interroger les conditions de possibilité d’un « vitalisme critique » (comme le propose F. Worms) dans le domaine éducatif.  

Mots-clés 
vitalisme, vie, élan vital, pédagogies alternatives, Éducation nouvelle 

 

Abstract : Soft" medicine, "alternative" pedagogies, the revival of Montessori, reflections on the body in education, on education in nature, or even de-schooling in the name of a radical respect for childhood: so many elements that can be grouped together under a call to "life". Looking back at some elements of the history of education and pedagogy, this text proposes to consider the resurgence of vitalism in education today. It proposes to define it in history, in particular as a clandestine philosophy of new ideas in education, a philosophy that was defeated in the middle of the 20th century. Coming back in the form of a return of the historical repressed, vitalism would today emphasize what would have been put aside or discarded by the school institution: the body, food, health, but also the school architecture or the link to nature. Finally, this text intends to question the conditions of possibility of a "critical vitalism" (as proposed by F. Worms) in the educational field. 

Keywords 
vitalism, life, vitality, alternative pedagogies, New Education Fellowship 

 

Introduction : le vitalisme, la passagère clandestine de la philosophie de l’Éducation nouvelle ?

 

La lecture des textes composant le mouvement « d’idées nouvelles » en éducation au début du XXe siècle montre la prégnance et la récurrence des termes, généralement peu définis, d’« élan vital », de « vie », de « force vitale », ou encore « d’énergie spirituelle » spécifique à l’enfant. De tels termes se retrouvent sous la plume d’un Adolphe Ferrière, d’une Beatrice Ensor, dès les débuts du mouvement, et dans les premiers numéros de la revue Pour l’ère nouvelle ; mais ils se retrouvent également chez d’autres pédagogues plus en distance avec ce réseau, comme Maria Montessori, chez qui la référence à un élan vital est incontestable, ou comme les Freinet, pour qui le vitalisme constitue un des arrière-plans théoriques de leur pédagogie1 . Au-delà des différences et des divergences entre des pédagogues qui restent hétérogènes dans leurs propositions pratiques et leurs accrochages théoriques, la référence à une puissance et à une dynamique enfantine à respecter et à favoriser, générant une pensée du mouvement, de l’activité et de l’intérêt, constitue ainsi un socle commun quoique peu souligné d’un certain nombre d’entre eux.  

 

Éléments de définition

 

Le vitalisme est initialement une théorie médicale, développée par l’école de Montpellier au XVIIIe siècle. Elle s’oppose au mécanisme cartésien et à l’idée d’inertie de la matière. Le vitalisme affirme ainsi qu’il existe, au sein du vivant, un principe vital organisateur et dynamique, à distinguer à la fois des lois physico-chimiques et d’une référence à une « âme » (Lalande). Canguilhem rappelle que le vitalisme trouve ses racines dans la médecine d’Hippocrate (la notion d’impetum faciens) ; Barthez, médecin phare de l’école de Montpellier, nomme principe vital la cause qui produit tous les phénomènes de la vie dans le corps humain. Parce qu’il génère des théorisations différentes au cours du temps, il faut sans doute parler plutôt de vitalismes, au pluriel : versions métaphysiques, finalistes, mais néovitalistes entendant concilier le refus du mécanisme et l’évolution2 .  

 

En éducation pourtant, le vitalisme ne semble pas tant correspondre à des contenus pédagogiques ou scientifiques précis qu’engager une démarche particulière auprès de l’enfant. C’est d’ailleurs aussi le cas en médecine, où l’idée d’un principe vital suppose une démarche clinique voyant dans l’organisme humain le sujet principal de la guérison : le médecin ne cherche pas tant à trouver le remède le plus « contraignant », pour reprendre le terme de Canguilhem, que donner celui qui permettra la meilleure réaction de l’organisme. L’intervention médicale est moins centrée sur la cause morbide, le remède ou « le cours de la maladie » que sur l’organisme du malade, la confiance dans la capacité de résistance et de guérison de la nature, c’est-à-dire aussi « une exigence permanente de la vie dans le vivant ». En cela, souligne Canguilhem, « vitalisme et naturisme sont indissociables » : 

 

Le vitalisme médical est donc l’expression d’une méfiance, faut-il dire instinctive, à l’égard du pouvoir de la technique sur la vie (…). Le vitalisme c’est l’expression de la confiance du vivant dans la vie, de l’identité de la vie avec soi-même dans le vivant humain, conscient de vivre » (Canguilhem, 1965, p. 109). 

 

Ces différentes considérations résonnent avec les pédagogies dites « nouvelles », qui entendent précisément moins contraindre de l’extérieur que favoriser une dynamique intérieure ; qui souhaitent moins « meubler l’intelligence » que lui « enseigner à édifier ses murs et à choisir elle-même les meubles de sa propre demeure », comme l’écrivait Ferrière au début des années 1920 (Ferrière, 1919b). Il s’agit en outre de considérer l’enfant de manière globale (avec ses aspects corporels, santé, alimentation, psychiques ou affectifs, son environnement…), comme une unité (tous ces éléments sont autant de paramètres à prendre en compte pour agir sur l’unité dynamique qu’est l’enfant). C’est en ce sens que « l’élan vital » constitue le point de focale à partir duquel reconsidérer l’éducation, en cultivant, entretenant, encourageant ce dernier, comme l’écrit encore Ferrière :  

 

Demain – le demain que nous rêvons et auquel nous travaillons – ce sera, dans le respect des traditions saines, la libération des traditions arbitraires, inutiles et nuisibles ; ce sera la joie dans le travail ; ce sera l’éclosion de la spontanéité : curiosité, intérêt, besoin d’agir, de créer, de produire ; ce sera l’élan vital cultivé, entretenu, encouragé comme une jeune plante qu’une mystérieuse puissance intérieure pousse à grandir et à s’épanouir pour porter en son temps sa fleur et son fruit (Ferrière, 1923, p. 73). 

 

Sans véritablement faire l’objet d’une théorisation explicite, il existe ainsi une forme de vitalisme éducatif au sein de l’Éducation nouvelle. Marcel Crahay le souligne ainsi en soulignant que les penseurs d’une éducation nouvelle entendent « former l’enfant à la vie par la vie » (Crahay, 2010, p. 3). Xavier Riondet a montré que le vitalisme et le naturisme sont des références explicites dans les années 1920 et 1930, avant d’être progressivement ensevelies. Proposons alors l’hypothèse que le vitalisme est – ou est devenue – une passagère clandestine de la philosophie de l’Éducation nouvelle (comprise au sens large)3 . Philosophie, au sens où ces considérations restent fort éloignées des débats spécifiques des biologistes ou des généticiens et relèvent davantage de préoccupations éthiques – nous le développons à la fin de ce texte – par ailleurs dans l’air du temps ; clandestine, au sens où elle ne constitue aucun contenu positif véritablement défini et définitif, délimité et élaboré explicitement, mais plutôt une coloration des débats et des textes. La force vitale de l’enfant comme point de focale pédagogique constituerait ainsi une sorte de patrimoine commun, éventuellement source de malentendus et de faux amis ; mais également un point d’ancrage enfoui historiquement et qui connaîtrait aujourd’hui des résurgences, dans un contexte d’incertitude.  

 

Reconsidérer les débats actuels autour des « pédagogies alternatives »

 

Nous sommes aujourd’hui à cent ans du premier congrès organisé par la Ligue Internationale de l’Éducation Nouvelle (LIEN). Le vitalisme, en éducation et ailleurs, connaît une forme de résurgence4 . Les succès, depuis une quinzaine d’années, de formes diverses de spiritualités ou de « pleine conscience », la démocratisation des médecines dites « alternatives » - largement basées sur une conception vitaliste de la santé – la mode des pédagogies différentes, en particulier la pédagogie Montessori, semblent en être autant d’indices. La valorisation de l’instant présent, la réflexion sur le corps en éducation, sur l’éducation dans la nature, ou même la déscolarisation semblent pouvoir être également subsumées sous cet appel à « la vie ». 

 

Ces propositions apparaissent comme des réponses possibles d’action dans un monde incertain, en particulier dans lequel l’action collective habituelle semble avoir perdu de son efficace, et au sein duquel nous sommes de plus en plus confrontés à des « questions vitales » pour reprendre l’expression de F. Worms : dilemmes éthiques en médecine et en recherche médicale, pandémie du coronavirus, migrations ou encore incertitude climatique et sociale. Ces propositions sont bien entendu porteuses d’ambiguïtés, tant « la vie » peut être essentialisée et interprétée de manière rigide, drainant alors des propositions politiques et sociales réactionnaires. En tous les cas, dans un monde incertain semble émerger la réaffirmation de l’importance de « la vie » et de la vitalité de l’enfant comme autant d’éléments à reconnaître et à intégrer à l’éducation comme à l’école.  

 

Un tel constat déplace de fait les débats actuels autour des pédagogies dites alternatives. Une partie de ces débats s’attache à souligner combien ce type de pédagogie constitue le symptôme et le levier d’une généralisation de l’individualisme, de la marchandisation de l’éducation, de la reproduction de classe, de la valorisation des performances et de l’élitisme. L’hypothèse d’une résurgence du vitalisme n’éluderait pas ces critiques, mais permettrait d’en déplacer la mise en problème, à condition d’effectuer un détour par l’histoire de l’éducation.  

 

Le vitalisme comme pensée médicale, théorique, éducative et politique a en effet subi une double défaite au cours du XXe siècle : la première défaite est pédagogique, et a lieu notamment au congrès de Nice en 1932 (congrès qui voit la fin de la référence à « l’énergie spirituelle » au sein des idées nouvelles en éducation). Cette première défaite correspond à des choix politiques et stratégiques, puisqu’il s’agissait d’envisager aussi comment ces idées nouvelles en éducation pouvaient pénétrer les institutions scolaires, en laissant de côté des références semblant plus ésotériques et moins scientifiques. La deuxième défaite est politique : utilisé et retourné par le nazisme et le fascisme pour devenir des instruments de mort, pour reprendre l’expression de Chapoutot (2017), la référence à « la vie » est teintée, après la Seconde Guerre Mondiale, d’un héritage réactionnaire difficile à revendiquer, même si Canguilhem encourage, en 1947, à distinguer la théorie de son utilisation par des idéologues5 . Si l’on considère cette double défaite, nous pourrions considérer que l’intérêt nouveau pour les pédagogies dites alternatives relèverait d’une forme de retour d’un refoulé historique (éventuellement sur un malentendu). C’est cette hypothèse que ce texte entend explorer. 

 

Ne pouvant répondre à l’ensemble des questions que cette thématique pose, cet article entend simplement proposer une définition possible du vitalisme éducatif (I), considérer sa défaite et ses résurgences contemporaines (II) et interroger les conditions de possibilité d’un « vitalisme critique » (comme le propose F. Worms) en éducation (III).  

 

Les formes du vitalisme en éducation

 

Le vitalisme correspond à la fois à une représentation du vivant, une théorie biologique et une suite de questions dont la forme se modifie au cours du temps6 . Il paraît évident que les débats particuliers des biologistes, physiologistes ou généticiens restent globalement extérieurs aux théories éducatives. Comment le vitalisme peut-il alors trouver sa place dans la pensée de l’éducation ? 

 

Dans son ouvrage Psychologie de l’éducation, Marcel Crahay affirme l’importance du vitalisme, du naturisme et du naturalisme dans la pensée de l’Éducation nouvelle et de ses « précurseurs ». Il ne développe pourtant pas cette question pour elle-même, l’ouvrage cherchant avant tout à décrire quelques propositions pédagogiques (Montessori, Decroly, Dewey, Claparède, Freinet) articulées à la question de la nature de l’enfant et les « présupposés psychologiques » à l’œuvre (Crahay, 2010, p. 43 et sq.).  

 

« La vie » est une référence philosophique que l’on trouve déjà dans L’Émile – puisqu’il s’agit notamment pour l’éducation d’apprendre à vivre, et apprendre à vivre en humain. Mais si chez Rousseau la mention de « la vie » génère une abstraction (puisqu’il faut considérer la vie, il faut « généraliser nos vues » et « considérer dans notre élève l’homme abstrait », écrit Rousseau au livre I), chez les militants de l’Éducation nouvelle c’est l’inverse qui semble à l’œuvre : l’élan vital, lesté d’un appel à la science, doit s’intéresser à l’enfant réel, même si cette réalité enfantine s’articule à un intérêt centré sur le « spirituel » et la prévalence de l’esprit. Pour autant, chez Rousseau comme chez certains penseurs des idées nouvelles en éducation, « la vie » est associée au mouvement, faisant de l’activité et du « spontané » un pilier éducatif. 

 

Ne pas « user » l’enfant : sauvagerie, vitalité et lenteur

 

L’énergie, la joie, l’« élan vital » - il faut être de son temps et citer Henri Bergson à l’occasion – sont le propre de l’enfance (Ferrière, 1919a). 

 

L’éloge de la spontanéité, associée à un élan de vie sans obstacle – c’est-à-dire aussi sans contrainte éducative pressée et normante – s’accorde à trois idées, que nous allons chercher ici chez Adolphe Ferrière (1879-1960). Le pédagogue consacre trois articles spécifiques à la question vitaliste entre 1919 et 1920. Ces idées ne représentent ni la pensée de Ferrière en général ni celle de l’Éducation nouvelle en tant que telles, mais constituent ici comme des propositions paradigmatiques : Adolphe Ferrière, fondateur du Bureau International d’Éducation, personnage incontournable du mouvement des « idées nouvelles » en éducation dans les années 1920 et infatigable voyageur, est ainsi ici pris comme une sorte d’indicateur de l’air du temps.  

 

Ces idées sont les suivantes. 

 

La première est la « sauvagerie » de l’enfant (« L’enfant est un sauvage. Il est fait pour être un sauvage. La jungle est son milieu naturel ») qui ne s’oppose pas à la civilisation pour autant qu’elle est respectée dans le temps qui est le sien : un enfant respecté dans la sauvagerie de son enfance fera un être civilisé – ce qui constitue, écrit Ferrière, une « loi biogénétique ». Cette conception suppose un renversement de valeur, faisant de l’enfant l’ancêtre de l’adulte (la fleur donnant le fruit), le détenteur premier de la puissance créatrice propre à l’humanité.   

 

Je pense que l’enfance est la fleur de l’humanité, alors que nous, adultes, en somme – ou devrions en être – les fruits. Je pense que la fleur est faite pour donner son parfum en plein air, chaque fleur selon son espèce, et qu’il ne faut pas presser cent pots de fleurs dans une serre étroite, humide et surchauffée. Je pense que la spontanéité est la première des qualités de l’homme, et bien plus encore, de l’enfant et de l’adolescent. Je pense que tuer à petit feu la spontanéité est un crime de lèse-humanité » (Ferrière, 1919a). 

 

Il s’agit, partant, et c’est la deuxième idée, de ne pas précipiter le temps pour laisser s’exprimer « la vitalité » de l’enfant : « la vivacité d’esprit, la fraîcheur, l’énergie, le courage et l’« allant » qui sont le propre d’une jeunesse saine et non surmenée ». La vitalité n’est donc pas seulement verticale (ce qui élève l’enfant), mais est aussi horizontale (ce qui permet un déploiement), ce qui suppose du temps. L’enjeu premier est de rendre possible l’éclosion des intérêts profonds, donc la joie, donc la lutte contre l’ennui ; l’enjeu second est de favoriser une cohérence des savoirs par l’intérêt et l’unité du sujet (il s’agit d’engager une « convergence des énergies de l’individu »), évitant le morcellement du travail qui coupe les élans. Donner du temps, enfin, suppose évidemment d’éviter le surmenage – question essentielle des années 1920. Il s’agit d’éviter une « extinction » à la fois des intérêts, de l’esprit, de l’élan de vie : cette extinction, d’abord impalpable, devient pour Ferrière, à l’âge adulte, « un stigmate sur l’individu, vidé de sa vitalité spirituelle. Elle reste [cette extinction] sur lui comme une marque indélébile de médiocrité » (Ferrière, 1919a).  

 

La troisième idée découle des deux premières : le respect de l’élan vital suppose, en éducation, de favoriser tout ce qui ne réfrène pas l’énergie, et d’écarter tout ce qui épuiserait, non l’enfant – il ne s’agit pas d’opposer vie et effort –, mais son dynamisme de travail et de vie. La « vraie vie » est donc un ingrédient premier des écoles nouvelles :  

 

 Avoir été mis en présence de la vraie vie, et non de ces simulacres de vie qu’on conserve, en bocaux, dans les musées, dans les manuels, dans les armoires à matériel d’enseignement de nos écoles (op.cit.).  

 

Il est donc souhaitable de retarder l’entrée dans des apprentissages formels pour favoriser le travail au sens large, comme le proposent les écoles nouvelles (les « bonnes », précise-t-il) à la campagne :  

 

On laboure, on plante, on coupe du bois, on élève du bétail, on joue, on se bat, on voyage à pied ou à bicyclette, couchant à la dure, on rapporte des documents, on menuise, on remplit les laboratoires de copeaux et d’éclats de rire.  

 

L’effort d’instruction pourra être rattrapé plus tard, à 16 ans, lorsqu’il s’agit de passer les examens, que l’on réussit largement. Retarder les apprentissages (ou ne pas les presser, ce qui amènera d’ailleurs des débats, par exemple avec les montessoriens) suppose là encore de laisser intact quelque chose de l’ordre de l’éclosion de la vie. « On entre dans la vie, frais, dispos, prêt à toutes les audaces, maître de soi, maître du monde », écrit Ferrière.  

 

Une « source qui jaillit » : la question de la puissance

 

L’énergie » est ainsi le socle d’une intervention éducative éthique et pertinente – et cette pertinence, nous y reviendrons, ne semble pas s’appuyer sur une définition précise de cet « élan ». Si l’intelligence, la discipline morale, restent importantes en éducation, le guide premier doit être ce qui « soulève l’individu au-dessus de lui-même.  

 

Mais, au nom de la vie et de la joie de vivre, ne les privez pas, pour cela, de ce qui forme la base de tout cela, le piédestal de la vie spirituelle, la condition même de l’intelligence, de la vie esthétique, de la morale et de tout le reste : l’énergie, l’élan vital qui soulève l’homme au-dessus de lui-même. L’énergie n’est pas seulement la clé du succès ; elle est aussi la clé du bonheur  (Ferrière, 1919a). 

 

En cela, l’exemple de Ferrière montre que le vitalisme constitue moins un contenu de l’éducation qu’une indication sur ses fins et sur ce qui doit constituer un guide. Ferrière cite ainsi Albertine Necker de Saussure7 chez laquelle il trouve l’idée de puissance : l’esprit de l’enfant est une « source » qu’il s’agit de laisser jaillir et non un « vase que l’on remplit » - une citation qui est aujourd’hui largement, et à tort semble-t-il, attribuée à Maria Montessori. Cette puissance est définie par Ferrière comme « inconsciente » (conceptions que l’on retrouve plus tard développées chez Maria Montessori et Mario Montesano Montessori) et affirme que « vie et dynamisme ne font qu’un » (Ferrière, 1920, p. 2). Elle suppose, dans l’interprétation de Ferrière, une approche « spiritualiste » c’est-à-dire formant une intelligence dynamique ouverte sur l’avenir (explicitant l’usage de l’expression « élan vital spirituel »). La « formation de l’esprit » doit être première, mais doit également s’articuler à la formation morale (« la possession de soi » contre les considérations « utilitaires » en éducation) et à la liberté :  

 

Il faut laisser l’esprit travailler à loisir sur une idée pour qu’elle serve à le nourrir’. Cela fait songer au mot bien connu : on ne vit pas de ce que l’on mange, mais de ce que l’on digère (Ferrière, 1919b).  

 

Ajoutons, enfin, que pour Ferrière ces différentes propositions s’articulent à un engagement et une vie de type naturiste, intégrant à l’éducation la question de l’alimentation, de l’hygiène de vie, de la santé et du corps, mais également celle des rapports entre l’humain et son environnement. 

 

Vitalisme : défaites et résurgences

 

Le travail de Xavier Riondet sur Ferrière, le naturisme, Vrocho et les Freinet dans la zone géographique de Nice revient sur l’émergence, au début du XXe siècle, à la fois de la définition d’une science de l’enfant et des enjeux épistémologiques et politiques à l’œuvre, la psychologie comme science venant prendre l’ascendant sur la pédagogie. Les années 1930, et l’entre-deux-guerres en général, sont à ce titre un moment charnière, visant à « ‘scientificiser’ la psychologie et la pédagogie » (Riondet, 2019, p. 125-126). 

 

Une telle évolution ne pouvait, de fait, que mettre peu à peu le vitalisme, peu orthodoxe dans ses références et de facture syncrétique8 , de côté. C’est chose faite lors du congrès de Nice (1932). 

 

Le congrès de Nice et la fin de la référence à « l’énergie spirituelle »

 

C’est l’hypothèse proposée par Annick Raymond, qui affirme que le Groupe Français de l’Éducation Nouvelle (GFEN) y adopta une nouvelle charte, dans laquelle le concept « d’énergie spirituelle » disparaît devant « l’esprit de coopération » (Raymond, 2002, p. 105). Laurent Gutierrez mentionne le discours de clôture du congrès par M. Harlold Rugg, qui souligne précisément cette opposition présente dès les débuts du mouvement : 

 

Nous nous sommes trouvés devant deux attitudes très nettes des éducateurs, attitudes qu’on peut résumer ainsi : l’éducation sera-t-elle imposée aux enfants de l’extérieur, ou sera-t-elle basée sur leur développement même ? Leur imposerons-nous une société créée par nous, ou leur donnerons-nous les moyens de créer la société qu’ils désireront et qui sera vraisemblablement toute différente de tout ce que les adultes peuvent concevoir aujourd’hui ? Comme on le sait, la seconde attitude est celle que nous avons toujours adoptée, et il nous semble évident qu’on ne saurait parler d’Éducation nouvelle tant qu’on s’en tient à la première, qui ne met pas l’enfant au centre de l’éducation. C’est à cause de ces deux attitudes que personne encore ne s’accorde sur ce qu’il est convenu d’appeler école nouvelle et que Mme Montessori a pris le parti fort sage de se refuser à faire entrer ses écoles sous cette dénomination qui recouvre les organisations les plus hétéroclites et les plus contradictoires (cité in Gutierrez, 2010, p. 31-32). 

 

L. Gutierrez rappelle également qu’il s’agissait ainsi d’établir des liens avec le ministère de l’Instruction Publique. Les enjeux sont alors doubles : envisager, d’abord, « le rôle de l’éducation dans l’évolution dans la société », supposant d’interroger la transformation sociale, comme le montre Frédéric Mole (Mole, 2012, p. 67) ; définir ou redéfinir, ensuite, ce qui pouvait être nommé « scientifique » dans le champ de l’éducation. Les spiritualistes, rattachés souvent à Ferrière ou Montessori – à l’image de La Nouvelle Éducation, mais également tous les pédagogues se référant plus ou moins explicitement à la pensée vitaliste, en firent les frais. En 1936, lors du congrès de Cheltenham, la rupture sembla consommée : le mouvement pratique, pédagogique et spiritualiste fut donc défait par l’histoire, et avec lui le vitalisme comme philosophie structurant les pédagogies désormais appelées « actives ».  

 

Cette défaite n’a pas empêché des survivances, sous forme de poches résistantes – comme l’École Freinet de Vence – ou par la transmutation des idées. Dans le cas du réseau Montessori, le vitalisme a d’abord perduré (avec des références explicites à la mnémè de Rochard Semon ou à Percy Nunn), avant de transiter, dans le cas français, vers le personnalisme et ses réseaux : le vitalisme aurait ainsi muté en direction de l’existentialisme chrétien (le respect de l’élan vital devenant le respect inconditionnel de la personne) – hypothèse que nous faisons ici sachant qu’il faudrait qu’elle soit davantage étayée9 . 

 

Néanmoins, en épurant la pédagogie des références ésotériques et à tout « élan vital », l’école et l’éducation ont aussi mis à distance, dans le même temps, « la vie », qui s’externalise loin de la pédagogie : l’alimentation, la santé, la réflexion sur le corps, la place de la nature, la réflexion sur l’espace et l’architecture. Cet effet de filtrage a aussi eu lieu au sein même des pédagogies vitalistes, qui ont vu leurs adeptes parfois laisser de côté ou minimiser le bagage spiritualiste ou tout simplement philosophique, oubliant leurs marges et leurs références atypiques (Kolly et Riondet, 2020). L’effet a conduit à réduire parfois les pédagogies à des pratiques asséchées et centrées uniquement sur les techniques, ou encore à quelques slogans. 

 

 Une résurgence contemporaine

 

Au regard d’un tel constat, le renouveau de l’intérêt pour les pédagogies alternatives, les pratiques différentes d’éducation et d’écoles pourraient être interprétées comme la résurgence d’un vitalisme longtemps passé sous silence, et dont les formes se sont maintenues aux marges ou en dehors de l’institution-école. Pour autant, la référence précise et explicite à « la vie », à un « élan vital » ou à une « énergie » n’est pas toujours présente : en tant que passagère clandestine, qui plus est passée sous silence dans l’histoire, elle ne pourrait revenir que sous la forme d’un refoulé historique.  

 

Il nous faut donc moins chercher des références précises à la vie que considérer des indices dont nous avons déjà fait mention : développement des médecines alternatives, explosion des références à la pédagogie Montessori, et de manière plus générale, à des formes différentes d’éducation, mais aussi glorification de la déscolarisation ou de formes d’éducation « dans la nature » ou à la maison. Dans tous les cas, ces expériences alternatives, c’est-à-dire situées ailleurs que dans l’école conventionnelle considèrent fréquemment que cette dernière détruit l’enfant, le bride en lui faisant subir une éducation tuant toute vie et tout talent singulier. Le vitalisme affleurerait ainsi dans les différentes propositions d’une éducation « bienveillante », valorisant le « développement enfantin » ou encore dans les pratiques se présentant comme « positives ».  

 

La référence aux neurosciences, en ce sens, serait bien plus ambivalente dans le champ actuel de l’éducation qu’elle n’est généralement présentée. Si beaucoup de militants pédagogiques aiment à trouver dans les « sciences » contemporaines des vérifications supposées de leurs pratiques, la référence à la « vie » vient également à rebours de cette tendance, en débordant toute interprétation purement mécanique. Il y aurait alors dans ces appels à des pratiques autres, moins centrées sur le scolaire, une résistance à de nouvelles formes de mécanisme et une réaffirmation de l’importance de l’éthique. En ce sens, si ces propositions restent hors de l’école pour tous, elles constituent effectivement un privilège : mais ce dernier n’est pas tant celui de l’élitisme scolaire que celui d’un soin donné aux enfants considérés dans leur globalité (affects, corps et alimentation, expression par les arts ou l’écriture, espace et interactions sociales). Pour autant, ces différentes considérations ne semblent pas, ou pas encore, articulées à un projet plus global de rénovation de l’école, de la société ou à un projet collectif – ce qui pourrait constituer une différence, de taille, entre 1921 et 2021, peut-être un chantier à ouvrir. 

 

Un « vitalisme critique » en éducation est-il possible ?

 

Pour toutes ces raisons, il semble pertinent de s’interroger sur les conditions de possibilité, non pas seulement d’un renouveau du vitalisme en éducation, mais d’un « vitalisme critique ». Pointant à la fois la fécondité de la pensée vitaliste, mais aussi les écueils et dangers d’une essentialisation de « la vie », Frédéric Worms propose cette expression en 2015 dans la revue Esprit ; il affirme par ailleurs l’idée d’un « humanisme vital » ou d’une « démocratie vitale » (2019) permettant de se repérer par gros temps. L’éducation est pourtant absente de cette proposition philosophique : comment pourrait-on ici y réinsérer la pensée de l’éducation ? 

 

Le vitalisme, une exigence plus qu’un contenu ?

 

Marcel Crahey lit dans les propositions pédagogiques vitalistes un retour du naturalisme figé et problématique. Si le fixisme est de fait un risque important, il est aussi un effet de texte. Ne considérer que les textes pédagogiques en les désarticulant de leurs pratiques prend en effet le risque de manquer ce qui déborde la théorie pour construire une puissance pratique ; fige en outre comme « philosophie » ce qui est aussi un tissage d’influences, fluctuant au cours du temps, quitte à être parfois contradictoire. A considérer les mentions de Ferrière de « la vie », de « l’élan » ou de « la puissance », ces dernières semblent relever d’une conception tellement large (la proposition vitaliste serait le fait de Rousseau, Pestalozzi, Saint François d’Assise, le Christ, Bouddha, Lao-Tsé, et tous les « fidèles de la religion de l’amour », écrit Ferrière) qu’on voit mal à quel contenu positif il correspond véritablement.  

 

Précisément : ce vitalisme ne correspond peut-être pas tant à l’affirmation fermée de « lois » de développement enfantin démontrant un dessein divin chez l’enfant – quoique cette affirmation puisse être présente, par ailleurs, chez certains pédagogues, ou à certaines phases de leur pensée – qu’une affirmation éthique, vide de contenu, affirmant le respect non négociable d’une puissance hétérogène à l’action de l’adulte. Une telle affirmation possède un effet pratique tout à fait concret (intervention délicate de la part de l’adulte éducateur permettant une éducation « du dedans au dehors » pour Ferrière (1922, p. 3)), sans pour autant avoir besoin de s’appuyer sur un contenu positif ou un programme : « le programme doit être vide », disait Foucault pour une toute autre perspective (Foucault, 1981, p. 38-39). Il s’agirait alors de retenir du vitalisme en éducation bien moins un contenu – par ailleurs ou tellement vague qu’il paraît bien difficile à définir et à servir théoriquement10 - qu’une manière d’agir, ou si l’on préfère, une exigence éthique. Cette dernière semble devoir néanmoins supposer de s’articuler à des fins, ou à des normes et des valeurs : sans quoi « l’élan vital » peut se retourner contre lui-même et servir des objectifs mortifères. L’articulation peut néanmoins en sembler délicate : elle constitue, par exemple, toute la difficulté à laquelle se confrontent les montessoriens lorsqu’ils réfléchissent à l’articulation concrète de « la liberté » et de « la discipline ».  

 

L’idée d’exigence éthique irait dans le sens que proposait Canguilhem dans la suite de conférences données en 1946-47 au Collège Philosophique. Situées à un moment charnière, après la Seconde Guerre Mondiale et l’expérience nazie, ces conférences interrogent la notion « vie » et effectuent le bilan du vitalisme à une période où celui-ci n’a pas bonne presse : de « valeur péjorative », il apparaît alors comme « une illusion de la pensée ». En cherchant à interroger « la vitalité du vitalisme », c’est-à-dire la « vitalité propre » de cette proposition (Canguilhem, 1965, p. 106-107), Canguilhem n’entend pas affirmer une finalité ou un « dessein », mais propose plutôt de choisir des objets philosophiques (la génération plus que la technique, par exemple, la correspondance entre l’unité de l’organisme et l’unité de l’univers). Dans ce sens, le vitalisme est proposé comme une posture et une morale : il ne vise pas tant à décrire la nature, de manière externe et détachée (ce que ferait un « vitalisme classique » articulé à un dessein), mais à sentir et se sentir appartenir à la nature. L’idée de « sympathie » (de l’organisme, de l’univers, mais aussi du savant devant la nature) est alors essentielle. À propos de Radl, Canguilhem écrit : 

 

L’homme, dit-il, peut considérer la nature de deux façons. D’abord il se sent un enfant de la nature et éprouve à son égard un sentiment d’appartenance et de subordination, il se voit dans la nature et il voit la nature en lui. Oui bien il se tient face à la nature comme devant un objet étranger, indéfinissable. Un savant qui éprouve à l’égard de la nature un sentiment filial, un sentiment de sympathie, ne considère pas les phénomènes naturels comme étranges et étrangers, mais tout naturellement il y trouve vie, âme et sens. Un tel homme est fondamentalement un vitaliste (p. 111). 

 

Cette posture possède d’emblée des résonnances morales, puisqu’il s’agit de sympathie, mais aussi de confiance dans la spontanéité de la vie ; il s’agit enfin d’une forme de reconnaissance, de la « force » de chaque être (à propos de Van Helmont). C’est sans doute ceci qui fait écrire au philosophe que le vitalisme est une exigence plus qu’une méthode, « une morale plus qu’une théorie ». 

 

Si le vitalisme traduit une exigence permanente de la vie dans le vivant, le mécanisme traduit une attitude permanente du vivant humain devant la vie. (…) Si le vitalisme est vague et informulé comme une exigence, le mécanisme est strict et impérieux comme une méthode (Canguilhem, 1965, p. 110). 

 

Cette conception entend le vitalisme comme ce qui apporte plus de questions que de réponses (« c’est loger la question dans la réponse beaucoup plus que fournir une réponse », écrit Canguilhem).  

 

Il faudrait en ce sens prendre acte de la défaite du vitalisme substantiel, pour réaffirmer son exigence : « une méfiance permanente de la vie devant la mécanisation de la vie. C’est la vie cherchant à remettre le mécanisme à sa place dans la vie » (p. 126). Le vitalisme pourrait ainsi être considéré comme pertinent du point de vue de l’exigence éthique qu’il sous-tend : « l’exigence permanente de la vie dans le vivant », c’est-à-dire dans l’affirmation (vide de tout finalisme) de la créativité, ainsi que la polarité « dialectique » de la vie11 . C’est en ce sens que Canguilhem propose de considérer, non pas seulement les « aspects » du vitalisme, mais bien sa « fécondité »12 .  

 

Conditions d’un « vitalisme critique » en éducation

 

Quelles seraient alors les orientations possibles d’un « vitalisme critique » en éducation ? Les pistes qui suivent, encore tâtonnantes, ne visent ici plus seulement à l’hypothèse d’une résurgence du vitalisme, mais à interroger les conditions de possibilité d’une résurgence constructive et pertinente.  

 

L’intérêt de la proposition de Worms est de faire du vitalisme une proposition éthique autant que politique, en désessentialisant « la vie », mais en conservant fondamentalement cette proposition « vitale ». « Le vivant demeure », écrit-il, « on ne peut en faire abstraction ». Pour autant, le qualificatif de « critique » suppose de considérer que ce « vivant » n’est pas univoque, mais « une série de tensions ou d’oppositions » (« entre la vie et la mort, entre la vie et les vivants (individuels), entre le soin ou le soutien, enfin, et le pouvoir ou la violence, sur la vie, ou plutôt sur les vivants »). « Ce sont ces tensions qui auraient quelque chose d’irréductible », écrit Worms. Il s’agit de pointer les contradictions au sein même de la vie, ce qui, pour le philosophe, « change tout ». Le vitalisme critique, en ce sens, s’oppose autant au vitalisme « substantiel » ou « idéologique », pour qui la vie est une essence ou une valeur en soi qu’à ce qui serait une réduction de la vie à autre chose qu’elle, « la réduisant ou la soumettant à autre chose de sous-jacent ou de transcendant »13 .  

 

Plusieurs pistes pourraient être explorées ; avant tout, si « la vie » doit être désessentialisée, il faudrait renoncer à donner à un supposé l’élan vital un contenu substantiel, c’est-à-dire à le définir comme une énergie métaphysique qui viendrait donner sens à l’action enfantine comme à l’action de l’adulte. Pour autant, nous pourrions ne pas renoncer à cette métaphore pertinente en pratique. Pour le dire autrement, le vitalisme serait faux en théorie, mais vrai en pratique, ou vrai comme métaphore. Il faudrait ici réactiver l’héritage de N. Charbonnel – chose impossible dans le cadre restreint de cet article – pour explorer les liens envisageables entre cette métaphore et la praxis éducative (Charbonnel, 1991, 1993, Charbonnel et Kleiber, 1999). Cette proposition ne supposerait néanmoins pas que la considération de la vie soit la seule instance à l’œuvre pour penser l’éducation et sa pratique. D’autres instances, en particulier les fins et la raison pratique, supposent également d’être convoquées.  

 

En tous les cas, il s’agirait, pour l’éducateur, de favoriser « la vie », de contrer la mort, c’est-à-dire de lutter contre l’inertie et l’atrophie ; ce serait favoriser la dynamique, le mouvement chez l’enfant, ou encore une résistance à la destruction (point de vue psychique, épistémique, éthique). Cette « vie » dans l’éducation supposerait de toujours considérer la polarisation à l’œuvre, celle du constructeur et du destructeur, non de manière essentialisée une fois de plus (des comportements normés à l’avance), mais toujours en situation. Une telle perspective irait plus loin que la considération, déjà essentielle, de « la vie » comme ce qui dépasserait (ou s’opposerait) au scolaire : prise en compte de la vie de l’enfant, de son environnement quotidien par exemple (Hameline, 2000, p. 14).

 

Favoriser la vie, ensuite, supposerait de s’interroger sur l’interrelation, et sans doute de modifier les formes actuelles du collectif à l’école. Toujours seul et toujours avec les autres, les enfants sont intriqués dans des liens d’attachement, de soins, qui permettent paradoxalement l’individuation. Tout comme le bon attachement se juge à l’épreuve de la séparation, écrit Worms, l’éducation doit pourvoir suffisamment de lien et de relation pour permettre l’individuation. Dès lors, pour le philosophe, la question du sens de la vie ne réside pas tant dans une « vie intérieure » coupée d’autrui que dans des expériences relationnelles ; et dans ces expériences relationnelles se trouve, de manière immanente, le sens de la vie (Worms, 2014, p. 16). 

 

Il n’y a donc pas à choisir entre le biologique et le psychologique, entre la vie et le sens : la vie conduit au sens comme le sens (ou sa perte) renvoie à la vie (et à ses troubles, et cela à travers les relations qui ne sont pas des « médiations » secondaires ou facultatives, mais des faits primitifs et irréductibles (op. cit., p. 57). 

 

Il faudrait pourtant accepter à l’œuvre ici le conflit, la polarisation au sein même de ces relations : la vie est autant « ce qui unit et ce qui sépare », et les séparations sont parfois pourvoyeuses de paix et de construction.  

 

Enfin, la vie dans l’éducation supposerait (nous suivons toujours Worms, de manière tâtonnante) de ne pas oublier la tension constitutive entre pouvoir et soin. Des critiques s’élèvent actuellement dans la littérature journalistique autour de « l’éducation positive »14 , qui générerait notamment un épuisement parental (comprendre une prise de pouvoir de l’enfant). Ces constats relèveraient pourtant de contradictions au sein de la vie même, la polarité (création/destruction) ouvrant à l’éthique et la moralité. Dans la relation, écrit Frédéric Worms, il n’y a pas seulement création de soi, mais « révélation de la relation à elle-même » : l’enfant crée sa mère, comme l’artiste son public. Dans ce cas, si « des relations vitales surgissent des normes morales », alors là encore le vitalisme critique assumerait les polarités, le travail de la relation, la morale « prise dans la relation », et non une essentialisation de « la vie » (celle de l’enfant à respecter absolument, celle de l’adulte individué et indépendant).  

 

Ces trois points pourraient-ils alimenter une éducation prenant en compte l’incertitude croissante du monde, où les catastrophes réelles ou à venir engendrent des « traumatismes psychologiques » ? Pourraient-elles engager les enfants à vivre autrement et apprendre à résister, autant qu’à construire collectivement ? Quelle serait l’articulation possible entre vitalisme critique, normes et valeurs en éducation ? En ce sens, « la vie » ne viendrait pas seulement alimenter une autre manière de penser l’éducation, mais aussi le collectif et la démocratie, et la réflexion, sur ce point, reste ouverte. 

 

Bibliographie 

 

Documents imprimés 

« Principes de ralliement » (1992). Ligue Internationale pour l’Éducation Nouvelle. Pour l’ère nouvelle, janvier 1922. 

Cuénot, L. (1941). Invention et finalité en biologie. Paris : Flammarion. 

Ferrière, A. (1919a). « A propos de l’élan vital », In L'Union Helvétique, organe de progrès démocratique et social, année 26, n°111, mai 1919. Archives Institut Jean-Jacques Rousseau (AIJJR). 

Ferrière, A. (1919b). « Encore l'élan vital ». L’union helvétique, année 26, n°298, décembre 1919. AIJJR. 

Ferrière, A. (1920). « L'élan vital spirituel », E. Bircher, 1920. Extrait de la Revue de biologie sociale, n°4, décembre 1920. Archives Institut Jean-Jacques Rousseau. AIJJR. 

Ferrière, A. (1922). « Pour l’ère nouvelle ». Pour l’ère nouvelle, n°1, janvier 1922, p. 2-4. 

Ferrière, A. (1923). « Discours d’inauguration », Congrès de Montreux, Pour l’ère nouvelle, n°8, octobre 1923, p. 73-79. 

 

Références 

 

Canguilhem, G. (2009/1965). La connaissance de la vie. Vrin. 

Chapoutot, J. (2017). La révolution culturelle nazie. Gallimard.  

Charbonnel, N. (1991, 1993). La tâche aveugle (Volume 1 — Les aventures de la métaphore; Volume 2 — L’important c’est d’être propre; Volume 3 — Philosophie du modèle). Presses universitaires de Strasbourg.  

Charbonnel, N., Kleiber, G. (1999). La métaphore entre philosophie et rhétorique. Presses Universitaires de France. 

Crahay, M. (2010/1999). Psychologie de l’éducation. Quadrige, Presses Universitaires de France.  

Foucault, M. (1954-1988). Dits et Ecrits, Tome IV. Quarto, Gallimard. 

Gutierrez, L. (2010). La Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle. Contribution à l’histoire d’un mouvement international de réforme de l’enseignement (1921-1939). Spirale 45, p. 29-42. 

Hameline, D. (2000). Adolphe Ferrière. Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIII, n° 1-2, mars-juin 1993, p. 379-406. http://www.ibe.unesco.org/sites/default/files/ferrierf.pdf  

Kolly, B. et Riondet, X. (2020). Le philosophe et les marges de la pédagogie », revue brésilienne de philosophie Modernos & Contemporâneos – International Journal of Philosophy. V.4, n.9, 2020, p. 119-135. https://www.ifch.unicamp.br/ojs/index.php/modernoscontemporaneos/article/view/4276/3230 

Lalande, A. (1926/2010). Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Quadrige-PUF, entrée « Spontané ».  

Maurel, M-C. Vitalisme ou matière vivante ? Encyclopédie Universalis [en ligne], consulté le 20 octobre 2021.  

Mole, F. (2012). Freinet au Congrès mondial de Nice (1932) : une révolution sociale par l’Éducation nouvelle ? Dans : L. Gutierrez, L. Besse & A. Prost (dir.), Réformer l’école. L’apport de l’Éducation nouvelle (1930-1970) (pp. 63-75). Presses Universitaires de Grenoble. 

Raymond, A. (2002). L’éducation morale dans le mouvement de l’Éducation Nouvelle. L’Harmattan. 

Riondet, X. (2019). L’expérience Vrocho à Nice. Presses Universitaires de Rouen et du Havre. 

Rousseau, J.J. (1762/1966). Émile ou de l’éducation. Garnier Flammarion. 

Worms, F. (2013). La vie qui unit et qui sépare. Payot. 

Worms, F. (2015). Pour un vitalisme critique. Esprit, janvier 2015. https://esprit.presse.fr/article/frederic-worms/pour-un-vitalisme-critique-38191#no2 

Worms, F. (2019). Pour un humanisme vital. Lettres sur la vie, la mort et le moment présent. Odile Jacob. 

 

Notes

 

[←1

 Voir le travail essentiel d’Henri Louis Go et Xavier Riondet en particulier le volume 2 : (2020). A côté de Freinet. Presses universitaires de Lorraine- Edulor. Pour Montessori, j’ai développé cet espace en 2018 dans Kolly, B. (2018). Montessori, l’esprit et la lettre. Hachette. 

[←2

 La lecture d’un naturaliste nancéen, Lucien Cuénot, écrivant en 1941 une synthèse des formes du vitalisme et du mécanisme intitulée Invention et finalité en biologie, donne ainsi un aperçu de la multiplicité des approches vitalistes. 

[←3

 Cette formulation est le fruit de discussions avec Eirick Prairat, qui m’avait suggéré l’idée de clandestinité, et Xavier Riondet, qui a lu cet article avec attention. Je les remercie ici chaleureusement.  

[←4

 Depuis la première formulation de notre hypothèse en février 2020, nous remarquons une extension des mentions au vitalisme. Un article « vitalisme » a été créé sur Wikipédia en juin 2021. Une écrivaine célèbre, dans un entretien de rentrée sur une grande chaîne de radio, s’est déclarée « vitaliste », etc. 

[←5

 « Il est tout aussi absurde de chercher dans la biologie une justification pour une politique et une économie d’exploitation de l’homme par l’homme qu’il serait absurde de nier à l’organisme vivant tout caractère authentique de hiérarchie fonctionnelle (…) parce qu’on est partisan, pour des raisons de justice sociale, d’une société sans classes ». Canguilhem, 1965, p. 125. Pour autant, la question semble plus délicate en éducation, et un travail systématique resterait ici encore à faire.  

[←6

 Sur ce point, l’article consacré au vitalisme écrit par Marie-Christine Maurel dans L’Encyclopédie Universalis est très éclairant : elle montre en quoi le vitalisme constitue une suite de courants opposés au mécanisme aux XVIIIe et XIXe siècle, mais également en quoi les questions qu’il pose courent jusqu’à nos jours, par exemple dans les recherches génétiques.  

[←7

 (1766-1841). Cousine de Germaine de Staël dont elle était proche, Mme Necker de Saussure est une pédagogue suisse surtout connue pour son ouvrage L'Éducation progressive ou Étude du cours de la vie (1828). Elle fait l’objet d’une entrée dans le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson. 

[←8

 Si la plume de Ferrière se défend ainsi de tout finalisme et de toute métaphysique, elle esquisse dans le même temps que Dieu serait une appellation religieuse de « l’influx vital, cette poussée intérieure d’énergie » (mais aussi cette « énergie occulte qui (…) fait tourner les tables »). Au-delà du syncrétisme dont Ferrière témoigne – dans la lignée d’autres auteurs, qu’il cite, et dans l’esprit du temps peut-être (Breguer, Baudoin) – il semble vouloir indiquer que le vitalisme serait un possible réconciliable, en éducation, entre religieux et laïques, psychologues et scientifiques.  

[←9

 Cette transmutation est une hypothèse qui est actuellement au travail.  

[←10

 Pour Ferrière, comme nous le décrivons plus bas, l’élan vital peut regrouper indistinctement la libido de la psychanalyse, « Dieu le Père, l’Éternel », l’obligation morale ou le vouloir vivre.  

[←11

 Selon le mot de Claude Bernard, cité par Canguilhem : « la vie est la création » (cité p. 126). 

[←12

 Le philosophe termine son texte en complexifiant les approches classiques, rappelant que beaucoup de « mécanistes » du XVIIIe peuvent être considérés comme vitalistes (comme Diderot), ou encore certains biologistes se situant dans cette veine (Haldane) pourraient pourtant être articulés au matérialisme dialectique marxiste. Une telle lecture « féconde » pourrait être faite des pédagogues vitalistes. 

[←13

 L’article étant disponible en ligne sur le site de la revue Esprit, nous n’indiquons pas de numéros de page. 

[←14

 Voir par exemple l’ouvrage de Béatrice Kammerer (2021). L’éducation vraiment positive. Paris : Larousse. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292