Accueil > Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation > ARPHÉ 2021 > Recensions > Lahire, B. (2021). Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de (...)

lundi 14 mars 2022

Pour citer ce texte : PITTET, M.. (2022). Lahire, B. (2021). Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’« échec scolaire » à l’école primaire. Presses universitaires de Lyon, 308 pages, 18 euros. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 2
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2021/recensions/article/lahire-b-2021-culture-ecrite-et-inegalites-scolaires-sociologie-de-l-echec]

Lahire, B. (2021). Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’« échec scolaire » à l’école primaire. Presses Universitaires de Lyon, 308 pages, 18 euros. 

 

Mathieu Pittet 
Université de Bordeaux, SPH 

 

La réédition de l’ouvrage issu de la thèse soutenue par Bernard Lahire en 1990 nous invite à revenir sur les réflexions et analyses proposées dans cette contribution majeure pour la recherche sur l’école et l’éducation. Dans une préface inédite, B. Lahire replace les origines de cette recherche au croisement d’une « problématique existentielle » (liée à sa propre trajectoire de "transfuge de classes" issu de milieu populaire), et d’un « état donné des connaissances scientifiques mobilisables » (p. 7). On comprend ici comment l’auteur a transformé une tension intérieure vécue en un questionnement scientifique, lequel s’est notamment construit en effectuant vis-à-vis des travaux existants quelques déplacements de nature théorique et méthodologique qui permettaient d’interroger à nouveaux frais les inégalités scolaires et les processus de différenciation et de domination sociale qui les fondent. L’ouvrage est passionnant, original à plus d’un titre et nous allons le voir, il n’a rien perdu de son actualité.  

 

L’objectif premier est d’observer l’échec scolaire précoce à la lumière des connaissances accumulées en histoire et en anthropologie sur l’invention et le développement de l’écriture. Il s’agit d’éprouver : « la fécondité des travaux sur les cultures écrites à l’endroit même où, crevant les yeux de tous, ces cultures écrites n’étaient jamais interrogées : l’univers scolaire » (p. 16). Cette démarche confère à l’ouvrage une dimension quasi "archéologique", où le sol de nos évidences est creusé pour faire apparaître les fondations oubliées du lieu scolaire. C’est donc dans le vaste mouvement socio-historique de déploiement de la culture écrite et dans les ruptures successives opérées avec les logiques inhérentes à la culture orale que l’auteur cherche de quoi mieux comprendre "l’École", ce qu’on y enseigne, la manière de l’enseigner, et les difficultés que l’on peut y rencontrer. Suivant cette logique, la première étape du travail est une analyse des configurations historiques significativement différenciées du point de vue des pratiques de l’écriture. Le premier chapitre conduit ainsi le lecteur, depuis les sociétés sans écriture jusqu’à la systématisation de l’enseignement, à observer les transformations induites par le développement de l’écriture dans les domaines religieux et politiques, au niveau des modalités d’exercice et de distribution du pouvoir, dans les modes de transmission des savoirs, ou encore au niveau cognitif, toutes ces transformations touchant aussi aux pratiques langagières et aux formes de relations sociales. Au terme de cette analyse, B. Lahire pose deux notions clés. La forme sociale scripturale-scolaire renvoie à des formes de relations sociales tramées par des pratiques d’écriture. Elle implique un rapport scriptural au langage et au monde, produit historique d’un vaste mouvement d’autonomisation progressive du langage et des savoirs vis-à-vis de leurs usages pratiques. La forme sociale orale correspond au contraire à des formes de relations sociales caractérisées par un rapport oral-pratique au langage et au monde où le langage et les savoirs sont plus incorporés qu’objectivés. Dans cette perspective, l’école est le lieu par excellence de la culture écrite, un lieu où prédomine le rapport au langage et au monde constitutif de la forme sociale scripturale-scolaire. Une hypothèse générale est alors posée ; « "l’échec scolaire" effectif, qui touche prioritairement des enfants de classes populaires, provient de ce que ces enfants ne parviennent pas à maîtriser, dans un rapport de domination, des formes de relations sociales particulières, à savoir des formes sociales scripturales et, par conséquent, le type de rapport au langage et au monde qui les caractérisent » (pp. 55-56).  

 

Cette hypothèse est ensuite mise à l’épreuve du terrain et des pratiques scolaires. Au cours des chapitres suivants - qui portent successivement sur l’apprentissage de l’écriture et de la lecture, sur les exercices de langue (grammaire, vocabulaire, orthographe…), sur l’expression orale et écrite - l’ouvrage prend la forme d’une enquête ethnographique qui peut impressionner par l’abondance et la diversité des données empiriques mobilisées, et par son haut degré de précision et d’attention aux détails. Mais cette enquête de terrain de nature "microsociologique" est peu comparable avec les approches de ce type qui se développaient depuis une trentaine d’année au moment où B. Lahire soutenait sa thèse (ethnométhodologie en milieu scolaire et ethnographie de la communication aux États-Unis ou "nouvelle sociologie de l’éducation" en Grande-Bretagne). Récusant très clairement l’autonomie que ces approches accordent au niveau "micro", B. Lahire livre une analyse "au plus près" du "quotidien", des "interactions", et des pratiques scolaires continuellement nourrie par des données et éléments de connaissance produits à de toutes autres échelles d’analyse (données statistiques et analyses issues de la macrosociologie notamment). Aussi, les travaux des historiens, des anthropologues, des sociologues, des psychologues de l’écrit et des sociolinguistes sont mobilisés et discutés tout au long de l’enquête. Une ouverture disciplinaire qui elle non plus ne doit pas tromper ; contre ce que présupposent généralement les appels académiques à "l’interdisciplinarité", B. Lahire conteste l’existence de problèmes spécifiquement historiques, psychologiques, linguistiques ou sociologiques. Ces connaissances accumulées dans des champs de savoir séparés sont mobilisées pour restituer une logique d’ensemble qui échappe à ces différentes approches (ce qui montre au passage les limites de l’histoire, de la sociologie, de la linguistique etc…) 

 

C’est cette logique d’ensemble qui permet de rendre raison de l’échec scolaire de façon inédite. Elle explique nombre d’erreurs, de malentendus et de dialogues de sourds qui font le quotidien scolaire de certains élèves et de leurs enseignants. Manque de conscience phonologique, difficultés à découper la chaîne sonore, à identifier les mots comme unités de sens isolées, ou à considérer un texte dans son économie interne ; chaque production scolaire "malheureuse" témoigne des difficultés - particulièrement éprouvées par les enfants issus des classes populaires - à traiter le langage comme un objet autonome et détaché de son sens pratique. Parce que le rapport oral-pratique au langage et au monde est prédominant dans les classes économiquement et culturellement dominées, les enfants issus de ces groupes sociaux tendent à reconduire dans les exercices scolaires un usage pragmatique, contextualisé, et fonctionnel du langage jusqu’à se réapproprier ces exercices et les énoncés ou consignes qui les accompagnent selon une logique "non scolaire". Ces élèves peuvent alors être amenés à formuler une réponse "juste" sans avoir mis en œuvre le raisonnement exigé par l’exercice - autrement dit, sans avoir adopté le rapport scriptural scolaire au langage qui est requis - ou une réponse logique et pragmatique mais "fausse", parce qu’ils concentrent toute leur attention sur les données contextuelles que peut contenir un exercice ou une consigne ; une question grammaticale peut ainsi être convertie en une question pragmatique. Dans le même sens, les différentes "erreurs" en "expression écrite" (juxtaposition de faits sans suivre un ordre chronologique, manque de clarté ou d’explicitation, instabilité dans l’usage des temps…) sont le produit d’un rapport particulier à la situation décrite, à "l’auditoire" et au langage, qui entre en contradiction avec celui exigé dans la construction d’un récit scolaire. En privilégiant l’efficacité pratique de leur communication, en appréhendant les événements "de l’intérieur" (à travers leur propre participation à ces événements), ou en tenant compte de ce que le lecteur est supposé savoir par avance (recours aux non-dits, à l’implicite), ces enfants ne parviennent pas à adopter la position d’extériorité indispensable pour travailler la forme du récit (introduire, conclure, situer les personnages, les lieux, les actions, les moments les uns par rapports aux autres et dans un ordre chronologique cohérent…). Les exercices "d’expression orale", faussement qualifiés ainsi tant ils relèvent de la même façon d’un rapport scriptural au langage (même lorsqu’ils sont qualifiés plus faussement encore d’expression "libre"), s’accompagnent logiquement des mêmes attentes et engendrent le même type de difficultés.  

 

L’ouvrage permet de comprendre également les erreurs que font les éducateurs. Erreurs d’appréciation et d’interprétation notamment, lorsque les enseignants remarquent de la "pauvreté", de la "banalité", un manque d’effort, de travail ou de concentration - quand ils ne voient pas quelques déficits d’ordre cognitif - là où s’expriment un certain rapport au langage et une certaine façon d’être au monde. Erreur aussi dans l’élaboration des méthodes pédagogiques, ces dernières pouvant manquer leurs objectifs en ne prenant pas en compte ce que supposent les premiers apprentissages comme conversion (très relative pour certains mais radicale pour d’autres) du rapport au langage et au monde. Penser par exemple que la "motivation" ou le raccrochage à des "situations vraies", "concrètes" ou "vécues" puissent aider à surmonter les difficultés d’apprentissages de la lecture et de l’écriture revient pour B. Lahire à compter sur une « annulation magique des contraintes effectives » (p. 88), une formule qui indique combien il est impossible de contourner les innombrables manières à travers lesquelles l’école impose à tous de traiter le langage indépendamment des situations, de son sens pratique et de la fonction qu’il remplit dans ces situations. Impossible et risqué… ces contournements illusoires pouvant aggraver les difficultés que rencontrent les enfants issus de milieux populaires en ajoutant à la confusion, à l’incompréhension, aux malentendus. Signalons ici que l’auteur ne se positionne pas très explicitement dans le débat sur les méthodes d’apprentissages de la lecture, pas plus qu’il ne formule de propositions précises sur le plan didactique, mais il souligne plus globalement l’importance de développer des méthodes fondées sur l’explicitation des implicites constitutifs des conceptions scolaires du langage. Tant que le processus d’apprentissage repose sur l’imposition aveugle de ces conceptions, il ne peut que s’adresser de façon privilégiée aux enfants issus des groupes sociaux culturellement dotés - où prédominent les conceptions les plus scripturales du langage - et placer les enfants issus des couches populaires comme "hors-jeu", dans un rapport d’étrangeté avec les apprentissages scolaires.  

 

Dès lors, ces premiers apprentissages recouvrent d’emblée de forts enjeux socio-politiques ; apprendre à lire et à écrire est un processus à travers lequel les enfants prédisposés à maîtriser réflexivement le langage vont intérioriser progressivement des dispositions à exercer le pouvoir : « Tout se passe comme si, en apprenant à raisonner leurs pratiques langagières, certains élèves se rendaient objectivement maîtres du langage des autres, à savoir ceux qui le pratiquent sans le raisonner » (p. 189). Cette question du pouvoir traverse l’ensemble de l’ouvrage de façon centrale et les développements théoriques proposés sur ce point constituent l’un de ses intérêts majeurs. On peut cependant introduire ici une remarque critique, car cette question n’est pas traitée de la même manière que les autres éléments clés de cette recherche ; elle reste étonnamment très détachée des analyses empiriques. On regrette que le dispositif d’enquête soit peu mobilisé pour comprendre comment se traduit cet apprentissage précoce du pouvoir dans la réalité quotidienne de l’école. Le travail d’observation en salle de classe par exemple aurait pu aider à apercevoir comment certains enfants s’imposent aux autres en s’appropriant, pour le dire un peu vite, le langage de l’école, et comment d’autres "vivent" leurs premières confrontations à cette violence symbolique. Ce qui nous conduit à formuler le même regret au sujet des implications subjectives du phénomène étudié, elles aussi peu travaillées sur le plan empirique, bien que sur ce point aussi B. Lahire développe des réflexions très précieuses. Tout indique que le "vécu" scolaire des enfants issus de milieux populaires est facilement marqué par cette altérité anthropologique que tout l’ouvrage met en évidence et qui peut induire, dès les premiers apprentissages et à travers eux, quelques tensions intérieures en forme de conflit identitaire. L’auteur le souligne à plusieurs reprises avec des incises de ce type : « c’est bien un mini état de folie sociale que vivent les êtres sociaux forcés à vivre successivement, puis simultanément, dans des formes sociales contradictoires » (p. 280). Où l’on retrouve le questionnement existentiel évoqué en introduction, et une réponse essentielle à prendre en compte pour comprendre les parcours scolaires en général, et les plus improbables en particulier.  

 

On soulignera pour conclure qu’en retrouvant l’empreinte des cultures écrites dans les multiples recoins de l’école, B. Lahire révèle les présupposés de nature anthropologique les plus enfouis, mais peut-être les plus "agissants" dans l’ordre scolaire. L’homo graphicus apparait comme le type idéal humain que porte inconsciemment l’école, et le type d’homme qu’elle tend effectivement à produire. Il est l’implicite anthropologique qui préfigure l’acte éducatif et pédagogique, organise les pratiques scolaires, oriente les jugements et catégories de pensée des enseignants, et conduit mécaniquement à rendre difficile pour de nombreux enfants "l’entrée dans les apprentissages", comme on aime le dire aujourd’hui. C’est dire l’importance que revêt cette étude pour comprendre les processus de transmission et d’appropriation des savoirs, et plus largement pour apercevoir les chemins, décidément "sournois", par lesquels peut se jouer la reproduction de l’ordre social. L’importance et l’actualité, car au moment où une énième réforme pousse à accorder de moins en moins de place aux savoirs universitaires, à la recherche et à la réflexivité dans la formation des enseignants, cet ouvrage nous met en garde ; les inégalités scolaires se nourrissent de notre incapacité, ou de nos renoncements à construire une école plus consciente d’elle-même. Sauf à vouloir augmenter plus encore le poids de l’origine sociale dans le destin scolaire de nos enfants, il faudrait en tenir compte. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292