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mardi 28 mars 2023

Pour citer ce texte : GOUBET, J.F.. (2023). Compétence et résonance à l’école. Les tensions entre les acceptions politique et pédagogiques de la compétence à partir de l’œuvre de Hartmut Rosa Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 3 ,
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Compétence et résonance à l’école. Les tensions entre les acceptions politique et pédagogiques de la compétence à partir de l’œuvre de Hartmut Rosa 

 

Jean-François Goubet 
Université de Lille (INSPE/UMR STL) 

 

Résumé La compétence présente quelques difficultés dans l’œuvre de Rosa. D'un côté, il y a rejet d'une mise à disposition des choses, l'école devant ouvrir l'enfant au monde. De l'autre, il y a présence en creux des compétences nécessaires pour qu’un événement soit possible. Rosa met en scène une dissonance entre compétence et résonance. Celle-ci a toutefois plutôt lieu entre deux positionnements,« computabilité » et résonance.
Humboldt est cité par Rosa pour dénoncer l’hégémonie des compétences. Or des différences existent entre théorie de la résonance et conception classique de la Bildung. Si elles pensent toutes deux ce qu’est un développement de soi, elles esquissent des repoussoirs différents : mutisme et absence de vibration d’un côté, dispersion et mutilation de l’autre. 
Finalement, le renvoi que fait Rosa à Herder révèle un angle mort de sa théorie : comment donc un professeur atteint-il la grâce ; quelles compétences professionnelles peuvent se former et se consolider chez l’enseignant ? 

Mots-clés :
résonance, compétence, Bildung, pédagogie, politique. 

 

Abstract : Competence presents some difficulties in Rosa's work. On the one hand, things aren’t at man’s disposal and school haves to open up the child’s view of the world. On the other hand, skills that make an event possible are present in a hidden way. Rosa insists on a dissonance between competence and resonance. However, a dissonance takes rather place between two postures: computability and resonance.
Humboldt is quoted by Rosa to denounce the hegemony of competence. Still, there are differences between the resonance theory and the classical conception of Bildung. If they both conceive what is a development of oneself, they outline different countermodels: mutism and absence of vibration on one side, dispersion and mutilation on the other. 
Finally, Rosa's reference to Herder reveals a blind spot in his theory: how does a teacher achieve grace, and how can be teachers trained up for professional skills? 

Keywords :
3 to 5 (max.) : resonance, competence, Bildung, pedagogics, politics. 

 

 

La notion de résonance, promue il y a peu par le sociologue Hartmut Rosa, connaît une accélération dans sa diffusion, ne serait-ce que par l’accessibilité accrue des articles, prises de parole enregistrées, discussions retranscrites et imprimées par la suite… Il est difficile, dans ces conditions, de délimiter un périmètre textuel précis où, plus précisément, la résonance (Resonanz) est mise en avant contre la compétence (Kompetenz). Quoi qu’il en soit, cette opposition est décelable dans un échantillon de productions récentes, et il est fort plausible que son caractère fondamental la reconduise de texte en texte, de débat en débat, de prise de parole en prise de parole, même si des précisions apparaissent uniquement ici et là. 

Dans cette contribution, deux points retiendront particulièrement mon attention : 

  • - Le sens qu’il faut bien donner à la compétence pour comprendre la mise en opposition d’avec la résonance. En fait, ce sont plus souvent des interlocuteurs de Rosa qui sont les plus précis sur ce qu’est une compétence. Je regarderai ainsi du côté de l’un des acteurs de l’éducation pour y voir plus clair sur le couple de notions résonance/compétence. 

  • - Les liens qui sont faits par Rosa avec la tradition pédagogique classique, allemande notamment, pour voir si la critique de la compétence est réellement un invariant de la pensée de l’éducation ou si une nouvelle dimension est propre à notre époque. Il se pourrait bien, en effet, que la Bildung promue par le théoricien de la résonance ne soit pas totalement en phase avec ce qu’il va rechercher chez certains des auteurs qu’il a parcourus, comme Humboldt ou Herder. Et c’est grâce à ce dernier auteur que je pourrai, en fin de propos, m’intéresser aux qualités magistrales et à leur acquisition. 

Je parlerai ainsi d’une acception politique, contemporaine, de la compétence, telle qu’on peut la trouver chez des décideurs en matière de politique scolaire (policy makers). La compétence, dans la lignée des enquêtes PISA et des grandes études comparatives en éducation, comme celle du Néo-Zélandais John Hattie, apparaît comme une finalité imposée du dehors à l’éducation, comme ce qui maintient l’école dans un état d’aliénation. La sphère économique et politique demanderait à l’école d’être rentable en dotant les individus de compétences qu’elle saura, le temps des études passé, valoriser pour son compte ; avec la compétence, on serait dans le règne du computable, de l’attendu chiffrable et évaluable, alors que la résonance demeurerait ouverte à l’événement et à l’inattendu. 

Je passerai quoi qu’il en soit au pluriel pour les acceptions pédagogiques, selon qu’elles seront classique ou contemporaine, éclairée ou postmoderne. En raison des différences entre deux conceptions de la Bildung (éducation, formation, culture subjective), l’esprit de l’époque actuelle n’étant plus celui du moment fondateur des Lumières allemandes, il ne me paraît guère possible de reprendre, sans en changer le contenu, un discours passé sur l’école. 

Je commencerai par montrer les contradictions présentes dans la notion de compétence, puis passerai à la reprise problématique de la Bildung classique par la théorie contemporaine de la résonance avant que de conclure sur la formation des compétences professionnelles du maître. 

In medias res : un contempteur de la compétence ne pouvant cependant pas tout à fait l’évacuer

 

Portons le regard sur une section du dernier ouvrage traduit en français sous le nom de Rendre le monde indisponible, portant explicitement sur notre thème. Quels arguments Rosa y avance-t-il ? Suivons son propos, qui se résume comme suit : 

 

Le mot d’ordre de la science, pour mieux dire de la planification éducative, et de la politique demeure, en matière d’éducation, celui de compétence. L’idée de paramétrer l’éducation, de la rendre mesurable et comparable, apparaît comme le rêve de ceux qui s’occupent de politique de l’éducation (Bildungspolitiker). Ainsi que le remarque Rosa, les éducateurs eux-mêmes savent bien que s’éduquer, se former, ne procède pas ainsi, et il n’est pas rare que les décalages entre les injonctions externes et les convictions propres au métier entrent en forte contradiction, réduisant les enseignants à l’impuissance, voire à la dépression. Le débat ne prend pas uniquement place, d’ailleurs, entre injonctions externes et voix s’élevant du corps enseignant, car l’université – en particulier les sciences de l’éducation allemandes – voit parfois des sous-groupes se constituer en son sein, lesquels sont en franche opposition. L’éducation, selon Rosa, serait plutôt une affaire d’entrée en résonance, même incomplète1 mais elle n’atteindrait jamais son but en se proposant de rechercher des compétences. 

En l’occurrence, Rosa fait tout de même une concession, assez rare sous sa plume, plus prompte à marquer la dissonance entre compétence et résonante : 

 

« Les compétences sont ici utiles et fréquemment nécessaires pour faire parler les choses (la sonate, le texte de Platon, la zone de convergence intertropicale), pour instaurer un rapport dans lequel les réponses s’approfondissent progressivement […]. 

Mais les compétences ne sont jamais le but final de l’éducation – si elles ont pu être celles de la politique éducative, cela tient simplement au fait qu’au contraire de l’éducation elles se mesurent de manière précise et peuvent largement être rendues disponibles » (Rosa, 2020b, p. 86)2 . 

Les responsables des politiques éducatives et nombre de spécialistes de l’éducation se tromperaient en recherchant ce qui se laisse supputer, ce qui est faisable et mesurable ; or ce n’est pas ceci qu’il faudrait réellement désirer en éducation. 

Je vois davantage une alternative de positionnement, chez Rosa, que la dénonciation d’une illusion. En fait, je me demande s’il est si sûr qu’une compétence se laisse forcément mesurer, paramétrer exactement, et si le rêve des politiques éducatives n’est pas qu’un leurre. En outre, critiquer leur rapport au monde est une chose, dire que ce rapport au monde repose sur une illusion, une autre. Et la compétence n’est pas, à mon sens, forcément synonyme de quelque chose de disponible, d’arraisonné, de comparable. Ira-t-on dire d’un champion de tennis qu’il n’est pas compétent alors qu’il met régulièrement des balles dehors ou dans le filet ? 

Pour le dire autrement, n’y a-t-il pas compétence et compétence ? Et le rapport authentique à l’éducation ne passerait-il pas par la dénonciation d’une illusion et la promotion d’une notion prise dans sa juste acception et, ai-je envie de dire, dans son bon sens. Car quel parent voudrait envoyer ses enfants à l’école pour qu’il n’en ait rien tiré d’utile et de profitable dans l’usage de la vie ? 

 

De l’ambiguïté fondamentale de la compétence dans le champ pédagogique

 

Voyons plus précisément comment définir la compétence. Écoutons un discutant de Hartmut Rosa, Schulleiter incapable par son parcours de ne pas abonder dans le sens d’une approche par compétences. Quel sens technique donner à cette notion ? 

Claus G. Buhren, un directeur d’établissement qui a découvert l’importance des compétences en Angleterre et n’a pas été surpris de leur survenue en 2001 dans les études PISA, parle de Kompetenz comme d’un mélange de capacité, Fähigkeit, et d’habileté, Fertigkeit. Pour se faire entendre, il donne l’exemple du sport. Au football, il existe l’habileté à mettre des buts, à tirer des penaltys, mais aussi la capacité à faire des passes en profondeur, à voir le jeu. Et un parallèle peut être fait avec les matières scolaires : 

 

« Lorsque je prends la matière ‘anglais’, il y a l’habileté à orthographier ou à apprendre le vocabulaire, mais c’est une capacité que de communiquer de manière adéquate dans diverses situations. On parle aussi en conséquence plutôt d’une compétence linguistique […] et non absolument d’une habileté linguistique. Il y a en revanche une habileté linguistique à pouvoir écrire correctement des mots. Mais la capacité à comprendre correctement autrui dans des situations de parole, à réagir, à lui répondre de manière adaptée, cela a, pour moi, quelque chose à voir avec le concept de compétence, ainsi que je le comprends. En d’autres termes, je distingue entre habiletés et capacités mais ne les considère pas en les isolant les unes des autres. Sans doute l’exigence de cette liaison se trouve-t-elle dans la formule ‘entraîner les habiletés et soutenir les capacités’ » (Buhren dans Buhren, Endres, Rosa, 2018, p. 10-11)3 . 

 

Il faudrait ainsi exercer les habiletés et comme supporter les capacités, avoir une partie d’apprentissage formel et fonctionnel, pour parler en termes de psychopédagogie, puis laisser un espace libre à l’individualité et à sa capacité à s’y retrouver en situation. 

Pour ce qui est également de la direction d’école, il serait impossible de renoncer aux notions de compétences de guidage ou de management : des « résonances de guidage », voilà qui ne présenterait pas grand sens. Les directeurs d’établissements doivent réfléchir en termes de faisabilité, et traduire des mots d’ordre qui viennent de la société, des parents, des ministères de l’éducation etc. Il est de plus important, dans le monde scolaire, d’avoir une orientation aux compétences, lesquelles sont fächerübergreifend, transdisciplinaires ou en tout cas « allant au-delà des disciplines », pour que les activités scolaires ne soient pas uniquement orientées vers des objectifs d’apprentissage, lernzielorientiert. 

 

Dans ces déclarations d’un directeur d’établissement, connaisseur des changements curriculaires internationaux depuis des décennies, se montre l’ambiguïté du concept de compétence. 

 

Elle est imposée du dehors, et renseigne donc immédiatement sur le caractère hétéronome de l’espace scolaire. Ce ne seraient pas uniquement les mondes de la politique éducative et de l’entreprise qui dicteraient à l’école ses normes, mais aussi, plus généralement, les parents et, plus largement, des représentations sociales partagées. L’école, comme champ dominé, serait pris dans la norme du faisable, autrement dit du « supputable », du computable, du quantifiable et du prévisible. 

 

En même temps, la compétence est celle de celui qui maîtrise une langue, comme d’autres maîtrisaient, depuis les années 1970, l’art du placement et de l’anticipation apte à faire gagner coupes européennes et même trophée mondial de football. Qui ne voudrait pas que ses élèves, au sortir de l’école, ne soient en mesure de faire bon usage, et même excellent usage, de ce qu’ils auraient appris plus jeune, pour imprimer leur marque propre sur leur activité et créer du jeu ? 

 

Derechef : de la compétence dans la résonance ; deux termes dissonants ?

 

Rosa, qui dit avoir réfléchi à forger le terme de « compétence de résonance », « à résonner » pour peut-être mieux dire, affirme avoir abandonné la notion, car elle relevait toujours pour lui d’une application, d’une mise à disposition qui arraisonnerait ce qui est. Il dépendrait avant tout de mes capacités que quelque chose marche, se produise. 

 

« La compétence signifie la maîtrise sûre d’une technique, l’[acte de] pouvoir-disposer à chaque fois de quelque chose que je me suis approprié en tant que possession. La résonance, à l’inverse, signifie l’[acte d’]entrer-en-relation avec une chose » (Rosa cité par Endres dans Endres, Rosa, 2016, p. 7)4 . 

 

De manière congruente, le sociologue a rappelé récemment, lors d’une prise de parole sur l’école comme lieu de résonance, l’opposition franche qu’il dessine entre compétence et résonance : 

 

La résonance est la formule courte pour ce qui suit : une « posture déterminée, à savoir celle de l’écoute et de la réponse », en opposition avec « la maîtrise et le contrôle », « la liquidation et l’exécution », « l’accomplissement et l’optimisation » (Rosa, 2020c, vers les 8’)5 . 

 

La compétence signifie la maîtrise sûre d’une technique, l’appropriation de quelque chose dont je peux toujours disposer, alors que la résonance inclurait une entrée en relation processuelle avec quelque chose. Il faudrait que ce quelque chose se donne, qu’il y ait comme un début du monde, un événement : on serait alors davantage dans le registre de l’Ereignis que de l’Aneignung. Le non paramétrable, l’impondérable, le non anticipable serait ce qui ferait cette différence fondamentale entre la résonance et la compétence. La résonance serait, en tout cas, ereignisoffen, ouverte quant à ce qui survient, « ouverte à l’événement », et renoncerait à un contrôle sur l’issue de l’action. 

Un autre passage similaire chez Rosa montre une nouvelle fois les difficultés qu’il y a à évacuer entièrement la compétence de la pensée de l’école. Il commence en des termes similaires, mais pousse le trait plus loin ensuite. 

 

« La compétence signifie la maîtrise sûre d’une technique, l’[acte de] pouvoir-disposer à chaque fois de quelque chose que je me suis approprié en tant que possession. La résonance, à l’inverse, signifie l’[acte d’]entrer-en-relation avec une chose. Bien sûr, des compétences peuvent m’aider dans ce processus, mais ce qui en ressort n’est pas établi dès le départ. La résonance contient un moment d’ouverture et d’indisponibilité, lequel la distingue de la compétence. La compétence est l’appropriation, la résonance signifie l’assimilation du monde : je me transforme aussi moi-même par là » (Rosa dans Endres, Rosa, 2016, p. 78)6 . 

 

Une première remarque s’impose, relativement au caractère indispensable de la compétence. Comment entrer en relation avec le monde, monde d’objets et peuplés d’être vivants, sinon en sachant comment s’y prendre ? N’y a-t-il donc pas un apprentissage de la façon dont se positionner par rapport à une peinture ou une sculpture pour qu’elle me parle ; ne dois-je pas avoir des compétences linguistiques pour parler à un étranger ou à un compatriote d’un autre milieu que le mien ? En fait, compétence et résonance ne se placent pas forcément au même niveau, et leur opposition a quelque chose de bancal, pouvant confiner à une erreur de catégorisation. La résonance est une Haltung, une posture, ou même un positionnement, une attitude, une projection de soi vers le monde, qui renonce à l’arraisonner. C’est plus une attitude de comptable ou de prévisionniste que la compétence elle-même qui s’y oppose. On peut bien, en effet, savoir s’y prendre, savoir y faire, et, tout de même, peu ou prou laisser venir et voir là où cela mène. 

 

Une seconde difficulté, remarquée par un recenseur de Rosa/Endres, Erich Hollenstein (2017), tient à la définition de la compétence, qui ne se distingue pas toto coelo de l’assimilation. Car enfin, s’approprier quelque chose, même sur un mode qui ne laisse pas intervenir de nouveauté, d’événement, n’est-ce pas le rendre propre, faire du mien avec de l’autre ? La différence avec l’assimilation, la transformation de soi lors d’un contact ou d’une prise, ce que dit l’allemand Anverwandlung, n'est pas si nette. Il faudrait, pour le moins, une conception plus précise de ce qui ne serait qu’un enrichissement tout extérieur, de l’ordre de l’appareillage voire de l’apparat, par opposition à une réelle formation de soi, une culture de ses potentialités, une Bildung réussie. Sans doute Rosa reprend-il les grands traits d’une conception pédagogique classique en Allemagne, et ne s’engage-t-il pas dans une discussion poussée de ce que voudrait dire se former en un autre sens qu’accomplir des potentialités déjà là (en ce sens, la résonance serait intéressante en ce qu’elle se débarrasserait de la théorie classique des germes, présente chez Kant par ex.), se cultiver pour arriver à l’excellence, à la floraison accomplie. Une discussion plus précise de la Bildung classique m’apparaît en effet inévitable lorsque l’on met en avant, même sous l’influence plus moderne de la phénoménologie, l’ouverture et l’indisponibilité au centre de la pensée de l’éducation. 

 

Humboldt revisité à la lumière de Bandura : la présence en creux de la compétence

 

Dans le court renvoi qu’il fait à Humboldt dans sa Résonance, Hartmut Rosa avait effectivement repris les grandes lignes de la conception classique de l’éducation comme développement réussi de soi. Selon le sociologue, il y aurait déjà, dans le fragment humboldtien sur l’éducation, l’esquisse d’une théorie de l’assimilation (Anverwandlung) comme transformation bilatérale, de soi et du monde ; tout de suite avant, c’était pourtant le terme de Weltaneignung, d’appropriation du monde, qui était utilisé. On voit déjà qu’il est bien difficile de marquer une frontière étanche entre ce qui ressortirait à une prise de possession et à ce qui le ferait d’une rencontre. Le noyau de la rencontre avec le monde serait l’expérience d’une intervention active, et aurait à voir avec ce qui se nomme de nos jours l’efficacité personnelle, la Selbstwirksamkeit (calque de l’anglais self-efficacy). Or cette dernière notion peut-elle également se comprendre sans recours à la notion de compétence ? Même un rapide coup d’œil sur Alfred Bandura montre que le sentiment d’efficacité personnelle a à voir avec cette dernière notion, comme skill (Bandura, 1993, p. 118-120). 

 

Il apparaît bien difficile, dans ces conditions, de marquer une frontière nette entre termes prétendument dissonants. 

 

En fait, le recours à Bandura que fait Rosa ne laisse pas de m’interroger. En effet, il abrite en creux une référence à la compétence (ou de quelque autre nom qu’on voudra la nommer, habileté, savoir-faire, capacité, aptitude…) bien qu’il cherche, par ailleurs, et explicitement cette fois-ci, à s’en démarquer. Regardons un passage d’Unverfügbarkeit:  

 

« Dans la recherche sur l’efficacité personnelle, on fait une distinction entre l’attente d’efficacité, d’une part, et l’expérience de l’efficacité personnelle, de l’autre [Cf. par ex. Albert Bandura, „Perceived Self-Efficacy in Cognitive Development and Functioning“, Educational Psychologist n°28, 1993, p. 117-148]. Sans attente d’efficacité, les expériences de résonance sont hautement improbables : si je ne m’attends pas à savoir ‘par quel bout prendre’ des poèmes, à pouvoir écrire des textes ou jouer au football, je ne parviendrai pas à entrer en résonance lors des activités en question. Tout au contraire, je me persuaderai rapidement que des poèmes ou le football ne me disent rien » (Rosa, 2020b, p. 69)7 . 

 

Je veux bien accorder que l’on ne sait pas quand quelque chose me dira quelque chose, quand le football ou l’histoire me chantera, si ces deux-là me chantent jamais. Toutefois, derrière l’expression de « prendre quelque chose par un bout », « savoir comment commencer » littéralement, je ne peux m’empêcher de voir un « savoir m’y prendre pour commencer », quelque chose comme un rudiment de technique, assorti d’un schéma qui dessine en gros les étapes d’une procédure. Il faudra que je lise, souligne, note, tente de dégager des idées plus larges, ou que je me risque à un double contact pour m’ouvrir le chemin du but, avant un hypothétique pointu en bout de course. Et la grâce du moment final, si elle vient, ne sera-t-elle pas l’aboutissement de la compétence ? La virtuosité n’est-elle pas le sommet, accessible seulement à certains, de l’entraînement et de l’exercice ? 

Deux conceptions différentes de l’éducation : Bildung humboldtienne et résonance

 

En plus d’incorporer, implicitement, une relation à la compétence, dans sa théorie de la résonance, le sociologue d’Iéna, semble-t-il, ne marque pas suffisamment la nouveauté de sa proposition par rapport à celles de la fin de l’Aufklärung. 

 

Dans sa tentative pour s’accorder avec Humboldt, certainement Rosa a-t-il en effet survolé quelques divergences de perspective. Prenons l’exemple du concept central d’aliénation, d’Entfremdung. D’après l’ouvrage Résonance (Rosa, 2018, p. 377 sq.), il se serait agi pour Humboldt de ne pas assimiler des matières mortes mais bien de faire rejaillir, sur la construction intérieure de la personne, cet apport nourricier. Il me paraît toutefois douteux que le terme d’Entfremdung soit employé dans la langue classique en un sens uniquement négatif, puisqu’il peut fort bien désigner la sortie hors de soi, la rupture du simple rapport avec soi-même pour entrer dans un rapport immersif à l’extériorité, désigner une réelle expérience, un dépaysement, pour le dire plus simplement. Le Moi se fait autre, il se transforme en transformant le monde, mais le sens de cette double transformation est qu’elle permet à un Moi plus noble, mieux formé, plus maître de lui, d’entrer dans de nouveaux rapports, d’une puissance supérieure, avec le NichtMensch, « non-homme », (qui, du reste, fait écho au « Non-Moi » fichtéen). Ce qui reste premier, c’est le Streben, l’effort de sortir de soi pour s’accomplir, et ce qui sera dernier, c’est un Moi se sachant comme actif par lui-même, ayant laissé son empreinte dans le monde alentour, pour les générations futures notamment. Le Moi n’est certes pas privé de sollicitations par le dehors, d’impulsions externes, et est bien en communauté avec son environnement. Ledit environnement n’est toutefois que le support global, la matière à informer de tous côtés, pour nous réaliser selon nos capacités (Fähigkeiten) diverses. On est loin d’une conception de l’aliénation comme condition première de l’humanité, rapport faussé au monde, relation d’ouverture rendue impossible, ou, pour le dire en termes adorniens, condition d’une non-éducation. Rosa accentue les accords avec Humboldt mais fait taire, en l’occurrence, ce qui aurait dissoné avec ses propres vues. 

 

Il paraît clair que la notion de résonance comme rencontre, irruption d’un contact inattendu, a pour présupposé une certaine indépendance de la nature, un certain type de subsistance ou d’autonomie. Rosa souligne avec raison, dans ce contexte, la mention que fait Humboldt à une unabhängige Selbständigkeit, « indépendante autonomie (ou subsistance) » de la nature. C’est bien parce que la nature peut s’imposer à nous comme étant ainsi faite, et diversement faite, nous résistant ou nous cédant parfois, qu’elle peut affecter de manières diverses notre réceptivité et être, par suite, un stimulant pour notre activité par nous-mêmes, mettre en branle notre Selbstthätigkeit. Car le véritable enjeu demeure toujours celui-ci : comment nous, humains, allons conquérir notre entière autonomie, en agissant par nous-mêmes, en tant qu’êtres entiers, aux pans divers, et en nous frottant à une objectivité variée et colorée. Et Rosa a une nouvelle fois raison de mettre en avant la diversité des esprits, l’existence de singularités, au sein de l’humanité. Une foule de rencontres avec la nature peut aussi avoir lieu, qui ne sera pas la même pour cette personne-ci ou celle-là. Ce qu’il passe sous silence, toutefois, c’est que, prises dans leur totalité, toutes ces individualités forment pour Humboldt, non pas l’homme entier, mais l’humanité entière, le genre humain, qui est comme un seul être avançant dans l’histoire. Cette visée globale d’un progrès historique de l’homme, en tant qu’universel, genre humain, n’affleure pas dans la théorie de la résonance : les projets philosophiques de Humboldt et de Rosa sont historiquement marqués, et mettent des accents divers sur l’universalité et l’individualité humaine. 

 

En fait, une divergence de vues est notable quant à l’éducation en général. La culture générale classique, la Bildung complète, formation de soi selon tous les côtés, s’oppose à la mutilation que ferait connaître une formation incomplète, une stimulation de certaines facultés au détriment d’autres. Elle s’oppose aussi à une certaine forme de dilettantisme, de relations éparses à des secteurs du monde, qui n’aurait pas d’unité organique. Verstümmelung (mutilation) et Zerstreuung (dispersion) sont ainsi les contrepoints d’une action et d’un savoir unitaires. Humboldt donne comme contre-modèle de celui qui n’aurait pas réussi à passer à ce qui est réellement une « formation savante », gelehrte Bildung, l’homme qui n’aurait qu’une pure érudition (blosse Gelehrsamkeit, Humboldt, 1980, p. 238). La parure extérieure serait à rejeter au profit du miel que l’on fait pour soi des rencontres avec le monde. Ce qui, en revanche, intéresse Rosa, tiendrait plutôt du développement personnel, en opposition avec le Verstummen ou le Verstimmen, le mutisme et le désaccord. Le monde doit parler à chacun de manière individuelle, nous devons être, à certains moments, dans certaines circonstances, en contact avec lui, et vibrer à l’unisson. L’unité est sur un point, entre mon individualité et ce que je rencontre, et n’est pas celle de la philosophie classique, qui visait l’homme entier. Et, dans le contexte scolaire, c’est en particulier la rencontre avec l’autre homme, adulte faisant partie du monde également, qui est déterminante. 

 

L’ouvrage Résonance ne tarde pas, eu égard à la relation magistrale, à convoquer la pensée éducative de Herder, après s’être expliquée un temps avec le fragment de Humboldt sur la Bildung. La personne du maître trouve en effet chez cet autre auteur classique une esquisse conséquente, absente du fragment humboldtien sur l’éducation. C’est sur ce point que j’aimerais poursuivre le propos. 

 

La figure herdérienne du maître et sa reprise

 

Comment se produit une ouverture au monde dans le domaine scolaire, lequel, s’il ne tient pas nécessairement ledit monde à distance, se présente néanmoins comme une médiation par rapport à lui ? Pourquoi donc de l’éducation formelle, mise en forme, si c’est une relation primitive, quasi naturelle, de résonance qu’il faut retrouver ? Comme cela vient d’être dit, la figure magistrale, en tant que premier diapason, joue ici un rôle essentiel ; l’épaisseur humaine semble ôter de sa poussière à l’école pour en faire le coin d’un monde vivant. Ce serait en particulier une disposition elle-même vivante à se rapporter à un contenu, à savoir l’enthousiasme, qui pourrait se communiquer et ouvrir le monde aux écoliers, leur y donner accès. 

 

Dans ses Schulreden, ses « discours scolaires », alors qu’il était question des exercices qui se pratiquaient dans les établissements secondaires, Herder avait touché quelques mots de ce qui faisait la force instructive du maître. Voici le passage que Rosa cite, et qui montre littéralement la diffusion éducative comme une propagation : 

 

« Du côté du professeur, un cours plein d’entrain et de vivacité de son esprit au cœur même de la classe agiront sur tous ceux qui l’écoutent : comme la flamme allume la flamme, la vivacité d’esprit éveille la vivacité d’esprit ».8 (Herder dans Rosa, 2018, note 61, p. 381). 

 

Ainsi que Platon nous l’a appris, un philosophe peut être le père de nombreux philosophes. Dans une autre perspective, on peut dire que la vie ne se perd pas en allant de l’un à l’autre, l’esprit féconde l’esprit sans rien perdre de lui-même. Une certaine conception religieuse sous-tend bien entendu ce genre d’énoncés et leur donne une dimension emphatique : un père, même spirituel, n’est pas un brasier qui s’éteint. Conservons de ceci uniquement le rôle de modèle quant au rapport au savoir : un maître est celui qui, finalement, ne communique pas un savoir mais montre qu’un pan objectif, qu’un secteur du monde, est digne d’intérêt. Apprendre à faire attention, en tout cas montrer de l’attention et signifier que des choses en sont dignes, voilà ce que peut l’art du maître. L’art du maître consiste aussi, cela dit, à questionner sans relâche, à sortir l’écolier de sa « stupeur scolaire », à faire naître des pensées même chez celui qui en a l’air dépourvu (Herder, 1889, p. 63). Une forme de dialogue, de présence à soi et à l’autre via l’oralité, doit ainsi avoir lieu en classe. 

 

On trouve chez Herder l’idée que ce qui est à éviter, c’est le pédantisme, le savoir dont il ne peut pas être fait usage dans la vie. L’exercice permettrait justement de dépasser le gavage, la mise en pratique primerait la réception purement passive de connaissances érudites. Rosa constate bien ce trait et il réprouve également, à juste titre, des pédagogies qui tordraient le bâton dans l’autre sens en ne promouvant que la spontanéité et l’activité libre des enfants. Au lieu de rappeler, toutefois, que l’exercice, l’acquisition et le développement d’une compétence, d’un savoir-faire pratique, est la « mère de toute perfection » (Herder, 1889, p. 61 – Übung étant un substantif féminin), le sociologue entre davantage dans le détail de la relation pédagogique, plus précisément dans la peinture du maître consommé (je n’ose dire compétent), pour y trouver un diapason à même de faire naître de la résonance. 

 

C’est ainsi la dimension orale, celle de la parole et de l’écoute, comme celle du questionnement faisant résister la matière dont on parle, lui donnant consistance et épaisseur, qui est reprise. Le bon maître, ajoutons-le, n’est pas seulement celui qui fait vivre un contenu, ou interroge sans complaisance, mais aussi celui qui donne des retours sur l’apprentissage, qui permet qu’une ambiance de travail sans peur, hors menaces, ait cours ; qui permet notamment que l’erreur soit admise. En couplant cela avec une attente raisonnable, chez le jeune, en termes d’efficacité personnelle, de réalisations à atteindre, un espace de résonance peut naître, qui cesse de faire exister l’école sur le mode dégradé de la « zone d’aliénation » (laquelle, plus qu’un « étrangement à soi-même », aurait été une absence de rencontre avec soi-même, si notre condition première de tout jeune enfant n’avait pas été l’ouverture au monde). 

 

La grâce herdérienne est-elle une annonce de la résonance ?

 

Rosa pense retrouver dans les déclarations de Herder, relatives à la grâce cette fois-ci, ce que lui-même promeut en termes de résonance. C’est là, tout du moins, un point de vue cohérent, car dans le discours scolaire de 1763, le professeur se servait de l’image du feu qui se propage, précédemment mentionnée, pour désigner la manière dont on pouvait avec profit former un adolescent. Le sociologue cite un passage où Herder s’inscrit clairement en faux contre les exercices prisés de la noblesse, la danse ou la bienséance. Cela ne signifie pourtant absolument pas que tous les exercices soient, par nature, à réprouver. Herder lui-même rappelle que le grec Gymnasium désigne un « lieu d’exercice » (Herder, 1889, p. 23). C’est encore une fois contre des figures opposées à l’éducation classique réussie, que ce soit le pédant ou l’usager de bonne naissance ne cherchant que l’apparat, que le propos est mené. Nulle réprobation d’une quelconque compétence, comme usage d’un savoir dans le monde et pour le monde, n’est à lire chez Herder. 

 

La solidité, poursuit Herder, ne fait pas le professeur, car il est encore besoin qu’il possède certains talents, dont celui de la grâce (Gratie) ou attrait (Reiz), qu’il sache se montrer amène, confiant, et sache aussi orner son discours de certains agréments. La culture littéraire classique continue de soutenir le discours herdérien. Un professeur, est-il dit dans une ébauche, se distingue par ses « sciences », ses savoirs, et aussi ses habiletés (Geschicklichkeiten, Herder, 1889, p. 35). Un « erudit » ne serait pas un « sçavant » véritable (Herder, 1889, p. 34, en français dans le texte) car il lui manquerait de retrouver une qualité eue durant sa jeunesse, celle de ressentir fortement l’attrait des choses et des êtres. Quelque chose comme l’art de retrouver l’enfance en soi (Kambouchner, 2012) ferait le maître, en quelque sorte. Rosa relève bien ce trait des qualités personnelles, quasi primitives et trop souvent rigidifiées, calcifiées, mais il n’interroge pas la manière dont le talent ou l’habileté peut être acquis ou développé. S’agit-il d’une posture fondamentale par rapport au monde ? Auquel cas, il suffirait sans doute d’en prendre conscience pour la retrouver, à la manière dont l’évacuation des opinions libère l’accès à la vérité. Parle-t-on, au contraire, de quelque chose qui s’apprend, d’un savoir-faire professionnel ? Resterait alors à prendre en considération la manière dont cette compétence professionnelle de l’enseignant naît et se consolide. 

 

Dans un entretien donné à Nathanaël Wallenhorst, il me semble que Rosa sous-estime la question de la désaliénation, du réapprentissage d’un rapport normal au monde (pour mieux dire, peut-être, du désapprentissage d’un rapport vicié), ou en tout cas qu’il n’entre pas dans les détails de son fonctionnement : prise de conscience, retour lent au monde par un changement de routine, intégration dans un cadre restaurateur, une sorte de cure après s’être « carbonisé », « cramé »... 

 

« Nathanaël Wallenhorst : Hartmut Rosa, est-ce que la résonance s’apprend ? 

Hartmut Rosa : Tout d’abord, je dirais que nous n’avons pas besoin d’apprendre les capacités de résonance, parce que nous les avons déjà en nous. En revanche, nous les éloignons, nous apprenons à évoluer dans un monde chosifié et à ne plus laisser les choses parvenir à nous » (Rosa, Wallenhorst, 2017, p. 5). 

 

Les écailles de l’aliénation peuvent-elles tomber des yeux ? Est-ce une rééducation de la sensibilité, après une déprivation sensorielle, qui nous ramène au monde ? Les cas de figure doivent être nombreux, ce qui n’autorise guère, certainement, à esquisser rapidement une théorie globale de la désaliénation. Quoi qu’il en soit, la thèse de la résonance, qui pose que notre mode de fonctionnement habituel est un mode dégradé, doit prendre plus de temps pour expliquer comment, pour le mieux, on peut « rétrograder », sans toutefois décélérer, et retrouver notre relation primitive au monde. 

 

Former des maîtres compétents

 

Une fois encore, il me paraît que la notion de compétence continue d’habiter, implicitement, dans ses marges ou ses desiderata, la théorie de la résonance éducative. L’aptitude à être au diapason avec le monde, d’ailleurs, ne doit pas uniquement avoir cours du côté de l’élève, qui doit développer un certain sentiment d’efficacité personnelle, comme nous l’avons vu en mentionnant Albert Bandura, mais sans doute surtout du côté du bon maître, lequel pourrait très bien – si je puis l’ajouter – ne connaître des moments de grâce que parce qu’il en a acquis le talent. 

 

Dans sa Résonance, Rosa peut se référer à John Hattie et à son enquête de très grande portée relativement à ce qui fait de l’école un espace de résonance, mais il ne pousse pas l’analyse jusqu’à se demander ce qui fait qu’un maître, dont la pratique habituelle se trouve dégradée, peut venir à renverser les choses ou à se former à les changer. Une réflexion sur la formation des maîtres, qui irait au-delà de l’identification et de la dénonciation des sphères concrètes de réification du monde, me paraît pourtant nécessaire, dès lors qu’on entame une réflexion sur les conditions de rétablissement d’un espace de résonance. 

 

De Herder, on a cité que la présence d’esprit (Gegenwart des Geistes) pouvait créer de la présence d’esprit. Un autre mot fameux, dû au philologue Friedrich August Wolf, actif à Halle vers 1800, disait dans la même veine, en s’adressant aux futurs maîtres : « Aie de l’esprit, et sache éveiller l’esprit ». Je me souviens du commentaire ironique de l’herbartien Wilhelm Rein, alors qu’il imaginait la tête que ferait l’un de ses étudiants-professeurs s’il devait se contenter de pareille réponse à la question de savoir comment se former pour enseigner. Et Rein de rappeler, en 1920, que la philosophie classique distinguait entre trois éléments, don naturel, savoir dont on aura été instruit et exercice. Et plutôt que de miser uniquement sur un hypothétique don, il vaudrait mieux dire à quiconque s’en sentirait dépourvu, au point d’être venu nous demander conseil, ce qui suit : 

 

« ce n’est pas si grave. Nous avons bien en main en tant qu’éducateurs d’éducateurs un moyen pour éveiller l’esprit et développer les dispositions éducatives. Ce moyen unique consiste à lier ensemble point 2 et point 3, instruction théorique et exercice pratique » (Rein dans Goubet, 2016, p. 57). 

 

Bien évidemment, cette question du savoir pratique, ou du tact pédagogique, n’a pas cessé de tourmenter les esprits depuis le dix-neuvième siècle, ni de déconcerter les formateurs de formateurs, dès qu’ils sont dans la situation de lier eux-mêmes leur pensée de la formation et leur pratique. De les déconcerter surtout lorsqu’ils éprouvent cruellement leur position aliénée, entre injonctions officielles mal ficelées et discours pédagogique irénique méconnaissant les spécificités des modes concrets de formation. Je ne souhaite pas, en ces lignes, instruire le procès de la résonance mais désire uniquement souligner qu’il est bien difficile de balayer d’un revers de la main la notion de compétence, ou de la laisser dans un angle mort de sa théorie. 

C’est sans doute qu’une critique de cette notion éminemment politique, et d’abord politique, est nécessaire pour qu’un sens pédagogique puisse être dégagé. Et ce sens pédagogique, qui favoriserait l’écoute et la parole libre, dans un espace de résonance hors menaces, pourrait peut-être alors, par surcroît, donner une voix à ceux qui souvent se taisent et promouvoir réellement leur émancipation en tant que sujets préoccupés par notre liberté commune. Il serait certainement loisible d’aller voir du côté d’autres penseurs de la théorie critique, comme Adorno ou Honneth, pour voir comment une pensée de l’émancipation comme affirmation personnelle, lutte pour la reconnaissance depuis l’élément du mépris, peut se mettre en place. Rosa lui-même, dans un article sur la société de l’écoute et le bien commun (2019), expose comment la résonance doit prévaloir dans un cadre républicain, plus que libéral, afin qu’une démocratie puisse s’instaurer : être capable d’être ému par d’autres voix, avoir un sentiment d’auto-efficacité collective en ressortissent, en particulier. Resterait à considérer comment une éducation à la démocratie, comment, en d’autres termes, un apprentissage scolaire de compétences politiques pourrait prendre pied. Un nouveau sens politique de la compétence émergerait alors, qui requerrait le pluriel tant au niveau formel (celui de la correction de la langue lorsqu’elle distingue deux acceptions d’un terme) que matériel (celui de la prise en compte réelle de voix multiples pour donner sens à du commun). 

 

Références 

Bandura, A. (1993). „Perceived Self-Efficacy in Cognitive Development and Functioning“. Dans Educational Psychologist n°28, p. 117-148. 

Buhren, C. G., Endres, W., Rosa H. (2018). Resonanzpädagogik & Schulleitung. Neue Impulse für die Schulentwicklung, Weinheim/Basel, Beltz. 

Endres, W., Rosa H. (2016). Resonanzpädagogik: Wenn es im Klassenzimmer knistert, Weinheim/Basel, Beltz9 . 

Goubet, J.-F. (2016). „Zur Erwerbung des pädagogischen Taktes – Ein Schwerpunkt der Lehrerbildung”. Dans Bolle, R., Halbeis, W. (dir.), Wie lernt man erziehen? Zur Didaktik der Pädagogik, Garamond, Jena, p. 57-65 (version française : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01695258). 

Herder, J. G. (1889). „Von der Gratie in der Schule“, „Bruchstück einer Abhandlung über die Gratie in der Schule“, „Von Schulübungen“. Dans B. Suphan (dir.), Sämmtliche Werke, Band 30, Schulreden. Schulbücher, Berlin, Weidmann, 1889, p. 14-28, 29-35, .60-71. 

Hollenstein, E. (12 avril 2017). „Rezension zu: Hartmut Rosa, Wolfgang Endres: Resonanzpädagogik. Wenn es im Klassenzimmer knistert. Beltz Verlag (Weinheim, Basel) 2016. 2., erweiterte Auflage. ISBN 978-3-407-25768-0“. Dans : socialnet Rezensionen, ISSN 2190-9245, https://www.socialnet.de/rezensionen/22339.php. 

Humboldt, W. von (1980). Theorie der Bildung des Menschen. Bruchstück. Dans A. Flitner, K. Giel (dir.), Werke in fünf Bänden, Band I, Schriften zur Anthropologie und Geschichte, Stuttgart, Cotta, p. 235-240. 

Kambouchner, D. (2012). « Retrouver en soi l’enfant (repuescere) : réflexions sur un précepte classique ». Dans Kerlan, A., Loeffel L. (dir.), Repenser l’enfance ?, Paris, Hermann, p. 161-168. 

Rosa, H. (2016). Resonanz: Eine Soziologie der Weltbeziehung, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp (trad. fr. S. Zilberfarb, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La découverte, 2018). 

Rosa, H. (2019). « La société de l’écoute. La réceptivité comme essence du bien commun » (trad. fr. Ph. Chanial). Dans La Revue du Mauss, n°53, p. 361-395. 

Rosa, H. (2020a). Unverfügbarkeit, Wien/Salzburg, Residenz Verlag, (trad. fr. O. Mannoni, Rendre le monde indisponible, Paris, La découverte, 2020b). 

Rosa, H. (23 octobre 2020c). « Schule als Resonanzraum », [Vidéo en ligne], https://www.youtube.com/watch?v=J4796Afpn4Y 

Rosa, H., Wallenhorst, N. (2017), « Développer ensemble la résonance du monde ». Dans Bildungsforschung, n°1, p. .1-9. 

Notes
[←1

 Je laisse de côté ce point, important quand on veut aborder l’idée de succès ou de réussite éducative. 

[←2

 „Kompetenzen sind dabei hilfreich und oft notwendig, um die Dinge (die Sonate, den Platon-Text, die innertropische Konvergenzzone) zum Sprechen zu bringen, um in ein sich progressiv vertiefendes Antwortverhältnis zu treten […]. 

Kompetenzen sind aber niemals der Endzweck von Bildung – dass sie es für die Bildungspolitik werden konnten, liegt einfach daran, dass sie sich im Gegensatz zur Bildung exakt messen und weitgehend verfügbar machen lassen“ (Rosa, 2020a, p. 79), 

[←3

 „Wenn ich das Fach Englisch nehme, dann gibt es die Fertigkeit der Rechtschreibung oder des Vokabellernens, aber es ist eine Fähigkeit, in unterschiedlichen Situationen adäquat zu kommunizieren. So spricht man auch eher von einer Sprachkompetenz, aber nicht […] unbedingt von einer Sprachfertigkeit. Es gibt hingegen eine Schreibfertigkeit, Wörter richtig schreiben zu können. Aber die Fähigkeit, in Sprechsituationen den anderen richtig zu verstehen, darauf zu reagieren, ihm entsprechend zu antworten, das hat für mich etwas mit dem Kompetenzbegriff zu tun, wie ich ihn verstehe. Das heißt, ich unterscheide zwischen Fähigkeiten und Fertigkeiten, betrachte sie aber nicht isoliert voneinander. Vielleicht findet sich die Förderung dieser Verbindung in der Formel: Fertigkeiten schulen und Fähigkeiten unterstützen“. 

[←4

 „Kompetenz bedeutet das sichere Beherrschen einer Technik, das jederzeit Verfügen-Können über etwas, das ich mir als Besitz angeeignet habe. Resonanz dagegen meint das prozesshafte In-Beziehung-Treten mit einer Sache“. 

[←5

 „Resonanz“ sei die Kurzformel für Folgendes: Eine „bestimmte Haltung, nämlich des Hörens und Antwortens“, im Gegensatz zum „Beherrschen und Kontrollieren“, „Erledigen und Abarbeiten“, „Erfüllen und Optimieren“. 

[←6

 „Kompetenz bedeutet das sichere Beherrschen einer Technik, das jederzeit Verfügen-Können über etwas, das ich mir als Besitz angeeignet habe. Resonanz dagegen meint das prozesshafte In-Beziehung-Treten mit einer Sache. Natürlich können mir Kompetenzen in diesem Prozess helfen, aber was dabei herauskommt, steht nicht von Anfang an fest. Resonanz enthält ein Moment der Offenheit und der Unverfügbarkeit, das sie von Kompetenz unterscheidet. Kompetenz ist Aneignung, Resonanz meint Anverwandlung von Welt: ich verwandle mich dabei auch selbst“. 

[←7

 „In der Selbstwirksamkeitsforschung wird zwischen Selbstwirksamkeitserwartungen einerseits und Selbstwirksamkeitserfahrung andererseits unterschieden [Albert Bandura, „Perceived Self-Efficacy in Cognitive Development and Functioning“, in: Educational Psychologist 28/1993, S. 117-148]. Ohne Selbstwirksamkeitserwartungen sind Resonanzerfahrungen höchst unwahrscheinlich: Wenn ich nicht die Erwartung habe, dass ich mit Gedichten „etwas anfangen kann“ oder dass ich Texte zu schreiben oder Fußball zu spielen vermag, wird es mir nicht gelingen, bei den entsprechenden Tätigkeiten in Resonanz zu kommen. Ganz im Gegenteil werde ich rasch zu der Überzeugung kommen, Gedichte oder Fußball sagten mir nichts“  (Rosa, 2020a, p. 63). 

[←8

 „Beim Lehrer wird's ein muntrer Vortrag, eine Gegenwart seines Geistes gleichsam in Mitte seiner Klasse auf alle und über alle sein, die ihn hören; denn Flamme steckt Flamme an, Gegenwart des Geistes erweckt Gegenwart des Geistes“ (Herder, 1889, p. 62, orthographe modernisée). 

[←9

 Depuis l’écriture de cet article a paru en octobre 2022 une traduction de cet ouvrage aux éditions Le Pommier, à Paris. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292