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mardi 28 mars 2023

Pour citer ce texte : LEGEAY, V. & DEL REY, A.. (2023). De l’aptitude à la compétence Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 3 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2022/dossier/article/de-l-aptitude-a-la-competence]

De l'aptitude à la compétence

 

Vincent Legeay
Université Paris-Est Créteil (INSPÉ - LIS)
Angélique Del Rey
INSPÉ de l'académie de Créteil

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Résumé : A travers l’étude d’une institutionnalisation des catégories de classement socio-scolaire que sont les compétences, il semble possible de renverser la perspective classique des analyses socio-économiques concernant le système scolaire. Dans l’archive administrative depuis 1904, celui-ci s’invente et se renouvèle, à la fois comme commencement et commandement historique des dominations symboliques économique et étatique, car c’est par la reconnaissance des légitimités d’emploi des dénominations que la catégorie se justifie, et légitime dans les enfants des schèmes de classement bio-administratifs, comme celui d’apte ou d’inapte. L’institution scolaire naturalise les catégories socialement instituées, voire indexées sur des schèmes de classement artificiels de l’appareil de production capitaliste. L’enjeu est de mesurer historiquement les continuités et discontinuités de ces catégories d’emploi. 

 

Mots-clés :
compétences – école – aptitudes – Ferry
 

 

Abstract : Throughout a study of an institutionalization of the categories of socio-scholar classification that are skills or competences, it seems possible to reverse the classic perspective of socio-economic analyses in what regards the school system. In the administrative archive since 1904 those could be both the beginning and the historical command of symbolic economic and state dominations, because it is through the recognition of the legitimacy of the use of those denominations that the category is justified, and legitimated by the children as bio-administrative and correct classification schemes, such as being able or unable. Put differently, the nascent compulsory educational institution ends up naturalizing socially instituted categories, sometimes indexed to artificial classification schemes of the capitalist production apparatus. What is at stake is to measure historically the continuities and discontinuities of these job categories. 

 

Keywords :
competences – school – abilities - Ferry
 

 

Introduction

 

L'Approche Par Compétences (APC) est aujourd'hui bien implantée dans le système scolaire français, comme dans la majorité des systèmes scolaires européens, ainsi que dans de nombreuses régions du monde, et elle commence à l'être à l'université. A titre d'illustration de ce dernier point, le deuxième critère de l'organisation pédagogique de la formation du « Référentiel Hcéres pour l'évaluation d'une formation conférant le grade de Licence » de la campagne d'évaluation 2020-20211 n'est autre que la « place importante donnée à l'approche par compétences dans la formation ». 

 

A première vue, il semble que l'implantation progressive de l'APC dans la formation initiale est liée à son rapprochement avec le monde du travail. C'est en effet par le lycée professionnel que l'APC s'est d'abord implantée dans l'enseignement secondaire2 . Quant à l'université, c'est aussi dans les formations professionnalisantes que l'APC s'est d'abord imposée (INSPE3 , IUT...), avant de toucher les licences générales, les Masters et les Doctorats, qui possèdent tous désormais leur fiche RNCP, un fichier national se présentant sous la forme de « blocs de compétences » prêtes à l'emploi4 . Les curricula doivent désormais respecter le contenu de la liste, voire appliquer une « approche programme », c'est-à-dire une approche des programmes d'enseignement elle-même basée sur un apprentissage et une évaluation par compétences : exit les disciplines, ou alors, intégration des disciplines au titre de « ressources » pour développer des « compétences en formation ». 

 

Dans son « Discours aux Présidents d'université du 13 janvier 20225 , E. Macron présente du reste de manière très claire les nouveaux défis de l'offre de formation universitaire en ces termes : « nous devons investir davantage là où les besoins de compétences actuels et futurs de notre pays sont les plus importants en assumant aussi que la logique de l'offre prenne le pas sur la logique de la demande. » L'approche de la formation et de ses contenus par la notion de compétences est donc très clairement une approche rendue nécessaire par la professionnalisation de la formation, par son adaptation au marché du travail et à ses besoins. L'université est un vivier de compétences sur lesquelles investir. Le tout est de parvenir à les « former », ou tout au moins de les certifier, en toute exclusivité – c'est-à-dire sans laisser même un petit espace pour une formation « gratuite », qui ne débouche pas directement sur une employabilité. Le monde de l'éducation se referme sur celui du travail. 

 

Néanmoins, faire de la compétence le « cheval de Troie » de la professionnalisation de l'enseignement est loin de suffire à en comprendre la portée, tant du point de vue de l'histoire récente des liens entre monde du travail et monde de l'éducation, que de celui de ce que l'on pourrait appeler, dans le sillage de Michel Foucault, une « archéologie » de la catégorie de compétence dans celle d'aptitude, à la naissance de l'instruction obligatoire. Cet article se propose de dessiner, dans ses grandes lignes, les pistes d'analyse permettant de fonder ce point de vue. 

 

  1. 1. Du point de vue de l'histoire récente des liens entre monde du travail et monde de l'éducation...

 

Commençons par ce constat : le monde du travail n'a pas toujours été synonyme de gestion par les compétences. Avant les années 1960-1970, la notion de compétences était tout à fait absente du vocabulaire et des pratiques de la gestion du travail, et ce n'est qu'à partir des années 1980 qu'elle prend véritablement son essor, la « logique compétences » envahissant littéralement ces derniers, ainsi que ledit « nouveau management » au cœur de l'entreprise. La « logique compétences » vient alors en lieu et place de ladite « logique des qualifications », une logique qui implique que le travailleur soit « qualifié » pour un « métier » et qu'il existe donc une correspondance entre les diplômes/années d'expériences (niveaux de qualifications ») et les fonctions ou salaires. Dans la « logique-compétences », en revanche, le travailleur est réputé développer des « compétences » (ensemble de savoirs/savoir-faire/savoir être) durant sa vie (y compris non professionnelle, éclatement de la notion de travail salarié) et ces compétences sont alors censées le rendre plus ou moins employable, plus ou moins compétitif sur le marché de l'emploi. La « compétence » va de pair, dans la gestion du travail, avec l'éclatement de la notion de « métier, » à laquelle est préférée celle « d'emploi » : l'entreprise va m'employer, investir temporairement sur mes « compétences » dans la mesure où elle en attend un retour sur investissement. 

 

Au cœur de l'entreprise, se généralise également le « nouveau management », qui est lié à cette nouvelle conception de « l'employé » comme « somme de compétences » (éclatement de l'unité-sujet), d'un « capital cognitif » (objet) sur lequel investir temporairement pour se rendre (en tant qu'entité-entreprise) plus compétitive sur le marché. Depuis 2005, une « gestion prévisionnelle des emplois et compétences de l'entreprise » (GPEC) est obligatoire pour les entreprises de plus de 300 employés (ou « collaborateurs »)6 . Ce qui signifie, très concrètement, que la gestion des emplois ne se fait plus par les qualifications (avec garantie de durée et de salaire), mais par les compétences (avec obligation pour le travailleur d'apporter continuellement la preuve que les compétences sur lesquelles son entreprise a investi en l'employant sont toujours présentes, et obligation de se former régulièrement pour « s'adapter » aux évolutions de l'entreprise). Ce remplacement (de la logique des qualifications par la logique-compétences) est préparé, en France, par les sociologues du travail qui étudient, sur poste, les « compétences » mises en œuvre et censément développées par les travailleurs afin d'établir des profils permettant de penser la conversion, ce qu'on appellera plus tard la « flexibilité du marché du travail ».7  

 

Or, la « logique compétences » se fonde sur une idée qui n'est pas présente dans la logique précédente, celle des qualifications : c'est l'idée que l'employé lui-même, en tant qu'il est porteur de ses « compétences », n'est pas comme le disait Marx (ou même Kant avant lui), dépourvu de tout capital. Il a un capital. Son capital c'est lui. Ou plus exactement, c'est ce qu'il a appris durant sa vie, ses compétences. C'est un capital cognitif ou immatériel, pour le distinguer du capital matériel. D'une certaine manière, il l'a acheté puisqu'il a payé sa formation – on qu'on a payé pour lui sa formation (l’État a alors investi sur son capital cognitif). Il a investi sur lui en se formant, et en travaillant, il continue d'investir sur lui. Et en tant qu'acteur supposément rationnel, il le sait, comme l'explique Théodore Schultz dans un article célèbre de 1961 qui fait émerger la notion de Capital Humain (notion qui vaudra à Gary Becker, de l'école de Chicago, le prix Nobel d'économie)8 , et ne peut donc pas être considéré à proprement parler comme un employé. C'est un « collaborateur ». Car en même temps que l'entreprise investit sur ses compétences (partie du capital cognitif de l'entreprise), il le fait aussi, pour sa part. Il est objet et sujet, les deux points de vue sont réconciliés. Exit la domination. 

 

Second point : dire que le « monde de l'éducation » se trouve rapproché du « monde du travail », c'est présupposer l'existence de deux mondes séparés, or c'est de moins en moins vrai, en particulier depuis le développement de la formation continue avec la loi de 1971 en France9 . Et la « logique compétences » n'est pas pour rien dans cette évolution puisqu'elle apporte avec elle l'idée que se former, c'est développer ses compétences, et que donc il est dans la logique d'une gestion du « capital humain » par les compétences que de « former » ce dernier, c'est-à-dire d'investir sur ses compétences dans une logique de retour sur investissement. La formation devient, dans cette optique, autant l'affaire de l'individu et/ou de l'Etat que de l'entreprise elle-même. C'est du reste ce que recouvre la notion de « formation tout au long de la vie », qui met dans un même panier, désormais, des choses aussi différentes que l'école, l'enseignement supérieur (« éducation formelle »), la formation continue (« éducation non formelle ») et l'expérience personnelle, notamment professionnelle (« éducation non formelle »), suggérant l'idée que tout ceci est au fond de même nature : un investissement sur du capital dans une recherche de profit. 

 

Troisième point : si l'on regarde du côté de l'école, ce n'est pas uniquement, loin de là, par la voie professionnelle que l'APC s'est développée. En réalité, quand on s'intéresse à l'histoire de l'introduction de l'APC à l'école et à l'Université, on s'aperçoit qu'il y a plusieurs « vecteurs » de ce développement, et que l'un de ceux qui ont été les plus efficaces a été le travail de l'OCDE pour mettre en place une évaluation-monde des systèmes scolaires, la fameuse évaluation PISA. 

 

Cette évaluation existe depuis longtemps, mais elle n'est d'abord qu'une comparaison des systèmes scolaires sur la base de leurs cursus, tous différents à la fois en termes de contenus, de niveaux, de systèmes d'évaluation, etc. En d'autres termes, la comparaison n'est pas effectuée sur des critères identiques, ce qui est réputé fausser les résultats. C'est alors que l'OCDE, qui tente de populariser depuis les années 1960 la notion de « capital humain » auprès des systèmes scolaires du monde entier décide d'utiliser l'APC pour créer une évaluation des résultats scolaires déconnectée des cursus particuliers de chaque système scolaire national : la compétence est en effet la notion parfaite pour représenter, non ce que l'école décide d'enseigner, mais ce à quoi elle peut être « efficace » dans une visée de « réussite dans la vie » qu'il s'agit alors de définir. 

 

« DESECO », « Définir et Sélectionner les Compétences fondations théoriques et conceptuelles » est un groupe de travail créé par l'OCDE en 1997 sous l'égide de l'Office fédéral de la Statistique suisse. Lors du 1er symposium national tenu en 1999 avec des représentants des milieux académiques, économiques, politiques, et des institutions internationales, un certain nombre d'experts sont invités à répondre à une liste de questions : 1) Qu'entend-on par compétence, compétence-clé, skills ? […] 2) Quelle conception sur la nature de l'homme et de la société peut servir de point de départ à l'identification des compétences importantes dont les individus ont besoin pour conduire une vie réussie […] Quels sont les critères normatifs sous-jacents pour définir les compétences ? 3) Dans quelle mesure est-il possible d'arriver à une identification des compétences-clés indépendamment de la culture, de l'âge, du genre, du statut, de l'activité professionnelle ? 4) Quelles compétences sont nécessaires pour agir dans les différents domaines de la vie – économique, politique, sociale et familiale ; les relations interpersonnelles publiques et privées ; le développement de la personnalité individuelle ? Comment ces compétences peuvent-elles être décrites et justifiées théoriquement ? […] 6) Quelle est l'importance de cette notion pour les décideurs politiques ?10 ... 

Or, il est à remarquer que le premier Rapport de l'évaluation PISA (2000), qui fait état des fondements théoriques choisis pour cette sélection, s'appuie sur un relativisme indépassable – autant sur les questions de définition de la « compétence » que de la « réussite dans la vie » pour ne reconnaître comme réel et objectif, en fin de compte, que le critère de l'employabilité comme finalité (non seulement industrielle, politique mais aussi individuelle) de l'investissement sur les compétences : 

la réponse à la question de savoir quelles sont les compétences utiles à la vie réelle peut se fonder non seulement sur un jugement subjectif de ce qui peut être défini comme important dans la vie, mais aussi sur des éléments qui permettent de tirer au clair si ceux qui possèdent un niveau de compétence élevé en termes de mesure du PISA ont effectivement de fortes chances de réussir dans la vie11 . 

Le « effectivement » renvoie ici à ce qui est reconnu par l'OCDE comme réalité effective, indépendamment des points de vue que l'on peut avoir sur elle. Or, quels sont ces éléments de réalité effective ? La suite le précise :

Bien que l'avenir des élèves participant au PISA soit encore inconnu, l'Enquête internationale sur la littéracie des adultes a montré que la littéracie des adultes, c'est-à-dire les compétences en lecture, la culture mathématique et scientifique de ceux-ci est étroitement liée à la réussite du travail et aux revenus, bien plus que ne l'est le niveau d'études. 

En d'autres termes, c'est à l'employabilité que l'on reconnaît la réussite dans la vie, d'un point de vue réel et objectif, bien davantage qu'à un niveau d'études relatif aux particularismes de chaque culture. Cela vient de ce que l'approche par les compétences, au sens non pas d’une notion des « sciences de l'éducation », mais de la tranche de capital humain sur laquelle investir, est ici présupposée comme vision neutre réconciliant tous les points de vue : celui de l'homme d’État (qui investit sur les compétences des élèves en dépensant pour son système éducatif), celui de l'entrepreneur (qui investit sur les compétences de ses salariés en leur payant un salaire), comme celui de l'individu (qui investit sur ses compétences en se formant et en travaillant). Et ce, au-delà de toutes les différences culturelles. 

 

Alors certes, l'utilisation in fine du critère de l'employabilité pour juger de l'efficacité d'un système scolaire à développer des « compétences utiles à la vie réelle » laisse à penser (et ce n'est pas faux) que l'APC soumet l'école au monde du travail. Mais encore une fois, penser cela serait oublier que la gestion du travail elle-même a été transformée par la logique compétences, et que dire que l'école est au service de l'emploi est devenu aussi vrai que de dire que l'emploi est au service de « l'école de la vie ». 

 

Pour toutes ces raisons, il est clair que les compétences ne sont pas seulement l'instrument au service des patrons pour soumettre l'école aux besoins de l'entreprise – même si c'est vrai d'une partie de la formation, en particulier dans sa partie professionnelle. Dans une perspective foucaldienne, notre hypothèse est qu'il s'agit d'une notion avant tout « normative ». En l'occurrence, il s'agit d'une notion forgée par les économistes du capital humain (économie néolibérale), et qui vise, autant au travail qu'à l'école, à formater notre vision de la société comme un ensemble de micro-entreprises : « c'est cette démultiplication de la forme “entreprise” à l'intérieur du corps social qui constitue l'enjeu de la politique néolibérale. Il s'agit de faire du marché, de la concurrence, et par conséquent de l'entreprise, ce qu'on pourrait appeler la puissance informante de la société »12 . Au-delà de la subordination directe des formations aux « besoins du marché » (Macron13 ), il y a là comme un travail préparatoire, un ensemble de micro-pouvoirs qui formatent le social dans une perspective qui correspond à ce que Michel Foucault a baptisé la société normative, mais sous une autre forme que les « disciplines ». Il y a là, aussi, un véritable mode de subjectivation, qui implique un dépliage de l'intériorité, un devenir visible de soi, la fin des replis en quoi consiste pourtant tout l'existant selon Leibniz lu par Deleuze14 . La compétence, dans sa version idéologique, fabrique ou présuppose comme normal un individu qui ne part plus du commun pour se rapporter à soi, mais qui tourne à vide en soi, dans une aspiration purement abstraite d'accumulation de compétences générales supposées lui permettre de « gagner » dans la bataille du pouvoir et de l'argent (ou simplement ne pas être exclu). 

 

Or cette nouvelle normativité – dont nous allons explorer les prémisses dans notre deuxième partie –, a des conséquences profondes en ce qui concerne la conception que véhicule la société du « petit d'homme » à éduquer. Celle-ci a en effet de plus en plus tendance à voir ce dernier comme un petit entrepreneur de lui-même, quelqu'un qui, dès la maternelle, se comporte comme un adulte en petit et investit sur ses compétences dans une recherche de profit15 . Dans cette conception, l'enfant n'est plus éduqué par des adultes, il est « formé », le capital humain qu'il représente est « fabriqué », en mettant non pas l'individu mais le sujet entre parenthèses. Car dans cette conception, l'individu est envisagé comme pure surface lisse, sans contours, sans intériorité, sans « partie intensive », comme le disait Deleuze à propos de Spinoza : incapable donc d'être au principe d'un agir et seulement capable d'être agi par son environnement. Cela vient de ce que cet individu est conçu comme radicalement « déterritorialisé » (et non plus dans un mouvement de territorialisation/déterritorialisation), agissant supposément de façon purement rationnelle (ou si c'est de façon non rationnelle, alors c'est qu'il n'est pas tout à fait normal), considérant sa formation comme un investissement sur du capital et souhaitant donc (de manière rationnelle) tirer le meilleur investissement de soi-même. 

 

Parallèlement à cela, c'est tout le sens de l'éducation qui en est transformé : elle n'est en effet plus pensée comme une pratique commune (qui part du commun pour retourner au commun), une pratique de transmission (connaissances, techniques, valeurs) vers des enfants qui, plus tard, renouvelleront ce qu'on leur a transmis en changeant le monde16 . Elle est pensée comme un investissement sur du capital dans une recherche de profit. Et un investissement particulier, réalisé par des particuliers puisque c'est chaque « entreprise », qu'elle soit grosse (Etat, multi-nationale), moyenne ou petite (PME), voire « micro » (individu) qui est censée se former comme un tel investissement sur soi dans son intérêt. 

 

 

  1. 2. Exploration de la normativité sous-jacente à la notion de compétence. Point de vue archéologique : la commission Bourgeois (1904) 

 

Que le succès de l'APC exprime une forme de pouvoir normatif est ce que nous allons maintenant tenter de montrer en nous appuyant sur l'histoire longue, et en en faisant l’analyse selon les conditions de possibilité dans le champ scolaire. Il nous semble en effet que cela requiert une archéologie en un sens foucaldien particulier, à savoir considérer que le tournant du XXe siècle constituerait une archive particulièrement importante parce qu’elle sanctionne une vingtaine d’années d’instruction obligatoire et qu’elle situe ce qu’on pourrait appeler des schèmes administratifs de classement dans un moment de définition où l’État rencontre un problème inédit. En bref, il s’agirait, par rapport au propos précédent, de fournir de la continuité à partir d’une discontinuité première, sans équivalent étant donnés les régimes politiques antérieurs (Empire et Monarchie) et les rapports scolaires qu’ils impliquaient. 

 

  1. Une première façon de s’y prendre consisterait à se pencher sur les tentatives de définition, au début du XXe siècle, des catégories d’articulation directe entre école primaire et métier ou profession. Le plus simple, d’une certaine façon, serait d’analyser la définition du Certificat d’Aptitude Professionnelle (CAP) par exemple, dont la longévité parvient jusqu’à nous. Ce premier schème, le plus direct, serait celui de l’aptitude. Nous pouvons en rappeler très brièvement l’histoire. Dans le cadre des lois Ferry, à partir de 1886, une série de décrets crée non moins que 15 certificats d’aptitude : un certificat d’aptitude pédagogique pour les instituteurs directeurs d’école, un certificat d’aptitude au professorat dans les écoles normales et les écoles primaires supérieures, à l’inspection des écoles primaires, etc17 . Pour parvenir, en 1919, à la loi Astier qui crée, au terme d’une lutte sémantique entre aptitude et capacité, le CAP, instaurant une grille de qualification préparant à la capacité, établie très largement par les employeurs. 

 

Rappelons, surtout, que Ferry lui-même pointait ce problème de main d’œuvre et d’ajustement aux structures économiques, dès 1883, dans son discours de Vierzon :

Tous les nouveaux programmes reposent sur cette double idée : l'enseignement primaire, dans une démocratie, doit consister d'abord dans une éducation générale, sans laquelle il n'y a pas de spécialité durable, pas d'enseignement professionnel solide et sérieux ; et, en second lieu, dans une série d'exercices tendant à mettre l'enfant, par des initiations progressives et ménagées, en contact avec les réalités de la vie. Former dès l'enfance l'homme et le citoyen, préparer des ouvriers pour l'atelier, c'est notre tâche [...] Ainsi se passent les années de l'école primaire, messieurs ; mais, quand l'enseignement primaire a parcouru ce premier cercle [...] un vide singulier et inquiétant s'ouvre sous les pas de l'adolescent : plus d'école, plus rien entre la douzième ou la treizième année et le commencement de l'apprentissage18 . 

 

Rappelons également que Ferdinand Buisson, dans le Nouveau Dictionnaire de Pédagogie et d'Instruction Primaire, héberge ce projet d’adaptation de l’école à la demande économique, pour des raisons tout à fait progressistes d’ailleurs. Nous pouvons en effet lire, à l’article « Apprentissage (école d’) » : 

Si l’école d’apprentissage, sans restreindre les acquisitions intellectuelles, rend l’ouvrier non seulement plus policé, mais encore plus habile, plus épris de son état et par conséquent plus laborieux, elle le rendra du même coup plus moral, plus économe, moins inquiet, plus indépendant ; et ainsi, en même temps qu’elle procure des avantages immédiats à l’énorme population des travailleurs, elle augmente à bref délai le rendement économique dans tout le pays, et y hausse le niveau moral et social par le relèvement des classes ouvrières19 . 

Il y aurait beaucoup à dire de cette conception de la formation professionnelle telle qu’elle se retrouve en 1919 dans la promulgation du CAP. Ce travail d’interprétation et d’analyse de la commande d’État, néanmoins, a déjà été produit, et nous n’en sommes pas du tout spécialistes. Nous pouvons donc simplement citer, et indiquer le point où l’APC trouve dans cette continuité un ancrage, Guy Brucy, lorsqu’il déclare à propos de la loi Astier : « l’État joue alors pleinement son rôle, par le biais de l’institution scolaire, d’« appareil technique de production des qualifications et d’appareil juridique de leur garantie »20 . Brucy montre comment les patrons, au moment de la loi Astier, gagnent la lutte lexicale et définissent les catégories d’emploi des diplômes afin qu’ils permettent à la fois à l’État d’inciter les familles à placer leurs enfants à l’école pour avoir un métier, et aux patrons d’avoir une main d’œuvre homogène sur l’ensemble du territoire tout en se garantissant d’avoir le contrôle d’admission dans l’emploi. 

 

B) Cependant, cette lutte pour les mots : les « aptes », les « capables », ne se fait qu’en contraste d’un travail parallèle plus général, nécessaire pour que le diplôme sanctionne quelque chose ; car si tout le monde peut avoir le diplôme, alors le diplôme ne sanctifie rien. Ce travail est déjà en cours depuis longtemps au moment de la loi Astier : c’est celui de définition des anormaux, des arriérés, des idiots, des sourds et muets, etc., travail de définition des catégories scolaires dans l’enseignement général, pour les populations qui ne peuvent recevoir l’instruction primaire obligatoire.

 

Or, ce ne sont pas vraiment les remontées des instituteurs qui déclenchent ce travail institutionnel, en sollicitant une refonte politique de ce système d’instruction obligatoire ; ce qui serait pourtant une hypothèse adoptable spontanément. Ce que va mettre en place la fameuse « commission Bourgeois », à partir de 1904, et qui lance symboliquement les travaux de Binet et Simon, c’est plutôt un travail de définition des catégories d’emploi sans précédent qui formerait ce qu’on pourrait appeler un axio-pouvoir. Nous allons nous expliquer. 

 

La constitution de l’archive sur ce point est fondamentale. Nous pouvons nous référer aux documents établis par Monique Vial et Marie-Anne Hugon sur la commission Bourgeois, non exhaustifs, mais très significatifs21 . À la consultation, la première surprise tient dans le fait que cette commission élabore un travail commandité par l’État de mise en comparaison, de mesure, de définition des hiérarchies dans les catégories du jugement scolaire qui n’avait pas de préalable dans sa constitution définitionnelle, car sans précédent dans les régimes scolaires antécédents. La première fonction est de faire sortir une ou plusieurs catégories (dont on se souvient que le sens verbal étymologique en grec, kategorestai, renvoie à l’accusation publique) dans cet ensemble un peu mal arrangé des regroupements de populations des asiles : toutes ces individualités qu’on peut maintenant circonscrire dans la notion d’arriérés, d’inaptes, d’idiots, etc.   

 

Le premier texte établi, écrit par Bernard Charlot, inspecteur général de l’enseignement primaire en 1904, est tout à fait symptomatique de la problématique initiale :

laissés à l’état de nature, les anormaux ne cesseront, pendant toute leur vie, d’être pour la collectivité une lourde dépense. Au contraire, habilement et humainement traités par les nouvelles méthodes scientifiques, ils ne seront plus condamnés à demeurer irrémédiablement des non-valeurs sociales, des parasites onéreux et nuisibles, mais ils prendront une part, plus ou moins importante, dans le travail commun, et un certain nombre d’entre eux en viendront peut-être un jour à faire, pour la société, presque autant qu’elle aura fait pour eux22 . 

Vial, dans les pages qui suivent ce texte, montre comment les instituteurs de terrain, tout comme les médecins de terrain, ne sont pas du tout représentés dans cette commission, mais sont largement supplantés par des politiques, des inspecteurs, des aliénistes et des médecins hygiénistes. L’ensemble de cette commission naît justement d’une préoccupation hygiéniste, et d’une redéfinition des populations plaçant certains experts aliénistes en position de pouvoir, quitte à formuler des paralogismes, sous forme de pétition de principe, évidents : les anormaux, dans le même texte, « ce sont les sujets qui, soit au point de vue physique, soit au point de vue intellectuel ou moral, ne se trouvent pas dans les conditions normales pour recevoir l’enseignement commun ».

 

Vial ne manque pas de remarquer, rappelant que le ministère de l’intérieur suit de près les travaux de la commission et intervient même dans les questionnaires donnés sur le terrain, que cela « autorise une extension sans limites de la notion d’anormalité23 ». Si nous le disons avec nos propres mots, il s’agit donc d’un renversement, d’une pétition de principe présidant à l’ouverture d’un schème administratif, conçu comme champ de classification. Elle ajoute : 

dans les années 1905-1907 [...] c’est alors, dans une réflexion orientée vers le comportement social de l’indiscipliné et non spécifiquement sur les questions scolaires que la connotation morale se lie, à travers ce comportement, à l’arriération. Il reste cependant que le trouble moral de l’indiscipliné réside dans son refus de l’ordre social et non dans sa malignité ou sa perversité24  

Dans la catégorie des arriérés, la notion d’aptitude est utilisée comme spécification et spécificité, marqueur de « dégénérescence » moindre que les idiots ou les imbéciles, mais justement sous la forme d’une originalité. Les docteurs Philippe et Boncour, au sein de la commission, déclarent : « c’est parmi ces incapables de s’adapter à l’école que se recrutent la plupart des jeunes criminels. L’inaptitude à s’adapter au régime scolaire n’est souvent que le prélude et la marque de l’inaptitude à vivre en société ». 

Or, si l’on reprend le rapport établi par Binet, membre de la commission, en 190525 , on remarquera que le pragmatisme prévalant à l’ensemble de cette entreprise, tout comme pour l’APC un siècle plus tard, est venu également d’une accélération de ces questions à l’international et donc d’une forme d’urgence à établir une politique éducative permettant une prédictibilité administrative sur les comportements. On ne théorise pas encore, bien sûr, le capital humain comme investissement d’État néolibéral, mais on installe la normalisation de la carrière scolaire comme pouvoir de légitimation des catégories de classement, utilisables ensuite au sein de l’appareil institutionnel et de production par les futurs adultes eux-mêmes. Le discours produit est d’abord la mise en scène d’une joute définitionnelle entre médecins, aliénistes, et responsables administratifs de l’Instruction (les commissions constituées à cette période pour l’admission en classe de perfectionnement sont composées d’inspecteurs, de directeurs d’école et de médecins, mais non d’instituteurs). La solution bien connue consiste à faire de l’enseignement spécialisé une option d’orientation rendant possible une voie vers l’enseignement professionnel, car il faut « éviter qu’ils [les arriérés] ne soient à charge de la société ». Raison pour laquelle toute une partie du rapport de la commission est dévouée aux Comités de Patronage, qui sont constitués des mêmes inspecteurs et médecins, mais surtout des industriels, commerçants, artisans, et qui ont pour mission de trouver les débouchés professionnels et d’empêcher que les arriérés « prennent rang parmi les inutiles et les nuisibles ».   

 

Or, dans ce mouvement de définition circulaire et sans limites d’extensivité que renferme cette construction du schème définitionnel des arriérés et des idiots, l’ensemble des élèves relevant de l’enseignement spécialisé (et non les établissements médicaux ou l’asile) le sont parce qu’« en dessous de la moyenne ». C’est à ce moment que l’outil mathématique qu’est la moyenne, dont on sait qu’elle est moins représentative d’un groupe que la médiane, car étant plus influencée par les valeurs extrêmes, devient l’appareil technique privilégié de définition du normal, par retour d’exclusion conférée aux anormaux. Tout le texte de Binet dans les Idées Modernes sur les Enfants fonctionnera sur cette modélisation, dont le suivi est assuré, au même moment, par la naissance du livret scolaire individuel qui établit un tracé anthropométrique précis sur les aptitudes scolaires des enfants. Ce rapport constitue officiellement le lancement d’un « guide scientifique pour établir les catégories des enfants arriérés », dont le second article de « l’Année Psychologique » de 1905 signale que l’échelle mise en place permettait « non pas à proprement parler la mesure de l’intelligence […], mais un classement, une hiérarchie des intelligences diverses ». 

 

Finalement, cette échelle, dans l’histoire postérieure assez rapide sur quelques dizaines d’années, va se transformer, à travers un circuit international de transmission scientifique passant notamment par les États-Unis, en instrument de hiérarchisation de toutes les intelligences ; ce qui consistait à définir la marge finit par définir la norme. Cette histoire est déjà bien repérée. Nous nous contenterons de citer Alexandre Klein :

À chaque âge correspondait une série d’épreuves et de résultats attendus, permettant ainsi d’évaluer l’enfant en fonction de la moyenne des enfants de son âge. On pouvait donc définir des niveaux intellectuels correspondant à des âges, autrement dit un âge mental propre à chaque enfant. Le changement était majeur, puisque, […] : « L’instrument grossier de dépistage est devenu un test qui permet de faire une hiérarchie parmi les enfants normaux26 »  

Une autre manière de le dire, dans l’optique découlant de la commission Bourgeois, est que la modélisation de l’enfant dit normal ou apte se constitue à travers une substitution, à ce qu’on pourrait appeler le type de tous les types, à savoir celui d’homme adulte, considéré comme finalité scolaire, une ventilation des types par classe d’âge, en se concentrant sur la question du niveau des aptitudes à obtenir pour un âge donné, en fonction des exigences sociales. Binet, dont il est important de préciser qu’il mène ces travaux dans un esprit progressiste indéniable, le dit avec clarté dans les Idées Modernes sur les Enfants : 

C’est d’après leurs aptitudes qu’on doit les instruire, et aussi les diriger vers une profession. […] un enseignement ne doit pas être approprié uniquement aux aptitudes de chacun, car nous ne sommes pas seuls au monde ; nous vivons dans un temps, dans un milieu, parmi des individus et une nature auxquels nous sommes obligés de nous adapter ; l’adaptation est la loi souveraine de la vie. L’instruction et l’éducation, qui ont pour but de faciliter cette adaptation, doivent nécessairement tenir compte à la fois de ces deux données : le milieu avec ses exigences, l’être humain avec ses ressources27  

La préparation à la vie est confondue, en partie, avec la préparation à une profession et avec l’adaptation vis-à-vis d’un milieu exigeant. Nulle part n’est revendiquée l’idée d’une mutation de ces exigences (ce qu’est pourtant toujours un milieu en contexte évolutionniste), et donc d’une école comme transformation future, sans modèle a priori de la nature humaine, de la société. L’idéal-type du bon élève n’est pas seulement une instance de légitimation des capitaux et des classes sociales, mais une instance de légitimation des catégories d’emploi de la norme telle qu’elle doit être par rapport à l’environnement social figé à une époque. Les enfants, à l’école, exercent leur jugement et leur finesse de discernement à se rapprocher, dans une dimension comparative, plus ou moins de l’idéal-type ou modèle qui agit en retour comme exigence de docilité et statut public dans l’acceptation de cette norme. Tout l’enjeu réside pour nous historiquement dans le fait que cette docilité, en même temps que l’idéal-type, change au XXe siècle avec les champs disciplinaires en situation de pouvoir idéologique capable de redessiner les catégories d’emploi. Il s’agit de la psychologie et de la psychiatrie dans le cas de la commission Bourgeois, il s’agira de l’économie plus tard pour l’APC. 

 

Dans cette séquence constituée sur cette base d’archives, qu’il faudrait encore détailler, l’ensemble du spectre d’interprétation développé par Foucault dans son cours sur les Anormaux nous semble confirmé, et possède même une prédictibilité inattendue. Pourtant, il nous apparaît, si nous pouvons nous exprimer ainsi, que Foucault a tellement et si bien raison, qu’il serait intéressant, peut-être, de renoncer momentanément au concept de « biopouvoir » pour discuter, en l’occurrence, seulement dans un premier temps concernant cette base d’archive, d’« axio-pouvoir ». Pourquoi employer ce mot ? Dans Les Anormaux28 , Foucault s’arrête, lors du dernier cours, au seuil de cet épisode historique, sans avoir le temps de le mentionner, au moment même d’une exposition de la psychologisation définitive de l’enfance comme levier d’une conquête institutionnelle de contrôle, qui n’est plus ni un champ de savoir, ni un champ de guérison, mais un champ de pouvoir ; là où semblent se confirmer au plus précis ses analyses, en l’occurrence une redéfinition de toutes les strates de la normalité et de l’intelligence à partir d’une commande d’État sur un tri des marges, donc sur une question purement hétérotopique, pourrait-on dire. En bref, il n’existe pas à notre connaissance d’interprétation philosophique ayant continué l’analyse foucaldienne des anormaux pour ce qui concerne la Commission Bourgeois qui permette de fonder une logique d’axio-pouvoir, en tant que l’institution peut tirer de telle ou telle discipline, en fonction des champs idéologiques dominants, ses définitions pour les schèmes de classement. L’État, en organisant le croisement disciplinaire du médical, du psychologique et du schème de classement scolaire, organise une strate archéologique majeure à partir de 1904 : la consécration de catégories socio-scolaires qui vont fonctionner comme outil d’emploi pour les professeurs, les inspecteurs, les médecins, et, surtout, pour les élèves-ordinaires-futurs-adultes. S’élabore une instance de contrôle des marges et des classes dangereuses en même temps que l’autonomisation, par l’école, des catégories d’emploi et de jugement légitimes, qui organisent ensuite tout le monopole symbolique de redéfinition des aptes, des moins bons, des anormaux, bref qui permet la distribution des individus dans l’ensemble du système de production. 

 

Ce processus, se généralisant, en se modifiant, au gré du XXe siècle, engage jusqu’à l’APC l’apport de disciplines différenciées, et, du point de vue institutionnel, peu importe lesquelles, pourrait-on dire. Qu’il s’agisse de psychiatrie, plus actuellement de neurosciences ou des sciences économiques, ces disciplines, dans leur participation aux travaux institutionnels pour ce qui concerne les schèmes administratifs de classement, créent les conditions gouvernementales d’une modification des catégories scolaires, qui elles-mêmes commandent par l’habitus éducatif, tout le reste des autres catégories sociales, notamment au travers de l’orientation29 . 

Le biopouvoir, en tant que le concept naît chez Foucault d'une archéologie des différents pouvoirs médicaux, psychiatriques ou carcéraux, possède une dimension de pliage et de domination corporelle essentiel, par le biais de ce que Foucault appelle les populations, qui nous semble importante. Un concept d'axio-pouvoir, au sens d’un pouvoir de légitimer, au travers de disciplines dominantes, les catégories normatives les plus fondamentales en les ancrant dans les jugements quotidiens de la carrière scolaire, répond, nous semble-t-il, sur un point d'archive précis, à la définition bourdieusienne de ce que sont les « actes d'institution » dans son cours de Sociologie Générale30 . Réintroduites dans une perspective historique comme celle de Foucault, il nous semble que l’archive considérée ici ressaisit ce double sens de la signification qu’est l’acte d’institution : acte linguistique de signifier comme performativité des classements, et acte dominateur de signifier au sens de « sommer », d'« ordonner », de se catégoriser comme tel ou telle. Cet acte initial, sans qu’on puisse l’appeler originaire, dans cette période institutionnelle qui suit l'instruction obligatoire, opère une discontinuité dans la façon d'organiser les dignités sociales, et il fonctionne d’une façon non dualisée, psychophysique. Postérieurement, dans la logique du capital humain, ce ne sont pas les mêmes champs disciplinaires que l'État fera intervenir pour ce travail ; et nous aurions tendance à dire : justement, précisément, l'organisation de ces éléments de comparaisons sociales, c'est l'État instructeur et intérieur qui en est le point aveugle, repérable seulement dans l'archive, et justifiant une critique spinoziste de la constitution d’une nature a priori visée par le système scolaire, et légitimant les idées inadéquates de comparaison, d’où découlent tous les jugements de compétition, de hiérarchisation, de domination et de dualismes entre ceux qui savent et ceux qui font, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. 

 

CONCLUSION

 

Qu'il s'agisse de compétences ou d'aptitudes à l'école, celles-ci ne sont pas toujours directement le reflet des rapports de productions, mais participent plus profondément, plus fondamentalement, à l'établissement d'un pouvoir normatif distinguant les bons des mauvais, les aptes des inaptes, ou encore les compétents des incompétents. Un pouvoir qui s'exerce en tant qu'il est relayé par le sujet lui-même qui, en s'identifiant aux idéaux-types de la norme, en légitime par là-même les catégories d'emploi. 

 

Ce pouvoir, nous proposons de le penser comme « axio-pouvoir », au sens où il s'agit bien d'un pouvoir qui impose la valeur que l'individu s'imposera ensuite à lui-même. Cette notion a le mérite de faire apparaître que, dans l'organisation de ces éléments de comparaisons sociales, c'est l'Etat instructeur et intérieur qui est le point aveugle, repérable seulement dans l'archive, marquant a priori les individus comme comparables. Or, c'est cela qu'il faut pouvoir mettre au jour et analyser, à travers une méthode archéologique concernant les catégories scolaires françaises depuis la création de l’instruction obligatoire, méthode qui pointe sans aucun doute vers une auto-institution de la norme non seulement dans (ou à l’intérieur de) un cadre de rapports de productions, mais par ce cadre, qui nécessite ainsi des pronostics de vie et de profession : l’école se pense comme la mise en adéquation des enfants (avec leurs aptitudes et leurs données psychophysiques naturelles) avec ces rapports différenciés, issus de la division du travail social, dans la production. Bref, l’archéologie montre que les catégories d’emploi du monde social professionnel et civil sont l’élément dit naturel d’exigence (autrement nommé « exigence du milieu » qui est pris comme référence pour la préparation à la vie). C’est donc un retour du « ils parlaient de l’homme de la nature et ils peignaient l’homme civil » de Rousseau qui s’institutionnalise sous toutes les formes d’archives administratives, sans que ladite République tente une transformation des enfants par l’école. 

 

Mais il faut aussi parvenir à penser les mutations du pouvoir normatif à l'école, autrement dit la discontinuité entre le travail administratif effectué, aux débuts de l'instruction publique, pour séparer les aptes des inaptes, et celui effectué, dans la deuxième partie du siècle dernier, toujours dans une perspective de tri mais autrement, avec cette notion de « compétences » : que penser du  fait, par exemple, que les pédagogies dites « nouvelles » soient parfaitement compatibles avec (voire requises par) l'Approche Par Compétences et la soumission des formations à la logique de l'employabilité ? Que penser du fait que, contrairement à « l'école d'autrefois », que Michel Foucault analyse dans Surveiller et Punir sous l'angle des disciplines31 , l'école d'aujourd'hui n'est plus (ou de moins en moins) disciplinaire au sens de la transmission des champs scientifiques ? Sauf à se réjouir naïvement de ce que le pouvoir normatif aurait enfin laissé la place à un véritable épanouissement de l'individu par l'école, il faut parvenir à penser une forme contemporaine de pouvoir normatif qui soit compatible avec la fin des murs et des disciplines, ces micro-pouvoirs qui font que progressivement, le sujet intériorise l'enceinte et le « mirador », les places et les limites. Par ailleurs, il faut aussi pouvoir penser le déplacement des champs disciplinaires qui exercent ce pouvoir, à situer du côté du contrôle plutôt que de la discipline. 

 

Que l'on parle de « bio-pouvoir » ou « d'axio-pouvoir », il s'agit dans tous les cas d'un pouvoir plus diffus que le pouvoir disciplinaire, qui ne sépare plus les normaux des autres, dans la logique du « il faut défendre la société » (sous-entendu les « bons », les « normaux », des mauvais, des anormaux), mais dans une logique d'inclusion de l'anormal, qui ne se trouve dès lors plus stigmatisé par l'idéal-type, mais apprendra bien plutôt, en vivant, dans toutes les dimensions de son existence, à s'exclure de lui-même, sans qu'on l'ait jamais « forcé ». Un pouvoir, donc, qui ne s'exerce plus directement sur les individus, mais passe par un formatage économique du social et une sanctification de l'adaptation transformée de ce fait en conformisme. Quant au sens du formatage économique, il est sans doute à chercher dans le fait que l'économie produit une vision du monde qui ressemble au monde, tout en excluant de ce monde toute singularité, toute intériorité, bref, tout ce qui n'est pas réductible à la rationalisation économique, comparative et hiérarchique du réel. 

Notes
[←1

https://www.hceres.fr/sites/default/files/media/downloads/Vague B Referentiel Grade licence.pdf 

[←2

Guy Brucy, et al., Former pour réformer, Retour sur la formation permanente (1945-2004), La Découverte, 2007. Lire en particulier Lucy Tanguy, « La fabrication d'un bien universel », p 31 et sqq. 

[←3

 L'arrêté du Cahier des Charges de la Formation des Maîtres en IUFM du 19-12-2006 définissait déjà un premier référentiel commun en bloc de compétences. 

[←4

https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/R40438 

[←5

https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/01/13/discours-du-president-emmanuel-macron-a-loccasion-de-la-cloture-du-50eme-anniversaire-du-congres-de-la-conference-des-presidents-duniversites 

[←6

https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000806166 

[←7

Voir notamment le rôle du CEREQ (https://www.cereq.fr) dans ce travail de fourmi, et en particulier celui du sociologue du travail Philippe Zarifian, auteur notamment de : Le Travail et la compétence : entre puissance et contrôle, PUF, 2009. 

[←8

Theodore W. Schultz, « Investment in Human », The American Economic Review,Vol. 51, No. 1 (Mar., 1961), pp. 1-17. 

[←9

https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000687666/ 

[←10

DESECO symposium, Neuchâtel, Octobre 13-15, 1999, Background note. 

[←11

https://www.oecd.org/pisa/pisaproducts/publications-en-francais.htm 

[←12

 Michel Foucault, Naissance de la Biopolitique, Gallimard, Seuil, 2004, p 154. 

[←13

https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/01/13/discours-du-president-emmanuel-macron-a-loccasion-de-la-cloture-du-50eme-anniversaire-du-congres-de-la-conference-des-presidents-duniversites

[←14

 Gilles Deleuze, Le Pli – Leibniz et le baroque, Les Editions de Minuit, Paris, 1988. 

[←15

Voir notamment Ropé, F et Tanguy, L. (dir.) (1994). Savoirs et compétences : De l’usage de ces notions dans l’école et l’entreprise. Paris: L’Harmattan. 

[←16

 Hannah Arendt, « La crise de l'éducation », in La Crise de la culture, Paris, Gallimard, coll « folio essais », 1972, pp 223 et sq. 

[←17

 Pour tout cela, voir L'enseignement de l'histoire à l'école primaire de la Révolution à nos jours, textes officiels, Tome I : 1793-1914, Paris : Institut national de recherche pédagogique, 2007, pp. 250-252. 

[←18

 Voir « Chronique de l’enseignement primaire en France » dans La revue pédagogique, tome 2, Janvier-Juin 1883. pp. 458-470. 

[←19

 Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire, rédacteur G. Salicis, Hachette, Paris : 1911. 

[←20

 « La légitimité du CAP : une conquête de haute lutte », Revue française de pédagogie, 180 | 2012, 9-18. 

[←21

 Marie-Anne Hugon, Monique Vial, La Commission Bourgeois (1904-1905). Documents pour l’histoire de l’éducation spécialisée, Éditions du CTNERHI, Paris : 1998. 

[←22

 Ibid. p. 30 

[←23

Ibid. p. 51 

[←24

Ibid. p. 109 

[←25

Voir La Commission Bourgeois (1904-1905). Documents pour l’histoire de l’éducation spécialisée, op.cit., pp. 245 et sqq 

[←26

 Alexandre Klein, « Méthodes nouvelles pour diagnostiquer l’idiotie, l’imbécillité et la débilité mentale », Bibnum [En ligne], Sciences humaines et sociales, mis en ligne le 15 décembre 2016, consulté le 29 juin 2022. URL : http://journals.openedition.org/bibnum/1063 

[←27

 Alfred Binet, Les Idées Modernes sur les Enfants, Flammarion, Paris : 1909. P. 22. 

[←28

 Cours au Collège de France (1974-1975), Seuil, Paris : 1999. 

[←29

 Voir sur ce point l’article de Foucault : « La psychologie de 1850 à 1950 », Dits et Écrits, Gallimard, Paris : 2001. Voir notamment les passages sur Binet, p.160, pp.180 et sqq. Foucault y étudie le rôle institutionnel dévoyé, aliéné, des sciences appliquées telle que la psychologie. Mais il traite une matière si grande qu’il n’a pas le temps de traiter de la commission Bourgeois. 

[←30

 Pierre Bourdieu, Sociologie Générale, vol. 1, Cours au Collège de France (1981-1984), Seuil, Paris : 2015. Voir p.32 et sqq. 

[←31

 Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975.  

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292