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mardi 28 mars 2023

Pour citer ce texte : BUDEX, C.. (2023). Développer des affects communs par la pratique de la philosophie à l’école : une lecture lordonienne de l’EMC Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 3 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2022/dossier/article/developper-des-affects-communs-par-la-pratique-de-la-philosophie-a-l-ecole-une]

Développer des affects communs par la pratique de la philosophie à l’école : une lecture lordonienne de l’EMC. 

BUDEX Christian 
CREN (Université de Nantes) 

 

Résumé :  Cet article met en question, à partir d’une lecture des travaux de Frédéric Lordon, les conditions affectives d’adhésion à une idée. Il s’intéresse, dans le champ de l’éducation à la citoyenneté, aux vertus pédagogiques et éducatives de la Discussion à Visée Philosophique avec les enfants et les adolescents pour montrer en quoi ce dispositif peut contribuer à cultiver un affect commun de la rationalité tout en constituant une expérience conative des valeurs de la République. 

 

Mots-clés :
philosophie avec les enfants, éducation à la citoyenneté, fraternité 

 

Abstract :  This article questions, from a study of the work of Frédéric Lordon, the affective conditions of adherence to an idea. It focuses, in the field of education to citizenship, on the pedagogical and educational virtues of the philosophical discussion with children and teenagers to show how this device can contribute to cultivating a common affect of rationality while constituting a conative experience of the values of the Republic. 

 

Keywords :
philosophy for children, citizenship education, fraternity 

 

Introduction

Depuis quelques années1 , la société française se retourne régulièrement vers son école pour tenter de trouver un remède  à une triple déploration, à la fois éducative et politique : on se désole d’un manque d’esprit critique d’une jeunesse qui serait en proie au complotisme, au conformisme de l’opinion et des réseaux sociaux ; on se désole de l’affaiblissement des régimes démocratiques au détriment des populismes ; on se désole du faible sentiment d’appartenance à la communauté des citoyens et aux valeurs qui fondent une République démocratique.  

Dans un contexte où, en France, les bénéfices de l’éducation pour la démocratie sont incertains (Dubet & Duru-Bellat, 2020) et où la défiance à l’égard de l’enseignement moral et civique est parfois très forte (Ogien, 2014) cet article s’intéresse aux vertus pédagogiques et éducatives de la Discussion à Visée Philosophique2 (Lipman, 2011; Tozzi, 2018) pour contribuer à une éducation à la citoyenneté. Il passe ici sur la question de savoir si l’école doit – ou pas – transmettre et faire partager les valeurs de la République3 pour centrer la réflexion sur la question suivante : comment le faire de façon « efficace », c’est-à-dire en espérant forger des dispositions éthiques et civiques chez les futur.e.s citoyen.ne.s tout en proposant une alternative à l’instrumentalisation improductive, toujours en cours, du modèle transmissif, injonctif et punitif traditionnel (Budex et al., 2021) ?  

Cette question renvoie à un double problème que Lordon (via Spinoza) a bien identifié : qu’est-ce qui fait qu’on adhère à une idée et comment éduquer une population de citoyen.n.es démocrates éclairé.es ? Il s’agira de montrer notamment en quoi le dispositif pédagogique de la DVP permet d’« empuissantiser » les idées de rationalité et de fraternité : reprise à Lordon (Lordon, 2016, p. 56) cette action vise à la fois à rendre ces idées plus « affectantes » et à développer une sensibilité plus grande des élèves à leur égard4 pour développer un affect commun qui leur permette de faire plus facilement société dans la Raison.  

I. La dimension affective des idées

I.1 Les affects

Nous voudrions suivre les analyses de Lordon lorsqu’il s’intéresse, dans la lignée de Spinoza, à la place des affects en politiques (Lordon, 2016). Si l’on en croit ce dernier, cette place est centrale et les communautés politiques sont même essentiellement des communautés passionnelles : 

« Les hommes étant (...) conduits par l’affection plus que par la raison, il suit de là que s’ils veulent vraiment s’accorder et avoir en quelque sorte une âme commune, ce n’est pas en vertu d’une perception de la raison, mais plutôt d’une affection commune ». (Spinoza, 1966, p. 43). 

Lorsque Lordon s’intéresse à l’effet que produisent les idées auprès de la multitude, il propose une lecture qui déborde largement le cadre du champ politique et concerne tout autant celui de l’éducation. Ses analyses permettent d’éclairer sous un jour essentiel, à la fois les conditions d’un enseignement moral et civique et l’intérêt de la pratique de la philosophie. S’intéresser à l’efficacité des idées sur nos conduites revient à étudier la dimension affective de nos adhésions théoriques et pratiques ; cela conduit également à évaluer le régime de vérité respectif des savoirs et des croyances et, ce faisant, le statut de la rationalité dans le régime laïque de notre école. Avant de demander en quoi la pratique de la philosophie avec les enfants pourrait développer un quelconque affect commun, il faut préciser le sens que nous donnons au terme d’affects car il y a une difficulté à propos de la signification de ce terme dans la philosophie de Spinoza, reprise par Lordon.  

Quand Spinoza parle des « affects », il ne faut pas l’entendre au sens ordinaire du terme tel qu’il est aujourd’hui associé au monde des émotions et des sentiments5 . « Par affect, j’entends les affections du corps qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient les puissances d’agir de ce corps, et en même temps les idées de ces affections », (Spinoza, 2005, p. 153). L’affect, chez Spinoza, est le nom le plus général donné à l’effet qui suit de l’exercice d’une puissance. Il y aurait donc des effets ou affects produits par nos rencontres avec les choses extérieures, certains de ces effets sur le corps pouvant être des émotions, ce que Spinoza nomme des « affections6  ». Les sentiments, quant à eux, désignent l’idée ou la conscience de ses effets dans le corps – un état corporel mentalisé.  

Il faudra donc compter avec deux acceptions du mot « affect » : l’une, contemporaine, au sens plus relâché, qui considère les affects comme une composante psychosomatique relative au domaine plus ou moins large et indistinct qui rassemble les émotions et les sentiments ; l’autre, empruntée à Spinoza lorsque nous ferons référence à sa philosophie ou à l’usage que Lordon en fait pour fonder un « structuralisme des passions » (Lordon, 2013) et qui définit l’affect comme l’effet d’une puissance. En ce sens plus strict, l’affect peut désigner tout type d’effets produits sur un individu, soit dans l’ordre de la Pensée – des idées, des réflexions –, soit dans l’ordre de l’Étendue – des émotions, des mouvements du corps en général7 .  

I.2 La dimension « affectante » d’une idée.

La motricité des idées. Lordon s’intéresse, avec Spinoza, à la motricité des idées, c’est-à-dire à la façon dont elles peuvent – ou pas – nous affecter, littéralement nous « faire de l’effet », et en particulier mettre nos corps en mouvements. D’où son analyse de la politique comme « ars affectandi » c’est-à-dire un art d’affecter les individus pour les déterminer à se mouvoir en une certaine manière – obéir, s’indigner, se révolter, etc. Or, l’une des particularités de la philosophie de Spinoza tient au fait que l’ordre de la pensée est radicalement distinct de l’ordre du corps. En effet, selon Spinoza, chaque attribut de l’être, dont les deux seuls connus par l’homme sont la Pensée et l’Étendue, est strictement indépendant de l’autre, de sorte que la pensée ne peut pas plus produire d’effet sur le corps que le corps sur la pensée. « Le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit déterminer le corps au mouvement ni au repos » (Spinoza, 2005, p. 158). Chaque événement se produit à la fois dans chaque ordre et produit des effets dans son ordre, mais pas dans l’autre. Ainsi lorsque j’entends un discours, par exemple politique, il va produire des effets dans l’ordre de la pensée : des réflexions, des idées. Mais il va produire également des effets dans l’ordre de l’étendue, c’est-à-dire sur mon corps : par exemple, ma bouche va s’ouvrir pour produire des sons (je parle), mon sang va s’échauffer (par exemple si ce discours m’indigne), je vais me lever pour rejoindre d’autres personnes dans la rue et crier (je manifeste !). Mais les idées, en tant qu’idées, sont sans force sur les corps, sans force affectante qui puisse les déterminer à désirer et à faire mouvement.  

« Les idées en tant qu’elles sont considérées comme purement idéelles sont radicalement hétérogènes à l’ordre des corps, et ne sauraient avoir en tant que telles aucun effet sur eux. Contrairement au chien réel, l’idée du chien ne mord pas. On dira pourtant que l’idée du chien peut nous faire peur – et prendre nos jambes à notre cou. Non pas l’idée, mais l’image du chien – image perçue par le corps, et qui peut alors déterminer le corps à faire quelque chose » (Lordon, 2016, p. 20). 

Les images et le corps. Au nom de l’indépendance des deux attributs Pensée et Étendue, cette force affectante qui peut mettre le corps en mouvement ne peut être causée que par le corps lui-même : « les images des choses (…) sont des affections du corps qui, comme telles, et à l’inverse des idées (pures), ont, elles, le pouvoir de déterminer des désirs et des mouvements » (Lordon, 2016, p. 58). Ce n’est pas l’idée de chien qui mord et provoque de l’effroi chez moi, mais le souvenir du chien – entendons l’image mémorisée et intériorisée par mon corps. Ainsi, pour qu’une idée puisse être suivie d’une action du corps, il faut qu’elle soit par exemple accompagnée d’images. Les images qui « frappent les esprits » sont en fait des affections de notre corps8 .  

« Certaines idées nous parviennent qui nous laissent froids. Mais alors quelle est la différence entre celles qui nous font quelque chose et celles qui ne nous font rien, sinon les affects qui accompagnent les unes et pas les autres ? Quand nous disons qu’une idée « s’empare de nous », l’image cette fois touche juste et restitue bien la nécessité qui va par suite nous déterminer à nous mouvoir d’une certaine manière. Et oui, cet emparement est passionnel. Si donc quelque chose mène le monde, ce ne sont pas les idées elles-mêmes, ce sont les complexes qu’elles forment avec des affects qui viennent les véhiculer », (Lordon, 2016, p. 22-23). 

Sensibiliser les idées. Lordon convoque une phrase de Bourdieu dont il convenait lui-même qu’elle était « la phrase la plus triste de toute l’histoire de la pensée » : « il n’y a pas de force intrinsèque des idées vraies » (Bourdieu, 2002, p. 325). Ce n’est pas la valeur de vérité d’une idée qui suffit à faire qu’elle s’empare de nous ; il y faut plus et surtout autre chose. Ainsi en va-t-il des idées réputées « abstraites », par exemple en mathématique ou en philosophie, et qui ne se mettent à « nous parler », comme on dit, que si elles peuvent en quelque manière nous « toucher », c’est-à-dire devenir sensibles. Une idée n’aura d’effet sur nos conduites, au sens propre de nous mettre en mouvement, que si elle est accompagnée d’une affection, seule à même de « toucher » notre corps. Sensibiliser les idées consiste donc à les doter de puissance, à leur associer des affections du corps, par exemple des images ou des émotions, pour qu’elles deviennent affectantes.  

Cette approche  médiologique  (Debray, 1991) renverse l’ordre des priorités épistémologiques pour considérer la fonction décisive des vecteurs de la connaissance et des idées en tant que medium. Elle conduit à analyser la puissance affectante de celles-ci, indépendamment des contenus idéels qu’elles véhiculent, pour évaluer les éléments affectifs qui lui confèrent cette puissance en dehors de toute rationalité. Dans le champ éducatif, une telle conception de la façon dont on peut adhérer à une idée vient questionner la dimension épistémique et pédagogique du rapport au savoir et aux apprentissages. Quelles conditions faut-il réunir pour prétendre « transmettre » un savoir  (Blais et al., 2014), a fortiori si l’on attend de celui-ci qu’il produise des conduites éthiques ou civiques ? 

I.3 La disposition à être affecté.e ou la susceptibilité affective

Il ne suffit toutefois pas qu’une idée soit accompagnée d’une dimension affective pour produire un effet sur nous.  Il faut en effet deux conditions pour qu’une idée nous parle : qu’elle puisse nous affecter – parce qu’elle est associée à une image ou une émotion9 –, mais aussi que nous soyons disposé.e.s à être affecté.e.s, ce qui ne va pas de soi pour tous. Car nous avons bien remarqué que les mêmes idées font de l’effet à certain.e.s mais pas à d’autres. Le concept de complexion ou d’ingenium permet d’expliquer cette deuxième exigence de l’adhésion. Il désigne la singularité d’une personnalité et de ses réactions10 , c’est-à-dire nos manières de sentir, de juger, de penser, telles qu’ont été forgées par l’histoire de nos rencontres – adéquates ou pas – et de nos atavismes. L’ingenium11 est le résultat des expériences qui ont laissé une trace dans notre mémoire et creusé le sillon de nos dispositions comme de nos « susceptibilités affectives » (Lordon, 2016, p. 23). C’est lui qui explique la singularité et la différence des réactions à une même rencontre. Ainsi la vue des traces de pas d’un cheval ne provoque pas la même réaction chez le soldat et le paysan (Spinoza, 2005, p. 124). De la même façon, n’oublions pas que certaines idées – scientifiques, philosophiques –, bien que n’étant pas dépourvues de puissance affectante auprès de certaines personnes, laissent toute de même insensible la plus grande partie de la population.  

Il existe également des lieux – l’université, les laboratoires scientifiques, les clubs littéraires, etc. – où ces idées se trouvent d’emblée dotées d’un tel pouvoir d’affecter parce qu’ils constituent des microcosmes passionnels caractérisés par le fait que les idées de la science y sont particulièrement considérées. Cela s’explique très simplement par le fait que l’ingenium du scientifique ou du philosophe est constitutivement doué d’affectabilité à la rationalité de façon générale.  Ces lieux constituent des « enclaves particulières, des univers spéciaux dont les participants se renforcent, par entr’affection, dans l’adhésion à la valeur de rationalité, et la cultivent de concert autant qu’ils peuvent » (Lordon, 2016, p. 33). Ceux-là peuvent même finir par se convaincre que la rationalité qu’ils chérissent tant gouverne le monde ! Cela peut expliquer le décalage entre certains producteurs intellectuels – éditorialistes, experts, hommes politiques, universitaires – qui, portés à voir le monde depuis leur position particulière, ont tendance à s’imaginer que les idées mènent le monde et peinent à comprendre que d’autres soient bien moins sensibles qu’eux à la puissance de la rationalité.  

Tout le problème est alors de faire sortir une idée de son microcosme affecté pour lui faire prendre un pouvoir d’affecter plus important et lui permettre, par exemple, de passer du statut d’idée scientifique à celui d’idée politique. Le cas du dérèglement climatique fournit une illustration de l’écart qui peut séparer une vérité scientifique relativement bien avérée de l’effet qu’elle peut produire en termes de conviction, d’adhésion et surtout d’action.  

Dans le cas d’une éducation à la citoyenneté, il s’agit de se demander quelles peuvent être les conditions pour espérer susciter une adhésion à un ensemble d’idées ou principes – la liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité – qu’une République démocratique a érigé comme des « valeurs » mais qu’elle peine à incarner dans des conduites. 

 

II. Développer un affect commun par la pratique de la philosophie à l’école.

II.1 Transmettre et faire partager les valeurs de la République

La psychologie de l’adhésion mise en lumière par Lordon intéresse plus particulièrement le pédagogue lorsqu’il s’agit de « transmettre » et « faire partager les valeurs de la République12  » dans le cadre d’un enseignement moral et civique.  Les valeurs, formule un peu rapide, et pas toujours rigoureusement définie, désignent, en philosophie, un genre de concepts ayant été fortement investis d’une fonction sociale, morale, politique. En l’occurrence, ces valeurs sont également, et peut-être d’abord, des principes constitutionnels de la République dont le sens est relativement circonscrit par le droit13  : liberté, égalité, fraternité14 , laïcité. Toutefois, en tant qu’idées qui servent de repères ou de normes pour le jugement et l’action, ces concepts sont également plus ou moins fortement investis « affectivement » selon les individus et les représentations qu’ils s’en font. C’est en ce sens qu’on en parle alors comme des valeurs15 . 

« Contrairement à une antinomie stéréotypée, idées et valeurs n’échappent en rien à l’ordre général des affects : bien au contraire elles en sont des manifestations ordinaires. Les valeurs, par exemple, ne sont telles que par l’adhésion dont nous investissons leurs contenus moraux, et cette adhésion en elle-même, c’est-à-dire considérée indépendamment de ces contenus, est un mécanisme entièrement passionnel » (Lordon, 2015, pp. 92-93). 

C’est dans ce contexte stratégique d’activisme que l’empuissantisation d’une idée (Lordon, 2016, p. 56) prend tout son sens et invite à une réflexion à la fois pédagogique et politique : comment, à l’école, sensibiliser des élèves, dont les complexions diffèrent notoirement et ne sont pas spontanément disposées à les accueillir favorablement, à des idées ou des valeurs  communes16 ? En particulier, comment donner le goût à l’un des éléments fondateurs d’une république démocratique, a fortiori laïque : la discussion rationnelle, moyen privilégié pour décider des possibles et forger l’avenir commun d’une société d’individus. C’est une chose de vouloir établir la rationalité comme valeur ; c’en est une autre d’en susciter le goût et d’incarner l’idéal communicationnel de la rationalité dans la politique. 

Tel est l’horizon éducatif auquel Lordon nous convie en faisant référence à Habermas. Sans aucune candeur à l’égard des obstacles qui font face à sa mise en œuvre, il indique la voie toute spinoziste d’une éducation à la citoyenneté pour produire un affect commun de la rationalité en suivant l’idéal de la discussion :  

L’idéal de la discussion est un idéal dans lequel les idées portent, autant que les choses dont elles sont les idées, où les arguments affectent conformément à leurs contenus objectaux. Non pas encore l’idéal rêvé par Habermas d’une communication entièrement gouvernée par les normes de la vérité, qui ferait du débat démocratique une sorte de séminaire – mais tout atteste que c’est une vue de l’esprit : même le champ scientifique, censé en offrir la moins mauvaise approximation, ne s’y conforme parfois que très lointainement (…) Le débat démocratique en tout cas n’est pas exactement un colloque où la norme du meilleur argument règne sans faille. La fantasmagorie qui aura rêvé l’extension possible au débat politique de formes empruntées au débat scientifique pour en faire un lieu de débat pacifié n’ôte pas cependant qu’il y a quelque chose à poursuivre dans l’idéal de la discussion, désormais compris comme idéal des idées puissantes. L’idéal des idées puissantes ne saurait sans doute se faire passer pour l’institution de la discussion rationnelle, et le wishful thinking habermassien demeure toujours aussi lointain. Mais il s’agit tout de même que les abstractions idéelles gagnent du pouvoir d’affecter, et qu’elles deviennent capables de faire effet au-delà de cette minorité qu’on appelle usuellement des intellectuelles – ou bien, pour le dire autrement, que les intellectuels, compris non comme groupe social particulier mais comme disposition caractéristique, comme ingenium susceptible d’être affecté par des abstractions idéelles, deviennent de plus en plus nombreux » (Lordon, 2016, p. 169). 

Si l’espoir de voir le débat démocratique transformé demain en « séminaire » peut apparaître comme une « fantasmagorie17  », l’apprentissage de la discussion rationnelle en commun n’est-il pas toutefois l’horizon éducatif vers lequel doit tendre un enseignement moral et civique ? Aussi asymptotique que soit la visée éthique et politique d’un citoyen dont l’ingenium démocratique serait creusé par l’universelle rationalité, ne doit-elle pas orienter l’action pédagogique d’un tel enseignement s’il veut être à la hauteur de l’idéal régulateur qui le fonde. « L’universel, dans la réalité historique de ses émergences, n’a rien d’une Pentecôte. Il tiendrait plutôt du nénuphar » (Lordon, 2015, p. 302). Il ne tombe pas du ciel ex nihilo, mais émerge bien plutôt d’un particulier convenablement agencé pour le produire. Comment s’y prendre donc pour développer une sensibilité commune à l’égard des idées de rationalité, d’universalité, de fraternité ?  

Nous avions repéré deux stratégies d’affectations : soit associer des images à ces idées pour les rendre plus affectantes, pour qu’elles s’emparent de nous avec plus de force et d’efficience ; soit faire en sorte que les individus soient rendus plus sensibles à certaines idées, par exemple en développant un habitus de fréquentation à leurs égards. Sans doute la première stratégie revient-elle finalement à la seconde si l’on considère que l’habitude de fréquenter une idée, quand bien même elle serait abstraite, finit par lui donner corps en occasionnant des situations qui lui permettent de s’imager ou de s’incarner plus facilement. 

Une telle conception vient rebattre les cartes de la distinction classique entre croire et savoir et éclaire la façon dont il s’agit de penser une transmission des valeurs de la République dans le cadre d’un Enseignement Moral et Civique. Elle vient poser le problème des conditions de cette transmission dès lors qu’elle prétend susciter une adhésion, voire produire des conduites. Traduite dans le langage de Lordon, cela revient à dire qu’une telle transmission, pour être véritablement affectante, ne doit pas être seulement idéelle. Demander de « transmettre » des valeurs communes18 , c’est exiger de les rendre désirables (Prairat, 2016). Une telle entreprise éducative ne peut donc faire l’économie du lien fondamental qui unit le monde de la raison à celui des affects.  

Nous revenons alors à la réflexion stratégique évoquée plus tôt, pour demander quel dispositif peut-être en mesure de produire un tel effet et proposons d’évaluer la puissance affectante de la Discussion à Visée Philosophique avec les enfants et les adolescents pour « transmettre et faire partager » les valeurs de la république. 

II.2 La DVP : un dispositif d’empuissantisation des valeurs19

Inscrit dans le cadre de la Chaire Unesco de la « Pratiques de la philosophie avec les enfants et les adolescents », notre travail de recherche tente de montrer en quoi la pratique régulière de la DVP20 forge, d’une part, des dispositions qui cultivent chez les élèves, sans attendre un éventuel enseignement philosophique en classe terminale, un affect commun de la rationalité et, d’autre part, constitue un dispositif d’empuissantisation des valeurs de la République parce qu’elle en cultive la triple dimension intellectuelle, mais aussi psychoaffective et  conative (Bergounioux et al., 2013, p. 33). 

Le goût du vrai et l’art du problème. Pour cultiver, chez les élèves, une susceptibilité affective envers la rationalité, un « goût du vrai » (Klein, 2020), il faut, à l’école, faire droit à un rationalisme ouvert qui retisse le lien entre savoir et problème, réponses et questions, au lieu de prôner une épistémologie impositive qui méconnaît la problématicité des savoirs (Fabre, 2011). L’école tend trop souvent à enseigner les savoirs en réifiant des réponses qui finissent par être détachées des problèmes qui les ont vu naître. En cela, la pédagogie de la question à laquelle la DVP initie propose la voie plus féconde de la maïeutique. Elle porte en elle une forme d’insolence envers l’autorité du savoir qui n’est pas un relativisme, mais qui situe la véritable liberté plutôt dans la maîtrise des problèmes que dans le choix de solutions proposées par d’autres. Si c’est bien la chosification du savoir qui est la première cause du désintérêt et de l’ennui, elle pourrait même redonner de la « saveur » aux savoirs (Astolfi, 2008). Cela ne signifie pas qu’il faille abolir toute transmission de savoirs pour s’en remettre à une co-construction ex nihilo, mais il faut pouvoir articuler ceux-ci à un art de problématiser. Or la pratique philosophique avec les enfants bénéficie d’une expérience et d’une expertise dans ce domaine.  

Il s’agirait, entre les deux écueils du relativisme et de l’intégrisme, de maintenir le pari d’un universel modeste, qui se pose, sans s’imposer, comme horizon de dialogue entre les hommes. Fabre trouve dans l’herméneutique de Gadamer cette « éthique du dialogue marquée par l’écoute de l’autre, la reconnaissance de la faillibilité de son point de vue, l’acceptation d’être modifié, altéré par l’autre, la recherche de ce qu’il y a de commun entre le même et l’autre » (Fabre, 2011, p. 112). Cette éthique fonde selon lui une pédagogie qui exige à la fois une décentration cognitive et une ouverture à autrui. Comment ne pas reconnaître ici la description des enjeux épistémologiques, éthiques et politiques que la DVP permet de prendre pratiquement en charge en invitant les enfants, dès leur plus jeune âge, à cultiver à la fois l’amour des problèmes et celui d’une rationalité raisonnable ?  

Dans le domaine de l’Enseignement Moral et Civique, philosopher avec les enfants revient à faire preuve d’une indispensable audace : permettre aux élèves de s’interroger sur la valeur des valeurs. N’est-ce pas en effet le seul moyen de rendre possible une libre adhésion sans chercher à assujettir les élèves à des injonctions normatives contre-productives ? Ce temps collectif de questionnement et de réflexion sur les valeurs peut ainsi s’articuler utilement avec un travail sur leur contenu substantiel – historique, juridique – pour remonter aux problèmes que leur incarnation politique tente de résoudre21  ;  

Cultiver la dimension psychoaffective des valeurs. Par ailleurs, la pratique de la philosophie avec les enfants tire particulièrement profit d’une multiplicité de supports inducteurs de médiations culturelles pour alimenter les discussions entre les enfants : le cinéma, la littérature de jeunesse, le photo langage, les jeux, etc. (Blond-Rzewuski et al., 2018, p. 129), sont autant de supports sensibles à même de développer une susceptibilité affective pour les idées qu’ils mettent en scène. L’usage de la littérature de jeunesse, du cinéma ou encore des mythes (Chirouter, 2022) offre notamment un formidable laboratoire d’expériences imaginaires et empathiques qui permettent aux enfants, à travers des dilemmes moraux, de penser, mais aussi d’éprouver les idées grâce aux projections identificatoires auxquelles les personnages les invitent22 . 

Vivre les valeurs en acte. Enfin, la DVP constitue un dispositif d’empuissantisation des valeurs de la République qui cultive leur dimension conative grâce à une pratique consubstantielle à la vie démocratique : le dialogue rationnel, collectif et public. Elle fonctionne en effet de telle façon qu’elle incorpore les valeurs de la République comme normes d’action de son dispositif dans la mesure où les règles qu’elles imposent à la discussion et à ses participants constituent une mise en acte de celles-ci : 

  • Liberté de parler – ou de se taire – et liberté d’expression sous le régime de la parrhésia (dans le respect des personnes) ;  

  • Égalité : tout participant y est considéré comme un interlocuteur valable sous le double régime de l’iségorie – tout le monde peut s’exprimer – et de l’isonomie – tous les discutants sont soumis aux mêmes règles ;  

  • Laïcité : chacun peut y penser ce qu’il veut sous la seule l’autorité de la raison et du « meilleur argument » ;  

  • Fraternité : la DVP constitue une expérience de la fraternité dans ses diverses dimensions, individuelles – écoute, respect de la dignité, tact, empathie, tolérance, vulnérabilité – et collectives – solidarité, sentiment d’appartenance à la communauté des humains (Budex, 2020). 

Si l’expérience conative de ces principes n’est pas nécessairement alignée sur le sens juridique de ceux-ci, elle en propose néanmoins un exemple d’incarnation pratique qui peut s’articuler avec le travail problématique de leur dimension intellectuelle. 

Enfin, et c’est là un des apports les plus stimulant de la lecture lordonnienne pour éclairer l’apport de la DVP à un enseignement moral et civique : elle nous rappelle la dimension profondément affective de notre rapport aux idées en général, dimension que la philosophie a trop souvent ignorée ; elle indique en quoi la DVP est un outil qui permet de « travailler » à bonne distance – de tact, d’empathie et de tolérance23 – cet attachement sensible aux idées. Une approche trop intellectualiste risque en effet de passer à côté du rôle des émotions et des sentiments dans l’attachement que les individus peuvent avoir à leurs opinions ou croyances. Or la frontière entre croyance et savoir est poreuse : si nous sommes attachés à une idée, ce n’est pas tant pour des motifs rationnels qu’affectifs. Les croyances « forment un tissu ontologique qui est l’individu » (Charbonnier, 2018, p. 104) de sorte qu’une réfutation ne suffit pas à ce qu’il y renonce24 . Il faut donc prendre en compte le désir ou l’affect qui l’attache à son idée pour ensuite tenter de lui opposer un désir plus fort :  

« Quand bien même il serait possible d’argumenter contre une idée défendue par l’autre, il n’y aura pas de conviction possible sans que je réussisse en même temps à lui faire ressentir la plus grande liberté qu’il éprouvera à penser autrement. Or, une telle expérience de la libération par la connaissance est affective : c’est pourquoi elle suppose des émotions nouvelles dans le corps, et non un « simple » retrait des mauvaises idées », (Charbonnier, 2018, p. 85) 

La compréhension de l’attachement affectif aux idées élucide à la fois les conditions du travail contre les théories du complot comme celles d’une transmission des valeurs dans le cadre du programme d’EMC. Le pari de rendre désirables – mais pas plus ! – les valeurs de la République constitue en cela l’envers émancipatoire de l’embrigadement : il vise à opposer une action joyeuse à une passion triste. Non pas que les valeurs de la République soient nécessairement joyeuses : elles peuvent être l’alibi d’un « intégrisme républicain » (Spitz, 2022) qui réclame le courage et la distance de la seule proposition éducative qui, contrairement à l’imposition punitive actuelle, puisse espérer susciter une adhésion parce qu’elle en connait les ressorts psychopédagogiques. 

 

Conclusion

La lecture de Lordon permet de penser les stratégies éducatives de l’affectivité ; elle conforte l’idée que la DVP propose un paradigme pédagogique pour un enseignement moral et civique : cultiver la triple dimension – intellectuelle, psychoaffective, conative – des valeurs qui constituent le socle de l’idéal républicain pour espérer les rendre désirables et forger une fraternité « citoyenne ». Si, comme l’affirmait Jaurès, « il n’y a que le néant qui soit neutre » ce projet n’est pas exempt de toute prétention axiologique. Toutefois, les valeurs qui sont en jeu dans la DVP comme dans une République démocratique ont cette particularité qu’elles sont des valeurs intrinsèques : elles donnent les moyens de leur critique (Charbonnier, 2016, p. 114). C’est un garde-fou que toutes les ambitions axiologiques n’ont pas la générosité de proposer et qui fait la force – mais aussi la fragilité – du projet républicain et laïque. Il doit donner à l’éducateur l’élan pour inviter les élèves à partager l’ambition émancipatrice de ce projet avec la conviction qu’il leur donne en même temps les moyens d’en inventer un autre.  

 

Références

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Tozzi, M. (2018). Développer le jugement moral et la citoyenneté des élèves par la DVDP. Spirale, 62. 

 

Notes
[←1

 L’année 2015 peut servir de repère dans la mesure où elle coïncide avec une vague d’attentats sans précédent et la mise en œuvre d’un programme inédit d’Enseignement Moral et Civique (MEN, 2015). 

[←2

 Cette expression forgée par Jean-Charles Pettier (Pettier, 2005) fait l’objet de divergences entre les chercheurs et les praticiens ; je l’utiliserai ici sous sa forme abrégée de DVP. 

[←3

 Je renvoie à Pierre Kahn pour une critique des objections historique, éthique et épistémologique formulées à l’égard d’un enseignement moral et civique (Kahn, 2015). 

[←4

 « Il y a deux moyens d’empuissantiser les idées. Le premier, c’est de leur adjoindre des prothèses passionnelles (…) Le second, c’est d’élever la sensibilité générale aux contenus idéels, pour que ceux-ci suffisent à vicarier les choses » (Lordon, 2016, p. 170). 

[←5

 « Affect est le nom qui concentre l’opération de la causalité universelle (…) Quand Spinoza parle des affects il parle de tout autre chose que de nos émotions. Dire que l’homme vit dans la condition passionnelle n’a pas d’autre sens que dire qu’il vit sous l’empire de la causalité affective » (Lordon, 2016, p. 18), entendons par là qu’il est affecté, touché au sens propre du mot par des causes extérieures. 

[←6

 Comme le rappelle Misrahi, l’affection désigne toujours une modification – du corps ou de l’esprit d’ailleurs –, et l’affect, la conscience de cette modification, lorsque cette modification est celle du corps (Spinoza, 2005, p. 402). 

[←7

 L’affect, chez Spinoza, désigne « l’ensemble des modifications physiques et mentales qui ont un impact sur le désir de chacun en augmentant ou en diminuant sa capacité d’agir » ou encore, « tout ce qui nous touche, nous meut et nous émeut » (Jaquet, 2014, p. 64). 

[←8

 « Que la raison, en tant que telle, c’est-à-dire à elle seule, soit impuissante à produire des effets dans nos existences, tous ceux qui passent par la cure analytique le savent parfaitement, qui peuvent très bien avoir l’intellection rationnelle de leur névrose (…) sans parvenir pour autant à s’en libérer. Et précisément s’en « libérer » demande davantage : un renouage d’affects, un retraçage des plis », (Lordon, 2016, p. 57). 

[←9

 Ce lien entre la dimension rationnelle et émotionnelle d’une idée, particulièrement étudié par la recherche en neuroscience (Immordino-Yang, 2016), nous rappelle ce que nous savions pourtant depuis toujours : nous sommes affectivement attachés à nos idées ! 

[←10

 Ainsi « des hommes différents peuvent être affectés de différentes manières par un seul et même objet, et un seul et même homme peut être affecté par une seul et même objet de différentes manières en des moments différents », Éthique, III, 51 (Spinoza, 2005, p. 195). 

[←11

 « L’ingenium est aussi la récapitulation de toute notre trajectoire socio-biographique telle qu’elle a laissé en nous des plis durables – quoique toujours modifiables en principe – au fil des affections – des rencontres – qui nous ont marqués » (Lordon, 2016, p. 24). 

[←12

 Selon le  Code de l’éducation affirme c’est, « outre la transmission des connaissances », «  la mission première » confiée par la Nation à l’école (MEN, 2018). 

[←13

 Cette dimension juridique étant elle-même inséparable de l’histoire et de la philosophie qui ont nourri ces idées. 

[←14

 La dimension principielle et juridique de la fraternité, bien que moins évidente, est pourtant bien établie (Borgetto, 1993). 

[←15

 « La valeur serait plus intimement liée au monde des émotions que ne le serait la norme » (Prairat, 2016, p. 62) 

[←16

 Elles sont communes du point de vue de la « propimposition » républicaine qui les reconnaît comme l’idéal du « vivre-ensemble » - un bien commun – et qui tente, par une éducation civique, de les rendre désirables pour produire un sentiment d’appartenance à la communauté des citoyens. 

[←17

 « Croire que l’on peut amener la multitude, ou ceux qui sont tiraillés de toutes parts dans le jeu des affaires publiques, à vivre selon le seul précepte de la raison, c’est rêver de l’âge d’or des poètes, c’est-à-dire d’une fable » (TP, I, 5). 

[←18

 « Comment triompher, sur un certain ressort, de la disconvenance passionnelle ? La réponse, on l’a vu, est que c’est la formation d’un affect commun qui, l’emportant sur les affects individuels centrifuges, constitue un ensemble viabilisé, persévérant, autrement promis à la décomposition » (Lordon, 2015, p. 102). 

[←19

 

[←20

 Que ce soit sous la forme des protocoles élaborés par leurs principaux fondateurs (Lipman, 1995 ; Tozzi, 2001), ou sous des formes plus contemporaines, à partir de la littérature de jeunesse (Chirouter, 2022) ou en développant une pédagogie sensorielle (Hawken, 2020). 

[←21

 Le principe de laïcité est-il, comme les élèves le pensent parfois, « anti-religion » ou bien une garantie du droit à la vie spirituelle du citoyen ?  Ne constitue-t-il pas une solution pacifique au problème de la cohabitation, dans la société, d’options spirituelles différentes ? 

[←22

 Ainsi « La Leçon » (Escoffier & Di Giacomo, 2017) fait éprouver les idées de solidarité, de tolérance, de fraternité au travers d’un dilemme qui soulève le problème de l’articulation entre intérêt particulier et bien commun (Budex, 2020, p. 415). 

[←23

 J’ai montré ailleurs en quoi la DVP sollicitait et développait ces qualités éthiques et civiques (Budex, 2020). 

[←24

 C’est pourquoi lutter contre les théories du complot par l’argumentation est vain. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292