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mardi 28 mars 2023

Pour citer ce texte : D. ROBERT, A.. (2023). Du programme de « l’éducation-basée-sur-la science » aux conditions socio-épistémiques d’un progrès de la raison éducative Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 3 ,
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Du programme de « l’éducation-basée-sur-la science » aux conditions socio-épistémiques d’un progrès de la raison éducative. 

 

André D. Robert 
Unité de Recherche ECP, Lumière Lyon 2 

 

Résumé : Se plaçant dans une perspective épistémologique, cet article vise tout d’abord à étayer l’analyse critique des discours se réclamant de la série paradigmatique « evidence-based-education », « evidence-based-teaching », « evidence-based-policy », telle qu’on la trouve à l’œuvre dans de nombreux pays, et notamment dans les productions de l’actuel Conseil scientifique de l’Éducation nationale français. Outre les incidences induites en matière de conception de la recherche en éducation et au fond de philosophie de l’éducation, aspects étroitement liés, sont questionnés les soubassements des politiques éducatives conduites autour de l’alliance des notions d’évidence (données réputées probantes) et de qualité, posées de telle façon qu’elles apparaissent difficilement contestables.  Si – d’après la thèse ici soutenue – ce programme de « l’éducation-basée-sur-la science » ne remplit pas ses promesses d’avancée sociale et même en organise plus ou moins sciemment le leurre, il reste à interroger les conditions, dont plusieurs existent déjà, selon lesquelles la recherche en éducation peut se mettre effectivement au service d’un « progrès de la Raison éducative », visant au traitement des problèmes scolaires dans un esprit de rigueur, de justice et de pluralisme, sans se départir d’un indispensable ancrage scientifique d’une part, ni se priver d’interventions citoyennes d’autre part. Cela suppose une réflexion mettant en relation une épistémologie de la recherche, incluant les spécificités de la recherche en éducation, et une « intelligence publique des sciences », dans le cadre d’une philosophie politique en général et de l’éducation en particulier. 

 

Mots-clés : 
« éducation-basée-sur-la science », philosophie politique de l’éducation, recherche en éducation, politiques éducatives, épistémologie de la recherche. 

 

Abstract : 
Placing itself in an epistemological perspective, this article first aims to support the critical analysis of discourses claiming to be part of the paradigmatic series "evidence-based-education", "evidence-based-teaching", "evidence-based-policy", as found at work in many countries, and in particular in the productions of the current Scientific Council of French National Education. In addition to the implications for the design of educational research and the philosophy of education, closely related aspects, the foundations of educational policies conducted around the alliance between the notions of evidence and quality, posed in such a way that they appear difficult to dispute, are questioned. If – according to the thesis defended here – this program does not fulfill its promises of social progress and even, more or less knowingly, organizes its illusion, it remains to question the conditions according to which research in education can actually serve the "progress of educational Reason",  aiming at the treatment of school problems in a spirit of rigor, justice and pluralism, without abandoning an essential scientific anchoring on the one hand, nor depriving oneself of citizen interventions on the other hand. This presupposes a reflection linking an epistemology of research, including the specificities of educational research, and a "public intelligence of science", within the framework of a political philosophy in general and of an educational philosophy. 

 

Keywords : 
evidence-based-education, political philosophy of education, educational research, educational policies, epistemology of research. 

 

"Recherche(s) en ou sur l’éducation" - au sens étymologique premier de circare : tourner autour, parcourir en plusieurs directions - peut s’entendre sous de multiples modalités, touchant aux manières de concevoir les processus d’accession de chaque enfant à une culture (Reboul, 1989) en vue de le conformer et/ou de l’émanciper, ce qui engage des prises de positions philosophiques, explicites ou simplement latentes, renvoyant à des interrogations sur l’homme, la société, la famille, l’école. Cette problématique incombe à tout être humain, nécessairement – à un titre ou à un autre - mis en présence de la question de la « natalité » (Arendt, 1972) ; en dehors de tout jugement de valeur, cela tend à faire de la compétence éducative une compétence universelle, et rendre l’intervention de quiconque en cette matière égale en dignité à celle de n’importe quel spécialiste. Mais, dès lors que l’éducation est dite possible sujet de science(s), tout change : c’est le statut de vérité ou de véridicité du discours tenu à son égard, et des pratiques entreprises sous ce label, qui se trouve en jeu, donnant matière à des controverses essentiellement épistémologiques, sans que les dimensions philosophiques relatives aux finalités, valeurs et normes disparaissent pour autant. 

On se souvient des premiers essais de Marc-Antoine Jullien de Paris visant à fonder une science éducative sur la démarche comparative, puis surtout de l’institutionnalisation par la IIIe République d’une telle Science de l’éducation - au singulier - pour soutenir « scientifiquement » son œuvre scolaire. L’examen minutieux des contenus académiques enseignés sous ce syntagme conduit au constat de l’absence de tout noyau un peu stable, à l’idée de « science inconsistante », de « présomption de science » (Gautherin, 2002). On peut penser que, tout en ne faisant pas renoncer à la prétention de tenir sur l’éducation, saisie sous une multiplicité d’angles possibles, un discours non seulement rigoureux mais incontestable (selon une conception banale de la science), l’échec de cette tentative n’a pas été pour rien dans la relative prudence mise à recourir au pluriel "sciences" lors de la réintroduction en France d’un enseignement universitaire en 1967 (Laot, Rogers, 2015). D’autres dénominations avaient été envisagées mais non retenues (pédagogie, psycho-pédagogie), d’autres encore, apparemment moins absolutistes, auraient pu l’être (études, au sens de studies, ou recherches sur, en, ou pour l’éducation). Appliqué à l’approche scientifique des faits éducatifs, le pluriel  amène à caractériser la nouvelle entité universitaire soit comme un ensemble où chaque discipline "contributive" spécifique a pu tracer son sillon au point de produire des connaissances reconnues, soit comme un carrefour où l’interdisciplinarité, quand elle existe, peut s’avérer heuristique (versions favorables), soit comme réduite à la préoccupation de  la pédagogie, pratique purement empirique, au mieux "théorie pratique" mais jamais science, soit enfin comme agrégat d’études mises bout à bout sans aucune nervure centrale (versions dépréciatives portées par d’autres disciplines et des secteurs de l’opinion). Quoi qu’il en soit de la position adoptée, se pose bien un problème épistémologique à propos des sciences de l’éducation (elles ne sont cependant pas les seules disciplines à être dans ce cas, plusieurs y sont sujettes) : une épistémologie unitaire ou des épistémologies parallèles ? Qu’est-ce qui ferait la spécificité épistémologique d’un domaine tenant essentiellement par son unité institutionnelle ? De fait, la controverse épistémologique se poursuit depuis la (re)fondation des sciences de l’éducation (Isambert-Jamati, 1982). 

Dans cette zone d’incertitude réelle, un espace est alors ouvert pour des tentatives cherchant à occuper la place au nom d’une unité épistémologique avérée, d’une densité scientifique attestée par le travail de laboratoire, alignée sur le modèle des sciences expérimentales et se prétendant en mesure d’opérer le retour du pluriel vers le singulier, non pas même d’une science, mais de la science de l’éducation, rien de moins. Comme on le sait, cette prétention est aujourd’hui celle des neurosciences, dans leur version appliquée à l’éducation : la neuro-éducation est déclarée la vraie science de l’éducation, elle soutient pouvoir résoudre la plupart des problèmes scolaires, tant micro que macro, aussi bien au niveau des échecs individuels d’apprentissage que des inégalités sociales de réussite. Dans la mesure où elle se dit « evidence-based », basée sur des preuves, sur l’évidence de résultats scientifiques, elle se proclame la seule autorisée à définir les politiques éducatives pertinentes et justes, délimitant une « evidence-based-education » ainsi qu’une « evidence -based-policy ». Si, avec et après d’autres collègues, nous parvenons à critiquer cette prétention et à la réfuter, il restera à tenter de penser à nouveaux frais les conditions selon lesquelles la recherche en éducation peut se mettre effectivement au service d’un « progrès de la Raison éducative », visant au traitement des problèmes scolaires dans un esprit de rigueur, de justice et de pluralisme, sans se départir d’un indispensable ancrage scientifique d’une part, ni se priver d’interventions citoyennes légitimes, d’autre part. 

 

1. L’école vue par la neuro-éducation officielle 

 

Typiques de ce que nous venons de décrire apparaissent les titres des ouvrages récemment dirigés par Stanislas Dehaene, président de l’actuel Conseil scientifique de l’éducation français : La science au service de l’école (Dehaene, 2019), et surtout L’école éclairée par la science. Travaux du Conseil scientifique de l’Education nationale (Dehaene, 2021). Dans le chapitre 1 de cette dernière publication, rédigé par S. Dehaene lui-même et Elena Pasquinelli, la prétention à la nouveauté absolue, l’intention applicationniste, tout comme la revendication hégémonique et la révocation implicite des sciences de l’éducation sont déclarées d’emblée : 

« Une idée commence à faire son chemin : l’importance d’utiliser des méthodes scientifiques afin de faire progresser les pratiques pédagogiques. Ce mouvement, appelé "éducation fondée sur des données probantes" ou evidence-based-education, se propose notamment d’évaluer par des méthodes rigoureuses les effets de différentes pratiques pédagogiques. Une véritable recherche translationnelle en éducation commence à émerger … ».  (p. 19) 

On peut déceler dans ces premiers propos une amorce d’intimidation par la science – l’ouvrage se dit tourné vers le grand public, enseignants et parents -, ladite science étant posée comme une autorité "au-dessus", une sorte de fétiche : on utilise le procédé rebattu du recours à des expressions  dotées d’une dose d’opacité suffisante pour faire savant et prétendre à ce titre détenir un pouvoir particulier, telles que "recherche translationnelle randomisée", et on présuppose une relation directe entre méthodes scientifiques et pratiques pédagogiques. Le discours expositif se poursuit par des déclarations de bonnes intentions, s’efforçant certes de faire état d’une conscience des limites de la science1 (en fait pour mieux en réaffirmer ensuite la toute-puissance), mais soulignant surtout l’idée que l’éducation est une chose trop sérieuse pour être confiée à des non-scientifiques ou, pire, à des faux scientifiques : 

« De nombreuses idées fausses circulent […] dans le domaine éducatif […] Parfois ces idées fausses sont issues des dérives qui naissent précisément d’une "mauvaise rencontre" entre science et éducation. Il n’est pas facile, sans une formation spécifique, de discerner si des connaissances qui se présentent comme "scientifiques" ont réellement passé l’épreuve de la recherche ». (p. 23) 

Inutile de s’attarder sur cette affirmation pour repérer qui est désigné dans cette mauvaise rencontre, formule on ne peut plus péjorative et valant déclaration de guerre.  

La recherche translationnelle, sous l’égide de laquelle est désormais placée la prétendue véritable recherche en éducation, puise son origine dans la médecine. L’argumentation est développée à partir d’une démarche que résume la formule : « du labo au lit du patient, et du lit du patient au labo », visant à fonder - dans son mouvement premier - un modèle applicationniste sans médiation, dont la source se situe dans la « médecine fondée sur des preuves », evidence-based-medicine, abréviée en EBM. Je ne m’appesantirai pas ici sur la facilité consistant à dénoncer l’assimilation de l’éducation à la médecine, récusation maintes fois effectuée. Plus intéressante se révèle la critique qui prend appui sur la manière dont l’EBM a effectivement évolué (ce qui reste un point aveugle de la démonstration de Dehaene et Pasquinelli), situant la pratique médicale pertinente au confluent de trois éléments indissociables : 1) circonstances de soin et situation clinique, 2) valeurs du médecin et du patient, 3) données actuelles de la science et leur niveau de preuves (Fabre, 2021). Comme le souligne Michel Fabre,  

« dans l’EBM d’aujourd’hui, le médecin n’est pas réduit à un technicien appliquant ce qui a été concocté dans les laboratoires. Il est conçu comme un praticien réflexif ayant la pleine responsabilité du diagnostic et du traitement » (Ibid., p. 177) 

Tel n’est pas exactement le cas chez Dehaene et Pasquinelli. S’ils n’omettent évidemment pas d’appeler de leurs vœux une action collaborative entre chercheurs et enseignants, leur conception de la recherche reste une conception fondamentalement séparatiste et autoritariste non-falsifiable –, où la science ("recherche translationnelle randomisée", caractérisée par le test en situation réelle, alliée à une recherche fondamentale préalable) repose sur le modèle expérimental du laboratoire et où les praticiens (informés des résultats de ladite science) sont perçus comme devant être des exécutants, certes intelligents mais en situation de dépendance : 

« […] Un modèle possible : l’Education Endowment Foundation [Fonds de dotation pour l’Education, EEF …]. Ce fonds lance chaque année de nombreuses expérimentations en Grande-Bretagne, à toutes les étapes du processus de recherche translationnelle […] Lorsque les résultats sont positifs, afin de multiplier les chances d’adoption des bonnes pratiques, EEF produit des boîtes à outils pour enseignants, propose des formations, un accompagnement … ». (p. 38-39) 

Cette conception des relations entre recherche et praticiens en éducation ouvre à un débat épistémologique de fond, sur lequel je reviendrai plus loin. Pour l’instant, il ne s’agit pas, en introduisant ces critiques, de récuser en bloc et a priori, pour des raisons d’appartenance et de défense corporatiste, les apports des neurosciences et même la démarche de la neuro-éducation. Il est indéniable que, pour se limiter au seul champ de la psychologie, après, avec ou contre l’ancienne psychologie dite expérimentale, la psychologie génétique et la psychanalyse, les apports des dernières nées ne peuvent être ignorés. Leur projet scientifique consiste en effet à fonder sur les progrès de l’imagerie cérébrale (électro-encéphalographie, magnéto-encéphalographie, imagerie par résonance magnétique), l’analyse des processus neuronaux à la base de certains apprentissages et de la cognition en général. En ce sens, Bernard Charlot a raison de dire que : 

« quand on leur accorde leur juste place, elles [les recherches neuroscientifiques] peuvent être considérées, au même titre que la psychologie, la sociologie, l’histoire de l’éducation, les didactiques, etc., comme des apports à ce champ vaste et ouvert que l’on désigne comme sciences de l’éducation » (Charlot, 2020, p. 86). 

Des connaissances objectives sur le fonctionnement du cerveau ne sauraient en effet être minorées par rapport aux problématiques en jeu dans l’entreprise éducative de faire apprendre : les neurosciences présentent, à partir de situations de laboratoire, des représentations graphiques de signaux électriques, de champs magnétiques et de variations sanguines qui affectent le cerveau en présence de certains stimuli. Ces connaissances validées, venant s’agréger à d’autres, ne sauraient être écartées de l’horizon des références indispensables à la compréhension des apprentissages et donc de la formation des enseignants. Juste place, l’expression de Charlot est justifiée ; au lieu de cela, promue par certains, qui plus est chargés d’une mission politique, tel Stanislas Dehaene, une conception de la neuro-éducation revendique en réalité toute la place, en raison de sa supériorité scientifique postulée dans le champ des sciences humaines et sociales, pour ses méthodes modelées sur celles des sciences physiques, et pour la vision de l’éducation qu’induit nécessairement une telle supériorité, s’autorisant alors à s’annexer d’autres disciplines. Même si une transition est assurée par la recherche translationnelle randomisée, L’école éclairée par la science reste marquée par l’hypothèse d’une application directe et rapide du laboratoire à la classe (« dans la mesure où les expérimentations pédagogiques présentent rarement des risques, et souvent des bénéfices (ou pas d’effets), il peut être utile d’en faire bénéficier rapidement un grand nombre d’élèves »). 

Cependant tous les spécialistes de la cognition ne partagent pas cette position : 

« Les résultats des études neuroscientifiques sur l’apprentissage ne sont pas exportables à la classe. Nous disposons d’une information sur ce que fait un cerveau à travers un tube de résonnance magnétique fonctionnelle quand il prend une décision. Mais toute la complexité que contient un contexte d’apprentissage comme la classe nous échappe » (Caballo, 2018). 

C’est ici que s’impose ce que Michel Fabre appelle la nécessaire, et incontournable, médiation de la pédagogie (entre science et pratique), placée sous la vertu de la phronèsis, ou prudence au sens d’Aristote (Fabre, 2021). 

 

2. Les "evidence-based "…, un courant épistémo-politique mondial à prétention hégémonique 

C’est bien l’inscription dans un courant épistémique mondial, celui des evidence-based, des pratiques se voulant fondées sur des données probantes, traduites dans le vocabulaire politique standard par « bonnes pratiques », pratiques efficaces, qui sert de point d’appui à ce discours devenu rapidement dominant et dominateur des neurosciences. C’est de ce courant que sont nées les vastes entreprises internationales d’évaluation des systèmes éducatifs, des écoles et des enseignants, donnant naissance à une véritable industrie mondiale de la mesure de l’éducation (Biesta, 2015) qui passe par l’établissement de vastes bases de données, de statistiques et de comparaisons internationales dont PISA, promue par une organisation économique, est l’incarnation la plus parlante. Il s’ensuit, dans le monde entier comme on le sait, une course à la performance, une pression continûment exercée par divers moyens et à des degrés d’intensité variables selon les pays (Maroy, 2013), sur les écoles, professeurs et élèves mais aussi sur les politiciens et sur les concepteurs même de ces nouvelles politiques, qui ne peuvent plus échapper au recouvrement des politiques publiques par ce paradigme monovalent. Dans ce paradigme, les systèmes éducatifs sont pensés comme des unités productives sur un modèle input-output, où – en fonction des investissements effectués – centrés sur des apprentissages très circonscrits, des résultats eux-mêmes probants et significatifs sont attendus, attestés par l’analyse de grandes cohortes d’élèves soumis à des tests réguliers et standards. À une conception qu’on dira, faute de mieux, et en toute conscience de ses failles avérées, humaniste, orientée par principe vers la prise en compte des conditions de progressions individuelles des sujets, est substituée une conception standardisée, économiste, obsédée par « l’obligation de résultats » (Lessard et Meirieu, 2008), principalement tournée vers l’étude de vastes cohortes, gouvernée par les nombres (Desrosières, 1993), où les destins individuels, auxquels est attachée la majorité des enseignants, se voient relégués au second plan. 

La prétendue justesse de cette orientation désormais mondiale est argumentée au nom du concept de « qualité », concept ambigu, qui a glissé de sa neutralité initiale (qualis, de quelle sorte, poios, ce en vertu de quoi on est tel, selon Aristote) à la nature ou manière d’être bonne d’une chose, ou d’une personne. Sous cette dernière acception, dont se réclame aujourd’hui une agence également internationale (ISO, Organisation internationale de normalisation), la qualité est devenue en tous domaines l’objet de diffusion de normes par rapport auxquelles est mesurée la qualité de tel ou tel produit, de telle ou telle institution (le passage du matériel à l’idéel n’étant pas remis en cause dans ce contexte). Or quoi de moins contestable que de vouloir agir au nom de la qualité, de la meilleure qualité possible et de prétendre en organiser les conditions ? Ce au nom de quoi se justifient les nouvelles politiques publiques et ce dont on ne peut s’extraire que par une rhétorique difficile à élaborer. Lorsque David H. Hargreaves rédige ce qui deviendra rétrospectivement un des textes princeps pour imposer intellectuellement la démarche de l’evidence-based-research en éducation, il a beau jeu de critiquer l’absence d’unité et de cumulativité de la recherche traditionnelle et l’intuition sur laquelle se fondent souvent les pratiques enseignantes : 

« Il n’y a pas de base de connaissances scientifiques pour les enseignants, ils manquent donc largement d’un langage technique partagé. On a pu espérer que les disciplines contributives […] pouvaient fournir cette base de connaissances, d’où leur importance dans les formations. Très peu [d’enseignants] pensent qu’elles sont efficaces dans leurs pratiques. » (Hargreaves, 1996, p. 22 ) 

Et cet auteur de plaider pour la garantie de qualité (l’expression est commerciale mais elle convient, à la mesure dont on parle désormais systématiquement de "clients" des services publics, notamment "d’enfants-clients") et de mobiliser à cette fin les vraies connaissances scientifiques, fondées sur des preuves (principalement la science cognitive, comme il l’affirme au passage sans barguigner). Qualité et évidence (basée sur la vraie recherche scientifique) ont alors partie étroitement liée en tant que constituant l’une et l’autre des propositions sans alternative (qui peut être contre ?), participant d’une vision de la science comme détentrice d’un discours incontestable, et non passibles du critère de falsifiabilité. Cela conduit à repérer dans cette alliance et ses développements la manifestation de ce qu’est une idéologie dans la perspective marxienne revue et travaillée par Louis Althusser : 

« Si une idéologie est un système d’idées, plus ou moins unifiées entre elles, il est clair qu’elles agissent sur les "consciences" sans l’entremise visible de quelque agent que ce soit, fût-il même leur propagandiste, puisque c’est l’évidence et la force des idées qui agissent à travers lui. Car on ne dira pas que l’agent est, dans une idéologie, l’individu qui l’a inventée […] Tout se passe comme si, à la limite, les rôles [étaient] complètement inversés, [et que] ce n’était pas moi qui interpellais une idée, pour lui dire « hé donc, toi, fais voir un peu ton visage, que je dise si tu es vraie ou non ! » - mais comme si c’était l’idée, ou le système d’idées, qui m’interpellaient et m’imposaient leur vérité et, avec cette reconnaissance, la fonction, que dis-je, l’obligation de reconnaître leur vérité » (Althusser, 2014, p. 221-227). 

Si le diagnostic posé sur le discours dominant en question est juste, et si on peut le confirmer en relevant l’absence, en quelque sorte par nature, de toute distance critique à elle-même de l’argumentation propre aux evidence- based, il se heurte cependant au fait que l’idéologie, c’est souvent l’idée de l’autre, de l’adversaire (Aron, 1936-1937) et qu’on ne sort pas du cercle en opposant à une idéologie avérée ce qui sera taxé d’un autre bord d’autre forme d’idéologie. Il restera alors à montrer, dans une troisième partie, à propos des conceptions de la recherche scientifique en général, de la recherche en sciences de l’éducation en particulier, non la possibilité – illusoire – d’échapper à une idéologie, mais la présence, dans les pratiques se réclamant de cette autre conception de la recherche – à côté du souci de la rigueur théorique et méthodologique - d’une distance et d’un recul critiques comme minimum épistémologique requis. 

En attendant, on peut encore interroger le leitmotiv de l’évidence et de la qualité en éducation au nom de la finalité : en vue de quoi, pour faire quoi au bout du compte ? Favoriser l’employabilité dans une économie transformée, assurer à ce titre une insertion dans la société et, par postulat implicite et comme de surcroît, contribuer à l’épanouissement des individus. Cette réponse, généralement celle des systèmes éducatifs impliqués dans les comparaisons internationales, se contente de sa courte portée, quand bien même elle n’est, là encore, pas récusable. Outre que cette réponse tend vite à apparaître, pour les générations successives, comme creusant un écart entre les promesses de vie bonne et les réalités de sociétés mues elles-mêmes par des objectifs d’efficacité et de rentabilité maximales, la soumission de l’éducation à l’alliance évidence-qualité induit une réduction de l’acte éducatif à une adaptation technique de moyens à une fin unique étroite (des apprentissages en vue de l’adaptabilité à l’emploi) ; elle fait passer à la trappe au moins trois dimensions, que toute réflexion sérieuse sur la démarche éducative tournée vers l’action publique ne peut esquiver et doit faire tenir ensemble. Une dimension relative à la nature et à la finalité des apprentissages, dimension épistémique procédant in fine d’une philosophie de l’existence : on peut désirer acquérir (ou faire acquérir) des savoirs pour eux-mêmes, en dehors de tout souci d’exploitabilité, dans le sens d’une culture, d’une Bildung  (Fabre, 2003 ; Kerlan, 2003, p. 47-48); une dimension axiologique : l’entreprise éducative ne peut jamais être considérée comme neutre ou relever d’une simple technique, elle suppose dans son mouvement même le recours à des normes et des valeurs qui doivent être constamment interrogées, comme le rôle en appartient à la philosophie, à la pensée critique en général (Kerlan, 2003, p. 65-67 ; Forquin, 2005) ; une dimension praxéologique : il y a toujours un écart entre la connaissance, y compris scientifique, que nous avons acquise, et les situations complexes dans lesquelles nous sommes appelés à nous en servir, ce qui, en éducation, se nomme pédagogie, laquelle n’est pas qu’une application de la théorie (Houssaye, 1997 ; Biesta, 2010). 

 

3. Pour une recherche pluraliste en éducation, tolérant plusieurs modèles et ouverte à la critique d’elle-même 

Face à une philosophie scientiste curieusement réhabilitée, prétendant pouvoir résoudre la plupart des problèmes, y compris d’origine sociale (Biesta, 2010), et atteindre ainsi le « Saint Graal de l’éducation » (Baillargeon, 2014), à une philosophie de l’éducation réductionniste, procédant à une dé-complexification et à une décontextualisation de l’acte éducatif (Biesta, 2019 ; Charlot, 2020 ; Fabre, 2021), à une épistémologie de la recherche fondée sur une conception monolithique, à des politiques de recherche et des injonctions pratiques internationales conçues sur un moule unique (ce que certains analystes n’hésitent pas à qualifier de "totalitarisme", Holmes & al., 2006), j’entends présenter pour finir une approche apaisée, moins prometteuse de lendemains qui chantent mais plus proche des pratiques réelles de la recherche éducationnelle qui ont, si l’on ose désormais risquer ce terme, fait leurs preuves en différents domaines. Cela suppose de clarifier, au moins de manière synthétique, les positions épistémologiques sur la recherche scientifique en général et la recherche en éducation en particulier. 

On ne peut être que frappé par l’aspect daté et sommaire de la conception de l’activité scientifique telle que la promeut dans ses ouvrages le Conseil scientifique de l’éducation, mais on la comprend en la rapportant à la volonté d’imposer l’hégémonie d’une science sur d’autres, (et bien heureux quand celles-ci ne sont pas finalement qualifiées de non- ou fausses sciences). On en reste alors à une vision plus que sommaire de la rupture épistémologique comme coupure absolue, n’admettant ni « vrai sur fond d’erreur » (Bachelard, [1938] 1972) ni « philosophie du non » (Bachelard, [1940] 2005), encore moins un récit pourtant venu de l’intérieur même de la pratique scientifique, en l’occurrence la physique, tel que celui-ci : 

« Admettons que la science, si elle ne dit pas toute la vérité, ni rien que la vérité, dit au moins de la vérité sur le monde. Mais d’où provient cette vérité, sinon de l’erreur ? D’où émerge l’ordre du savoir, sinon de la confusion des recherches ? Pour quelques découvertes fulgurantes, pour de rares illuminations, que de pénibles tâtonnements, de grossières approximations, de médiocres trouvailles, de fastidieuses fouilles » (Lévy-Leblond, 1996, p. 93). 

Avec le discours de L’école éclairée par la science, nous assistons d’abord à une hyper-simplification et en réalité une dénaturation des procédures même de la science ainsi que du type de rapport qu’elle entretient à la vérité, dans son ordre propre. Qu’une proposition scientifique puisse être caractérisée non par son absoluité mais par son aspect « approché » (Bachelard, [1927] 1981), non par sa vérifiabilité définitive mais par sa capacité de résistance temporaire aux tentatives de falsification (Popper, 1985) n’affleure à aucun moment dans le propos (même si on peut admettre qu’un ouvrage grand public n’en est pas le lieu privilégié, il reste que les indices répétés de la posture épistémologique adoptée sont en eux-mêmes révélateurs). Quoi qu’il en soit de ses critiques vis-à-vis de certains épistémologues qui viennent d’être cités, Alan F. Chalmers exprime bien ce qui est notre défiance à l’égard des thèses soutenues par S. Dehaene et le conseil qu’il préside : 

« La fonction la plus importante du questionnement que j’ai mené […] est de combattre ce que l’on pourrait appeler l’idéologie de la science telle qu’elle fonctionne dans notre société […] Il n’est pas vrai [pour autant] que tout point de vue [dans les discours se réclamant de la science] soit aussi bon qu’un autre » (Chalmers, 1987, p. 266-267). 

Quant à la caractérisation sociale de la science, indémêlable de sa fonction épistémique, il est encore plus improbable de s’attendre à la voir transparaître, alors même que l’analyse qu’en propose notamment Bourdieu décrit avec pertinence le caractère surdéterminé des pratiques qui se développent dans le « champ » scientifique, champ toujours traversé de tensions et de luttes. Cette surdétermination de l’enjeu proprement épistémique passe par un phénomène de concurrence qui a pour enjeu le monopole de l’autorité et de la compétence scientifique entendue comme capacité de parler et d’agir légitimement en matière de science, et par un phénomène de « capitalisme scientifique », l’autorité scientifique pouvant être considérée comme une « espèce particulière de « capital social » et le champ scientifique se structurant, en fonction de la distribution du capital, entre dominants et dominés (en l’occurrence neuro-éducation, sciences de l’éducation). Mais qu’en est-il précisément de l’enjeu épistémique, de la question de la vérité ? Est-il possible d’échapper au relativisme nécessairement induit par la critique sociologique, relativisme tellement dénié par le discours neuroscientifique à propos de ce qu’il considère comme sa et la vérité ? Le relativisme, pointé plus haut par Chalmers, comporte effectivement le risque d’emporter dans sa critique d’une conception monolithique de production de la vérité la notion de vérité elle-même, cependant nécessaire à toute action de transposition comme l’enseignement. Bourdieu pose à cet égard la bonne question des conditions sociales du progrès de la raison (scientifique) : 

« Quelles sont les conditions sociales qui doivent être remplies pour que s’instaure un jeu social où l’idée vraie est dotée de force parce que ceux qui y participent ont intérêt à la vérité au lieu d’avoir, comme en d’autres jeux, la vérité de leurs intérêts ? » (Bourdieu, 1975, p. 105). 

Tout en étant sensible à des conditions économiques qui le handicapent ou le favorisent, le progrès de la raison est bien conçu ici comme se situant dans une situation d’autonomie, certes relative, mais nécessaire, et disposant d’un régime spécifique de production, sinon de la, du moins, de vérités, dans l’ordre propre du champ scientifique. « À certaines conditions sociales » : Bourdieu les circonscrit notamment dans Science de la science et réflexivité (2001). Elles impliquent : la logique interne et les procédures de discussion scientifique (traversées par des luttes de domination, des conflits) ; les controverses elles-mêmes (qui débordent nécessairement dans la société) et, in fine, « l’arbitrage du réel » (« tel qu’il peut être produit par l’équipement théorique et expérimental effectivement disponible au moment considéré » dont l’existence fait l’objet, par « postulat ontologique », d’un accord tacite entre chercheurs). Or, ce sont ces conditions, procédures et accord tacite minimum que les neuro-cognitivistes concernés récusent d’emblée, et quasi définitivement, sinon à leur seul bénéfice. 

Comment se présente alors et que propose la recherche en éducation susceptible de concourir à ce que nous appellerons progrès de la raison éducative ? Elle recouvre des travaux "sur", "en" et "pour" l’éducation. Du fait de la nature même de son objet, cette recherche plurielle fait nécessairement dialoguer trois axes, chacun avec son tropisme propre : épistémique (il s’agit de produire des connaissances sur des faits éducatifs, à statut d’objectivité sans prétention à l’absoluité, cumulables au moins dans chacun des sillons constitutifs des disciplines dites "mères" en sciences de l’éducation), axiologique (il s’agit de nourrir la réflexion à orientation philosophique critique sur les problèmes suscités par les formes d’éducation et les valeurs dont elles se revendiquent, ainsi que sur les évolutions générales des systèmes éducatifs, des politiques, des normes dominantes, etc.), praxéologique (il s’agit ici d’agir sur l’existant, par différentes pratiques, au premier rang desquelles la pédagogie, et sous différents statuts, enseignants, éducateurs, praticiens de divers domaines, politiques, administratifs, militants). Bref, une réalité institutionnelle et culturelle certes ondoyante et diverse, mais arbre ayant porté des fruits (Charlier et Moens, 2006) attestés par des œuvres, ayant conscience de l’incertitude que projette immanquablement toute démarche scientifique, non réductible mais éclairée et assumée par un travail de clarification. Dans ce champ, tous les discours produits ne prétendent pas se valoir car relevant de régimes de véridicité distincts, mais peuvent à l’occasion s’entendre soit du fait des dispositifs institutionnels (aspect le plus formel), soit du fait – plus rare mais avéré - de dispositifs de recherche intentionnellement conçus en vue du travail de co-pensée (Wildlöcher, 1994) : 

« Plus que d’un tissage de liens entre les disciplines convoquées, il s’agit d’évoquer une co-construction de sens à propos d’un même objet d’étude […] Nous reprenons cette expression utilisée par plusieurs auteurs pour désigner un espace dans lequel "nous ne pensons pas nécessairement la même chose mais où la même chose nous fait penser" » (Blanchard-Laville, 2000, p. 59 et p. 62). 

C’est dans de tels dispositifs ouverts (où circule une pensée critique non excluante), dont il faut néanmoins reconnaître le caractère exceptionnel y compris dans une discipline dite carrefour comme les sciences de l’éducation, que les neuro-scientifiques, apportant leur contribution importante au renouvellement de l’étude des apprentissages, ont ou auraient toute leur place pour autant qu’ils ne réclameraient pas a priori toute la place, et entreraient, sous condition de rigueur partagée et d’égalité de dignité intellectuelle, dans l’échange interscientifique. 

Si, dans la recherche "sur", qui met son objet à distance et le refroidit, se rencontrent essentiellement les chercheurs de métier, au sens traditionnel, il n’est pas exclu de les retrouver,  aux côtés de praticiens, dans la recherche "en", où se produit « un enveloppement mutuel et dialectique de la théorie et de la pratique éducative par la même personne » (Houssaye, 1997), comme cela se passe chez les pédagogues, dont la réflexion et les innovations restent indispensables aux sciences de l’éducation ; quant à la recherche "pour", elle serait plutôt le fait d’experts, de politiques, d’auteurs de rapports orientés vers une fin précommandée en termes de résolution plus ou moins directe de problèmes, ou d’analyses de situations éducatives. Sous cette configuration, plusieurs modalités de la recherche, consacrées dans le champ des sciences humaines et sociales, relevant de régimes de vérité qu’il faut bien entendu distinguer, se font jour (Robert & Marcel, 2019) : recherches procédant des disciplines contributives, à ce titre respectueuses des épistémologies et des méthodologies scientifiques classiques ; et aussi recherches-action, au statut désormais stabilisé (Barbier, 1996) ; recherches-innovation ; recherches-intervention reposant « sur la définition du contexte relationnel qui entoure l’intervention, sur le recueil des données multiples (le matériau) et sur le processus analytique qui dégage successivement des effets d’information, de connaissance et d’intelligibilité » (Scieur, 2007, p. 76-77); recherches collaboratives, de plus en plus mises en œuvre, ou participatives, mettant de plus en plus l’accent sur les interventions citoyennes combinées à l’action des chercheurs, jusqu’à justifier l’expression nouvelle de « sciences citoyennes ». Ces dernières recouvrent notamment la volonté d’appropriation par des citoyens du traitement rigoureux de questions vives, les concernant au plus près et dont ils sont "connaisseurs" (par exemple l’éducation et les manières d’apprendre et de savoir, les manières de lutter contre certaines maladies, les manières d’aborder des problèmes écologiques, etc.), à propos desquelles les chercheurs de profession et la posture scientifique constituent des appuis majeurs, quoique non suffisants. Ici, le plaidoyer pour une « intelligence publique des sciences » venant d’une épistémologue comme Isabelle Stengers mérite d’être considéré, tant en ce qui concerne la validation de ces approches citoyennes en particulier, que ce qui plus généralement relève de la dénonciation de l’arrogance de certaines postures scientifiques (en résonance avec nos analyses précédentes) : 

« Les connaisseurs ne défendent pas des savoirs "alternatifs", cherchant reconnaissance professionnelle. Mais leur intérêt pour les savoirs produits par les scientifiques est distinct de l’intérêt des producteurs de ces savoirs. C’est pourquoi ils peuvent apprécier l’originalité ou la pertinence d’une proposition, mais aussi prêter attention à des enjeux ou des possibles qui n’ont pas joué de rôle dans la production de cette proposition, mais qui pourraient devenir importants dans d’autres situations. En d’autres termes, ils sont susceptibles de jouer un rôle crucial qui devrait être reconnu par tous ceux pour qui la rationalité compte. Agents d’une résistance aux prétentions des savoirs scientifiques à une autorité générale, ils participeraient à la production de ce que Donna Haraway appelle des "savoirs situés". » (Stengers et Drumm, Une autre science est possible, 2017, p. 4-5) 

 

Conclusion 

 

Cherchant à faire, comme il se doit en conclusion, la synthèse de mon propos je n’en trouve meilleure concrétisation que le récent rapport de l’UNESCO, Repenser nos futurs ensemble. Un nouveau contrat social pour l’éducation (UNESCO, 2021). Le chapitre 8 est entièrement consacré à « Un appel à la recherche et à l’innovation » (p. 133-145). Par-delà certains mots convenus et les bonnes intentions qui caractérisent le discours d’une organisation internationale comme celle-ci, ce chapitre contient une description de la recherche éducationnelle au niveau mondial faisant directement écho à celle que nous avons établie pour le niveau national : 

« Nous héritons d’un patrimoine de recherche en éducation large et important, qui s’est constitué tout au long du siècle dernier, à partir de multiples œuvres, courants et perspectives qui ont cultivé et cristallisé des écoles influentes de pensée et d’action […] La recherche par les praticiens, la recherche-action, le travail d’archives, les études de cas, l’ethnographie, etc., forment autant de méthodes qui ont été bénéfiques pour ceux qui sont sur le terrain, aussi ne doit-on pas séparer recherche et éducation. L’éducation n’est pas un champ auquel on applique les résultats extérieurs d’expériences et d’études, mais d’abord un champ propre d’enquête et d’analyse » (UNESCO 2021, p. 135). 

Une part non négligeable du développement se voit dévolue à l’examen de l’apport des neurosciences et sciences dites de l’apprentissage, à l’analyse de l’importance de leur intégration aux sciences de l’éducation et à la formation des enseignants, sous la condition cependant de respecter les règles de prudence requises lorsqu’il s’agit de passer du laboratoire à la complexité des situations réelles de terrain, et de ne pas prétendre saisir ainsi tout le champ de l’éducation : 

 

« Au cours de ces dernières décennies, quelques-unes des avancées scientifiques les plus importantes pour l’éducation sont venues des neurosciences et de l’étude du cerveau en relation avec l’apprentissage […] Aussi faudra-t-il diffuser largement ces informations auprès des enseignants, des chercheurs et des apprenants eux-mêmes. […] Mais, aussi solides et vitales que soient les informations issues des sciences de l’apprentissage, elles n’englobent pas pour autant tout le champ de l’éducation. L’apprentissage ne se résume pas à la cognition […] Les neurosciences appliquées à l’apprentissage devront davantage replacer leurs observations dans les contextes variables et complexes où se déroule l’éducation » (UNESCO 2021, p. 136-137). 

 

En termes prospectifs, le rapport appelle à la mise en œuvre d’un agenda mondial de recherche collaborative en éducation, faisant travailler ensemble, en vue de la production de connaissances opérationnelles nouvelles et d’innovations, une pluralité de partenaires de statuts divers, à égalité de considération de leurs apports respectifs. Il évoque aussi, de manière extrêmement heuristique, la nécessité de faire une place, dans l’approche épistémologique des faits éducatifs, outre aux défis contemporains majeurs comme celui de l’écologie, aux épistémologies indigènes porteuses d’autres visions et problématisations que celles qui ont été jusqu’ici dominantes, sans évidemment renier ces dernières : 

« Les universités, les instituts de recherche et leurs partenaires sont appelés à mettre l’accent sur la recherche et l’innovation pour aider au renouvellement de l’éducation en tant que bien commun et à la co-construction d’un nouveau contrat social de l’éducation. Toutefois, elles pourraient rendre leur action plus efficace par la promotion du dialogue, en se positionnant comme interlocuteur de ceux qui travaillent, pensent, réfléchissent au sein de l’éducation […]. » 

« En valorisant et en reconnaissant différentes modalités de savoir, on n’embrasse pas nécessairement une forme de relativisme extrême, ni on n’abandonne l’exigence de la vérité, bien au contraire. Les modes de connaissance autochtones et pluralistes remettent en cause les postulats au cœur des modèles et des pratiques de développement qui ont échoué devant la réalité » (UNESCO 2021, p. 143 & p. 139). 

Enfin, en même temps qu’il porte un plaidoyer pour la nécessaire pluralité des modalités de savoir recevables et des producteurs de ces savoirs, chacun devant être reconnu au sein d’un véritable dialogue et selon son régime de véridicité propre, ce document important invite, sans fausse modestie car il a une ambition élevée allant dans le sens du progrès de la Raison éducative (programme généralisé, mondial et collectif sur les futurs de l’éducation), à déployer « une éthique de l’humilité » qui « pourra aider à se prémunir contre les hypothèses déshistoricisées et décontextualisées qui empêchent toute innovation éducative réelle » (UNESCO 2021, p. 143). 

 

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Notes
[←1

 « Soulignons d’emblée que cette recherche scientifique est loin d’avoir les réponses à toutes les questions ». 

[←2

 Traduit par moi. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292