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mardi 28 mars 2023

Pour citer ce texte : PÉREIRA, i.. (2023). Éducation populaire et modes de vie Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 3 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2022/dossier/article/education-populaire-et-modes-de-vie]

Éducation populaire et modes de vie 

Une perspective en philosophie politique de l’éducation  

 

Irène Péreira  
(Paris 8, EXPERICE) 

 

Résumé :  L’article se donne pour objectif d’étudier, sous l’angle d’une philosophie politique de l’éducation, la manière dont l’éducation populaire peut aborder les modes de vie. Dans un premier moment, il est mis en lumière une antinomie qui structure l’éducation populaire entre éducation pour le peuple et éducation par le peuple. L’article souligne comment cette antinomie est également à l’œuvre dans les textes qui abordent la thématique des modes de vie. La critique des modes de vie peut être abordée à partir d’une perspective avant-gardiste ou populiste. Dans ce cas, les alternatives au mode de vie capitaliste peuvent être cherchées du côté des classes populaires ou du côté des subalternes à partir d’une perspective éco-féministe. Enfin, l’article met en valeur qu’au-delà de ces controverses théoriques, une éducation populaire critique des modes de vie est confrontée à la prise en compte du contexte social de sa mise en pratique.  

 

Mots-clés :
 Philosophie, Éducation populaire, Modes de vie, Écologie.  

 

Abstract : The article aims to study, from the angle of a political philosophy of education, the way in which popular education can approach ways of life. At first, it highlights an antinomy that structures popular education between education for the people and education by the people. The article highlights how this antinomy is also at work in texts that address the theme of lifestyles. The critique of lifestyles can be approached from an avant-garde or a populist perspective. In this case, the alternatives to the capitalist way of life can be sought from the side of the working classes or from an eco-feminist perspective. Finally, the article highlights that beyond these theoretical controversies, popular education critical of lifestyles is faced with taking into account the social context of its implementation. 

 

Keywords :
 Philosophy, popular éducation, way of life, ecology 

 

Introduction

 

Les notions d’éducation populaire et de philosophie peuvent sembler antinomiques. En effet, la philosophie peut apparaitre comme une activité produite par des personnes appartenant à des classes sociales aisées à destination d’une élite intellectuelle, alors que l’éducation populaire peut-être considérée comme une forme d’éducation orientée vers les classes populaires. 

Néanmoins, cette antinomie n’est pas si évidente. D’une part, parce qu’il est concevable de se demander si l’on peut penser une “philosophie populaire”. Ainsi, Pierre Joseph-Proudhon se propose de produire une philosophie populaire, une philosophie à destination du peuple. C’est comme cela qu’il intitule la préface qu’il ajoute à la 2e édition de son ouvrage De la justice dans l’Église et la Révolution : “Programme de philosophie populaire” (Proudhon, 1868). Le sociologue Pierre Ansart, dans Naissance de l’anarchisme (1970), avait pour sa part montré que la philosophie de Proudhon présentait des homologies structurales avec les pratiques du mouvement ouvrier. On peut alors parler d’une philosophie par le bas, à savoir d’une philosophie qui serait produite à partir de l’analyse des pratiques populaires. Mais l’idée d’une philosophie populaire peut également désigner au XIXe siècle, le programme d’une philosophie produite par le peuple. C’est ce qu’a mis en lumière Patrice Vermeren (1985) dans un article. 

La notion d’éducation populaire est elle-même traversée par cette ambiguïté. S’agit-il d’une éducation pour le peuple ou d’une éducation par le peuple ? 

Ainsi, les Universités populaires au début du XXe siècle incarnent le projet d’une éducation menée par des élites sociales humanistes auprès des classes populaires. Cette orientation de l’éducation populaire se trouve également dans le renouveau de l’éducation populaire politique avec la création de l’association d’éducation populaire ATTAC1 en 1998. Dotée d’un conseil scientifique, elle s’oriente dans un premier temps vers la réalisation de conférences d’éducation critique à l’économie auprès du grand public. Cette conception de l’éducation populaire s’appuie sur un présupposé rationaliste selon lequel la connaissance libère, ce qui suppose qu’elle est en rupture avec l’expérience du sens commun.  

Néanmoins, à l’inverse de cette perspective, se trouve une vision de l’éducation populaire qui considère que les classes populaires sont capables de s’éduquer par elles-mêmes. On trouve cette conception au début du XXe siècle dans les milieux anarchistes, par exemple, dans les causeries populaires animées par Libertad2 . Cette vision de l’éducation populaire peut aboutir à une position populiste et anti-intellectualiste qui accorde une valeur uniquement à la connaissance issue de l’expérience populaire et dévalue toute forme de connaissance scientifique académique car celle-ci serait produite par une élite sociale.

Dans Pédagogie des opprimés (Freire, 2021), Paulo Freire prend position dans ce débat en défendant une position dialectique. La connaissance produite par l’éducation populaire est une synthèse culturelle entre l’expérience sociale vécue des classes populaires et le savoir théorique critique des militants révolutionnaires. Paulo Freire écrit :  

Parce que cette vision de l’éducation part de la conviction qu’il ne faut pas offrir un programme préétabli, mais qu’on doit le chercher par un dialogue avec le peuple, elle s’inscrit comme une introduction à la pédagogie de l’opprimé.e, qui doit participer à son élaboration (Freire, 2021, p. 155). 

Il ne s’agit donc pas pour Paulo Freire d’adopter ni la vision populiste et anti-intellectuelle, qui considère que toute connaissance libératrice pour les classes populaires ne peut émaner que d’elles-mêmes, ni à l’inverse d’adopter la thèse selon laquelle la connaissance libératrice est élaborée en dehors des classes populaires. L’éducation populaire libératrice est le produit d’un dialogue. 

La praxis (action-réflexion) de Paulo Freire a donné lieu à différents héritages qui s’expliquent entre autres par le fait qu’il ne limite pas l’éducation populaire aux situations hors l’école, mais qu’il pense qu’une pédagogie libératrice ou une pédagogie de l’opprimée peut être menée dans les institutions scolaires ou universitaires (Freire, 1990). Le travail de Paulo Freire a en outre nourri un courant de la théorie politique et de la philosophie politique de l’éducation au point que certain voient dans son œuvre et celle de ses continuateurs un des courants actuels des travaux sur la démocratie radicale (Kellner et Share, 2009).

L’un des enjeux actuels de la philosophie politique porte sur l’écologique. Or, l’écologique sous l’angle d’une philosophie politique de l’éducation populaire peut être appréhendée, comme le souligne le philosophe Fabrice Flipo (2020), à partir de la question des modes de vie. 

1. La critique de la vie quotidienne

 

1.1 La critique de la vie quotidienne par les situationnistes. 

 

La notion de critique de la vie quotidienne a été produite par le sociologue marxiste Henri Lefebvre dans trois ouvrages (1947, 1961 et 1981). 

Cette critique de la vie quotidienne a été en particulier reprise par les situationnistes. Elle a pris entre autres la forme de détournements des productions des industries culturelles de masse. C’est le cas dans l’ouvrage et le film La société du spectacle (1967) de Guy Debord.  

Cette pratique situationniste se retrouve dans les mouvements anti-publicités qui détournent des publicités et des logos de marques pour effectuer une critique du consumérisme. Le mouvement anti-consumériste s’inscrit lui-même dans l’écologie politique en faisant un lien entre dégradation de l’environnement et consommation.  

La critique situationniste se veut menée à partir d’une avant-garde qui possède un savoir susceptible d’éclairer les masses sur leur aliénation sociale. On peut à titre d’illustration citer un extrait de La servitude moderne (2007) de Jean-François Brient (publié en 2007, adapté sous forme de film en 2009.)  

 

La servitude moderne est une servitude volontaire, consentie par la foule des esclaves qui rampent à la surface de la Terre. Ils achètent eux-mêmes toutes les marchandises qui les asservissent toujours un peu plus. Ils courent eux-mêmes derrière un travail toujours plus aliénant, que l’on consent généreusement à leur donner, s’ils sont suffisamment sages. Ils choisissent eux-mêmes les maîtres qu’ils devront servir. Pour que cette tragédie mêlée d’absurdité ait pu se mettre en place, il a fallu tout d’abord ôter aux membres de cette classe toute conscience de son exploitation et de son aliénation. Voilà bien l’étrange modernité de notre époque. » [En ligne] 

 

L’idée de servitude moderne suppose donc bien une critique sociale qui vienne éclairer une population présentée comme totalement aliénée par le mode de vie capitaliste. 

Dans un article publié en 2017, Geneviève Pruvost reprend la notion de « critique de la vie quotidienne » (Pruvost, 2017). On peut se demander, néanmoins, si présenter la ZAD3 de Notre Dame des landes comme une critique de la vie quotidienne, ne conduit pas à  penser une rupture avec les modes de vie capitalistes au prisme d’une théorie de l’avant-garde.  

En effet, le mode de vie autonome des zadistes semble faire sécession avec le mode de vie quotidien de la très grande majorité de la population en prônant l’autonomie par rapport aux modes de production et de distributions capitalistes.  

Néanmoins, la « critique de la vie quotidienne », telle qu’elle a été pensée par les situationnistes comme critique de l’aliénation du totalitarisme marchand, a été justement critiquée pour son abord avant-gardiste et donc élitiste. La population totalement aliénée aurait besoin d’une avant-garde pour l’éclairer et l’éduquer. Ce qui pose également la question de savoir comment cette avant-garde a été capable de sortir elle-même de l’illusion totalitaire si celle-ci justement est totale. 

C’est une critique qui est mise en lumière par les cultural studies. Par exemple dans son article « Codage/Décodage », Stuart Hall (1994) met en avant que la réception des médias de masse n’est pas aussi univalente que le dénonçait l’École de Francfort ou la critique situationniste.   

 

1.2 Cultures populaires et politiques de l’ordinaire 

 

Indirectement, cette critique de l’approche situationniste se trouve par exemple chez Sandra Laugier. La perspective situationniste de la critique de la vie quotidienne inclut une critique de la culture populaire comme industrie culturelle de masse. De son côté, Sandra Laugier considère au contraire que les productions de l’industrie culturelle de masse, comme les séries télévisées, peuvent participer d’une éducation morale populaire (Laugier, 2019).  

On peut donc sur ce plan percevoir une opposition entre la critique de la vie quotidienne des situationnistes et les politiques de l’ordinaire défendues par Sandra Laugier. Dans un cas, l’éducation populaire suppose une rupture avec le quotidien ou l’ordinaire, dans un autre cas, il peut y avoir une éducation à partir des pratiques de vie ordinaires : 

 

À cette entreprise philosophique, Cavell donne aussi le nom suranné d’éducation morale – voire de pédagogie, dans le sous-titre de Philosophie des salles obscures. Pour Cavell, dont l’enfance et la jeunesse furent hantées par le cinéma hollywoodien, cette culture c’est le cinéma populaire, dont les productions étaient alors partagées par le plus grand nombre. La valeur d’éducation de la culture populaire n’est pas anecdotique. Elle nous paraît même définir aujourd’hui ce qu’il faut entendre par « populaire » aussi bien que par « culture » (au sens de la Bildung) dans l’expression « culture populaire ». Dans cette perspective, cette dernière a pour vocation l’éducation philosophique d’un public plutôt que l’institution et la valorisation d’un corpus socialement ciblé.  (Laugier, 2013).  

 

Les politiques de l’ordinaire tels que les entend Sandra Laugier prennent donc appui sur une éducation qui est à l’œuvre dans les cultures populaires, qui peuvent être des produits des industries culturelles de masse. Défendre l’idée qu’il peut y avoir une vertu éducative dans les industries culturelles, c’est prendre ici le contre-pied d’une tradition critique incarnée entre autres par Adorno (1964) qui insiste au contraire sur leur pouvoir d’aliénation capitaliste. 

 

2. La critique des modes de vie 

 

Mais à l’expression de « critique de la vie quotidienne » dans la littérature de l’écologie politique s’ajoute une autre expression, ayant une origine plus socio-économique, celle de mode de vie. 

 

2.1 Les modes de vie des classes populaires. 

 

On trouve par exemple cette notion de mode de vie chez le penseur décroissant Paul Ariès dans un ouvrage intitulé : Les modes de vie populaires au secours de la planète (Ariès, 2015a). 

Paul Ariès s’oppose à la thèse selon laquelle les classes populaires auraient un mode de vie qui est écologiquement moins vertueux que les classes sociales aisées. Sa cible est ici une théorie de l’économiste Thorstein Veblen selon laquelle les classes populaires tendent à désirer imiter le mode de vie dispendieux des classes sociales dominantes caractérisées par des pratiques de consommation et de loisirs. De ce fait, la thèse à laquelle s’attaque Paul Ariès, c’est l’affirmation selon laquelle les classes populaires seraient peut-être parfois plus écologiquement vertueuses, non pas parce que leur mode de vie est plus écologique, mais tout simplement parce qu’elles sont contraintes économiquement à moins consommer que les classes supérieures.  

Au contraire, Paul Ariès défend l’idée que les modes de vie des classes populaires seraient plus vertueux en soi et qu’ils pourraient même servir de modèle écologique aux autres classes sociales : 

 

Je crois donc nécessaire de pousser un coup de gueule contre l’idée qu’il n’y aurait rien de bon à attendre des gens ordinaires au regard de la situation sociale, politique, écologique. C’est à qui dénoncera le plus vertement leur rêve de grand écran de télévision, leurs vieilles voitures polluantes, leurs logements mal isolés, leurs achats dans les hypermarchés, leur goût pour la viande rouge et les boissons sucrées, leurs rêves de zones pavillonnaires et de vacances bon marché, etc. (…)  Ce mépris des milieux populaires ne résiste pourtant pas à l’analyse. Tous les indicateurs prouvent que les milieux populaires ont un bien meilleur « budget carbone », une bien meilleure « empreinte écologique », un bien plus faible écart par rapport à la « bio-capacité disponible », un bien meilleur indice « planète vivante » (concernant l’impact des activités sur la biodiversité), un « jour de dépassement de la capacité régénératrice de la planète » plus tardif, une moindre emprise sur la « déplétion » des stocks non renouvelables, etc. (…) Ce n’est pas parce qu’ils sont plus pauvres que les milieux populaires ont un meilleur bilan carbone mais parce qu’ils ont (encore) d’autres modes de vie (Ariès, 2015b). 

 

Sur le plan d’une perspective d’éducation populaire, il ne s’agirait pas alors d’éduquer les classes populaires à adopter un mode de vie plus écologique. Ce serait au contraire les classes populaires qui pourraient constituer un modèle éducatif, par leurs pratiques quotidiennes, pour les autres classes sociales.  

À la différence de la thèse situationniste, toutes les classes sociales – le peuple dans son ensemble - ne seraient pas touchées de manière identique par l’aliénation et le totalitarisme marchand. La thèse d’Ariès prend indirectement le contre-pied de l’avant-gardisme situationniste et peut constituer une approche que l’on pourrait qualifier de populiste (au sens de « qui valorise le peuple »).

 

2.2 Le mode de vie impérial. 

 

Néanmoins, la thèse de Paul Ariès sur les modes de vie peut être elle-même mise en discussion en la confrontant à l’analyse d’Ulrich Brand et Markus Wissen sur le mode de vie impérial4  :  

 

Si nous optons pour ce terme, c’est d’abord afin de mettre au jour les forces qui facilitent la production et la consommation au quotidien des gens du Nord et d’un nombre croissant d’habitants du Sud, sans franchir pour le moment le seuil de la perception consciente ou de la réflexion critique (Brand et Wissen, 2021, p.19). 

 

La thèse de Brand et Wissen décentre le débat. Il ne s’agit plus d’opposer le concept de « population » (au sens de l’ensemble des classes sociales) aux classes populaires, mais la population du Nord à celle d’une grande partie des pays du Sud. Le mode de vie impérial inclut le mode de vie de l’ensemble des classes populaires dans le Nord si on le compare au mode de vie des classes populaires dans les pays du Sud Global.  

Le concept de mode de vie impérial vient interroger plus profondément les modes de vie du Nord que le simple de fait de penser qu’il s’agit du mode de vie des 1 % les plus riches, ou encore des classes moyennes et moyennes supérieures. L’idée de mode de vie impérial implique une critique plus fondamentale du mode de vie des populations du Nord global. Celui-ci ne serait pas viable à l’échelle de la planète.  

On voit poindre ici un débat plus profond encore sur les modes de vie. La lutte contre la crise écologique suppose-t-elle que nous renoncions à nos modes de vie ? Ici la notion de mode de vie renverrait au bien-être apporté par les progrès issus des sciences et des techniques et l’abondance fournie par la société de consommation. Si on prend par exemple l’ouvrage Les sept écologies (2021) de Luc Ferry, celui-ci, dans la lignée de son ouvrage intitulé La révolution transhumaniste (2016), croit résolument en la possibilité pour les sciences et les techniques de dépasser la crise écologique, et de garantir à chacun sur la planète un niveau de bien-être jamais égalé jusqu’à présent dans l’histoire de l’humanité. Dans son ouvrage, il s’élève fortement contre l’idée que la préservation de l’environnement conduirait nécessairement à des sacrifices relativement au mode de vie occidental. 

En cela, une de ses cibles réside dans les écologistes qui sont partisans des low tech (Bihouix, 2014). Ces derniers peuvent défendre par exemple de s’appuyer sur des techniques traditionnelles qui pourraient être rendues plus performantes à l’aide des sciences modernes. Dans une telle conception, il ne s’agit pas tant de se référer aux modes de vie des classes populaires, mais aux modes de vie traditionnels, sans pour autant souhaiter y revenir à l’identique. 

  

3. Modes de vie et subsistance 

 

3.1 Politiques de subsistances et éco-féminisme 

 

Dans Quotidien politique (2021), Geneviève Pruvost effectue encore un décentrement au sein de cette discussion sur les modes de vie et le quotidien en s’appuyant davantage sur les approches féministes et en particulier éco-féministes, et sur les traditions paysannes. 

Si dans son ouvrage Geneviève Pruvost reprend l’idée d’une critique de la vie quotidienne à Henri Lefebvre, pourtant les « politiques de subsistances » ne se situent pas dans la lignée avant-gardiste de la critique de la vie quotidienne situationniste. Elle écrit en effet dans la conclusion de l’ouvrage :  

 

Les féministes de la subsistance5 fournissent une feuille de route : le travail de subsistance est une action directe sur le vivre-ensemble et sur le bien-vivre. C’est la fin et le moyen de l’action politique. Il n’est pas nécessaire d’attendre les conditions optimales (un bon lieu, un bon groupe, un bon pécule et le bon format juridique), le travail de subsistance s’est toujours accompli avec les moyens du bord (…) la délégation du travail de subsistance et la spécialisation corrélative de la majorité de la population dans des activités de non-subsistance constituent la première source d’inégalités entre les sexes, entre les classes, entre le Nord et le Sud global (Pruvost, 2021, p.330). 

 

À la différence des politiques de l’ordinaire (chez Sandra Laugier), les politiques du quotidien ne se réfèrent pas à la culture populaire comme synonyme possible de culture populaire de masse, mais renvoie cette notion à une conception plus traditionnelle, considérée comme dépassée dans les pays du Nord, même si elle reste encore largement présente dans les pays du Sud Global.  

En puisant sa critique de la vie quotidienne capitaliste, dans les politiques de la subsistance, inspirées des théories éco-féministes et des pratiques paysannes traditionnelles, Geneviève Pruvost ne suppose pas que l’éducation aux pratiques de la vie quotidienne doit faire une rupture en soi avec les modes de vie populaire, mais avec les modes de vie capitalistes. De ce fait, il n’y a pas une complète disparition des modes de vie de subsistance sous l’effet des modes de vie capitaliste. C’est donc à partir de ce qui échappe encore au mode de vie impérial que Geneviève Pruvost perçoit une possibilité de mettre en œuvre une éducation populaire alternative à la vie quotidienne capitaliste. 

 

3.2 Une exemplification 

 

Pour donner un peu plus de chair à cet ensemble de discussions théoriques, nous souhaiterions, pour terminer, nous appuyer sur notre expérience d’enseignante à l’Université. Il s’agit de s’interroger sur la manière dont cette controverse philosophique peut s’incarner dans des pratiques de formation en éducation populaire.  

Durant l’année universitaire 2021-2022, nous avons assuré en présentiel un cours sur l’éducation populaire. L’objectif de ce cours est de constituer une initiation à une pratique professionnelle future dans le secteur de l’éducation populaire. Nous avons choisi d’aborder avec les étudiants et étudiantes la thématique de la critique de la vie quotidienne : le rapport au temps, à l’espace, à la consommation, aux loisirs… Le public de ce cours était essentiellement constitué d’étudiantes, issues des classes populaires immigrées. Pour mieux préciser les conditions sociales des étudiantes, lors d’un sondage effectué en cours, nous avons été amenées à constater que toutes les étudiantes avaient un travail à côté en plus de leurs études (sauf un étudiant étranger). Ce qui constitue une proportion plus importante que la moyenne nationale (selon l’observatoire de la vie étudiante, ce pourcentage est de 40%).  

Afin d’aider les étudiantes à acquérir une réflexion sociologique sur la vie quotidienne, nous avons procédé à partir de questionnaires anonymes qui étaient ensuite comparés à des études sociologiques nationales pour déterminer si les pratiques de nos étudiants et étudiantes correspondaient à celles des jeunes de leurs âge dans le reste de la France. Lorsque nous les avons interrogées sur leur activité de loisir préférée, la réponse qui est revenue le plus souvent était « regarder des séries Netflix ». Nous leur avons demandé par exemple, concernant la consommation alimentaire, de nous dire s’ils et elles achetaient régulièrement des « produits bio ». Très peu d’étudiantes avaient une telle consommation. De même, lorsque nous leur avons demandé pour un projet de choisir une thématique sur laquelle elles voulaient mettre en place une démarche d’éducation populaire, seul un groupe a choisi une thématique écologique, portant sur l’éco-anxiété. Ce qui peut sembler étonnant au vu des études internationales, relayées par la presse, qui mettent en avant l’augmentation de la sensibilité aux enjeux écologiques et de l’éco-anxiété chez les étudiants et les étudiantes.  

Par la suite, plusieurs collègues nous ont fait part du fait que de nombreux étudiants ne mangeaient pas au restaurant universitaire du CROUS6 et que certains amenaient plutôt leurs propres repas fait-maison. On aurait pu interpréter cela comme relevant d’un mode de vie plus vertueux des classes populaires. Cependant, des collègues ayant mené une investigation sur la question se sont aperçus que les étudiants, en particulier en première année, ne connaissaient pas nécessairement le restaurant universitaire. 

Il ne s’agit pas de généraliser à partir des situations décrites ci-dessus. Notre objectif n’est pas ici de tirer des conclusions sociologiques, notre but est plutôt dans ce cas, de s’interroger sur ce que peut être ou devrait être une éducation populaire portant sur une critique de la vie quotidienne. 

 

Une première perspective de formation pourrait consister à adopter la posture « populiste ». Ce terme est ici utilisé sans aucune connotation péjorative. Cette approche à l’avantage de partir de l’expérience vécue des étudiantes et de leur accorder une valeur. Celle-ci pourrait consister à s’appuyer sur une enquête et une mise en commun des pratiques des étudiants et des étudiantes de classes populaires pour en tirer une critique de la vie quotidienne capitaliste. On ferait ainsi apparaître tout un ensemble de savoirs socialement minorisés, mais qui pourraient se trouver revalorisés par leurs dimensions écologiques. Néanmoins, comme il a été mis en lumière précédemment, il n’est pas toujours si aisé d’affirmer sur un plan empirique que les pratiques recueillies relèvent d’un mode de vie écologique à partir desquelles on pourrait tirer une éducation populaire écologique. En effet, le fait que les étudiantes amènent un repas « fait maison » n’indique pas nécessairement qu’il s’agit d’une pratique de subsistance alternative au consumérisme capitaliste. Sans même y percevoir nécessairement une conscience écologique, on pourrait penser qu’il s’agit d’un mode de vie écologiquement plus vertueux de fait. Or dans le cas présent, il peut s’agir en réalité d’un manque d’information des étudiantes qui les prive de l’accès à un service d’aide sociale à la restauration. Ce que nous souhaitons mettre en lumière c’est la difficulté à interpréter de manière simple la nature des pratiques observées et à leur donner un sens sans prendre en compte différents éléments de contexte. 

 

Une deuxième orientation de formation peut consister à travailler sur les pratiques des étudiants et des étudiantes liées à la société de consommation et aux industries culturelles de masse. On peut choisir les usages numériques des étudiants. Il existe ainsi toute une littérature critique qui par exemple dévoile les logiques économiques des supports numériques. On peut penser aux travaux sur le capitalisme de surveillance (Zoboff, 2022).  Cette perspective relève d’une visée de formation de l’esprit critique. En effet, il s’agit de dépasser la relation de sens commun au monde en l’éclairant par des connaissances scientifiques qui dévoilent des mécanismes sociaux de pouvoir. Les étudiants, comme la plupart des consommateurs, ne sont pas formés à l’analyse des pratiques mises en place par les concepteurs de produits numériques qui prétendent s’appuyer sur des connaissances en neuroscience pour court-circuiter les prises de décision conscientes et leurs liens avec des enjeux commerciaux. La difficulté de cette approche, c’est qu’elle peut être perçue comme normative par les étudiantes. Celles-ci n’y voient pas seulement un apport de connaissances, mais un jugement normatif négatif porté sur leurs pratiques de loisirs. Et il faut bien admettre qu’effectivement la posture de la théorie critique n’est pas seulement descriptive, mais qu’elle vise à dénoncer un état de fait.  

 

Comme il a été rappelé en introduction de l’article, la pédagogie freirienne se proposait de dépasser l’aporie entre l’approche populiste, qui accorde une valeur seulement aux savoirs expérientiels des opprimés, et l’approche rationaliste, qui entend rompre avec l’expérience de sens commun et dévoiler la réalité par-delà les apparences illusoires. Il faut néanmoins rappeler que la démarche de Paulo Freire repose sur une phase importante qui est la problématisation. Il existe en cela un point commun entre l’éducation populaire conscientisante et la philosophie. Pour en revenir à l’exemple empirique qui est le nôtre concernant les étudiantes de notre cours, nous leur avions demandé d’identifier des problèmes de leur vie quotidienne. Le problème qui a été le plus souvent mentionné par les étudiantes était le manque d’argent. Si on prend cette affirmation sous l’angle d’une philosophie de l’écologie, elle s’avère problématique. On peut effectivement considérer qu’elle décrit une situation objective : ce qui serait concordant avec le fait que les étudiantes exercent un emploi en plus de leurs études, comme nous l’avons mentionné auparavant. Mais, on peut si on se situe dans une perspective écologiste considérer qu’il ne s’agit pas d’aller vers davantage d’augmentation du pouvoir d’achat, mais vers un mode de vie plus sobre. C’est ce que pourrait suggérer par exemple la critique du mode de vie impérial. Néanmoins, l’on constate ici la difficulté que pourrait rencontrer un ou une enseignante qui irait expliquer à des étudiantes de classes populaires qu’il faut qu’elles revoient leur adhésion au mode de vie impérial. 

 

Ce que nous voulons montrer à travers une confrontation de la discussion théorique précédente à des situations empiriques, c’est la complexité que font surgir les cas pratiques au-delà des discussions théoriques dans les pratiques de formation. L’enseignant ou la formatrice doit prendre en compte des éléments de contexte : la positionnalité sociale de l’enseignant (sa classe sociale, son sexe…), celles des étudiantes… Il est peut -être plus simple d’aller aborder la question des modes de vie écologiques avec des élèves ou des étudiants de classes sociales favorisées qu’avec des étudiants de classes populaires. Par exemple, le discours écologique qui invite à un mode de vie plus sobre et à une critique du consumérisme n’a pas nécessairement la même portée selon le milieu social du public concerné. De ce fait, on peut se demander si les discours et les pratiques promues par les universités autour de la transition écologique et de l’anthropocène, dont font partie les philosophies politiques de l’éducation, ne risquent pas de rencontrer des limites en ne tenant pas en compte les éléments de contexte social, dans lesquels sont mis en œuvre les pratiques d’éducation à l’environnement.  

  

 

Conclusion  

 

La question que nous avons posé était la suivante : Quelle philosophie politique pour une éducation critique portant sur la vie quotidienne ?  

La proposition de Geneviève Pruvost dans l’ouvrage Quotidien Politique (2021) s’appuie sur les politiques de subsistance puisées dans les théories féministes et l’économie paysanne. Elles permettent de penser des formes d’alternatives qui résistent au mode de vie capitaliste qu’il prenne la forme du totalitarisme marchand dénoncé par les situationnistes ou la forme du mode de vie impérial.  

Selon cette perspective, il serait donc possible de penser une éducation en acte à la critique de la vie quotidienne. Cette philosophie critique de la vie quotidienne prend appui sur une éducation populaire, au sens cette fois d’éducation au mode de vie qui résiste au capitalisme impérial.  

Néanmoins, nous avons été amenée à nuancer la proposition en montrant qu’elle n’était pas si facilement applicable dans un contexte de formation avec des étudiantes issues de milieux populaires. En effet, il n’est par exemple pas si évident de donner une interprétation aux habitudes de vie observées et qui pourraient être trop rapidement considérées comme des pratiques de résistance au mode de vie impérial.  

En définitive, nous avons été amenés à nous demander si la spécificité d’une philosophie politique de l’éducation contrairement à la philosophie politique générale, ne tient pas à la nécessité de prendre en compte les situations concrètes d’enseignement et les pratiques de formation pour élaborer une réflexion. En effet, les sciences de l’éducation à la différence de la philosophie peuvent apparaître comme un champ praxéologique.

 

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Lefebvre H., (1947). Critique de la vie quotidienne. Paris : L’Arche. 

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Lefebvre H., (1981). Critique de la vie quotidienne. III. De la modernité au modernisme, Paris : L’Arche. 

Proudhon P-J. (1868). « Programme de philosophie populaire ». De la Justice dans la Révolution et dans l'Église, « nouvelle édition ». Lacroix, t. XXI des Œuvres complètes. 

Pruvost, G. (2017). Critique en acte de la vie quotidienne à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (2013-2014). Politix, 117, 35-62. 

Pruvost, G. (2021). Quotidien politique: Féminisme, écologie, subsistance. La Découverte. 

Vermeren P. (1985). “La philosophie populaire, suivi de la philosophie de l'égalité ou l'énigme du sphinx”. Le Cahier (Collège International De Philosophie), no. 1, pp. 173–179. 

Zuboff, S. (2022). L'âge du capitalisme de surveillance. Zulma. 

 

 

Notes
[←1

ATTAC : association pour la taxation des transactions financière et pour l’action citoyenne.  

[←2

Libertad (1875-1908) : Militant anarchiste individualiste, il participa au développement du mouvement d’éducation populaire les « causeries populaires ».  

[←3

 Zone à Défendre.  

[←4

Le terme « impérial » renvoie ici à des discussions marxistes actuelles autour de la notion d’impérialisme.  

[←5

Pour Geneviève Pruvost la notion désigne un ensemble d’autrices éco-féministes plus vaste que le courant allemand de la perspective de subsistance, puisque cela inclut également des autrices comme la féministe marxiste Silvia Federicci.  

[←6

 Centre régional des œuvres universitaires et scolaires. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292