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mardi 28 mars 2023

Pour citer ce texte : ROELENS, C.. (2023). La philosophie politique de l’éducation d’Ayn Rand Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 3 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2022/dossier/article/la-philosophie-politique-de-l-education-d-ayn-rand]

La philosophie politique de l’éducation d’Ayn Rand 

 

Camille Roelens 
Centre Interdisciplinaire de Recherche en Éthique, Université de Lausanne 

 

Résumé Cet article questionne ce à quoi ressemblerait une philosophie politique de l’éducation randienne, les problèmes qu’elle pourrait poser dans une perspective pratique et les critiques formulables à son endroit, et enfin ce qu’elle peut néanmoins nous apporter et nous apprendre. Nous exposons d’abord ce qu’il en faut connaitre et comprendre du système objectiviste pour analyser son rapport, complexe et relativement méconnu, aux enjeux éducatifs. Nous nous demandons ensuite ce que l’exploration du moment randien peut nous offrir pour penser de concert le politique et l’éducation aujourd’hui, en allant pour cela d’une plongée heuristique dans ses principales réceptions francophones au passage au révélateur du défi de l’individualisme démocratique hypermoderne. Une ouverture conclusive nous permet dans un troisième temps de suggérer ce que sont, selon nous, les trois principales leçons de l’étude de la philosophie politique de l’éducation randienne pour qui investit ce champ de travail intellectuel. 

 

Mots-clés :
Ayn Rand, objectivisme, libéralisme, individualisme, histoire des idées 

 

Abstract : This article questions what a Randian political philosophy of education would look like, what problems it could pose in a practical perspective and what criticisms it could make, and finally what it can nevertheless bring and teach us. We then ask ourselves what the exploration of the Randian moment can offer us in order to think in concert about politics and education today, by going from a heuristic dive into its main French-speaking receptions to the revelation of the challenge of hypermodern democratic individualism. A final opening allows us to suggest what we believe are the three main lessons of the study of Randian political philosophy of education for those who invest in this field of intellectual work. 

 

Keywords :
Ayn Rand, objectivism, liberalism, individualism, history of ideas 

 

« Avant de s'engager dans la politique, il faut s'engager dans le travail éducatif. Nous avons besoin d'une campagne éducative visant à diffuser une nouvelle philosophie, à faire comprendre aux gens ce que sont les droits de l'individu et pourquoi l'altruisme est une doctrine mauvaise et fausse. Si vous comprenez ces idées, essayez de les diffuser au plus grand nombre de personnes possible. C'est ainsi que l'opinion publique change, et c'est ainsi que les politiciens changeront. Puisque la cause de nos problèmes est les universités, si vous voulez réformer une institution, commencez par-là, car la philosophie détermine une culture et donc la direction d'un pays et que la philosophie est la spécialité des universités. Si vous voulez partir en croisade, commencez donc par les universités. » (Rand, 2005a, p. 51) 

Cet article lie trois démarches, à notre sens complémentaires pour penser l’éducation aujourd’hui. La première procède de l’histoire des idées contemporaines dans ce registre, y compris chez des auteurs qui ne sont pas spontanément identifiés, en particulier dans un cadre culturel francophone1 , comme en étant des spécialistes. La deuxième consiste en une compréhension de la philosophie politique de l’éducation comme étude des possibles inhérents à l’idée de « conversion du projet démocratique en pratique éducatives » (Blais & al., 2002/2013, p. 9). La troisième part de l’identification de questions socialement et politiquement vives que ledit registre porte peut-être à incandescence, mais qui concernent plus globalement l’ensemble des sociétés travaillé par ce que Tocqueville nous a appris à identifier comme la dynamique de l’individualisme démocratique (Gauchet, 1985, 2017 ; Roelens, 2021, s.d.1) ; par exemple le rapport au libéralisme et au capitalisme culturels. Dans chacun de ces trois registres, l’étude de ce que l’on pourrait appeler le moment randien, englobant l’œuvre séminale et ses prolongements pluriels jusqu’à nos jours, peut être heuristiquement riche. 

Who is Ayn Rand2  ? Née Alisa Rosenbaum en 1905 en Russie d’une famille juive de Saint-Pétersbourg, étudiante en histoire, philosophie et cinéma, elle fuit aux États-Unis en 1926 et y restera jusqu’à sa mort en 1982, partagée entre New-York et Los-Angeles. Commençant par accumuler les petits boulots à Hollywood jusqu’à y percer – ainsi qu’à Broadway - comme scénariste (2005a), elle connait ensuite le succès et la notoriété comme romancière. Après des débuts modestes (1936/1996, 1938/2006), elle publie en effet les deux livres les plus vendus et lus auprès du public américain depuis lors après la Bible, à savoir La Source vive3 (1943/1997) et surtout La Grève (1957/2017), odes opératiques et monumentales au génie prométhéen des individus innovateurs devant s’affirmer et triompher contre toute forme de prétention holiste. Forte de ce succès, elle devient une intellectuelle engagée en faveur du capitalisme de libre-marché (1961/2008, 1966/2016, 1971/1999, 2005a), et se veut fondatrice d’un nouveau système philosophique complet, l’objectivisme (2020). En résulte une inscription durable comme figure incontournable de la culture américaine contemporaine4 , mais aussi un certain nombre de débats et polémiques sur la solidité théorique de ses propositions en raison, en particulier, de nombreuses inconséquences méthodologiques. Ces éléments très brièvement synthétisés suffisent certes à faire de Rand une figure éveillant la curiosité, mais ce qui justifie plus spécifiquement de lui consacrer aujourd’hui une étude francophone de philosophie politique de l’éducation mérite d’être explicité davantage. 

Premièrement, Rand - dont les expériences formelles d’enseignement sont pourtant restreintes5 – se considéra presque toute sa vie comme une grande éducatrice populaire de l’Amérique et une combattante culturelle de choc6 (l’exergue du présent article donnant une idée du caractère stratégique qu’elle conférerait à la philosophie académique sur ce champ de bataille). Donnant explicitement à l’art la tâche de donner vie à des concepts et particulièrement à des héros à même d’incarner des idéaux moraux (1969/1992), elle fit de très nombreuses conférences devant des milliers d’étudiants dans toutes les grandes universités américaines dans les années 1960 et prononça en 1974 ce qui est généralement considéré comme son testament intellectuel devant les cadets de la prestigieuse école militaire West Point, sous le titre « Qui a besoin de la philosophie ? » (2020, p. 297-312). A chacune de ses occasions, on peut se risquer à dire qu’elle présente – explicitement ou implicitement - sa philosophie politique avant tout comme une philosophie de l’éducation. 

Deuxièmement Rand fut et demeure aussi l’éducatrice informelle de nombre des acteurs clés de la Silicon Valley (Benoit, 2019) et des fameux GAFAM7 . Or Teissier a bien montré (2019, p. 103-159) que ces mêmes acteurs s’intéressent tout particulièrement à l’éducation (en se positionnant en particulier par rapport aux héritages de l’éducation progressiste et du pragmatisme américains) et envisagent des prolongations pratiques de leurs conceptions dans ce domaine par le biais de financements d’établissements ou du développement d’outils technologiques. Connaitre et comprendre la philosophie de l’éducation randienne, c’est donc se rendre plus à même d’étudier et de saisir ces mouvements importants dans le champ de l’éducation. 

Troisièmement, si l’on admet que la philosophie de l’éducation est indissociable de l’interrogation sur la socialisation culturelle de l’humain, et que celle-ci, dans un contexte de globalisation, doit être envisagée elle aussi dans une perspective d’influences et de transferts globaux, il apparait peu probable qu’une pensée aussi prégnante dans nombre de contextes culturels que celle de Rand ne parviennent pas jusqu’aux enjeux éducatifs français. « Vous cherchez, écrit ainsi Legrand, un point commun entre Les Simpson et le Tea Party, Angelina Jolie et Alan Greenspan, Mad Men et Dirty Dancing, le fondateur de Wikipédia et l’administration Reagan, ou encore Vladimir Poutine, Queer as Folk et Donald Trump ? Il y en a un : Ayn Rand » (2017, 4ème couv.), et encore la liste pourrait être allongée à loisir. 

Quatrièmement, dans une logique toute tocquevillienne (Roelens, s.d.1), on peut considérer que les études de la culture américaine constituent un ressort clé des démarches compréhensives et prospectives en philosophie politique de l’éducation appliquée aux cas européens (2020). Redécouvrir sans cesse l’Amérique et penser l’éducation en démocratie serait alors deux processus intriqués et complémentaires. Cinquièmement, dans un paysage bibliographique francophone en philosophie politique de l’éducation où s’hyperbolise (Frelat-Kahn, 1999, 2008) une défiance française plus globale envers les pensées libérales8 (Raynaud, 2007), on ne dispose pas à ce jour d’étude du type de celle que nous proposons ici, y compris dans les travaux les plus intéressants et nuancés confrontant néolibéralismes et philosophie de l’éducation (Fabre & Gohier, 2015). 

Nous nous demanderons donc ici tout à la fois à quoi ressemblerait une philosophie politique de l’éducation randienne, les problèmes qu’elle pourrait poser dans une perspective pratique et les critiques formulables à son endroit, et enfin ce qu’elle peut néanmoins nous apporter et nous apprendre. Dans une première partie, nous exposerons non pas tout le détail du système objectiviste, mais ce qu’il en faut connaitre et comprendre pour analyser son rapport, complexe et relativement méconnu, aux enjeux éducatifs. Dans aune seconde partie, nous nous demanderons ce que l’exploration du moment randien peut nous offrir pour penser de concert le politique et l’éducation aujourd’hui. Nous irons pour cela d’une plongée heuristique dans ses principales réceptions francophones au passage au révélateur du défi de l’individualisme démocratique hypermoderne. Une ouverture conclusive nous permettra dans un troisième temps de suggérer ce que sont, selon nous, les trois principales leçons de l’étude de la philosophie politique de l’éducation randienne pour qui investit ce champ de travail intellectuel, du moins dans certaines perspectives à expliciter. 

 

Du système objectiviste à son rapport aux enjeux éducatifs

 

« À l’université, écrit Rand, j’ai choisi de faire des études d’histoire avec option philosophie : l’histoire, pour acquérir une connaissance factuelle du passé des hommes, dans la perspective de mes écrits à venir ; la philosophie pour déboucher sur une définition objective de ce qu’étaient mes valeurs. J’ai découvert que si l’on pouvait apprendre la première, il m’appartenait d’élaborer la seconde » (1957/2017, p. 1337) L’objectivisme est donc le terme que Rand forgea elle-même pour désigner le produit de cette élaboration, et sans doute faut-il commencer par signaler la prétention totalisante et systématique assumée, puisqu’elle va de la métaphysique (2020, p. 243-286) à l’esthétique (1969/1992) en passant par l’épistémologie (2020, p. 29-124), l’éthique (1961/2018, p. 31-104 ; 2020, p. 125-158) et la politique (1961/2018, p. 105-162 ; 1966/2016, 1971/1999, 2020, p. 159-242). Précisons que ce à quoi nous renvoyons ici ne sont que les jalons d’une élaboration parcellaire, également diffusée dans la revue The Objectivist (Newsletter) de 1962 à 1971, dans les romans de Rand et ses innombrables conférences, puisqu’elle repoussa toute sa vie le projet du grand livre qui exposerait de manière exhaustive et définitive son système de pensée. C’est en fait Peikoff, adoubé comme seul véritable disciple orthodoxe (1982) puis exécuteur testamentaire de Rand, qui s’acquitta ultérieurement de cette tache (1991). 

La présentation synthétique de l’objectivisme selon Rand peut sans doute partir utilement de son explicitation à destination du grand public en 1962 dans le Los Angeles Times. Deux axiomes de base constituent ainsi les prémices fondatrices de cette philosophie : « 1. La réalité existe en tant qu’absolu objectif – les faits sont les faits, indépendamment des sentiments, souhaits, espoirs ou peurs humains ; 2. La raison (…) est le seul moyen qu’a l’homme de percevoir la réalité, sa seule source de connaissance, son seul guide pour l’action et son moyen basique de survie » (cité par Laurent, 2011, p. 146). Ce n’est que dans un second temps, sur ces bases qu’elle-même juge les seules assez solides pour supporter l’édification d’un système philosophique digne de ce nom, que Rand propose des diffractions dans les domaines de la philosophie morale et politique. Précisons qu’elle envisage ces deux mêmes domaines comme fondamentalement intriqués au sens où, pour elle, ne peut être légitime qu’un mode d’organisation socio-économico-politique qui favorise rationnellement l’expression maximale des vertus humaines. L’éthique objectiviste – véritable clé de voute de l’ensemble de la pensée randienne appliquée aux enjeux mondains – est ainsi indissociable des notions de vertu d’égoïsme et d’égoïsme rationnel, ainsi que de son rapport mêlant inspiration (plus que) revendiquée et infidélités stratégiques, non moins assumées, à l’inspiration aristotélicienne9 . En termes tocquevilliens, on pourrait dire que le Stagirite resta selon elle trop marqué par des valeurs aristocratiques irréductiblement collectivistes et irrationnelles - avec, donc, une conception des vertus humaines cardinales (justice, tempérance, sagesse et courage) qui s’en ressent - pour donner à sa logique les prolongements en philosophie politique et morale capables de prendre les droits humaines au sérieux comme ont su le faire ensuite les Père Fondateurs américains (Rand, 2018, p. 105-122 ; 2020, p. 229-242) ?. 

C’est cette démarche qu’elle propose de remettre sur le métier en posant comme troisième principe clé de l’objectivisme que : « 3. L’homme – chaque homme – est une fin pour lui-même, et non un moyen pour les autres. Il doit exister pour son propre compte , sans se sacrifier aux autres, ni les sacrifier à lui-même. La poursuite de son propre intérêt rationnel et de son bonheur est le plus haut bus de sa vie » (citée par Laurent, 2011, p. 146). Si elle fut bien une passionaria du capitalisme de libre marché, au point de voir son visage orner régulièrement les T-Shirts d’étudiants voulant manifester sur les campus un positionnement politique opposé à celui que peut représenter en Europe le fait d’arborer un vêtement marqué du fameux cliché d’Ernesto Che Guevara saisi par Alberto Korda, ce n’est en quelque sorte que par conséquences de ces trois prémices. « Le système politico-économique idéal, écrit-elle ainsi, est le capitalisme de laissez-faire [car c’]est un système où les hommes échangent les uns avec les autres sans jamais prendre l’initiative d’user de la force physique contre autrui, où le gouvernement agit seulement comme gardien de la paix, et où l’économie est totalement séparée de l’État comme l’est l’Église » (ibid.). 

Il est intéressant de remarquer que cette forme originale de vertuisme de l’entreprenariat et du marché singularise Rand dans l’histoire de la pensée libérale (Audard, 2009), y compris au sein d’une nébuleuse néolibérale dont Audier a utilement rappelé la complexité interne (2012). Elle s’oppose ainsi aussi bien, dans le paysage idéologique américain de son temps, à ce qu’elle considère comme l’irrationnalité10 permissive des libertariens comme ou moralisme sclérosante des néo-conservateurs. Théoricienne de la disruption, elle célébra toujours les inventeurs géniaux, artistes et innovateurs intransigeants plutôt que les rentiers des ordres établis de toute sorte. Ajoutons à cela qu’elle fut une antiraciste militante (1961/2018, p. 145-162)) et une intellectuelle farouchement pro-choice (2005a, p. 125-129) dans les débats bioéthiques et en particulier sur l’avortement et la contraception sur la base d’un individualisme normatif explicite, tout en étant toute sa vie une athée affirmée considérant que toutes les religions ne sont que des ferments d’irrationnalité et des jardins d’enfants du communisme par leur promotion de l’altruisme sacrificiel (elle s’opposa d’ailleurs à la guerre du Viêt-Nam pour les mêmes raisons), et l’on aura une idée du point auquel nous avons donc affaire avec Rand à une figure aussi inclassable que durablement quasi-insaisissable dans le caractère souvent déconcertant et effractive de ses propositions normatives et de ses jugements théoriques et moraux. Comment, néanmoins, peut-on tenter d’approcher une philosophie de l’éducation randienne, en particulier dans sa dimension politique ? 

Rand n’eut pas, elle-même, d’enfants, et ces derniers sont pour ainsi dire totalement absents de ses fictions, ainsi que, de manière plus générale, toute les personnes fortement vulnérables et donc non-soluble dans le type de volontarisme de l’indépendance contre vents et marées qu’elle promeut. Elle fut aussi une ennemie radicale d’un familialisme américain qu’elle n’hésitait pas à ranger dans le lot des doctrines relevant du « cannibalisme moral [dans lesquelles] le bonheur d’homme nécessite le malheur d’un autre » (1961/2008, p. 67 ; 2020, p. 151), autrement dit où l’on demande aux parents et surtout aux femmes de se sacrifier pour leurs enfants. Elle n’en écrivit pas moins à plusieurs reprises sur l’éducation et, outre une série d’interviews écoutables sur des médias objectivistes (1964), son texte le plus directement dédié à cette thématique est sans doute « The Comprachicos » (1971/1999, p. 51-93), qu’elle commenta et compléta ensuite elle-même dans une des fameuses Ayn Rand Answers intitulée « « Epistemology and education » (2005a, p. 173-176). Le premier de ces deux textes est bâti de manière complexe puisqu’il articule l’exposé de sa conception quasi ontologique de l’éducation, une métaphore renvoyant au roman philosophique L’homme qui rit d’Hugo11 (1869/2002), des attaques d’une rare violence contre Kant et son héritage d’une part, Dewey12 et l’éducation progressiste américaine d’autre part, un antiétatisme scolaire très net et un éloge enflammé de Montessori venant en contrepoint (le tout agrémenté de nombreuses références aux propos des personnages de ses propres romans). 

Pour aller à l’épure, disons que toute sa pensée de l’éducation est prométhéenne au sens où, privée de griffes, de crocs, de fourrure et d’instincts, l’humain ne peut compter pour survivre que sur les outils de son esprit, et sur les produits objectivités qu’en sont les technologies ou les objets culturels, et qu’elle conçoit l’éducation comme l’organisation de cette survie, dont les principes de bases doivent ensuite fournir de véritables règles d’existence : vivre par soi et pour soi, transformer le monde par l’esprit, au besoin dans la coopération intéressée mais toujours volontaire et réciproquement profitable avec d’autres, avec son bonheur personnel comme boussole. Les fameux comprachicos ne sont plus, comme chez Hugo, des criminels qui défigurent des enfants kidnappés en leur incisant les joues des lèvres aux oreilles pour en faire des clowns macabres, mais des éducateurs contemporains dits "progressistes" qui mutileraient précocement l’esprit de leurs élèves pour les rendre inapte à la vie selon l’égoïsme rationnel qui selon Rand est celle vers laquelle un esprit sain tendrait naturellement en dehors de telles influences, et se riraient ensuite – là est l’enjeu politique – de les voir aller se réfugier dans le giron chaud et déresponsabilisant des idéologies collectivistes. Nous éloignant selon elle de la confiance de l’humain en ses capacités de saisir objectivement la réalité telle qu’elle est, et donnant une caution morale au fait de traiter l‘autre et non uniquement soi-même comme une fin en soi, ou encore de culpabiliser de manière imméritée au nom de quelque idée de devoir moral envers soi, Kant et le néokantisme contemporain s’en feraient les alliés objectifs13 , alliance d’autant plus dangereuse qu’elle aurait l’appui (selon elle indu) de la puissance publique. « Je crois, écrit en effet Rand, […] que les individus doivent avoir accès à un éducation de qualité, mais que le gouvernement ne doit pas avoir la main sur le système scolaire. L’éducation doit relever du privé, et les enfants aller là où leurs parents choisissent de les envoyer » (2005a, p. 24). Le postulat de Rand est ici que les parents, sur un marché éducatif libre et non faussé par des politiques publiques intrusives, choisiront électivement les formes d’éducation familiale et scolaire. 

Or, selon Rand, cette situation assurerait le triomphe de l’éducation montessorienne14 , qu’elle comprend comme visant avant tout et mieux que tout autre à former « la méthode de pensée d'un enfant - ce que j'appelle la psycho-épistémologie. Son système vise consciemment à développer la capacité conceptuelle de l'esprit de l'enfant […]. Ce qu'elle veut enseigner à l'enfant, ce ne sont pas des idées particulières, mais la méthode nécessaire pour acquérir des idées - pour mettre de l'ordre dans l'esprit de l'enfant, afin qu'il ne se sente pas comme un étranger confus dans le monde. Elle veut former la capacité d'un enfant à traiter la cognition - les concepts – soit très précisément la capacité que l'éducation "progressive" détruit. Il n'y a aucune garantie que l'enfant aura les bonnes pensées. La bonne méthode de pensée est la protection que Montessori offre à l'enfant contre ce qu'il reçoit dans les écoles publiques » (2005a, p. 174). En effet, il ne s’agit pas pour Rand de fuir l’éducation en soi, mais de la reconquérir de l’intérieur, en s’immunisant préalablement contre ce que les philosophies de l’éducation non objectivistes tenteraient d’y instiller. 

On doit ensuite, comme souvent, à Peikoff d’avoir repris sous une forme plus académique et méthodique les propositions de Rand dans un ouvrage significativement nommé (1984/2014). C’était manière de dire que la question dans la crise contemporaine n’était pas, comme le disait déjà Arendt, de « savoir pourquoi le petit John ne sait pas lire » (1961/1972, p. 224), car ce serait se focaliser en quelque sorte sur une habileté technique certes importante mais secondaire par rapport à l’enjeu anthropologique que représente pour les objectivistes le recul de l’usage de la faculté de penser de manière rationnelle et logique. « L'éducation, écrit-il ainsi, est la formation systématique de la faculté conceptuelle des jeunes, en fournissant, pour l'essentiel, à la fois son contenu et sa méthode. Le but de l'éducation est de prendre une créature de niveau perceptuel, et de la former pendant de nombreuses années, afin qu'elle devienne un être mature, cognitivement autonome et informé. Et c'est le principe qui dicte à la fois le programme et la méthode d'enseignement » (p. 13-14). 

Les conséquences dérivables de telles prémices au plan de la philosophie politique de l’éducation sont ensuite condensées dans un court-chapitre intitulé « The Politics of Education » (Peikoff, 1984/2011, p. 70-74). Ce dernier procède en quelque sorte à un geste analogue à celui par lequel Arendt prétendait séparer le domaine de l’éducation des autres domaines de l’existence humaine sociale en lui conférant un statut pré-politique (1961/1972, p. 250) qui permettait d’y donner légitimement court à des préceptes ou modes de relations que l’on rejetait par ailleurs dans les espaces politiques. À l’encontre de tout ce que promeut par ailleurs la philosophie politique randienne (y compris lorsque sa philosophie morale peut être plus circonspecte), Peikoff fait ainsi de l’objectivisme un ardent promoteur d’une autorité enseignante et parentale de type, traditionnelle, s’affirmant ainsi comme un « fervent défenseur d'un style d'éducation très directif. En tant qu'enseignants et parents, vous avez la responsabilité d'imposer vos vues sur chaque sujet, tout comme vous imposez que 2+2=4. Vous ne pouvez pas simplement le laisser "être lui-même" » (Peikoff, 1984/2014, p. 12). Vertement anti-pédagogiste, il campe pour ce qui est de l’école sur une posture instructionniste moins basée sur des curricula communs ou la défense d’un canon que sur une confiance dans le caractère universel et obvie de la raison. 

En revanche, son économique politique du marché scolaire rejoint elle, l’orthodoxie que Rand et ses disciplines promeuvent pour tout bien de consommation et toute relation de service : un marché libre pour harmoniser des égoïsmes rationnels et se devant d’être vertueux, d’autre part d’assumer les responsabilités de leurs succès comme de leurs échecs y compris dans les conséquences les plus extrêmes. Le catastrophisme le plus aigu – « la situation de nos écoles aujourd’hui, écrit Peikoff, est aussi terrible philosophiquement que politique » (p. 70) – et un volontarisme non moins résolu dans le combat culturel : « il faut lancer une campagne purement philosophique destinée à un petit noyau d'intellectuels dévoués qui vont au cœur de l'irrationalisme d'une société et luttent pour une renaissance de la raison. Après avoir pris pied dans les universités, il devient possible d’agir en faveur d’un meilleur gouvernement et de meilleures écoles, en espérant former par là même une forme de cercle vertueux » (p. 74). Que faire, alors, de ces propositions dans notre démarche ? 

 

Penser le politique et l’éducation en dialogue avec le moment randien

 

On l’aura remarqué, aucun des textes clés discutés ici pour approcher une philosophie politique de l’éducation randienne n’a été traduit en français à ce jour. Il existe pourtant depuis peu une ébauche de littérature secondaire francophone sur l’œuvre randienne et un regard sur les principaux pôles d’une réception encore très limitée mais significative– de manière générale comme si l’on se concentre comme nous le feront sur les enjeux éducatifs plus particulièrement – de Rand de cette sphère culturelle est instructif. 

Le personnage clé est ici sans doute le déjà cité Laurent. Historien du libéralisme (2002) et théoricien de l’individualisme (1985, 1987, 1993, 2016). Éditeur des principales publications francophones de Rand, parfois lui-même traducteur et souvent médiateur de son œuvre, il tenta d’en prolonger l’inspiration de ce côté de l’Atlantique en fondant, sur le modèle américain, une French Ayn Rand Society et une revue Le Nouvel 1dividualiste15 . Excellent connaisseur des œuvres complètes de Rand comme de la littérature secondaire internationale la concernant, il en est à la fois un laudateur partiel au plan idéologique et un critique vigilant au plan plus scientifique, allant jusqu’à lui contester le statut de philosophe en raison de son manque de méthode dans le rapport aux textes, à la philologique et à l’histoire des idées. 

Hélas, cependant, l’usage plus pratique qu’il fait de la pensée de Rand dans ses propres essais consiste bien souvent à l’enrôler dans une critique de l’étatisme redistributeur et régulateur à la française qu’il professait bien avant sa rencontre approfondie avec l’œuvre randienne (1991), et dont un motif récurent est de déplorer un type de socialisation déresponsabilisant (2020). Si l’éducation à sa part dans ce processus, les critiques formulées comme les propositions normatives pour y faire face prolongent pour l’essentiel celles de Rand et Peikoff (antipédagogisme en particulier), agrémentées par des critiques sur le poids fiscal généré par le système éducatif trouvant sans doute plus de points d’accroche objectif dans le contexte français qu’américain. 

De semblables regrets peuvent surgir à la lecture – au demeurant riche dans d’autres registres – du chapitre que « La vertu d’égoïsme » que Lecourt (2015, p. 149-174) a consacré à Rand. Il est intéressant de noter que, en philosophe et historien des sciences et épistémologue éminent qu’il est pourtant, celui-ci relativise le caractère philosophiquement disqualifiant des légèretés méthodologiques de Rand dans sa critique des auteurs passés. Qu’importe, semble-t-il dire alors, tant elle a bien su saisir néanmoins les enjeux d’une tension moderne entre altruisme et égoïsme qui déjà opposa en leur temps Schopenhauer et Nietzsche, et prolonger des intuitions de Stirner sur les bases métaphysique de l’individualisme que l’éclat postérieur du marxisme aura longtemps fait tomber dans un oubli relatif. Mais là encore, le développement des conséquences du propos pour la philosophie politique de l’éducation se limite à une saillie contre le « pédagogisme invraisemblable qui consiste à remplacer une note par une évaluation ou une couleur […]. Dans un monde soumis à la compétition, où l’excellence est érigée en référence essentielle et où les performances […] sont l’objet de toutes les attentions, l’idée saugrenue de supprimer ce qui permet encore aux parents de suivre les progrès de leur enfant est une aberration. On pourrait appeler cette doctrine un “anarchisme réformiste”. Il sème la pagaille bien au-delà des enceintes des écoles » (p. 166-167). On retrouve aussi en creux l’idée randienne qu’en pareil matière, l’immoral, l’illogique et l’injuste marcheraient de concert. 

Il est à noter que cet anti-pédagogisme est pleinement partagé par Michéa (1999/2006), dont on sait que la thèse structurante est celle d’une unité fondamentale du libéralisme dans ses dimensions politiques, économiques, morales et culturelles (2007/2010), brefs l’existence d’une civilisation libérale qui se diffuserait en s’instillant partout et en sapant méthodiquement les bases de la common decency chère à Orwell, que la socialisation éducative avait justement pour but, de longue date, de promouvoir et de maintenir par-delà les générations. Accepter de penser l’éducation dans un cadre axiologique et conceptuel libéral serait alors ni plus ni moins que faire rentrer le loup dans la bergerie (2018), et donc mener à moyen terme de manière quasi inévitable à la réalisation du monde selon Rand, qui aurait en quelque sorte eu selon lui le mérite de dire tout haut ce que la civilisation libérale projette et réalise à bas bruit. Il nous semble alors qu’il fait un certain nombre de contresens sur l’œuvre randienne dont nous nous contentons ici d’énoncer les principaux. Rabattant sa pensée sur une forme d’hyper-utilitarisme au sens de celui qui est critique par Caillé et les chercheurs du MAUSS (1989/2003), il en élude la structure vétuste et son refus des pures justifications pragmatiques des institutions libérales et marchandes. En en faisant en quelque sorte la néolibérale ultime, il élude les profonds antagonismes qu’elle nourrit envers quasiment tous les autres penseurs néolibéraux. Plus grave à notre sens, en assimilant univers randien et éducation postmoderne comprise sous sa plume comme primat des émotions sur la raison, il méconnait les distinctions faites par Rand entre l’égoïsme rationnel et un subjectivisme que Michéa concoure à honnir, et ignore les similitudes que l’on peut retrouver dans leurs discours antipédagogique et anti modernisateur respectifs sur l’éducation. 

C’est sans doute à Legrand, par ailleurs spécialiste de la théorie foucaldienne des normes (2007), qui soutient que « l’effet Rand ne tient pas aux pensées qu’on développe ou aux opinions qu’on professe mais plutôt à un ethos qu’on adopte, un mode d’existence auquel on s’identifie, une manière d’être à soi-même et face aux autres, dans les plus subtils recoins de sa subjectivité » (2017, p. 15). Sa thèse, assez profonde selon nous, est en fait que l’éducation contemporaine demeure au milieu du gué entre pénétration de fait d’une logique libérale en son sein et rejet de principe, même purement rhétorique, des grands traits normatifs de cette même logique. En d’autres mots, l’égoïsme règne dans les pratiques et l’altruisme dans les discours. Les individus ainsi éduqués serait alors soumis à une forme de double bind, source de mal-être subjectif lancinant. Les héros randiens et la posture intellectuelle de Rand seraient alors en quelque sorte apaisants dans leurs brutalités, sur deux registres complémentaires : tout d’abord, on peut être un individu égoïste et moralement bon dans l’absolu sur fond de réussite sociale, et d’autre part, on le sera toujours mezzo voce par rapport à Roark, Galt ou même Rand, donc, sommes toutes, une certaine sagesse demeure. L’univers randien, alors, parviendrait paradoxalement à rassurer subjectivement par examen autant que par comparaisons. Ce disant, il nous semble que Legrand met le doigt sur quelque chose du pouvoir d’attraction et de conviction de cette œuvre, dans sa capacité à saisir la puissance cinétique d’une vague d’individualisme démocratique dont l’irrésistibilité a de longue date été envisagée par Tocqueville (1840/1981) et les néotocquevilliens après lui (Audier, 2004). 

Si nous devions en effet ajouter un codicille à ce panorama de commentaire philosophique de Rand, et le faire avec le souci d’y puiser de quoi penser l’éducation aujourd’hui, nous pourrions dire que son souci explicite d’éduquer pour promouvoir l’égoïsme rationnel risque in fine de se heurter lui-même à des dynamiques modernes que le projet d’une philosophie politique de l’éducation tournée vers l’accompagnement de l’individualisme démocratique ne peut méconnaitre. Les démocraties libérales contemporaines, filles des triples dynamiques d’égalisation, d’individualisation et de démocratisation au cœur des presciences tocquevilliennes, ne peuvent pas faire comme si le libéralisme pouvait s’abstraire des exigences de justice sociale ou promouvoir sans ambages un mode de vie particulier (l’entrepreneur) au détriment des autres (Rawls, 1993/1995), ou encore opposer les inspirations à l’égalité et à la liberté qui sont en fait intriquées et interdépendantes et doivent être saisies comme telles (Dworkin, 2000/2008). Le dogmatisme de Rand et son perfectionnisme outré la conduisent à vouloir hisser tout le monde à la hauteur de ses héros paradigmatiques tout en vouant aux gémonies qui arguerait que cela revient à exiger l’impossible. Cela fragilise son édifice philosophique et le grève de contradictions qu’elles se vantaient pourtant de pouvoir conjurer radicalement. 

Cela est manifeste en particulier (comme le vit bien également Legrand) dans le concours que l’anticommunisme de Rand l’amena à prêter – par le biais d’un pamphlet en forme de manuel de guérilla contre la propagande collectiviste insidieuse au cinéma (1947/2012) - à un maccarthysme pourtant peut en fidélité avec une conception jeffersonienne de la liberté, notamment d’expression) dont elle chantait par ailleurs les louanges. Que l’on mette un doigt dans l’engrenage de la censure d’opinion et d’œuvres culturelles, écrivait en effet Jefferson, et l’on ne tardera pas à avoir à se demander « de qui prendra-t-on le pied comme mesure pour couper et étirer les nôtres » (2006, p. 188), autrement dit à être tenter de scotomiser les singularités des déploiements et des produits de l’esprit humain auxquels Rand affirmait tenir tant pour se ranger à un conformisme autoritaire bien peu compatible avec l’idée d’éducation à l’autonomie. Plus authentiquement libérale semble ici être la position de Nozick (1974/2019, p. 361-405) – honni par Rand pour son anarchisme - qui défendait l’idée que toutes les utopies (autrement dit les tentatives de concrétisation communautaire des idéologies) devaient être libres de formuler leurs offres sur un libre marché des conceptions du bien et du bonheur, et laisser en contrepartie les individus juger de celles qui rencontraient au mieux leurs demandes, allant au besoin de l’une à l’autre ou faisant jouer la concurrence entre elles. De même, en ne mettant en scène que des personnages prométhéens parés de toutes les vertus des entrepreneurs tels qu’ils devraient être et non tels qu’ils sont, et en contrepoints ce qu’elle nomme des parasites qui n’apparaissent jamais comme objectivement vulnérables mais simplement comme honteusement démobilisés et avilis, et surtout en éludant la question de la métamorphose de l’éducation dans la démocratie par le martellement renouvelé de quelques supposées évidences, Rand nous parait céder à l’illusion de l’hypersolution, qui est sans doute le meilleur moyen d’échouer (Watzlawick, 1988) : proposer une réponse qui nous débarrasse in fine de la question, et refuser ce faisant la problématicité du monde (Fabre, 2011). Au contraire, procéder à une critique de Rand conçue comme interne au libéralisme et à l’individualisme dont elle se réclame par ailleurs – telle que nous l’avons esquissée ici - permet de faire de la fréquentation de son œuvre une manière de mieux problématiser ce qui nous semble être le défi éducatif du XXIème siècle : former l’individu, par l’individu, pour l’individu, mais dans un cadre démocratique. 

 

Ouverture conclusive : les leçons d’Ayn Rand

 

Soumettons donc au lecteur, pour finir, trois leçons qu’il nous parait possible de proposer de ce cheminement dans et autour du moment randien, dans l’optique de travail en philosophie politique de l’éducation qui est la nôtre. 

Premièrement, ce champ d’étude confronte régulièrement aux rémanences des tentatives plurielles d’instrumentaliser les jeunes générations et l’éducation qui leur est dispensée au service d’une idéologie et/ou de la réalisation d’une conception particulière du bien. Or les principes axiologiques mêmes sur lesquels les démocraties libérales contemporaines sont bâties l’interdisent en principe, et passer outre est vecteur de tensions et de conflits croissants dans ces mêmes sociétés (Weinstock, 2008). Un pan de la philosophie politique de l’éducation randienne, nous parait pouvoir avoir valeur de leçon de téléologie - ou encore de garde-fou solide comme d’alarme sensible – contre toute résurgence de ce que Rand nomme des pensées sacrificielles (demandant à l’individu de n’être qu’un moyen au service de la réalisation de fins collectives) dans ce registre. Faire de l’autonomie individuelle le but légitime de l’éducation (Foray, 2016), c’est affirmer : 1) qu’on éduque pour l’individu éduqué ; 2) que le reste n’est que moyens et effets indirects éventuels ; 3) que l’éducateur aussi doit rejeter la posture sacrificielle pour lui-même. Mais il faut alors aussi faire jouer en quelque sorte l’idéologie objectiviste contre elle-même, car elle ne fut pas elle exempte de tentations d’instrumentalisation de l’éducation, en particulier supérieure dans le cadre de son combat culturel. 

Deuxièmement, par son investissement conjoint des genres populaires que sont le cinéma hollywoodien, les best-sellers romanesques et les conférences publiques, radiophoniques et télévisuelles, Rand nous donne ici une forme de leçon de médiation. Dans des sociétés démocratiques très marquées par le capitalisme culturel, on ne peut prétendre se voir reconnaitre une réelle autorité - c’est-à-dire une capacité à formuler des propositions d’influences que les individus acceptent y compris sans contrainte (Roelens, 2022) - dans le débat public et accéder en tant qu’intellectuel au statut d’éducateur informel qu’en acceptant de jouer dans une certaine mesure avec ces codes, quitte à les subvertir ensuite. On peut certes trouver certaines (bonnes) raisons de le déplorer, mais s’en tenir là condamne sans doute la parole philosophique à la quasi-invisibilisation dans l’espace public et aux affres du marché de niche. Outre le tort que cela peut causer aux professionnels de la philosophie de l’éducation eux-mêmes, cela priverait sans doute les individus contemporains d’accéder en masse à des ressources heuristiques et pratiques produites dans ce champ sans doute très précieuses pour comprendre et apprendre à devenir soi aujourd’hui. Sans doute cela pose-t-il des exigences accrues en termes d’éthique de la recherche et de sa diffusion, mais le défi mérite sans doute d’être relevé. 

Troisièmement, on ne peut manquer de remarquer – même si nous n’avons pas eu l’espace de temps de le développer ici en détail – que celle qui déclarait que sa vie personnelle était une postface à ses romans (Rand, 1957/2017, p. 1337) n’eut de cesse de contredire cette formule en laissant ses emportements passionnels détruire bien souvent ce qu’elle entendait construire par ailleurs selon son idéal rationnel. Méditer sur sa biobibliographie est ainsi une leçon de prudence, au double sens où cela nous amène à nous défier : des démarches d’édification par la construction de modèles héroïques exemplaires inatteignables ; de la sous-estimation d’un caractère clé de l’individualisme démocratique qui est qu’en général les buts y sont passionnels, les moyens de les atteindre rationnels, et la synthèse des deux - à l’horizon d’une expertise à acquérir dans la progression vers un bien-être singulier - nécessaire et complexe. 

Vivre en individu en quête de son bien-être dans un monde démocratique incertain s’apprend aussi, et le rejet des logiques holistes et sacrificielles en philosophie politique de l’’éducation sont pour cela des conditions certes nécessaires, mais jamais suffisantes. Il serait dommage que la philosophie de l’éducation ne fasse pas valoir ici sa contribution dont nous ne doutons aucunement qu’elle puisse être importante dans cette optique. 

 

Références 

 

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Weinstock, D. M. (2008). Une philosophie politique de l’école. Éducation et francophonie, n° 36, 31-46. 

 

Notes
[←1

 La majorité des œuvres de Rand ne sont pas traduites, et certaines l’ayant été sont très difficiles d’accès. Nous traduisons nous-mêmes chaque citation d’édition anglophone dans l’article. 

[←2

 Nous paraphrasons ici à dessein une des phrases les plus célèbres de son œuvre et de la littérature américaine, « Qui est John Galt ? » (1957/2017, p. 9), car Rand ne cessa jamais de chercher vainement à se hisser elle-même à la hauteur de son personnage de génial inventeur ayant réussi à provoquer l’effondrement d’une tyrannie collectiviste par un discours radiophonique fleuve (p. 1151-1224) qui constitue l’un des exposés les plus systématiques de l’idéologie randienne tandis que l’orateur en incarne son idéal humain de perfection. La référence à Galt est rémanente dans les mouvements américains de protestations contre les attributions jugées excessives de l’État-fédéral, exemplairement contre l’Obamacare. 

[←3

 Le héros étant cet fois Howard Roark, architecte visionnaire qui préfère néanmoins détruire les œuvres inspirées de ses plans plutôt que de laisser d’autres y apporter des modifications, et parvient néanmoins à convaincre un jury populaire qu’il ne fait que chercher à incarner au mieux le respect des principes de la Déclaration d’Indépendance de 1776 et de la Constitution. 

[←4

 On notera ainsi avec intérêt que même Allan Bloom, qui ne l’estimait guère, reconnait que l’œuvre randienne parait être l’une des seules à résister à la déprise des habitudes de lecture qu’il identifie parmi les étudiants américains de son temps. Il écrit par exemple à ce sujet que, là où la plupart des jeunes qu’il interroge à l’université ne parviennent pas à lui citer un livre comptant vraiment pour eux, il a néanmoins « toujours affaire à quelque jeune fille qui parle de La Source d’Ayn Rand, un livre qu’on peut à peine classer parmi des œuvres littéraires, mais qui, avec ses thèses sous-nietzschéennes, encourage les jeunes un peu excentriques à s’engager dans un nouveau mode de vie » (1987/2018, p. 76). On trouvera de stimulantes réflexions sur les enseignements respectifs des succès éditoriaux et de la présence dans l’espace public américain de Bloom et de Rand sous la plume de Douglas J. Den Uyl (1988).  

[←5

 Si l’on sait que la jeune Alisa assista sa mère Anne dans des missions d’alphabétisation des jeunes recrues de l’Armée Rouge en Crimée en 1921. On pourrait ainsi dire qu’elle monta d’innombrables fois en chaire, qu’elle fit école à sa manière, qu’elle eut des disciples, mais qu’elle n’eut guère de charge d’enseignement ou de responsabilité pédagogique durable 

[←6

 Voir même une rééducatrice au sens où, immigrée ayant connu un monde collectiviste, elle estimait devoir aider ses concitoyens d’adoption à redécouvrir la haute valeur du leg des Founding fathers constituants (sa principale référence étant ici Jefferson, voir en particulier 2006) et d’un capitalisme qu’elle ne cessera jamais de refuser violemment de défendre pragmatiquement comme le système économique le plus efficace et non comme idéal moral, y compris contre des néo-libéraux comme Mises. On aurait sans doute tort, d’ailleurs, de méconnaitre l’intérêt philosophique de cette problématique de justification morale du capitalisme et du marché, comme le montre un des théoriciens libéraux post-rawlsien de la justice les plus soucieux d’égalité et de démocratie, Dworkin (1985). Si Rand développe un vertuisme du marché, Dworkin, lui, en ferait plutôt l’hypothèse contractualiste permettant de prendre en compte le plus substantiellement le pluralisme des préférences individuelles en termes de conceptions du bien-être inhérent aux démocraties libérales contemporaines. 

[←7

 Acronyme désignant Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft. Quelque chose comme la Weltanschauung d’un Jobs en particulier est difficilement appréhendable sans connaitre les personnages de Roark et de Galt et l’inspiration qu’il y puisa (Roelens, s.d.2). 

[←8

 Nous n’ignorons pas que les pensées pouvant être dites libérales et/ou s’en revendiquant explicitement comportent une très grande diversité interne, même si certains éléments structurants - comme l’attachement au primat de l’individualité et à l’exigence de neutralité axiologique du pouvoir politique et de séparation desdits pouvoirs - peuvent être dégagés. Nous tentons d’en étudier progressivement les différents courants, et mettons ici en lumière avec la pensée randienne une variante tout à la fois particulièrement originale et effractive. 

[←9

 « La seule dette que je me reconnaisse sur le plan philosophique, écrit-elle ainsi crânement, est envers Aristote. Je suis en total désaccord avec une bonne partie de sa philosophie, mais sa définition des règles de la logique et des moyens cognitifs de l’homme est d’une telle hauteur de vue que, par comparaison, ses erreurs sont sans importances. Les titres des trois parties de La Grève [n.b. : Non contradiction ; Ou bien – ou bien ; A est A] sont un hommage que je lui rends » (Rand, 1957/2017, p. 1337-1338). 

[←10

 C’est ce même motif qui la fait s’opposer à Nietzsche et préférer toujours la figure héroïque du prométhéen à celle du dionysiaque (voir en particulier « Apollo and Dionysus », Rand, 1971/1999, p. 99-118). 

[←11

 Que Rand, polyglotte précoce à l’initiative de sa mère lue dans le texte durant sa prime adolescence et qui fut toujours sa principale référence littéraire. 

[←12

 Rand va, par une allusion quasi-transparente, jusqu’à faire de Dewey (nous le nom de Pritchett) l’intellectuel organique du régime collectiviste contre lequel les rebelles réunis dans le havre d’Atlantis autour de Galt luttent dans La Grève (voir notamment Laurent, 2011, p. 114). On sait que Dewey chercha en son temps (1935/2014) à repenser le libéralisme en fonction des buts initiaux d’émancipation qu’il s’était fixé et non de l’érection des moyens qu’il avait alors promu pour ce faire (propriété, libre-échange…) en rang de fin en soi, contribuant à la qualification des progressistes américains, en particulier démocrates redistributeurs et adeptes du Welfare State, comme des liberals. La réaction contre ce qui est alors présenté comme un détournement (Laurent, 2006) constitue un des points communs de nombres de ceux qui se réclament aujourd’hui de l’inspiration randienne. 

[←13

 L’aversion viscérale pour le philosophe de Königsberg qu’elle connait peu par ailleurs (comme le montre bien Laurent, 2011, p. 191-214 et le reconnait Lecourt, 2015, p. 155) est un des marqueurs typiques de la prose randienne, qui le qualifie fréquemment de « destructeur du monde moderne [Elle ajoute qu’à son sens :] Toutes les universités sont sous son influence et toutes les écoles de philosophies ont, sous une forme ou sous une autre, des racines kantiennes. Telle est la menace réelle qui pèse sur l’Occident » (2005a, p. 176). 

[←14

 Nous ne sommes pas assez montessoriens pour entrer dans une discussion de détail de ce qui relève chez Rand de références correctes et pertinentes à la philosophie de l’éducation de Montessori, et de ce qui au contraire procède de l’appropriation rapide par ouï-dire et/ou à des fins purement argumentatives. Disons simplement que la confrontation de l’œuvre randienne et de l’esprit et de la lettre montessoriens tels que Kolly (2018) les restituent nous laissent a minima supposer que le second ensemble n’est pas vide… 

[←15

 Rappelons avec lui (2011, p. 45-46, p. 71-75) que Rand rédigea en 1941 un Individualist Manifesto appelant, en contrepoint à son pendant communiste, les individualistes du monde entier à s’unir pour défendre leurs droits, et qu’elle projeta alors d’écrire un grand essai sous le titre The Moral Basis of Individualism, qu’elle laissa à l’état d’ébauche. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292