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mardi 28 mars 2023

Pour citer ce texte : DUPEYRON, J.F.. (2023). Trouble(s) dans l’universel Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 3 ,
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Trouble(s) dans l’universel 

Jean-François Dupeyron 
Université de Bordeaux (SPH) 

 

Résumé : Dans l’idée fondatrice d’une école publique, celle-ci doit être un lieu privilégié d’entrée dans une communauté civique éclairée par l’instruction. Le concept d’universel y tient une place éminente : universalité du droit à l’éducation, de l’éducabilité de chacun, des valeurs et du savoir dispensé. L’article examine les critiques adressées à ce modèle d’universalité scolaire, fortement affirmé dans le républicanisme éducatif français. Ces critiques s’accompagnent d’un grand trouble dans l’universel, devenu lui-même paradoxalement un nouveau « sujet sensible ». En entendant ces remises en question de l’universel scolaire, il s’agit aussi de réfléchir à la promotion d’un universel renforcé et repensé à la lumière de travaux sur un nouveau cosmopolitisme assis sur une communauté éthique. Ce mouvement nécessite une transformation pédagogique visant l’éducation au monde commun, entendu comme une éducation à l’universel tourné vers la construction d’un « Comme Un ». 

 

Mots-clés :
Universel, Éthique, Éducation, Commun, Cosmopolitisme 

 

Abstract : In the founding idea of a public school, it must be a privileged place of entry into a civic community enlightened by instruction. The concept of universality has an eminent place in it : universality of the right to education, of the educability of each individual, of the values and knowledge provided. The article examines the criticisms levelled at this model of school universality, which is strongly asserted in French educational republicanism. These criticisms are accompanied by a great disturbance in the universal, which itself has paradoxically become a new “sensitive subject”. By hearing these challenges to the school universal, it is also a question of thinking about the promotion of a universal that is strengthened and rethought in the light of work on a new cosmopolitanism based on an ethical community. This movement requires a pedagogical transformation aimed at education for the common world, understood as an education for the universal turned towards the construction of a "Like One". 

 

Keywords : 
Universal, Ethics, Education, Common, Cosmopolitanism 

 

« Le seul universel politique est l’égalité. » 
Jacques Rancière (1998, 116) 

 

Introduction

 

Dans l’idée fondatrice d’une école émancipatrice issue de la philosophie occidentale des Lumières (Condorcet, 1994 ; Cassirer, 1966), l’institution scolaire publique est pensée comme un lieu privilégié d’entrée dans une communauté civique éclairée par l’instruction. Le concept d’universel y tient donc une place éminente : universalité du droit à l’éducation, des principes auxquels l’école éduque, du savoir dispensé et même de l’éducabilité de chacun. L’école est censée se focaliser sur ce dont la légitimité est rationnellement fondée, donc susceptible d’obtenir l’accord des esprits et de valoir pour toutes et tous : d’un côté, un savoir distinct des superstitions, des croyances particulières et des idéologies partisanes ; d’un autre côté, une formation civique et morale axée sur des principes transcendant les appartenances particulières pour permettre à l’individu de s’ouvrir à une citoyenneté égalitaire et libératrice. Le fait que l’histoire de la forme scolaire française recèle de très nombreuses entorses structurelles à cet idéal-type n’en diminue d’ailleurs pas la cohérence politique et philosophique. À la différence des particularités (qui ne valent que pour certains), l’universel est et demeure la propriété cardinale de ce qui est censé valoir pour tous (comme l’algèbre, l’égalité formelle des droits, les connaissances rationnelles, la dignité de la personne humaine) et qui, à ce titre, mérite d’être transmis dans une école proclamée école de toutes et de tous. Là est la théorisation de l’universel scolaire comme porte d’entrée vers des communautés éthique, civique et épistémique. 

Ce modèle d’universalité scolaire, fortement affirmé dans le républicanisme éducatif français (outrepassant ainsi l’intention initiale de Condorcet), traverse aujourd’hui une zone de turbulences aux origines plus ou moins anciennes, mais dont l’actualité médiatique et politique ne cesse d’aggraver les effets. Dès l’origine, l’école de la Troisième République fut accusée, par la droite catholique d’usurper le concept d’universalité (katolikos signifiant universel), par la gauche révolutionnaire de constituer l’instrument politique propre à une classe particulière : la bourgeoisie. Nous en sommes désormais aux polémiques sur l’héritage colonial et sur l’écartèlement de la laïcité entre interprétations rivales, aux contestations épisodiques de l’universel épistémique et civique affiché par l’école, au rejet localisé de l’universalité des « valeurs de la République » au nom de la revendication d’une meilleure prise en compte de la diversité culturelle et de la spiritualité, à l’accusation adressée au système scolaire de confondre universel et uniforme : l’universel culturel et civique ayant assis la légitimité savante et morale de l’action scolaire est ainsi troublé par des discours dans lesquels peuvent se lire l’impact des propres torts de l’école républicaine, ainsi que diverses plaies sociales et politiques passées et présentes. Parmi celles-ci, on peut relever notamment la persistance, voire le renforcement dans la société française de troubles identitaires de divers types. Ces troubles s’articulent à des discours xénophobes, essentialistes ou communautaristes, parfaitement complémentaires dans leur goût pour des « politiques de l’inimitié » (Mbembe, 2016) et pour « l’ethnicisation des sociétés » (Amselle, 2011), et faisant obstacle au projet d’une communauté éthique humaniste rassemblée autour de principes universels. Un grand trouble dans l’universel fait que celui-ci est devenu lui-même, paradoxalement, un nouveau « sujet sensible » (à l’image de la laïcité) alors qu’il était censé apaiser et rassembler les citoyens et les élèves. L’école publique souffre ainsi de diverses atteintes à sa légitimité quand certains publics contestent son action, ses savoirs et ses « valeurs », au nom d’identités particulières ou en fonction d’un héritage colonial qui, certes, n’est toujours pas soldé. 

Nous proposons ici une modeste contribution à la promotion d’un universel reprécisé à la lumière de travaux sur l’horizon d’un « nouveau cosmopolitisme » (Appiah, 2006). Cet horizon en appelle à une éducation au monde éthique commun assis sur un universel délibératif. Les principes de cette éducation ne pourront être déployés qu’après l’étude des principales critiques adressées à l’universel. Suite à cela, nous esquisserons quelques propositions pédagogico-philosophiques pour une éducation à l’universel dans laquelle chacun puisse comprendre qu’il n’est pas « différent des autres », mais « différent comme les autres », tous étant englobés par une communauté éthique cosmopolite. Bref, comme le dit Achille Mbembe, « nous devons remplacer la politique de la différence par la politique de l’en-commun » (2021). 

  

1. Définir l’universel ?

 

En ces temps de troubles, chacun pourrait retrouver au sujet de la définition de l’universalité scolaire le constat que Saint Augustin proposait à propos du temps : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore1 . » 

Précisons que notre projet ici n’est pas de traiter tous les aspects de l’universel, mais de nous centrer sur le concept de droits humains universels, comme élément partagé par une potentielle communauté éthique cosmopolite, car c’est ce concept que nous mettons comme principe des principes de l’éducation, du moins quand celle-ci veut rimer avec émancipation. Les droits humains sont donc pqosés ici comme le premier des biens communs de l’humanité, ce qui situe la pédagogie de l’qéqthique au-delà de la seule incantation au respect des « valeurs de la République » ou des « valeurs traditionnelles » quelles qu’elles soient. 

 

Des universels si particuliers

 

Étymologiquement, l’universel est ce qui est « tourné vers l’Un », à la différence du particulier et du singulier, qui sont tournés vers le pluriel, le catégoriel ou l’individuel. Ainsi, est universel ce qui, au sein d’un ensemble donné (ici : l’humanité), a une portée générale, vaut pour tous, est présent dans tous les cas et ne souffre pas ou peu d’exceptions. Toutefois, la propriété d’universalité ne s’applique pas de façon identique pour tous les genres d’êtres, ce qui permet, paradoxalement, de distinguer plusieurs usages « particuliers » de l’universel, présentés ici selon deux plans de coupe différents. 

Sur le plan anthropologique, nous pouvons différencier un universel par exclusion et un universel par inclusion. L’universel anthropologique exclusif définit les qualités qui sont censées être présentes chez les humains pour qu’ils soient « vraiment » humains – la possession du Logos, par exemple – ce qui fait qu’il y aurait des humains « moins humains » que les autres et des civilisations « moins civilisées » que les autres. Il s’agit là de l’« universel de surplomb », selon l’expression critique de Merleau-Ponty (1958, 52). Il détermine une hiérarchie des groupes et des individus, des plus « civilisés » aux plus « barbares ». Selon les cas, les femmes, les « Autres », les colonisés, la plèbe seraient donc moins proches de l’universel et moins dignes de respect. 

C’est en ce sens que Levinas réservait l’universalité à la « civilisation occidentale », qui seule aurait « su comprendre les cultures particulières, lesquelles n’ont jamais rien compris à elles-mêmes » (1987, 60). Il ajoutait craindre pour l’universel, porté par l’Occident, les conséquences de l’irruption sur la scène de l’Histoire de « masses innombrables de peuples asiatiques et sous-développés » (1976, 231). On reconnaît là la conception condescendante de l’universel amplement utilisée pour justifier la colonisation et que l’on trouva aussi sous la plume de Victor Hugo : « faire l’éducation du genre humain, c’est la mission de l’Europe. […] L’enseignement des peuples a deux degrés, la colonisation et la civilisation […] La France civilisera le monde colonisé. » (1858, 185) La colonisation par la force puis la civilisation par l’éducation et par la raison constituent alors les deux étapes de cette réalisation de l’universel de surplomb, universel dont l’idéal alléchant fut surtout utilisé pour nier les droits des peuples dominés. C’est principalement à cette conception que s’en prennent les théories décoloniales. Notons aussi qu’elle fonda le modèle éducatif et scolaire républicain en France au début de la Troisième République, du moins dans l'esprit de ceux, dont Jules Ferry, qui jugeaient politiquement essentiel de scolariser les « classes dangereuses » de métropole et les « sauvages » des colonies afin de les discipliner et de les civiliser. Il n’est pas du tout sûr que cette conception, même si elle n'a jamais été unanimement adoptée par les acteurs des politiques éducatives nationales, ait disparu de « l’inconscient » de l’institution scolaire. 

Pour le sens inclusif, c’est l’humanité elle seule qui constitue le critère d’universalité embrassant tous les êtres humains, quelles que soient leurs particularités. C’est alors le fait d’être humain qui est le principal, et peut-être même le seul élément universel, l’Un qui unit l’humanité, tout le reste étant différence, pluralité, diversité, singularité ou particularité. On reconnaît par exemple l’humanisme de Montaigne : « chaque homme porte la forme entiere de l’humaine condition. » (1992, III, 805), mais cette « humaine condition » se manifeste sous des formes infiniment changeantes. En ce sens, l’humanité appartient à tous, au « barbare » comme au « civilisé », mais tous deux n’auraient peut-être que cela en commun, chacun ayant en propre ses « usages » et ses « coutumes ». Cet universel anthropologique inclusif a donc deux pentes : d’un côté il unit l’humanité en un seul ensemble indissociable, d’un autre côté il penche vers un relativisme culturel rendant périlleuse toute tentative de définition d’un universel éthique, puisque « chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage » (1992, I, 205). 

En conséquence, le projet d’une communauté éthique cosmopolite suppose de donner aux droits humains universels un statut privilégié – ils ne sont pas les « valeurs » d’une communauté culturelle mais des principes transcendant les cultures. La laïcité, par exemple, n’est pas une « valeur » à laquelle on pourrait opposer librement d’autres valeurs ; elle est un principe de coexistence éthique des individus et des groupes porteurs de valeurs distinctes. Là où la valeur peut diviser à cause de son refus du dissensus, le principe doit réunir en acceptant ce même dissensus. Là est l’enjeu éducatif : créer les conditions de l’adhésion par chacun à des principes situés sur un autre plan que la simple coexistence des cultures et des morales diverses. 

Nous voici écartelés entre un universel strictement inclusif, miné par le relativisme et propre aux contestations par les élèves de l’universel scolaire à partir de leur « identité », et un universel exclusif de surplomb, « barbarisant » aisément les classes populaires et les élèves dits « issus de l’immigration », et suscitant en retour de vives réactions de rejet. Côté pile : un risque de liquéfaction de l’exigence d’universalité au profit de la seule affirmation multiculturaliste, comme cela se produit dans certains projets pédagogiques postulant, sans aucune garantie de succès, que la seule exposition à la « différence » suffirait à produire un « vivre-ensemble » pacifique. Côté face : la persistance de l’universalisme de surplomb et de rapports de colonialité entre « cultures » et « civilisations », alors que l’éducation à l’universel doit tenir désormais compte de la pluralité culturelle, de la multipolarité du monde et de la présence de « droits culturels » dans bien des textes internationaux. Or, la « pensée officielle » du républicanisme autoritaire ne se donne pas les moyens d’articuler pédagogiquement la pluralité des valeurs et l’universalité des principes, puisqu’elle conçoit toute expression de la pluralité (toute étrangeté) comme une injure à l’universel. 

Sur le plan épistémologique, la connaissance scientifiquement établie fournit bien le modèle d’un universel de factualité et de rationalité pouvant s’imposer à tout esprit rationnel au terme d’une enquête méthodique. Contrairement aux prétentions scientistes ou dogmatiques, cet universel épistémique a la modestie des affirmations qui essayent de « s’en tenir aux faits », qui se savent perfectibles et falsifiables et qui ne portent que sur des classes définies d’objets. Cette modestie, qui évite de confondre « vérité » et scientificité, est garante d’une double force d’effectivité et de rationalité : est effectif ce dont la réalité est incontestable et qui peut donc être universellement admis. 

Cet universel de factualité rationnelle et méthodique a toutefois la limite de ses qualités : ne portant que sur l’effectivité matérielle ou sur l’abstraction logique, il ne permet pas – et c’est heureux – l’accord des esprits sur tout ce qui relève du jugement moral, de l’interprétation ou de la conviction, en dépit de vaines tentatives philosophiques de construction d’un « langage universel » doté de la même rigueur que celle du langage mathématique et applicable à l’axiologie et à tous les sujets pratiques. En clair, il n’est pas possible de constater et/ou de démontrer l’égalité en dignité des personnes humaines : les faits nous montrent plutôt le contraire (c’est-à-dire l’omniprésence des déclinaisons de l’inégalité) et la « démonstration » logique de l’enseignant peut toujours se heurter en classe à d’autres rhétoriques tentant par exemple de justifier la soumission de la femme à l’homme au nom de « traditions » plus ou moins authentiques. Ainsi, puisqu’on ne peut ni constater, ni démontrer l’égalité axiologique de la femme et de l’homme, l’éducateur doit admettre que ce principe doive être posé par un choix politique et éthique communément construit, c’est-à-dire par une activité délibérative impliquant nécessairement les élèves. La raison, en effet, est une activité de recherche de la vérité, et non le résultat de cette activité. « Les amis de la vérité sont ceux qui la cherchent et non ceux qui se vantent de l'avoir trouvée », disait Condorcet (1804, 187) en une formule souvent oubliée par ceux qui l’enrôlent dans le républicanisme autoritaire. Pour méconnaître parfois cette formule, les enseignants, en imposant les « valeurs de la République » comme un absolu indiscutable, s’attirent en retour des résistances troublant l’ordre scolaire. 

L’universalité scientifique, si elle ne peut pas établir les bases d’une communauté éthique cosmopolite, fournit toutefois des apports épistémiques (anthropologie, génétique, sciences sociales, histoire des populations et des migrations, etc.) indispensables pour éclairer les débats, et son modèle de rationalité discursive peut s’avérer fort utile pour des pédagogies de la reformulation permanente des principes éthiques universels. C’est bien ainsi que Condorcet concevait le pouvoir éclairant et libérateur de l’instruction publique placée sous la conduite de la raison, cette raison qui permet de chercher ensemble des accords. On ne dira jamais assez comment la formation d’un esprit apte à s’instruire de façon critique est essentielle pour la formation d’une communauté éthique – peut-être même est-ce là l’essence de l’instruction publique. 

Une éducation à l’universalité des droits humains doit donc miser sur la possibilité d’un universel éthique optatif (relevant d’un choix proposé aux esprits et éclairé par l’instruction) portant sur les principes communs à l’humanité (et non sur de simples « valeurs »). Cet universel optatif a la modestie de ce qui est simplement proposé à chacun comme élément commun sur un plan éthique. C’est la « modestie de l’universel » dont parle Meirieu (1991, 73-79). Les droits humains ne sont ni une donnée universelle a priori, ni l’expression de faits incontestables, ni une « vérité de surplomb », ni le choix particulier d’une communauté régionale : ils sont une proposition ouverte à la discussion universelle, dans une démarche cohérente misant sur la capacité des humains à s’entendre sur l’essentiel : le respect de l’humanité en chacun. « On ne soumet pas les autres à l’universel, on le leur soumet », ajoute Meirieu (Ibid., 74). 

 

Enseigner l’universel et éduquer à l’universel

 

Reboul a tenté de définir l’universel méritant d’être transmis par l’école publique : « vaut la peine d’être enseigné ce qui unit, et ce qui libère » (1989, 106) : d’un côté, ce qui unit dans une communauté « aussi large que possible » (celle des mathématiciens, des géographes, mais aussi des citoyens démocratiques, et au-delà, de l’humanité) ; d’un autre côté, ce qui libère les personnes de leur ignorance, de leur incapacité, de leur dépendance, pour leur donner les moyens de vivre, de penser, d’agir par elles-mêmes. Mais Reboul questionne lui-même sa conception de l’universalité scolaire : « peut-on être unis tout en étant libres ? » (Ibid., 111) Traduisons : comme unir en une communauté éthique attachée aux mêmes principes des personnes dont on reconnaît la liberté d’adhérer à des valeurs propres, particulières, voire dissidentes vis-à-vis de l’universel éthique ? Comment unir en une communauté épistémique des personnes dont on veut cultiver l’esprit critique, lequel peut justement s’exercer sur les savoirs scolaires, comme le montrent l’émergence dans le champ pédagogique de la thématique des « sujets sensibles », des « questions socialement vives », voire des « problèmes pernicieux » (Fabre, 2021). Y a-t-il par exemple une « histoire universelle » enseignable à chacun ? 

C’est souvent au nom de la liberté – et donc du droit de penser et de vivre différemment – que la légitimité de l’universel éthique de l’école publique est contestée par certains publics. Chacun, parce qu’il affirme la liberté de s’unir avec qui bon lui semble et de vivre comme cela lui chante, pourrait ne reconnaître que des valeurs particulières, jugées plus respectables que celles d’un universel largement critiqué. Or, si l’enjeu du problème actuel de l’universel scolaire est bel et bien de maintenir et de renforcer la possibilité d’une communauté épistémique et éthique consentie, cela suppose d’identifier les troubles dans l’universel, troubles qu’une certaine panique morale autour de « la pensée décoloniale » ne fait qu’aviver.  En fait, l’étude du fait colonial et de la racisation des populations dominées n’a fait qu’ajouter une dimension à la description de la domination sous toutes ses formes, c’est-à-dire à l’étude critique de ce qui s’oppose à l’universalité des droits : le patriarcat, l’exploitation économique, la racisation et la colonialité du pouvoir. Or, l’agitation politicienne autour des thèmes décoloniaux ne fait que troubler davantage le débat sur l’universel, au point qu’une sémantique d’assises colle désormais au thème, comme le montrent les titres de deux ouvrages récents : celui de Francis Wolff (Plaidoyer pour l’universel, 2019) et celui d’Alain Policar (L’universalisme en procès, 2021). L’universalité des Lumières, évidence des évidences jusqu’alors, serait désormais dans le box des accusés. Il s’agit d’examiner philosophiquement les chefs d’accusation. 

 

2. L’universel en procès

 

Les critiques de l’universel ont souvent de la pertinence, mais elles portent plutôt sur des usages illégitimes du concept d’universel, et non sur celui-ci en tant que tel. Dans la majorité des cas, c’est même au nom de l’universel (l’égalité, p. ex.) que sont dénoncés ces usages illégitimes, ce qui fait que les critiques, au lieu d’invalider le concept de l’universel, en revendiquent plutôt la pleine effectivité. 

 

Critique du formalisme abstrait des droits humains

 

La première critique porte sur le formalisme abstrait reproché aux principes des droits humains : ils énonceraient pour tous des droits abstraits dont seuls certains pourraient réellement bénéficier. « Le droit du pauvre est un mot creux », écrivit ainsi Pottier en rédigeant les paroles de L’Internationale, et la maladie ne touche pas le riche comme elle touche le pauvre. 

Le marxisme a donc opposé constamment les droits abstraits aux droits réels, en s’appuyant sur une foule de faits extrêmement têtus attestant de la pérennité des inégalités en tous genres dans les sociétés démocratiques proclamant l’universalité des droits humains. Bien des études critiques exhibent la présence de mécanismes de domination et de discrimination dont la force et l’effectivité échappent souvent à la conscience des acteurs. D’où le souci d’un éveil et d’une vigilance de l’esprit. Par exemple, une partie des discriminations liées à « la race » ne dépendent pas prioritairement des opinions des acteurs. Le racisme, en fait, est surtout un mécanisme social qui, « quelles que soient les opinions des individus », produit de manière biaisée des destins sociaux (Policar, 2021, 65). Il peut donc y avoir du racisme sans racistes, des rapports sociaux racistes sans intervention directe de convictions racistes et du racisme sociologique sans racisme idéologique. C’est ce que montre le travail de Bonilla-Silva (2003), et c’est au nom de l’égalité que nous devons exercer notre vigilance en direction des logiques et des processus de « racisation ». 

De manière analogue, les sociétés peuvent produire systémiquement des inégalités de classe et de genre sans affirmer pour autant des convictions inégalitaires. L’universel ne serait donc qu’une promesse non tenue pour les sans-grades, les sans-titres, les dominés. Toutefois, « rien dans l’universel lui-même ne le condamne à n’être que formel » (Wolff, 2019, 30). Pour critiquer l’égalité formelle et revendiquer une égalité réelle, il faut bien d’abord affirmer le principe universel d’égalité. L’égalité n’est donc pas un principe erroné, mais un principe insuffisamment respecté, et on peut dénoncer le réel sans renoncer à l’idéal. L’élève qui critique la valeur républicaine d’égalité, in fine, ne le fait-il pas souvent pour revendiquer maladroitement une égalité dont il sent qu’elle lui est refusée ? 

 

Critique du conservatisme des droits humains

 

La deuxième critique vise les usages conservateurs de l’affirmation des droits universels. Ceux-ci seraient utilisés comme un leurre idéologique procurant une légitimité morale à des organisations sociales fonctionnant selon de tout autres logiques. Selon Sen, la revendication démocratique de la citoyenneté juridique peut même détourner l’attention des « priorités des changements économiques et sociaux » (2006, 10), alors que les droits politiques doivent être inséparables de ces priorités matérielles. Les principes universels des droits démocratiques seraient invoqués par les dominants, dans une optique conservatrice d’auto-justification, comme une « preuve » de leur excellence morale, et fonctionneraient paradoxalement comme un motif de déni des discriminations : « n’avez-vous pas déjà l’égalité juridique constitutionnelle ? » « Ne pouvez-vous pas vous aussi devenir riche si vous êtes méritants ? » Ainsi, en posant juridiquement l’égalité des sujets de droit, il serait aisé d’invisibiliser les inégalités matérielles entre les personnes. 

L’universalisme, faussement neutre, serait donc un outil idéologique des groupes dominants pour transformer les dominés en fonction de leur projet d’asservissement. En conséquence, certains courants décoloniaux ou intersectionnels2 préconisent de rompre avec la rhétorique des droits universels, afin de privilégier le fait de parler au nom de sa propre identité dominée (homosexuels, femmes, immigrés, colonisés, racisés, etc.), d’autant plus que l’expérience subie par les dominés serait intransmissible aux autres groupes. Il faudrait donc situer les luttes d’émancipation au niveau des groupes dominés, non au niveau d’un universel de façade, car l’émancipation se ferait toujours groupe par groupe (les femmes, les minorités, les personnes racisées, les prolétaires, les LGBT, etc.) et non individu par individu, au risque d’aviver l’opposition des groupes entre eux (par exemple : les femmes contre les « mâles », les personnes de couleur contre les « blancs »). Le fait de démixer les structures de lutte serait alors une condition de la conscientisation des opprimés, de la libération de la parole et de l’émancipation (ce sont par exemple les fameuses réunions « sans blancs » ou « sans hommes ») et l’invocation de l’universel serait supplantée, dans le champ politique, par la reconnaissance de « l’identité » du groupe. On constate ainsi que quelques essentialisations indigénistes ou féministes refusent l’universalité au nom de la racialité ou de la féminité, en un retournement du stigmate que nous jugeons risqué pour l’affirmation des droits humains universels. 

Pour répondre à cette critique, remarquons d’abord que l’idée de se regrouper exclusivement en tant qu’opprimés n’est pas une invention des néo-féminismes intersectionnels ou des acteurs décoloniaux. La plèbe romaine, déjà, avait adopté ces pratiques, de même que le mouvement ouvrier du XIXe siècle (« l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », disait la Première Internationale) ou le MLF des années 1960/1970, qui était non-mixte. Toutefois, ce choix provisoire ne devait pas entériner des identités figées, cloisonnées et antagonistes, car la lutte pour l’égalité universelle en dignité vise toujours la neutralisation des déterminations identitaires comme manifestation évidente de la fin des discriminations. Dans l’avenir égalitaire que visent les mouvements libérateurs, plus personne ne devrait être prisonnier d’une catégorie ou d’un statut, car universellement reconnu comme égal. De plus, la présence dans les luttes émancipatrices de personnes non directement concernées signifie leur solidarité et l’adhésion commune à des principes universels. Ce partage éthique, même s’il ne repose pas sur le partage d’une même expérience de souffrance liée à l’oppression, peut se produire car l’énonciation de l’universel prend la forme de principes éthiques et politiques généraux, propres à une forme de communauté éthique universelle. En ce sens, celui qui ne subit pas une injustice n’en est pas forcément « complice », il peut la comprendre et la dénoncer au nom d’une position de principe et d’un jugement éthico-politique. En clair, la lutte contre les discriminations de genre concerne tout élève de l’école publique, quel que soit son sexe, et il serait étrange de démixer systématiquement les groupes pédagogiques sous prétexte d’une meilleure reconnaissance de la parole des filles. 

Ainsi, la critique de l’usage conservateur de l’universel des droits humains ne saurait oublier que l’idéal universaliste demeure l’objectif des combats émancipateurs (Wolff, 2019, 31). Quel qu’il soit, un combat pour l’égalité et la liberté doit viser l’égalité et la liberté de tous, sinon il se contredirait et deviendrait un combat de suprématie. Lutter contre le colonialisme et/ou contre la domination masculine, ce n’est pas vouloir devenir soi-même colonisateur et/ou dominant, c’est viser l’abolition pure et simple du colonialisme et de la domination. Ainsi, l’idée d’universalité des droits demeure très subversive, en dépit de sa rétorsion conservatrice, et elle n’est pas simplement un leurre ou une caution pour les dominants. Dans bien des situations, sa simple prononciation est déjà une protestation. Rien ne pourrait la remplacer comme finalité pour les mouvements d’émancipation. La lutte des classes, par exemple, bien que ses tenants dénoncent souvent l’universalité des droits comme une tromperie, ne vise pas à inverser les rapports d’exploitation et de domination, mais à supprimer ceux-ci. L’universel demeure l’horizon de toute émancipation : on ne lutte pas seulement « au nom de l’universel » mais en vue de l’universel, surtout quand la revendication de droits sociaux ou de « droits protection » concrets dépasse la seule demande de droits formels. 

 

Critique du relativisme des droits humains

 

La troisième critique avance que la conception occidentale des droits de l’homme ne serait pas un universel humain mais une expression particulière inséparable de son contexte d’émission (l’Occident, le libéralisme bourgeois), et donc sans possibilité légitime d’extension à d’autres sociétés. En ce sens, les droits humains de la personne seraient des « valeurs occidentales » – précisons : « bourgeoises » et individualistes – tout comme il y aurait des « valeurs africaines » (plus « communautaires ») et des « valeurs asiatiques » (plus « spirituelles »). Et à chacun sa « vérité », en somme. L’Occident des Lumières, ayant perdu sa place centrale ou sa position de surplomb, ne serait plus qu’une « province » de l’humanité. La pensée décoloniale dénonce ainsi la prétention de « l’eurocentrisme » à incarner l’universalité et revendique une « décolonisation » épistémologique et culturelle. 

Cette critique relève d’une évidence puisque tout produit culturel a été échafaudé dans un contexte historique et géographique précis, ce qui en limiterait la portée. C’est la thèse de Balibar (2016) : la notion duniversel devrait être pluralisée car toute énonciation de l’universel porterait la marque de son origine. Ainsi les droits de l’homme, invention occidentale du XVIIIe siècle, seraient propres à la philosophie libérale individualiste et au projet d’indépendance des acteurs économiques vis-à-vis des pouvoirs temporels et spirituels. En particularisant ainsi tout universel, la critique peut reprocher aux droits de l’homme leur occidentalo-centrisme et faire la promotion d’axiologies alternatives et plurielles. Ainsi, pour ouvrir vers un « post-occidentalisme », il s’agirait d’utiliser le concept de pluriversel propre à la pensée décoloniale (Hurtado López, 2009). L’Un de l’humanité serait essentiellement pluriel et donc il conviendrait de se tourner, non vers l’unicité, mais vers la pluralité afin de rendre justice à toutes les sources et à tous les pôles de savoir et de culture. 

Concernant par exemple le corpus philosophique tel qu’il est proposé aux élèves des départements occidentaux de philosophie, Souleymane Bachir Diagne recommande de l’étendre vers les pensées non-européennes : afin de « penser une histoire de la philosophie que l’on pourra dire "décoloniale", […] il s’agit d’aller contre l’idée que penser philosophiquement est l’apanage de "l’Occident" et […] est essentiellement lié aux langues de cette région du monde » (Diagne & Amselle, 2018, 160). Il plaide donc pour « une histoire décoloniale de la philosophie », en une tentative pour construire un universel inclusif « horizontal », autrement dit une pluriversalité, pensée comme le dialogue apaisant de plusieurs singularités. 

Nous pouvons cependant formuler deux types de réserves face à cette critique pluriversaliste. Primo, l’évidence des conditions particulières de la formulation d’un universel n’en limite pas forcément la portée. Quelle est d’ailleurs la pertinence du souci de l’origine pour qualifier une pensée ? Wolff remarque que le fait que l’algèbre soit né à Bagdad au IXe siècle n’en fait pas une « science abbasside » ou irakienne, mais une science tout court, donc universalisable. Descartes reconnaissait que l’algèbre, matrice de la philosophie, était science « étrangère » mais universelle : il parlait de « la méthode, qu'on appelle du nom étranger d'algèbre, […] cette mathématique universelle » (Descartes, 1953, règle IV). Cette « science générale qui explique tout ce qu’il est possible de rechercher concernant l’ordre et la mesure » est donc née à Bagdad au IXe siècle grâce au travail d’un penseur d’origine perse né dans l’actuel Ouzbékistan. Ces faits confirment certains aspects des thèses décoloniales – l’Occident n’a pas le monopole de la rationalité – mais limitent la pertinence de la concurrence des origines, trop facilement menée dans une perspective identitaire. L’algèbre n’est pas plus abasside que les droits humains ne sont libéraux/occidentaux ou que le souci de la communauté n’est africain. Tous appartiennent à un patrimoine commun et peuvent être universellement adoptés. Comme le dit Diagne, il faut certes promouvoir des épistémologies des Suds, mais cela pourrait « nous faire entrer dans des considérations d’autochtonie ou de nativisme épistémologique » (2018, 300), alors que tous nos prédécesseurs dans le domaine de la pensée, d’où qu’ils viennent, sont nos ancêtres communs. Là est l’éducation au cosmopolitisme, dans l’idée que l’humanité est une communauté contributive, non une marqueterie de singularités définies par leurs origines et veillant jalousement sur celles-ci. 

Secundo, le nativisme épistémologique pluriversaliste s’accompagne souvent d’une vision discontinue de l’humanité : celle-ci serait composée de civilisations disjointes, fabriquées par un procédé d’essentialisation posant des « identités » radicalement séparées les unes des autres et figées dans le temps. Cette conception est celle des ethno-nationalistes de tous les pays, des fondamentalistes et des mouvements identitaires. C’est aussi celle que décline la théorie du « choc des civilisations », échafaudée par l’universitaire américain Huntington (1997) pour centrer l’histoire des derniers siècles sur une guerre entre l’Islam et l’Occident. 

A contrario, l’anthropologie et l’histoire montrent plutôt que l’humanité est un « réseau des réseaux » dans lequel chaque « société » ou « civilisation » a toujours été poreuse à l’extériorité et liée aux autres. Amselle pointe ainsi les risques d’essentialisation et d’insularisation auxquels succombe parfois la volonté – au départ légitime – de reconnaître d’autres pôles de pensée que le pôle occidental. Il faut en effet se déprendre des catégories figées et anhistoriques (race, ethnie, culture, civilisation) et décrire plutôt les sociétés humaines comme solidaires entre elles au sein de réseaux d’échanges et d’interpénétration. Amselle déplore donc la « défaite du continu » provoquée par le colonialisme et les nationalismes. Le monde humain aurait été brisé par des schismogénèses, des oppositions, des différenciations et des rapports hiérarchisés. Il recommande donc d’étudier des chaînes de société connectées latéralement, et non des identités ethniques découpant les corps sociaux en entailles verticales. Or le « retour de la race » et l’ethnicisation des rapports sociaux et culturels sont désormais très actifs, y compris dans la société française (Amselle, 2011), qui peine à se souvenir de la pertinence des rapports de classe pour penser ses fractures et qui s’abandonne à une « inquiétante familiarité de la race » (Policar, 2020). 

Amselle s’en prend donc aux logiques essentialistes, culturalistes et différentialistes qui sous-tendent certains aspects de la pensée décoloniale. En effet, celle-ci tombe parfois dans le piège du « retournement du stigmate » et pourrait valoriser à l’excès des identités dominées, jusqu’à essentialiser et à déshistoriciser celles-ci. Il y aurait par exemple une « pensée noire » radicalement distincte de la « pensée blanche » et opaque à celle-ci. Ainsi, sous prétexte d’émancipation vis-à-vis de l’universel eurocentré, les sociétés dominées peuvent se retrouver enfermées dans des stéréotypes et des constructions identitaires : l’Afrique serait alors le lieu de l’oralité (la « palabre »), de la communauté omnipotente et de l’empire des « traditions ». Ce processus de fixation déboucherait parfois sur une justification par la « tradition » de certaines atteintes aux droits humains, tel Macky Sall, président du Sénégal, déclarant en 2013 à Barack Obama que l’homosexualité ne faisait pas partie des « traditions africaines » et ne pouvait donc pas être dépénalisée dans son pays. On pourrait alors opposer aux valeurs « occidentales » des « valeurs asiatiques » ou « arabo-musulmanes » pour justifier des atteintes aux individus et aux minorités à partir de particularités traditionnelles. Le souci de pluriversalité pourrait donc conduire à la conception d’un monde axiologique multipolaire, dans lequel le droit des filles à l’éducation serait respecté çà et là, et combattu ailleurs. Comment l’éducateur pourrait-il encore parler de droits humains universels, dans ces conditions ? 

La dénonciation légitime de l’universel de surplomb hérité du colonialisme ne saurait conduire à l’éclatement de l’humanité en foyers culturels sans médiations, à l’enfermement de l’Afrique et de l’Asie dans des essences figées et des « valeurs millénaires » hostiles à la reconnaissance égalitaire de la personne, et donc à l’invalidation de tout projet cosmopolite de communauté éthique universelle. Si les sociétés ont toujours échangé et hybridé des produits, des idées, des mots, des conceptions, des gènes, pourquoi la notion de droits universels de la personne humaine ne pourrait-elle pas voyager entre les cultures et les civilisations ? Il serait bien étrange que, au nom de la décolonialité, on vienne nous expliquer que l’idée d’égalité de la femme et de l’homme ne peut pas circuler partout dans l’humanité, alors que les chaussures de basket Nike, elles, peuvent se répandre universellement… 

Il est plus pertinent de se demander si l’Occident est vraiment le seul inventeur et dépositaire exclusif des droits humains. Sen pense au contraire qu’il existe une « démocratie des autres » (2006) et que des formulations différentes des droits humains centrés sur la notion de personne ont pu apparaître çà et là hors d’Europe et de façon parfois très précoce. Il exhibe pour cela l’exemple des « piliers d’Açoka », du nom de l’empereur indien Açoka au IIIe siècle avant J.-C., qui fit graver en plusieurs langues sur des piliers des principes de non-violence, de justice et de tolérance, formant une sorte de code moral acceptable par les croyants des différents cultes. Selon Sen, la liberté individuelle n’est pas une invention solitaire de l’Occident ; elle constitue plutôt une possibilité universelle dont l’idéal a été formulé de façon différente dans bien des contextes culturels. Notons d’ailleurs la forte présence d’universels éthiques dans les proverbes, contes et récits de toutes les parties du monde, et relevons que ce corpus littéraire peut ouvrir les élèves à la réflexion éthique à partir de supports issus de différentes aires culturelles. 

Dans cette optique, le pédagogue peut aussi intéresser les élèves à la Charte du Mandé (Cissé, 2003). Cette Charte est censée avoir été énoncée au Mali en 1222, soit avant le Bill of Rights (1689), la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) et même peut-être la Magna Carta (1215-1297). Elle figure depuis 2009 dans le patrimoine culturel immatériel de l’humanité, défini par l’UNESCO3 et avance des principes universalisables : « chacun a le droit à la vie et à la préservation de son intégrité physique » (art. 5) ; « n’offensez jamais les femmes » (art. 14) ; « ne faites jamais du tort aux étrangers » (art. 24), etc. Certaines interprétations y voient même la « preuve » de l’existence précoce en Afrique de la notion de personne et du respect inconditionnel de la vie de chacune et de chacun. 

Que cette Charte soit un utile instrument de résistance aux violences de genre, d’ethnie, de classe est une chose, mais qu’elle « prouve » quoi que ce soit en termes d’antécédence éthique en est une autre. En effet, elle est l’objet de controverses sur son authenticité : échafaudée à partir de lambeaux transmis par l’oralité, elle ne fut mise en liste figée que récemment, devenant ainsi un faux archaïsme afro-centriste. De plus, la date présumée de sa formulation est une pure invention. Ces réserves permettent à Amselle d’ironiser sur cette « course à l’échalotte » de l’invention des droits humains : « l’Afrique étant le berceau de l’humanité, il est logique, dans une perspective afrocentriste, que les Droits de l’Homme soient également nés sur ce continent » (Diagne & Amselle, 2018, 241). 

Toutefois, en commentant la Charte africaine des Droits de l’homme et des peuples4 votée en 1981 par l’Organisation de l’Unité Africaine, le juriste algérien Ouguergouz avance que « la plupart des droits de l’homme actuellement reconnus comme tels par la communauté internationale étaient déjà protégés dans les sociétés traditionnelles africaines » (1993, 24). Pour les « indigènes », ces droits individuels auraient même reculé avec la période coloniale. Le 28 juillet 1885, Jules Ferry avait d’ailleurs fait observer aux parlementaires français que la Déclaration des Droits de l’Homme n’avait pas été écrite pour les Noirs de l’Afrique Équatoriale. C’est pourquoi la distinction entre citoyens et indigènes permit de priver les seconds de l’accès à l’universalité des droits. 

Au-delà de ces querelles historiques, il faut plutôt considérer les droits humains comme un bien commun de l’humanité, un bien commun dont chacun fait usage à sa façon par une appropriation inventive : les droits humains universels sont ce que réinventent les peuples quand ils se soulèvent pour leur émancipation, comme l’ont montré les printemps arabes (2010-2012) dans leur revendication de liberté. Les peuples reformulent ainsi l’universel dans chaque circonstance particulière. Celui-ci n’est pas comme un point fixe à la structure immuable constituant un « phare guidant le monde ». Il fonctionne plutôt par capillarité, réseautage et réinvention ; c’est sur ces bases que peut s’édifier un projet éducatif et pédagogique accompagnant les élèves vers une communauté éthique cosmopolite. 

 

3. Une pédagogie de l’universel

 

La construction d’une pédagogie de l’universel cosmopolite s’effectue tout d’abord à partir d’un choix philosophique entre les conceptions de l’universel. 

 

Les trois universels

 

Nous avons parlé plus haut de l’universel de surplomb, celui de Victor Hugo jugeant ainsi de la conquête de l’Algérie : « c’est la civilisation qui marche sur la barbarie. C’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Nous sommes les grecs du monde, c’est à nous d’illuminer le monde. » (1888, 52). De même au sujet de la République coloniale en Afrique : « au XIXe siècle, le blanc a fait du noir un homme. […] Rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème. L’Europe le résoudra. Allez Peuples ! Emparez-vous de cette terre. […] Dieu donne l’Afrique à l’Europe. Prenez-la. » (1889, 128) 

Les critiques décoloniales et intersectionnelles, en déconstruisant cet universalisme compromis dans des dominations croisées de race, de classe et de genre, contribuent utilement à la disqualification d’une conception non conforme aux réquisits de l’égalité et inductrice d’une pédagogie paternaliste et transmissive, quand elle n’est pas punitive. Vouloir inculquer que la laïcité va libérer les femmes de l’oppression médiévale et que tout manquement sera puni, c’est entretenir le rejet de la laïcité par certaines populations scolaires ; rejet lié non pas au refus de principes tels que l’égalité ou la liberté, mais rejet motivé par le dévoiement de la laïcité dans des politiques pédagogiques condescendantes et civilisatrices. C’est l’impasse de l’universel sans pluriel. 

La deuxième conception serait celle du relativisme intégral, affirmant l’existence de plusieurs visions de l’universel propres aux différentes civilisations. Il y aurait par exemple des « valeurs africaines » singulières, comme il y aurait une musique noire et une cosmologie quechua non transmissibles aux autres peuples. Ainsi, aucune formulation de l’universel ne pourrait convenir à toutes les cultures. Bien évidemment, les ethno-nationalismes peuvent épouser cette thèse culturaliste et mettre en avant leur propre conception de l’universel comme étant intouchable. La laïcité serait un « truc à la française », non universalisable, et tout « universel » ne serait qu’une catégorie locale. C’est là l’impasse du pluriel sans universel. 

La troisième conception est celle de l’universel ouvert à la pluralité (la pluriversalité), entendu comme l’affirmation de l’existence d’une communauté éthique planétaire tournée vers l’Un de l’humanité mais construite comme un réseau coopératif multipolaire, sans centre unique, ni référence surplombante, ni itinéraire imposé pour le progrès moral, ni expression monologique. Cette approche pluriversaliste n’est pas une contestation relativiste des principes émancipateurs de liberté et d’égalité, mais une tentative pour les réaffirmer en les détachant de l’eurocentrisme. Il s’agit de reconnaître la pluralité des cheminements menant à la construction de ces principes, car ces constructions sont inévitablement « inculturées » et « situées » (Hurtado López, 2017, 39). Certes, le passage peut parfois s’avérer bien étroit entre l’universalisme occidentalo-centré (parfois si prompt à condamner les mœurs des « barbares » exotiques) et le relativisme culturaliste (parfois si clément à l’égard des atteintes aux droits humains sous couvert de tradition ou de religion). « Comment décoloniser l’universalisme abstrait sans pour autant tomber dans des particularismes provinciaux isolés ? » (Ibid., 40) : tel est le défi que doivent relever les études décoloniales, mais aussi les pédagogies de l’interculturalité, en vue d’un cosmopolitisme éthique. 

À ce sujet, les questions délicates ne manquent pas dans l’espace scolaire français : droits des femmes, droits des homosexuels, place de la religion dans la société, procréation et avortement, etc. Selon nous, elles ne peuvent être abordées via la seule référence autoritaire et punitive à une Charte de la laïcité. Leur traitement, porte ouverte vers un dialogue interculturel permanent, réclame une véritable pédagogie de la pluriversalité. 

 

Esquisse d’une pédagogie du pluriversel

 

Une pédagogie du pluriversel s’inscrit dans la construction d’une éducation au cosmopolitisme éthique, ce qui suppose, selon Laval et Vergne, de l’adosser à une anthropologie « qui ne reposera plus sur l’identité nationale mais sur l’appartenance à l’humanité plurielle » (2021, 50). Il ne s’agit donc pas de s’arc-bouter sur une référence monologique aux seules « valeurs républicaines » fonctionnant de facto comme une pensée officielle hostile à la pluralité. En contrepoint, nous proposons trois principes altérateurs pour l’édification progressive d’une pédagogie de l’éducation cosmopolite aux droits humains. 

A) Le premier principe est le principe du dialogique, cher à la « pédagogie des opprimés » (Freire, 2021). L’universel n’est pas ce qui se décrète ou s’inculque, mais ce qui peut émerger de la discussion. Une pédagogie de l’émancipation est nécessairement une pédagogie problématisante, contextualisée et dialogique, au sein de laquelle « les êtres humains s’éduquent entre eux, médiatisés par le monde » (Ibid., 76). La pédagogie dialogique est donc une pratique de la liberté par l’auto-défense intellectuelle et par la visée d’un accord des sensibilités, ce qui suppose pour commencer que chacun ait un droit égal à la parole. 

Elle permet d’enclencher un processus permanent de reformulation collective de l’universel, car ce processus est le seul qui puisse lui donner une force normative, contre le surplomb, le décret, l’accusation de « barbarie », qui nourrissent plutôt ce qu’ils sont censés combattre. La généralisation par abstraction ne donne pas à une proposition éthique une puissance normative supérieure, seule l’appropriation dialogique peut le faire. Il faut donc se garder de miser sur l’imposition programmatique de l’universel et avancer sur les procédures de proposition de l’universel, dans sa patiente traduction appropriative par les individus eux-mêmes, accompagnés par leurs éducateurs. L’inculcation condescendante est toujours peu ou prou obscurantiste, même quand elle se réclame des « valeurs de la République » et de la Raison, alors que le principe dialogique reste ancré dans la véritable perspective des Lumières occidentales et arabo-musulmanes : le fondement de légitimité universelle de nos principes éthiques ne se situe ni dans des tables de la loi de nature religieuse, ni dans une raison d’État contraignant les volontés individuelles, elle repose sur les obligations que nous nous fixons en pratiquant la raison commune. Il ne s’agit donc pas de contraindre, mais d’obliger. 

L’universel dialogique est donc un universel réitératif, « qui ne se coupe pas de la particularité qu’il doit intégrer s’il veut s’y appliquer » (Guénard, 2015, 412). Il s’agit de co-produire l’universel en le réitérant. Walzer reproche à l’universalisme de surplomb, fondé sur l’injonction à l’éthicité civilisée, de « présuppose[r] l’universalité qu’elle est destinée à produire » (Walzer, 1992, 107). Il faut au contraire, en refusant tout absolutisme moral, faire toute sa place à la pluralité des expériences et des itinéraires. L’universel se construit ainsi par approximations (telle l’épistémologie par approximations dont parle Bachelard), valeurs approchées, ajustements pratiques et tâtonnements coopératifs. On apprend l’égalité, non par transmission hétéronome, mais par construction autonome dialogique. Cette pédagogie, enfin, peut recevoir le renfort d’un esprit d’enquête dans lequel la patte pédagogique de Dewey ou de Freinet peut aussi se faire sentir. 

B) Le deuxième principe est le principe écologique. Les droits humains et l’appartenance à une communauté éthique potentiellement cosmopolite ne s’apprennent pas comme on mémorise une information, ils se vivent dans une praxis expérientielle produisant un milieu et une forme de vie collective maîtrisée, décidée et assumée par les acteurs. L’égalité, le respect de la personne, la solidarité, le droit à la différence se vivent bien plus qu’ils ne se transmettent académiquement ; ou encore : pour transmettre culturellement l’universalité des droits humains, il faut renoncer à les transmettre de façon scolastique et autoritaire. Toute culture, surtout une culture démocratique en rupture avec les tendances dominantes de bien des sociétés, doit, pour se transmettre, être vécue et, d’une certaine façon, instituée par les acteurs. 

Cette pédagogie mise plutôt sur l’action, sur la construction, sur l’expérience partagée et, globalement, sur la vie scolaire, considérée comme première éducatrice des élèves. Si la République d’ordre et de colonisation avait trouvé sa forme scolaire, si cette forme institutionnelle s’hybride aujourd’hui avec une nouvelle forme scolaire plus entrepreneuriale liée à la révolution néolibérale (Laval & Vergne, 2021), il est évident que l’école de l’universalité démocratique n’a pas encore stabilisé sa propre forme. En ce sens, on dira qu’il n’y a pas encore d’école de l’universalité des droits humains, car la vie scolaire imposée aux élèves ne permet pas à ceux-ci d’expérimenter suffisamment une pratique de l’universalité cosmopolite des droits. 

Il faut donc plaider pour la nécessaire formation d’une école du Commun démocratique, évoluant comme un milieu éducatif interactif et coopératif où chacun peut participer à la co-construction continue d’une pratique des principes de la communauté éthique, prenant ainsi une bonne fois pour toutes l’habitude d’agir sous l’égide des droits humains dans le cadre de la vie en société. Par cette transformation de la vie scolaire, la culture scolaire pourra se tourner vers « de Nouvelles Lumières, fondées sur l’esprit d’enquête, le principe de l’égalité des intelligences et la coopération au sein d’institutions démocratiques » (Fabre & Chauvigné, 2020, 24). 

C) Le troisième principe de la pédagogie du cosmopolitisme éthique est le principe de pluralité. Le monde humain n’est pas Un mais multiple. Se tourner vers l’humain, c’est donc se tourner vers le pluriel et accepter que celui-ci définisse aussi l’humanité. François Jullien a ainsi montré que l’uniforme, pure abstraction, était le contraire de l’universel (2008) et qu’il fallait cesser de penser l’universel comme le résultat du ralliement à la norme de l’Un, ralliement auquel devraient procéder tous ceux qui portent des anomalies, des écarts, de l’exotisme, de l’altérité. L’universalité, désormais, est le résultat dynamique des interactions entre cultures différentes, dans leur effort pour « vivre en commun ». L’entente interculturelle sur le « commun de l’humain » est alors un horizon atteignable. 

En ce sens, s’il n’y a pas stricto sensu de « valeurs universelles », il peut exister un Commun sur lequel s’entendre, un Commun qui ne récuse pas la diversité culturelle mais qui relie toute culture aux autres et qui, ce faisant, produit pour chacun un décentrement anthropologique. À la limite, peu importe que l’universalité des droits humains ne puisse pas se prêter à une seule et même expression monologique, leur portée universalisante ne tient pas tant à leur « extension positive, ce à quoi ils adhérent », qu’à leur « portée négative, ce contre quoi ils se dressent » (Brassat, 2008, 189). Il ne s’agit pas en effet de vouloir s’entendre sur tout, comme on essaierait de le faire sur un mode absolutiste, mais de s’entendre prioritairement sur nos refus, qui dessinent en creux l’espace de nos droits universels dans la pluralité de leurs occurrences. De même, au sein de la communauté éthique cosmopolite, « nous pouvons être d’accord sur ce qu’il convient de faire dans la plupart des cas, sans être d’accord sur les raisons pour lesquelles il convient de le faire » (Appiah, 2006, p. 115). C’est là toute la différence entre des valeurs et des principes. 

En ce sens, de l’Un nous passons au Commun, au « Comme Un », à l’ensemble pluriel de l’humanité. C’est dans cet esprit que s’entend le « nouveau cosmopolitisme » dont parle Kwame Appiah (2006) pour faire dialoguer universalisme et respect de la différence des modes de vie. La coexistence paisible de normes culturelles diverses est possible par la conversation éthique, qui n’est pas l’acceptation inconditionnelle de toutes les pratiques (le meurtre d’honneur, l’excision, la relégation des personnes âgées dans des mouroirs, etc.) mais leur mise universelle en paroles. De la conversation peut alors émerger la conversion morale autonome, comme le montrent selon Appiah les exemples de révolutions morales et de changements de paradigme éthique (2012). L’abandon de certaines traditions ne peut se produire que si les pratiquants eux-mêmes, par la médiation de la conversation, inversent la valeur d’honneur qui leur était attachée et se mettent à juger indigne et honteux le fait de continuer à les pratiquer. Bref, la pédagogie pluriverselle peut faire « tenir ensemble » l’accès possible à un universel modeste et la reconnaissance de la pluralité anthropologique. Ce n’est pas l’un contre l’autre, mais l’un avec l’autre. Ainsi l’humanité se réalise de façon à la fois particulière et universelle. 

L’école française a d’ailleurs une belle marge de progression en matière de passage par le pluriel, puisque sa culture pédagogique persiste à dénoncer « l’hétérogénéité » comme un mal invasif, en un racisme social et ethnique souvent inconscient, faisant obstacle aux pensées et aux agirs du commun. L’exigence laïque censée incarner l’universel scolaire peine encore à s’accommoder de l’existence de la diversité éthique et culturelle. Il lui faut donc rompre avec l’autoritarisme civilisateur afin de penser une éducation « en mode mineur » (Ingold, 2018, III), une éducation misant moins sur le contrôle, la sélection et la transmission autoritaire, mais assise sur l’attention prioritaire à porter aux autres et au monde commun qui réunit les uns et les autres. « Il ne peut y avoir de valeur donnée à l’universel sans un devoir d’attention et de mémoire constant envers le singulier. » (Dufourmantelle, 2012, 57) 

Au final, cette pédagogie doit permettre à chacun d’être acteur potentiel de changement et d’émancipation vis-à-vis de pratiques non humanistes. La culture et les « traditions » ne sont ni « sacrées » ni anhistoriques, et « l’égalité prétendue des cultures » ne doit pas empêcher celle des êtres humains » (Wolff, 2019, 65). 

 

Conclusion

 

Ces quelques propos n’ont pas épuisé la question de l’universel en l’éducation, tant les raisons de trouble sont nombreuses. Aujourd’hui par exemple l’ethno-nationalisme en France fait un usage de rétorsion des concepts républicains, qui ne sont plus utilisés comme des principes d’émancipation mais comme un élément de « tradition française » menacés par de nouveaux « barbares ». Il s’agit là d’« un racisme sans race dont le thème dominant n’est pas l’hérédité biologique, mais l’irréductibilité des différences culturelles » (Balibar & Wallerstein, 1988, 32-33). De son côté, la pensée néolibérale dominante valorise des universaux peu compatibles avec les droits humains : l’universalité du marché, du modèle économique capitaliste, de la compétition, et de l’employabilité comme horizon éducatif. 

Face à cela, certains mouvements se voulant émancipateurs perdent parfois la boussole de l’universel, au point de succomber au piège de l’essentialisation et de reprendre malencontreusement à leur compte des pratiques d’exclusion. Considérons par exemple la polémique autour du spectacle Exhibit B, du Sud-Africain Brett Bailey présenté au festival d’Avignon en 2013. Il s’agissait des tableaux de figurants muets comme dans les zoos humains, représentant les horreurs de la colonisation et du racisme. La légitimité de représenter « en tant que blanc » la souffrance des noirs fut refusée au projet artistique dans le monde anglo-saxon par une partie des associations anti-racistes dites « d’Afro-descendants », ce qui conduisit à son annulation à Londres en 2014. On reprochait à Bailey d’être « blanc »… alors que la force de son travail de dénonciation du racisme colonialiste tenait surtout au dépassement des catégories raciales : il ne s’agissait pas d’une œuvre « blanche » mais d’un travail sur l’universalité des droits, au-delà des catégories de « blanc » et de « noir », qui ne désignent ni des essences biologiques, ni des cultures closes et anhistoriques opaques aux « autres », car elles sont des construits sociaux et politiques, des « racisations », dont nous devons nous défaire pour universaliser nos droits. « Les autres », en fait, cela n’existe pas dans le Commun de l’humanité. 

Comme le dit Magali Bessone (2019), une réparation historique des crimes contre l’humain est nécessaire, mais cette réparation doit s’entendre au sens matériel et technique, et non au sens où les générations d’aujourd’hui devraient payer et s’excuser pour les générations passées. Il nous faut réparer, arranger, remettre en état notre monde commun, et pour cela faire davantage de place à une éducation au cosmopolitisme éthique. Là est une des tâches politiques les plus essentielles en éducation. 

 

Bibliographie

 

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Notes
[←1

 Saint Augustin, Les Confessions, Livre XI. 

[←2

 C’est par exemple le cas chez la plupart des acteurs du Mouvement des indigènes de la République. 

[←3

 [https://ich.unesco.org/fr/RL/la-charte-du-mandn-proclame-kouroukan-fouga-00290]. 

[←4

 [https://www.achpr.org/public/Document/file/French/achpr_instr_charter_fra.pdf]. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292