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mardi 28 mars 2023

Pour citer ce texte : FORAY, P.. (2023). Bildung et temporalité dans l’œuvre de Goethe Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 3 ,
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Bildung et temporalité dans l’œuvre de Goethe 

 

Philippe  Foray 
Laboratoire ECP 
Université jean Monnet (Saint-Etienne) 

 

Résumé : Cet article étudie le sens de la notion de la formation (Bildung) dans l’œuvre de Goethe, l’inventeur du Bildungsroman (ou roman de formation) au tournant du 19° siècle en Allemagne. Donner de l’importance à la formation, c’est donner de l’importance au devenir humain, à la construction de l’être humain dans le temps. Pour Goethe, la temporalité de la formation est pour une part naturelle ; c’est celle des âges de la vie, mais c’est aussi celle de la destinée individuelle de chaque être humain. Pour une autre part, elle est historique. Goethe ne donne d’importance ni à la philosophie de l’histoire, ni à l’idée de progrès ; mais pour lui, la formation de la personne n’est pas indépendante d’un monde qui est lui-même en devenir. Goethe traite le temps biographique comme une synthèse toujours ouverte du temps naturel et du temps historique 

 

Mots-clés :
Bildung – Destin - –Devenir – Formation – Goethe – Histoire – Monde – Nature – roman de formation – temporalité  

 

Summary : This article studies the meaning of the notion of formation or self-cultivation (Bildung) in the work of Goethe, the inventor of the Bildungsroman at the turn of the 19th century in Germany. To give importance of the formation means to give importance to human becoming, to the construction of the human being over time. For Goethe, the temporality of formation is partly natural; it is that of the ages of life, but it is also that of the individual destiny of each human being. On the other hand, it is historical. Goethe gives no importance either to the philosophy of history or to the idea of progress; but for him, the formation of the person is not independent of a world which is itself in the process of becoming. Goethe treats biographical time as an always open synthesis of natural time and historical time. 

 

Key words :
Bildung – Destiny – Bildungsroman – Becoming – Formation – Goethe – History – World – Nature – temporality 

 

Au tournant du dix-neuvième, Goethe, Schiller, Herder et W. von Humboldt, philosophes et écrivains allemands, qui vivent dans un périmètre géographique restreint – autour de Weimar et d’Iéna – tissent des liens d’amitiés les uns avec les autres, collaborent en publiant et en dirigeant les mêmes revues, donnent tous de l’importance dans leurs œuvres respectives à la notion de Bildung. Ce terme n’est certes pas nouveau. Dès le seizième siècle, il a été employé dans la mystique allemande, en lien avec l’idée biblique de l’humanité créée à l’image (Bild) de Dieu. On peut cependant présumer que deux-cent ans plus tard, sa signification a changé, ne serait-ce que parce qu’elle s’est sécularisée. C’est ce que suggère Louis Dumont, écrivant dans L’idéologie allemande que l’« on assiste en Allemagne à la fin du dix-huitième siècle, à […] la naissance d’une idée-valeur exprimée dans le mot Bildung. […] Le mot lui-même n’est pas nouveau, mais sa signification s’étend, se transforme, s’élève ». Il y a, continue-t-il, une « discontinuité » entre l’idée de la Bildung des mystiques du seizième siècle et celle qui apparaît deux siècles plus tard, dans le cadre d’une « philosophie de l’humanité » (Dumont, 1991, 108-9). Dans le même ordre d’idées, dès 1784, Moses Mendelssohn avait écrit dans sa contribution à la réflexion sur la question « qu’est-ce que les lumières ? » : « les mots de Lumière, Kultur, Bildung sont dans notre langue encore des nouveaux-venus. Ils n’appartiennent pour le moment qu’à la langue des livres » (Mendelssohn, 1991). C’est à élucider ce nouveau sens du terme de Bildung que cet article est consacré.  

Il y a, on le sait, une difficulté de traduction du terme (et du vocabulaire qui lui est apparenté, bilden, gebildet, Ausbildung, etc. ) en raison de sa richesse sémantique, difficulté dont il est facile de prendre conscience quand on compare les textes allemands des auteurs précédemment cités avec les traductions françaises disponibles et que l’on constate la multiplicité des traductions du mot Bildung parfois à quelques lignes d’intervalle, ou inversement le fait que des termes différents comme Bildung et Ausbildung sont traduits de la même façon. C’est la raison pour laquelle, par exemple, L. Dumont avait décidé de conserver l’usage du terme allemand (1991, 111). Cependant, dans le présent article, je traduirai le terme de Bildung de façon univoque et conforme à un usage relativement répandu parmi les philosophes (français) de l’éducation, en adoptant le terme de « formation », tout en rappelant d’une part, que ce terme ne doit pas être pris au sens « étroit » qu’il a aujourd’hui, comme par exemple, quand on parle de « formation professionnelle », mais au sens large d’une « formation globale de la personne » et d’autre part, que la formation dont il est question ici n’est pas réductible à ce qui a lieu dans des institutions éducatives, que ce soit les familles ou des écoles. C’est même au contraire une de ses caractéristiques principales qu’elle se passe, pour une part essentielle, en dehors des formes éducatives instituées. Dans les lignes qui suivent, j’utiliserai indifféremment les termes Bildung et formation.  

Dans le cadre inévitablement restreint d’un article, le fait de travailler sur l’ensemble des auteurs précités ne présente pas d’intérêt, car cela conduirait à des exposés trop superficiels. Cet article est donc consacré à un seul d’entre eux, Johann von Goethe. On pourrait sans doute s’interroger sur le choix de cet auteur dans la mesure où Goethe est connu comme poète et comme écrivain – il est en particulier l’auteur de Werther et de Faust – plus que comme philosophe. Goethe est néanmoins particulièrement à sa place ici, à un double titre : d’une part, comme auteur d’écrits autobiographiques, dans lesquels il fait le récit de sa propre formation, Poésie et vérité paru entre 1811 – Goethe a soixante-deux ans – et 1831, un an avant sa mort, mais aussi le Voyage en Italie effectué entre 1786 et 1788. D’autre part et surtout, Goethe est l’auteur du roman Wilhelm Meister qui a été présenté par Dilthey, comme le prototype du Bildungsroman, autrement dit, du roman de formation (Dilthey, 1966). Ce roman, composé de deux parties, Les années d’apprentissage, suivie par Les années de voyage, fait le récit de la formation de Wilhelm Meister, un jeune homme, bourgeois, célibataire, persuadé au départ de sa génialité théâtrale. Cette formation n’a lieu ni dans sa famille, ni à l’école, ni à l’université, ni au travail. Le roman n’est pas non plus un roman d’aventures ou d’action. Wilhelm Meister se forme pour l’essentiel par les rencontres (amicales et amoureuses) qu’il fait, les interactions avec les personnes qui composent son environnement proche, les conversations qu’il a, les épreuves de la vie auxquelles il doit faire face (maladies, décès, etc.). En bref, il se forme principalement au moyen de l’expérience acquise dans des interactions sociales. L’histoire commence à partir du moment où le héros quitte le domicile familial. Elle va le conduire à renoncer à sa vocation théâtrale, à se fixer (par le mariage) dans une société aristocratique – la société de la Tour – à accéder à la paternité, et (bien) plus tard, à devenir chirurgien. Dans ses leçons d’Esthétique, Hegel résumera la formation de Wilhelm Meister comme le parcours qui conduit de la révolte contre le monde au nom des idéaux de la jeunesse à la réconciliation avec lui, caractéristique de la maturité (Hegel, 1996, II, 207-8). Comme l’indiquera Schiller dont l’amitié avec Goethe le conduit à suivre de près la rédaction du roman (Goethe/Schiller, 1994), il ne s’agit pas d’une réconciliation résignée ou imposée mais d’une intégration active qui conduit Wilhelm à trouver une place dans le monde et à contribuer (en tant que médecin) à sa bonne marche.  

Dans le cadre de cet article, je laisse inévitablement de côté, différents points qui feraient partie d’un traitement plus complet du thème de la formation dans l’œuvre de Goethe, en particulier tout ce qui concerne la partie proprement « pédagogique », exposée dans le chapitre des Années de voyage précisément consacré à l’exploration de la « Province pédagogique ». Cela concerne la formation morale et religieuse, la formation artistique ainsi que la discussion caractéristique de l’époque sur l’articulation entre « culture générale » et « culture spécialisée. Je développe deux points principaux concernant les sources et le sens de la Bildung chez Goethe.  

 

1. Nature et formation

En premier lieu, il faut insister sur le fait que le terme de Bildung est pour Goethe, comme il l’était au même moment pour Kant, dans la seconde partie de la Critique de la faculté de juger, un terme scientifique. Il faut se rappeler ici que Goethe ne s’est pas contenté d’être un témoin attentif du développement des sciences de son temps. Il a prétendu faire lui-même œuvre de savant, notamment dans le domaine de la biologie. Il est en particulier l’auteur de l’Essai sur la métamorphose des plantes, paru en 1790, dans lequel le vocabulaire de la Bildung prolifère. On peut en effet dénombrer environ quatre-vingts occurrences de ce vocabulaire dans la vingtaine de pages dont l’essai se compose. C’est tout sauf négligeable et cela suggère que le concept de formation est emprunté aux sciences de la nature.  

La première idée qui doit être mise en avant, est donc celle d’une nature formatrice. Cette idée est sans doute un héritage des philosophies de l’antiquité, en particulier du concept aristotélicien de Physis, compris comme genèse de formes (Hadot, 2004, 335). Mais elle est aussi issue de la philosophie des lumières et du développement des sciences ; plus précisément, de la biologie, et même d’une biologie vitaliste, comme en témoigne l’emploi récurrent dans les textes scientifiques de Goethe, du vocabulaire de la force (Kraft), de l’énergie (Energie), de la pulsion (Trieb). Chez Goethe, le modèle de la formation n’est pas mécanique ; il est biologique. 

L’un des enjeux majeurs de l’usage scientifique du terme de Bildung est de se démarquer de la théologie. Goethe n’est certes ni anticlérical, ni athée. Sa vie l’a conduit à développer une religiosité très personnelle, empreinte de spinozisme, et accompagnée d’une vive conscience de l’importance de la tolérance (Cassirer, 1932, 132-3). Mais cela ne change rien au fait que, du point de vue intellectuel ou théorique, dans une Allemagne encore très religieuse – en particulier dans les milieux aristocratiques au sein desquels il vit – l’opposition qu’il formule au nom de la science contre la vision chrétienne traditionnelle ne fait aucun doute. Toi, écrit-il à son ami Jacobi, qui mène alors le combat du parti religieux dans la querelle du panthéisme, « Dieu t’a puni par la métaphysique […], moi, il m’a béni par la physique » (L. du 5/05/1786, Goethe, Werke. VII, 212). La notion de formation intervient notamment pour faire face à la difficulté qui consiste à penser un devenir : il est difficile de concevoir comment une matière peut ne pas être une matière morte qui aurait besoin d’être animée par une action (divine) extérieure, comment elle peut être agissante par elle-même : « le concept d’un surgissement, écrit-il, nous est tout à fait refusé. De là vient que quand nous voyons quelque chose devenir, nous pensons que cela a déjà été » (Goethe, 2020, 613). Après Schiller et Kant, Goethe emprunte au biologiste Blumenbach, le concept de Bildungstrieb qui est au moins une manière de nommer le problème : Blumenbach, écrit-il, « anthropomorphisa le mot de l’énigme et appela ce dont il était question un nisus formativus, c'est-à-dire une pulsion de formation, une activité intense par laquelle s’effectue la formation » (Goethe, 1992, 124). Le vivant et par voie de conséquence, l’être humain en tant qu’il fait partie du monde vivant, a en lui-même, une dynamique, une tendance naturelle à croitre, à se développer, à se former.  

 

Dans le cas des humains, l’idée de formation conduit à affirmer l’importance de la nature saisie en tant que nature humaine. Par cette expression, on ne désigne pas ici un ensemble de traits fixes qui seraient attribuables à tous les membres de l’espèce, qui seraient – comme on peut parfois l’entendre – « dans la nature humaine ». La nature humaine n’est pour Goethe, ni fixe, ni générale. Comment faut-il l’entendre ?   

A l’opposé de la fixité, la première idée est celle du devenir. Goethe reprend à son compte, tout comme ses contemporains Herder et Schiller, l’idée du devenir humain, l’idée de la formation comme humanisation. Précisons qu’il ne s’agit pas simplement d’introduire la temporalité au cœur de l’humain. Que l’existence humaine en tant qu’elle est finie, soit vouée à la condition du temps c’est une idée ancienne, acquise dès les commencements de la philosophie. L’idée qui apparaît ici n’est pas seulement l’idée de la temporalisation de l’existence, c’est celle de la productivité, de l’inventivité du temps. A la même époque, Kant affirme dans ses Leçons de pédagogie que « l’être humain n’est humain que par l’éducation » (1803, 699). Cette formule célèbre sonne pour nous aujourd’hui, comme une banalité. Mais à la fin du dix-huitième siècle, elle n’en était sans doute pas une. Nombreux sont encore ceux qui sont convaincus que les humains ne sont ce qu’ils sont qu’en vertu d’une « nature » intemporelle et que le rôle de l’éducation se réduit à actualiser cette nature. Ce qu’il y a d’original aussi bien dans le concept goethéen de Bildung que dans l’affirmation kantienne, c’est l’idée que le devenir, la temporalité sont le véhicule de la construction de chaque personne humaine. Le temps n’est pas la petite monnaie de l’éternité ; il est le lieu même de l’invention de l’humanité.  

La temporalité de la vie, attribuable à la nature, est pour une part, identique pour tous les membres de l’espèce humaine : cela explique que Goethe organise la rédaction de son texte autobiographique Poésie et vérité, selon la succession des âges de la vie : enfance / jeunesse / âge adulte. Ajoutons que cette succession fonde la distinction qu’il est possible de faire chez Goethe entre l’éducation (Erziehung) et la formation (Bildung). La formation a un âge spécifique, celui de la jeunesse, par opposition à l’enfance qui est l’âge de l’éducation. La différence principale entre les deux est que l’éducation est pour l’essentiel donnée par les adultes ; elle a lieu par le biais d’une prise en charge des enfants, tandis que la formation est quelque chose que chacun se donne à lui-même. Cela ne veut pas dire que la transmission éducative disparaît. Dans Wilhelm Meister par exemple, elle peut être attestée dans différents épisodes du roman. Mais cependant, elle s’affaiblit et laisse une place croissante à l’expérience personnelle. 

Mais la part commune à tous de la temporalité naturelle, n’est pas l’essentiel. Il est possible de s’en rendre compte au moyen d’une comparaison entre Emile de Rousseau et Wilhelm Meister. Cette comparaison se justifie pour plusieurs raisons : (a) les deux écrits sont chronologiquement proches. Emile paraît en 1762 ; Wilhelm Meister en 1795. Trente-trois ans seulement les séparent. (b) Goethe, comme nombre de ses amis, a été dans sa jeunesse un admirateur de Rousseau. Il a eu une période rousseauiste : « on se souviendra écrit-il dans son journal de la campagne de France, des maximes de Rousseau sur la vie civile et sur la manière d’élever les enfants. On voulait revenir en tout à la simple vérité » (Goethe, 2001, 440-1). (c) Enfin, les deux écrits sont thématiquement proches : tous deux traitent de la formation. Plus encore, Rousseau comme Goethe introduit la productivité du temps à l’intérieur de l’être humain. Mais sur cette base commune, ils se distinguent sur le point suivant : dans l’Emile, le précepteur a dès le départ une idée assez précise de ce qu’Emile doit et va devenir, à savoir une personne digne de l’humanité ; ce n’est au contraire pas le cas de Wilhelm Meister dont la vie n’est pas écrite à l’avance : aucun des personnages du roman ne peut prévoir au départ que Wilhelm renoncera à sa vocation théâtrale, qu’il deviendra le père de Félix et embrassera le métier de chirurgien. Cette différence conduit à considérer avec M. Bakhtine que la temporalité que Rousseau introduit dans l’Emile reste essentiellement générale et cyclique : le roman est organisé selon les étapes du développement naturel et Rousseau passe du temps au début de chaque livre à donner les caractéristiques de chaque période. Le temps biographique d’Emile est conçu sur le modèle des cycles naturels, ce qui signifie aussi que simultanément, il est relativement déconnecté du temps historique (Bakhtine, 1984, 257-8). A l’opposé, chez Goethe, la formation n’est pas principalement placée sous la loi de cycles naturels communs à tous. Elle emprunte aussi et même surtout des éléments d’une temporalité historique qui est différente pour chaque personne.  

Cette nouvelle forme de temporalité ne nous conduit pas cependant tout de suite hors de la nature. Elle relève au contraire toujours de cette dernière, mais en un sens spécifique de la nature humaine à l’origine duquel il est possible de déceler plusieurs influences : d’une part, l’influence de la figure du daïmon antique que Goethe reprend à son compte et interprète comme une loi de nécessité qui règle chaque existence individuelle. Il y a d’autre part, des influences modernes, celle de la singularité des natures individuelles selon Spinoza ainsi que celle de la monadologie leibnizienne. Dans les trois cas, l’idée de nécessité, autrement dit – si on la rapporte à celle d’humanité – l’idée de destin, occupe une place centrale : la formation obéit à une loi de développement interne, elle est « déploiement des capacités innée de l’individu » (Fabre, 2019).  

Mais la formation n’est pas un simple développement ; elle n’est pas soumise à la seule logique de la croissance interne. Il faut aussi faire la part des facteurs extérieurs. En premier lieu, le destin n’est pas une fatalité. Le destin désigne pour Goethe un ensemble de capacités innées et singulières que chaque personne doit cultiver. Si elle ne le fait pas, elle peut passer à côté de son destin. Nombreuses sont celles qui sont dans ce cas, pour deux raisons principales : d’une part, en raison des illusions de l’enfance. C’est le cas par exemple, de l’illusion de la génialité théâtrale dont Wilhelm Meister a été victime et dont il lui faudra se défaire. D’autre part, en raison des hasards de la vie qui viennent s’opposer aux décrets de la destinée. La nécessité inhérente au destin individuel est une chose ; autre chose est la Tychè, le hasard, que dans un poème de 1817, intitulé Mots originels (Urworte), Goethe lui oppose : « un flot plaisant contourne la stricte limite » (du daïmon), le flot imprévisible de la vie (Goethe, 1993, 422-5, v. 9-11).  « La trame de ce monde, dit un des personnages de Wilhelm Meister, est formée de nécessité et de hasard » (Goethe, 1954. 1, XVII, 424). 

En second lieu, les êtres humains ne se développent pas en vertu des seuls facteurs naturels. La formation, écrit par exemple Goethe, dans la préface de Poésie et vérité, est faite de « mouvements intérieurs » (innern Regungen) et d’« influences extérieures » (äußern Einflüsse)(1941, préface, 12). Elle obéit à un modèle interne et elle est soumise à des conditions externes ; elle relève à la fois de l’inné et de l’acquis, des interactions entre la nature et le monde, « synthèse et réconciliation de forces contraires » (Fabre, 2019). C’est cet ensemble de facteurs qui fait que la formation n’est pas l’actualisation d’une humanité déjà donnée en puissance. Se former, ce n’est pas devenir ce que l’on serait déjà au départ par essence (ou par naissance). La formation n’est pas régie par la loi du « deviens ce que tu es » pindarique ; elle est l’invention d’une personne individuelle que ne précède aucune essence préalablement déterminée. 

Ajoutons que la part du monde explique le choix que fait Goethe de ces formes littéraires spécifiques que sont l’autobiographie (Poésie et vérité, Voyage en Italie) et le roman. Dans un passage de Wilhelm Meister (1954, 5, VII, 652s), où il justifie le choix de ce genre littéraire, Goethe met en exergue les caractéristiques du roman qui le rendent propres à représenter une formation : (a) sa durée lui permet de rendre sensible l’évolution intérieure du héros, au contraire de l’action théâtrale qui, dit-il, est condensée sur une durée plus courte, telle que si on peut voir le héros changer, c’est dans l’instant et non pas au terme d’une évolution. Avec le roman au contraire, « le temps s’introduit à l’intérieur de l’humain » (Bakhtine, 1984, 227). (b) La forme romanesque est particulièrement apte à mettre en scène un individu plongé dans un monde qui pèse sur lui, ici encore au contraire du théâtre où le décor n’est souvent qu’une exemplification de l’action. (c) le héros du roman est, écrit Goethe, un « retardateur du dénouement ». Cette expression énigmatique à première vue, s’éclaire si l’on se souvient que la formation du héros est loin d’être rectiligne. Wilhelm ne cesse de se tromper et cela d’abord à cause de l’illusion de génialité théâtrale dont il est victime depuis l’enfance. En ce sens, la formation ne consiste pas seulement à accumuler les expériences et à apprendre des choses nouvelles. Elle consiste simultanément à désapprendre ce en quoi l’on croyait et qui fait obstacle à la véritable destinée. Ce thème du désapprendre est central chez Goethe ; il est en particulier un véritable leitmotiv des notes prises lors du Voyage en Italie. 

 

2. Monde et formation

L’ensemble des analyses qui précèdent nous conduisent donc de la nature à la société, de la considération du destin individuel à la prise en compte de l’influence du monde. Après la biologie et la réflexion sur le vivant, une seconde source du concept de Bildung apparaît, c’est l’histoire. C’est en effet un autre point commun des auteurs mentionnés plus haut, Herder, Schiller, Humboldt et Goethe, que tous adoptent un mode de pensée historique. Ce mode de pensée, comme celui des sciences de la nature, est moderne, inauguré par les Lumières européennes. Il faut se rappeler sur ce point le déploiement des philosophies de l’histoire en Europe dans la seconde moitié du dix-huitième siècle. Entre L’esprit des lois de Montesquieu de 1748 et Le conflit des facultés, rédigé par Kant en 1798, les philosophies de l’histoire prolifèrent, en Angleterre (Ferguson, Stewart), en France (Voltaire, Condorcet…) et aussi voire surtout en Allemagne, où l’on relève par exemple l’Histoire de l’humanité d’Iselin (1764), la Présentation de l’histoire universelle de Schlözer (1772), la Philosophie de l’histoire de Köster (1775) ainsi que les écrits que des auteurs plus connus comme Herder, Lessing, Kant et Schiller lui consacrent. Comme l’a noté R. Koselleck (1997), l’idée d’« Histoire universelle » vient alors s’ajouter aux chroniques et histoires particulières qui continuent d’être pratiquées, et surtout, elle se substitue à l’ancienne historia universalis qui était centrée sur l’histoire religieuse. L’Histoire universelle désigne une histoire de l’Humanité, un « collectif singulier » (ibid.) qui raconte l’histoire du monde humain pris globalement, rassemblant tous les peuples et toutes les époques dans un unique récit au sein duquel l’histoire religieuse se réduit progressivement à ne plus être qu’un chapitre parmi d’autres.  

L’idée de la formation de l’humanité est liée à l’émergence de ce mode de penser historique, à l’affirmation du devenir historique de l’humanité. Ce lien entre histoire et formation, Lessing a vraisemblablement été l’un des premiers à le formuler en Allemagne, dans son Education du genre humain (Erziehung des Menschengeschlechts) parue en 1780. Dans cet ouvrage, Lessing soutient que l’humanité n’est pas au départ tout ce qu’elle peut être, qu’elle devient à travers son histoire et que ce devenir peut être légitimement représenté comme un processus d’éducation (Erziehung). Même si – rappelons-le – il faut se méfier de l’assignation d’une nouveauté radicale, on peut penser qu’il y a là quelque chose de nouveau par rapport à la double représentation d’un monde et d’une humanité immuable – « un monde tout fait et pour l’essentiel, totalement stable » (Bakhtine, 1984, 229), représentation sans doute dominante parmi les penseurs et les écrivains occidentaux depuis l’antiquité. Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, s’impose progressivement l’image d’un monde en devenir, qui produit en parallèle une formation de l’humanité1 . 

Dans cet ensemble, Goethe se distingue sur un point important. Tous les auteurs mentionnés plus haut traitent en effet de l’humanité dans son ensemble, de la formation de l’humanité (Menschenbildung), dans son histoire. Et cela est vrai en particulier de ceux qui accordent de l’importance à la notion de Bildung, comme Herder dans les Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-1791) ou Schiller dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’humanité parues en même temps que le Wilhelm Meister (1794-95). Dans cet ensemble, l’originalité de Goethe est d’appliquer le mode de penser historique aux personnes singulières. Elle réside, comme l’a écrit F. Moretti, « dans l’abaissement de l’histoire au niveau de l’expérience ordinaire » (Moretti, 1985, 8). Comment comprendre cette originalité ? 

Je ferai pour ma part l’hypothèse qu’elle provient pour l’essentiel du scepticisme de Goethe à l’égard de l’idée de progrès. Au contraire de Schiller, Herder, Lessing ou Kant, Goethe n’adhère pas à une représentation téléologique de l’histoire, au sens d’une histoire orientée vers une fin qui serait l’accomplissement moral de l’humanité, comme l’est par exemple, dans l’œuvre de Herder, le passage de la Menschheit – l’humanité empirique – à l’Humanität, l’humanité moralement accomplie. Il est vrai que le scepticisme devant le spectacle du chaos des événements historiques est alors un leitmotiv répandu parmi les philosophes de l’histoire, une sorte de point de départ obligé. Mais ce scepticisme est en général surmonté dès lors qu’un « fil conducteur » (Kant) est trouvé qui permet de mettre de l’ordre dans la succession apparemment désordonnée des événements. Or chez Goethe, ce fil conducteur fait défaut. Peut-être en raison de son expérience politique – rappelons qu’il fait l’essentiel de sa carrière comme ministre du Duc de Weimar – Goethe reste sceptique au sujet du mouvement de l’histoire, en particulier de l’idée de progrès héritée des Lumières. Commentant les Ideen de Herder, il traite cette idée de « rêverie de l’humanité » (2003, 27/05/1787, 374) et il écrit dans les notes de son Voyage en Italie, « plus je vois le monde, moins je peux espérer que l’humanité ne puisse jamais devenir une masse sage, prudente et heureuse » (id, 17/05/1787, 364).  

Ce scepticisme à l’égard de l’idée de progrès explique peut-être pourquoi, délaissant l’histoire du monde et de l’humanité, Goethe applique le mode de penser historique caractéristique de son époque aux histoires individuelles et à la formation des personnes singulières. Mais pour autant, l’Histoire universelle ne disparaît pas de ses écrits. Il serait faux de croire que l’action du roman de formation, de Wilhelm Meister, est entièrement étrangère à la « grande histoire ». Le roman de formation établit un rapport plus complexe et peu visible entre la biographie du héros et la grande histoire. D’un côté, Goethe, reste étranger à la représentation, plus tardive au dix-neuvième siècle, qui verra dans l’individu, un produit de l’histoire. En témoigne le poids qu’il donne, nous l’avons vu, à la nature. Mais d’un autre côté, l’Histoire pèse sur les destins individuels. Dans la préface de Poésie et vérité, Goethe écrit par exemple que la réussite de l’autobiographie dépend non seulement de la capacité à se connaître soi-même, mais aussi son « siècle en tant qu’il entraîne avec lui ceux qui le veulent comme ceux qui ne le veulent point, les détermine et les façonne, de sorte qu’on peut dire qu’un être humain, s’il fut né seulement dix ans plus tôt, eut été tout autre, tant en ce qui concerne sa propre formation que l’action qu’il exerce au dehors » (1941, préface, 12-13). Et le fait est que le récit de la formation de Wilhelm dans le roman, comme celui de la formation de Goethe dans l’autobiographie n’ignore pas les grands événements de l’époque : la guerre de sept ans (1756-1763), l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique (1776), la Révolution de 1789. 

C’est ici qu’il est légitime de faire place aux lectures historico-politiques, que chacun à leur manière, des auteurs aussi différents que N. Elias (1939), L. Dumont (1991) et F. Moretti (1985) ont proposées de la Bildung et du roman de formation. En premier lieu, le roman de formation est une « forme symbolique » proprement moderne (Moretti, 1985, 22) : il retrace le parcours d’un individu, parcours qui ne consiste pas à s’approprier un rôle social préexistant (comme dans les sociétés traditionnelles), mais – je l’ai indiqué précédemment – à inventer une existence qui ne peut être prévue à l’avance. Ajoutons que le héros du roman de formation n’est pas non plus un héros exceptionnel. Wilhelm Meister, tout comme Emile d’ailleurs, n’est pas Télémaque, fils d’un Prince, dont Fénelon retrace les aventures dans un ouvrage destiné à l’éducation du petit-fils de Louis XIV. Le héros du roman de formation n’est pas le « grand homme » qui fait l’histoire (au sens de Hegel) ; c’est un homme sans qualités, un bourgeois ordinaire.  

En second lieu, Wilhelm saisi comme individu, ne se forme pas en tant que citoyen d’un nouveau régime politique, ce qui fait contraste avec les écrits pédagogiques des révolutionnaires de 1789 qui sont produits sensiblement à la même époque (Baczko, 1981). Dans le roman de Goethe, c’est la troupe de théâtre que Wilhelm a rejointe au départ, qui décide de se gouverner conformément à une « forme républicaine » (republikanische Form – 4, II, 564), et cela – ce n’est sans doute pas un hasard – à peu près au moment où Wilhelm la quitte. Wilhelm ne se forme pas comme citoyen d’un nouveau régime politique ; il se forme comme une personne privée, un « particulier » membre d’une communauté sociale, économique, culturelle, religieuse et aussi politique. Comme l’indique F. Moretti, le roman de formation est écrit sur fond de la grande histoire, mais en même temps il la tient à « distance » (Moretti, 1985, 8). Les grands événements de l’époque, en particulier ceux de 1789, sont présents, mais seulement à l’horizon : leur écho résonne dans le roman, mais de façon lointaine : « en un temps où la sphère publique est devenue explosive et envahissante, c’est la sphère privée et les histoires de vie singulières qui intéressent le roman » (id.).  

En termes politiques, se donne ici la possibilité de lire Wilhelm Meister dans le vocabulaire des classes sociales, en particulier de l’opposition entre la bourgeoisie et la noblesse. Un passage célèbre du roman rapporte une longue lettre que le héros écrit à son cousin Werner, lui-même engagé dans une carrière commerciale, sur le rapport d’exclusion et de fascination de la jeunesse bourgeoise à l’égard de la noblesse, en particulier en ce qui concerne la formation et la culture (Goethe, 1954, 5, III, 635-9). Sur ce point, ce que le roman nous montre, en particulier en conduisant Wilhelm à entrer au moyen du mariage dans une société aristocratique, c’est l’effort de Goethe pour imaginer un équilibre et une alliance entre l’aristocratie et la bourgeoisie, entre le monde ancien et le monde moderne. Il s’agit à la fois de maintenir dans les conditions du monde moderne un lien avec une « tradition culturelle vivante » (Fabre, 2019) et de concevoir un « mécanisme de promotion sociale qui sache concilier, plutôt qu’éloigner, les deux principales classes propriétaires de l’époque » (Moretti, 1985, 95). Ajoutons que cette forme de vie est supposée pouvoir être atteinte non pas par le biais d’une révolution, mais par celui d’une « réforme individuelle et collective » (Fabre, 2019). En un mot, Wilhelm Meister peut être lu comme une réponse de Goethe à la France de 1789, réponse qui prétend montrer comment la Révolution française aurait pu être évitée (Moretti, 1985, 95). 

 

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Au terme de ce bref parcours, on voit que Goethe singularise ce qui chez ses contemporains se présente sous la forme de déterminations générales : le cycle des âges de la vie, tel qu’il structure l‘Emile de Rousseau laisse la place à la singularité des destins individuels ; l’Histoire universelle recule en arrière-fond et laisse les histoires singulières occuper le devant de la scène. Dans les deux cas cependant, les déterminations générales ne disparaissent pas ; elles restent à la marge des trajets singuliers et elles influencent ces derniers. 

On perçoit chez Goethe un double mouvement de temporalisation de la nature et d’historicisation du monde : une temporalisation de la personne, au sens où la formation ne résulte pas seulement de l’action du monde sur elle. Il y a une nature individuelle et cette nature n’est pas fixée ; elle est en devenir, et ce devenir est productif ; il contribue à faire advenir la personne comme telle. Simultanément, la formation n’est pas monadique ; elle n’est pas le seul déploiement d’une nature, obéissant à une loi de nécessité interne ; elle est aussi soumise à l’action du monde. Or, le monde humain de même, n’est pas conçu comme une réalité stable ; il est lui-même en devenir ; c’est un monde historique tel que l’humanité évolue en même temps que le monde devient. En bref, la formation résulte de l’action croisée d’un double devenir : devenir de la personne dans le temps et devenir du monde humain dans l’histoire. Goethe traite le temps biographique comme une synthèse jamais figée du temps naturel et du temps historique.  

 

Bibliographie

- Goethe, J. von. Werke. Hrsg. im Auftrag der Großherzogin Sophie von Sachsen, 63 vol. Weimar, Deutscher Taschenbuch Verlag.  

- Goethe, J. von (1941). Poésie et vérité. Souvenirs de ma vie. Aubier. 

- Goethe, J. von. (1954). Romans. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade. 

- Goethe, J. von. (1992). « Influence de la philosophie moderne ». Littérature, n°86, 116-125. 

- Goethe, J. von. (1993). « Urworte ». Dans J.P. Lefebvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.  

- Goethe, J. von/ Schiller F. (1994). Correspondance; 1794-1805. Gallimard ; 2 vol. 

- Goethe, J. von. (2001). Ecrits autobiographiques (1789-1815). Bartillat. 

- Goethe, J. von. (2003). Voyage en Italie. Bartillat. 

- Goethe, J. von (2020). Les années de voyage de Wilhelm Meister. Gallimard, folio.  

 

Etudes / Commentaires :  

- Baczko B. (1981). Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolutionnaire. Garnier.   

- Bakhtine M. (1984). Esthétique de la création verbale. Gallimard ; Nrf. 

- Cassirer E. (1932). « Goethes Idee der Bildung und der Erziehung ». Gesammelte Werke. Bd XVIII,  Aufsätze und kleine Schriften. Felix Meiner. 127-147. 

- Dilthey W. (1870). Leben Schleiermachers. In Gesammelte Schriften. Vandenhoeck und Ruprecht. 1966, t. XIII. 

- Dumont L. (1991). L’idéologie allemande. Gallimard, Nrf. 

- Elias N. (1939). La civilisation des mœurs. Calmann-lévy.  

- Fabre M. (2019). « Bildung » dans C. Delory-Momberger, Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique. Erès, 197-199. 

- Hadot P. (2004). Le voile d’Isis. Essai sur l’idée de nature. Gallimard ; Folio essais. 

- Hegel G.W.F. (1996). Esthétique. Aubier (4 vol).  

- Kant I. (1803/1986). « Über Pädagogik ». Kant Werke (in 12 Bänden), vol. XII, Suhrkampf, 691-761.  

- Koselleck R. (1997). L’expérience de l’histoire. Seuil/Gallimard (2° éd.). 

- Mendelssohn M. (1991). « Réponse à la question : qu’est-ce que les lumières ? » in J. Mondot. Qu’est-ce que les lumières. Presses universitaires de Saint-Etienne.  

- Moretti F. (2019). Le roman de formation. CNRS éditions.  

 

Notes
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 Comment expliquer ce changement ? C’est une question fondamentale qui mérite un examen attentif. Sans doute faut-il faire la part de la science moderne qui, comme l’a rappelé H. Arendt conduit à déconnecter l’histoire humaine de la nature ; mais aussi l’influence du mode de penser religieux du salut de l’humanité qui va progressivement se séculariser en philosophie de l’histoire.

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292