Accueil > Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation > ARPHÉ 2022 > Présentation du dossier

Présentation du dossier

Éducation et politique : enjeux philosophiques ( crises, critiques, alternatives )

En 2002, Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi signaient un ouvrage intitulé Pour une philosophie politique de l’éducation, visant à construire un travail d’identification des problèmes politiques sur les questions d’éducation et d’école. Il s’agissait alors de prendre du recul sur des questions vives en éducation, en interrogeant les conditions de possibilité d’une éducation à la démocratie.

Depuis, les recherches en éducation articulées à la question politique se sont beaucoup développées dans le domaine des sciences sociales : le courant de la « pédagogie critique » et la sociologie des inégalités scolaires ont investi cette question1 ; le concept de « forme scolaire », proposé par Guy Vincent, a été investi par les sciences de l’éducation2 . D’autres travaux se tournent vers l’histoire pour considérer des modèles « autres » d’école ou d’éducation, en marges de l’historiographie habituelle – comme, par exemple, les modèles socialistes ou celui de l’école de La Commune de Paris3 . Mais excepté lors des débats autour de l’école républicaine, peu de textes en France, dans le domaine spécifique de la philosophie, se confrontent aux enjeux politiques de l’éducation, à l’inverse d’une production vive dans le milieu anglo-saxon.

Ce dossier propose plusieurs contributions qui entendent s’intéresser à cette question, en interrogeant d’un point de vue philosophique les liens entre éducation et politique à la lumière des enjeux actuels. Dans le contexte français, l’éducation et l’école ont été pensés comme des ingrédients essentiels et indissociables du politique, de la vie collective qui est le ciment de la cité. Mais elles sont aussi un instrument possible de la politique (des discours et des postures du jeu politique) et en subissent les difficultés contemporaines, par un effet de loupe ou de cristallisation (agir à l’école faute d’agir ailleurs). Qu’est-ce que les difficultés politiques contemporaines – crise démocratique, abstention massive et extension de phénomènes qui peinent encore à être circonscrits, comme les revendications nommées populistes ou populaires – font à l’éducation et à l’institution école ? Comment ce contexte politique agit-il ou interagit-il avec l’école, les institutions scolaires ou encore l’éducation en général ? Si nous savons que l’école est un levier indispensable pour faire corps politique, comment penser l’école si nous ne savons de quoi ce corps politique est désormais constitué, et comment il l’est ? Quelles formes de l’émancipation par l’éducation et par l’école sont possibles et souhaitables ? Les « valeurs de la République » et l’invocation du « vivre ensemble » sont-elles des éléments suffisants ? Comment articuler une nécessaire critique de l’école avec l’éducation politique indispensable à la construction de la citoyenneté4 ? Et par-delà la dénonciation d’une crise conjointe de l’école et de la démocratie, est-il possible d’identifier des éléments d’émancipation, d’alternatives, de constructions ou de reconstructions ?

Ce dossier est issu, comme il est maintenant d’usage, du colloque annuel de la Sofphied, à savoir de celui qui s’est tenu en juin 2022 à l’Inspé de Créteil. Il peut être envisagé selon plusieurs entrées. La première est celle des entrées conceptuelles. La thématique « éducation et politique » peut être envisagée du point de vue de l’autorité (article de C. Coste), de la crise (N. Piqué) ou encore de l’éducation populaire (I. Pereira). Il s’agit alors, à partir d’une entrée précise, de réfléchir sur la tension possible entre la transmission de valeurs et la critique de ces valeurs, dans un contexte de défiance de plus en plus grande envers les institutions ; mais également sur les reconstructions possibles envisageables. Il s’agit surtout de s’interroger sur la teneur de l’école en tant qu’institution dans notre contexte contemporain.

Si les concepts constituent une première entrée, les pratiques spécifiques peuvent en être une deuxième, venant incarner et porter, en leur donnant du sens, la formation du citoyen, l’enseignement moral et civique ou à la citoyenneté, la formation de l’esprit critique. Trois textes explorent cette piste, celle de l’art comme chemin « esthétique » et philosophique vers la liberté (A. Kerlan), les formes de philosophie pour les enfants comme socle pour la formation à l’esprit critique (J. Hawken) ou à la création du commun par les affects (C. Budex).

Ceci suppose que la philosophie s’attaque de front aux modèles politiques à l’œuvre, et notamment l’influence de la philosophie politique libérale sur la pensée de l’éducation. Cette influence se retrouve dans la prégnance des « compétences » (texte de V. Legeay et A. Del Rey ; et texte de J.F. Goubet). La réflexion à partir de l’œuvre de Rand (C. Roelens) entre dans cette interrogation : comment l’école est-elle pensée dans un contexte néolibéral, mais aussi populiste ? Quelles sont les configurations et reconfigurations de l’articulation entre école et capitalisme ?

Ceci signifie que la philosophie de l’éducation ne se désintéresse pas des questions politiques vives, mais au contraire les problématise pour mieux les investir, comme ce « sujet sensible » qu’est la question de l’universel (J.F. Dupeyron), ainsi que la tension si contemporaine entre individu et collectif, « commun » et particulier (V. Charbonnier). Autre question cruciale pour notre temps : l’articulation entre la dimension scientifique et la dimension éthique de l’éducation, qu’explore le texte sur « l’éducation basée sur la science » (A. D. Robert). Autrement dit, sur cette question, la philosophie de l’éducation peut également se donner des pistes de constructions ou de reconstructions possibles.

Bérengère Kolly et Pascal Séverac
Notes
[←1 ]

Pereira, I. (2018). Philosophie critique en éducation. Paris : DidacPhilo..

[←2 ]

Voir par exemple le colloque organisé par le laboratoire « Education, Cultures, Politiques » en 2017, « La ‘forme scolaire’ prisonnière de son succès ? », https://recherche.univ-lyon2.fr/ecp/evenements/colloques-conferences/programmation-colloque-forme-scolaire ; ce concept est également mobilisé par la didactique, en particulier la Théorie de l’Action Conjointe en Didactique (TACD), voir l’introduction au deuxième congrès par Henri Louis Go et Frédérique Marie Prot, https://tacd-2021.sciencesconf.org/data/pages/Go_Prot_Conference_pleniereTACD_2021.pdf.

[←3 ]

Dupeyron, J.F. (2020). A l’école de la Commune de Paris. L’histoire d’une autre école. Raison et Passions.

[←4 ]

Voir par exemple l’ouvrage de l’historienne Laurence De Cock (2021), École publique et émancipation sociale, Agone.