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jeudi 29 février 2024

Pour citer ce texte : ROELENS, C. (2024). 13. L’humanisme numerique à l’epreuve de l’humanité démocratique Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 4 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2023/dossier/article/l-humanisme-numerique-a-l-epreuve-de-l-humanite-democratique]

L’humanisme numerique à l’epreuve de l’humanité démocratique

 

Camille Roelens 
Université Claude Bernard Lyon 1, INSPÉ de la Loire, laboratoire Éducation, Cultures, Politiques 

 

 

Résumé : ce texte prend acte de l’importance que revêt l’intégration des transformations civilisationnelles concentrées dans la notion de numérisation du monde pour penser les articulations entre humanités, humanisme et éducation au XXIème siècle. Nous nous y demandons si un humanisme numérique peut constituer une proposition plus soluble dans l’hypermodernité démocratique que les variantes antérieures dudit humanisme, sur lequel une philosophie pratique de l’éducation et de la formation pour aborder le XXIème siècle pourrait prendre appui. Pour ce faire, nous restituons d’abord la manière dont l’humanisme numérique s’inscrit dans une longue histoire des idées et des pratiques, puis nous confrontons ces primes analyses à une compréhension plus large, d’inspiration tocquevillienne, de ce qu’est l’humanité démocratique comme forme d’être soi et d’être-au-monde humain se distinguant assez radicalement des formes antérieures et/ou différentes dans un même espace-temps. 

 

Mots-clés :
philosophie politique de l’éducation, éthique, humanités, numérique, démocratie.
 

 

Abstract : This text takes note of the importance of integrating the civilisational transformations concentrated in the notion of the digitisation of the world in thinking about the links between the humanities, humanism and education in the twenty-first century. We ask whether a digital humanism might be a more soluble proposition in democratic hypermodernity than previous variants of the said humanism, on which a practical philosophy of education and training for the twenty-first century might be based. In order to do this, we first outline the way in which digital humanism fits into a long history of ideas and practices, and then compare these initial analyses with a broader, Tocquevillian-inspired understanding of democratic humanity as a form of being oneself and of being-in-the-human-world that differs quite radically from previous and/or different forms in the same space-time. 

 

Keywords :
political philosophy of education, ethics, humanities, digital technology, democracy. 

Il ne suffit plus de savoir lire et de savoir écrire, il nous faut maintenant d’autres savoirs et de nouvelles pédagogies. Des savoirs issus du numérique, de ses critères émergents et de ses repères propres. Il est certes possible de voir dans le numérique une nouvelle convergence entre l’humanité et la technologie. Si tel est le cas, il ne s’agit nullement de renouer avec les divers discours et théories transhumanistes, apôtres d’une utopie du progrès. […] Il s’agira au contraire de déployer une pensée pragmatique et politique : accepter les mutations introduites par le numérique et insister sur l’indissociabilité de nos valeurs et de l’accès au contenu ne sont que les premiers pas dans notre aventure, avec cette nouvelle technologie devenue partie intégrale de notre existence. Le numérique est une nouvelle manière de fabriquer de la mémoire et de l’interpréter. […] Les enjeux sont énormes car nous vivons une période de transition dans laquelle la gestion de cette mémoire, des écrits comme des identités est floue et indécise. Notre défi est de travailler ensemble sur les modalités d’une nouvelle forme de gestion de la mémoire, de l’identité et du savoir, et d’élaborer une éthique. Et cette éthique est à inventer car elle se situe entre les deux éthiques identifiées par […] Weber, celle de l’homme politique et celle du savant. Deux éthiques, l’une animée par la conviction, la seconde par la responsabilité. Les conflits d’autorité et de légitimité, tout comme les pratiques émanant du code, nous incitent à trouver une autre voie. C’est bien là le projet d’un humanisme numérique. (Doueihi, 2013, p. 53-55) 

 

Dans le présent texte, nous tâchons de prendre acte de l’importance que revêt l’intégration des transformations civilisationnelles concentrées dans la notion de numérisation du monde1 pour penser les articulations entre humanités, humanisme, éducation et formation au XXIème siècle. Nous situons pour ce faire notre propos dans le domaine de la philosophie politique de l’éducation et de la formation (Blais et al., 2002/2013, 2008, 2014/2016). Nous faisons nôtre l’axiome clé de cette démarche selon lequel la manière dont nous pouvons penser les pratiques éducatives et formatives contemporaines doit s’inscrire dans un abord compréhensif et critique plus large du projet démocratique moderne lui-même et des déclinaisons et développements qu’il est possible et souhaitable de lui donner. Nous cherchons ainsi dans ces pages à faire valoir plus précisément l’intérêt heuristique d’une saisie philosophique des thèmes respectifs de l’humanisme, du numérique et des mutations contemporaines de l’éducation et de la formation au sens d’une double dynamique plus englobante de démocratisation et d’individualisation des sociétés occidentales contemporaines, comme nous avons pu ailleurs en montrer l’exigence actuelle (Roelens et Pélissier, 2023). Nous n’ignorons pas qu’existe déjà sur ce thème une large gamme de travaux critiques en sciences humaines et sociales (dont on trouvera une bonne synthèse s’agissant des enjeux pour l’éducation et la formation dans : Collin et al, 2022 ) insistant sur ce que ces processus peuvent nous laisser craindre. Mais il nous semble à la fois plus cohérent avec notre propre position dans le champ des philosophies de la démocratie (Roelens, 2023a) et plus complémentaire avec l’état de l’art existant sur la question de chercher à donner droit et lumière, aussi, à ce qu’il est permis d’en espérer.  

Plus spécifiquement, nous nous demandons ici si un humanisme2 numérique tel que le promeut Doueihi (2011) peut être à même de constituer – et si oui à quelles conditions – une proposition plus soluble dans l’hypermodernité démocratique3 que les variantes antérieures dudit humanisme (qui ont pu en ce sens faire l’objet de critiques que nous rappellerons succinctement), sur lequel une philosophie pratique de l’éducation et de la formation pour aborder le XXIème siècle pourrait prendre appui avec une certaine assurance. 

Pour ce faire, nous restituons dans une première partie la manière dont cette proposition d’humanisme numérique en général et dans son rapport potentiel à l’éducation et à la formation en particulier s’inscrit dans une longue histoire des idées et des pratiques, et présentons également une hypothèse tant interprétative que normative forte due à Doueihi selon laquelle l’humanisme numérique pourrait et devrait constituer en fait un quatrième âge de la trajectoire humaniste, prolongeant et dépassant les précédents. 

Dans une seconde partie, nous confrontons ces primes analyses à une compréhension plus large, d’inspiration tocquevillienne, de ce qu’est l’humanité démocratique comme forme d’être soi et d’être-au-monde humain se distinguant assez radicalement des formes antérieures et/ou différentes dans un même espace-temps. Ce faisant, nous nourrissons également un questionnement de type prospectif, autour de la question transhumaniste, sur l’ampleur possible d’une telle mutation anthropologique dans le contexte technologique présent et à venir, et ses possibles implications pour penser l’éducation et la formation. 

 

Vers un humanisme numérique ? Interprétations et enjeux pour penser l’éducation et la formation au XXIème siècle

 

L’étude du couple philosophique que forment l’éducation et l’humanisme est à la fois un thème d’étude classique et assez régulièrement revisité de manière féconde (voir par exemple : Simard et al., 2016/2017 ; Vergnioux, 2002). Il est particulièrement intéressant de constater que, dès l’épilogue de l’étude canonique de Garin sur L’éducation de l’homme moderne (1957/2003) – en forme d’inférence constantienne assez transparente, titrée « Les Anciens et les Modernes » (p. 233-251) et très axée sur l’idée de liberté – les dépassements successifs de formes historiques d’humanismes par d’autres – une actualisation permanente de l’humanisme et de l’éducation qui s’y rapporte, en quelque sorte -, étaient envisagés non comme des sacrilèges mais bien comme des nécessités pour accomplir l’idéal de liberté humaine qui en constituait le cœur vif. « Les études libérales, avaient écrit les humanistes ainsi que le rappelle Garin, portent ce nom parce qu’elles donnent la liberté aux hommes ; elles conserveront toute leur valeur historique, même lorsque, à un certain moment, les hommes libres pourront être conscients de leurs limites, les assumer et les dépasser. Mais le message du Siècle des lumières et de la Révolution ne fut pas la négation de l’humanisme ; ce fut l’affirmation de cette découverte ; on ne peut parler d’éducation humaniste que dans une société d’hommes libres » (p. 251).  

En tant qu’habitants et analystes des démocraties occidentales contemporaines, nous avons appris avec et après Tocqueville – nous y reviendrons – à savoir à quel point l’idée de liberté se décline désormais spontanément pour nous en termes de vie en démocratie, conçue comme un mode de vie individuel et collectif global bien plus que comme un simple régime politique. Plus récemment s’est fait jour une véritable lame de fond dans la transformation objective comme dans l’appréhension subjective de nos vies et de nos sociétés, dont le support est technique même si l’inspiration vient de plus loin. La numérisation des modes de vie vient alors en quelque sorte féconder des potentialités de libération restées longtemps à l’état inchoatif, autrement dit donner à la liberté de l’individu démocratique les moyens techniques de ses ambitions légitimes (voir en particulier Cardon, 2010 ; Cazeaux, 2014, et notre synthèse autour de l’idée d’une numérisation comprise comme stade suprême de la démocratisation dans Roelens, 2022). Cela s’entend par exemple en termes d’ouverture de la gamme des choix effectivement possibles en termes de poursuite du bien-être par la consommation matérielle ou des formes de relations amicales et/ou sexuelles.  

Par ailleurs, on sait qu’un des axiomes clés de l’humanisme éducatif est celui que, dans d’autres circonstances, Ricoeur formulera ainsi : « nous ne nous comprenons que par le grand détour des signes d’humanité déposés dans les œuvres de culture » (1986, p. 130), d’où il découle assez logiquement que, pour accomplir en fait ce qu’être humain nous fait porter en potentialité, il faudra faire ses humanités, apprendre à se comprendre au contact des œuvres. C’est encore mutatis mutandis cette conception que l’on retrouve dans les si fameuses thèses d’Arendt en philosophie de l’éducation, selon lesquelles le sens profond de cette dernière serait l’introduction des nouveaux venus à l’humanité dans un monde de culture qui les précède et les dépasse (1961/1972). Or le développement récent du domaine académique des humanités numériques4 et du champ des études de la culture numérique (Cardon, 2019) invite à considérer l’hypothèse selon laquelle, au rang des œuvres de culture parmi lesquelles le détour d’humanisation et d’auto-compréhension s’imposerait dans une perspective humaniste, siégerait désormais en bonne place des ressources numériques et/ou numérisées à partir d’autres supports. 

La conjonction de ces différents éléments soulève l’hypothèse de la progression vers un humanisme numérique, qui pourrait être de nature à se décliner en un humanisme éducatif d’un nouveau type, à l’aune en particulier des défis et interrogations nés de la numérisation croissante des pratiques pédagogiques et scolaires contemporaines (voir notamment Amadieu et Tricot, 2014 ; Tessier, 2019). Pour nous confronter à ladite hypothèse et en tirer les meilleurs fruits heuristiques, Doueihi, cité en exergue, nous invite à mettre d’emblée en perspective ce que serait un humanisme numérique avec la longue histoire des humanismes antérieurs, et de nous mettre pour cela en quelque sorte à l’école de Lévi-Strauss. 

Invité en 1986 à prononcer une série de conférences au Japon, ce dernier proposa5 en effet un panorama heuristique des déploiements historiques successifs de ce qu’il nommait « une attitude intellectuelle et morale qui a pris naissance il y a plusieurs siècles et que nous désignons par le mot d’humanisme » (1986/2011, p. 43-44). Il identifie principalement trois humanismes historiques, dont on notera que l’anthropologue les associe significativement à des moments clés, entre eux différents, de quelque chose comme l’histoire des savoirs, de la culture et de leur apprentissage. Le premier, l’humanisme aristocratique, correspond au moment où « en Europe, les hommes de la Renaissance ont redécouvert l’Antiquité gréco-romaine, et quand les Jésuites ont fait du latin la base de la formation scolaire et universitaires » (p. 44). Le deuxième, l’humanisme bourgeois ou humanisme exotique, repose notamment sur « le progrès de l’exploration géographique » (p. 46-47) avec en particulier deux vagues successives importantes de colonisation et un intérêt particulier pour les cultures orientales. Le troisième – et dernier, selon Lévi-Strauss – est celui qu’il nomme humanisme démocratique, « qui dépasse ceux qui le précédèrent, créés pour des privilégiés6 , à partir des civilisations privilégiées. En en mobilisant des méthodes et des techniques empruntées à toutes les sciences pour les faire servir à la connaissance de l’homme, elle appelle à la réconciliation de l’homme et de la nature dans un humanisme généralisé » (p. 50). Il ne faut donc pas ici se méprendre sur le sens du vocable démocratique, bien différent de celui que l’on mobilisera dans la partie suivante en nous mettant à l’école de Tocqueville. Il s’agit ici en quelque sorte d’une démocratisation quantitative, d’une extension du domaine des civilisations humaines dignes d’être considérées comme telles. Mais ce n’est pas une assomption de ce que la démocratie, si elle est comprise, comme le fait par exemple Gauchet (2017), comme concept englobant de la modernité, porte en elle de remise en cause potentielle de la naturalité ou de l’invariance anthropologique (y compris à notre époque) d’un certain nombre de traits de l’existence humaine collective et individuelle (de l’identité des personnes à l’organisation des rapports entre elles selon des systèmes de différenciations hiérarchiques denses, par exemple. De même, rien dans cette forme de l’humanisme qui, selon Lévi-Strauss, eut dû être terminal, ne prépare et n’arme en soi pour prendre la mesure de l’immense mutation, certes technologique à la base mais dont les conséquences vont bien au-delà, qu’est la numérisation du monde (occidental, en particulier). 

C’est donc à l’examen de cette civilisation numérique – sans donner à ce syntagme une consonnance oxymorique comme d’autres que nous croiserons ci-après peuvent le faire – qu’entend se consacrer Doueihi en général (2011, en particulier p. 34-42), en lui donnant sa nouvelle forme d’humanisme, dépassant à son tour les trois formes égrenées par le père du structuralisme, en particulier. Selon Doueihi, en effet, « la culture numérique7 [est l’agent] d’une nouvelle civilisation qui n’est pas seulement une "civilisation technique". Le numérique lui-même en quête d’absolu et de totalité dans ses effets sur les hommes, leurs sociétés, leurs comportements et leurs valeurs, rassemble les composantes internes de la technique (l’impératif technique, avec sa matérialité, ses incontournables et ses oublis) dans son état actuel, représenté par les plateformes comme par l’imaginaire de la technique, tout en permettant des usages modulables souvent façonnés par des spécificités locales et qui sont de nature culturelle. C’est en partie cette double condition qui donne lieu à ce "quatrième humanisme" [, l’] "humanisme numérique" » (p. 37). L’auteur précise plus loin que ce dernier « s’efforce de trouver sa voie entre des héritages multiples8 , parfois controversés » (p. 39) et s’efforce donc de poser un certain nombre de balises ou de points de passages, à valeur normative, pour paver ladite voie, dont seul le parcours pourrait permettre de se prévaloir d’être un humaniste numérique au sens ou Doueihi l’entend9 . Nous en avons eu déjà un aperçu en exergue, et on trouvera lesdites balises développées à loisir dans le riche détail d’un ouvrage (2011) où nous ne pouvons pas entrer ici directement. « Pourquoi un humanisme numérique [demande enfin l’auteur de manière rhétorique pour s’ouvrir la possibilité d’une synthèse] ? Tout simplement parce que le numérique est une culture nouvelle, qui, comme toute nouvelle culture, interroge nos certitudes et nos vérités, en mettant en place de nouveaux critères et de nouveaux repères » (p. 55).  

Comment cette interrogation et cette réorientation - est-on alors amené à se demander lorsqu’on investit le travail intellectuel en philosophie de l’éducation en le comprenant, après Blais et al, comme l’étude de la « conversion du projet démocratique en pratiques éducatives » (2002/2013, p. 9) – peuvent-elles alors se déployer en intégrant l’enjeu de l’éducation et de la formation dans un cadre humain bien spécifique, qui est celui de l’hypermodernité démocratique, et en travaillant avec le type très particulier de sujets humains qui le peuplent ?  

 

De la solubilité dans l’hypermodernité démocratique en tant que clé heuristique et épreuve pratique

 

Or si l’on tente d’aborder la problématique de l’actualité et de l’avenir de l’humanisme éducatif et formatif en prenant au sérieux la valeur heuristique des deux célèbres propositions kantiennes selon lesquelles, d’une part, l’humain ne devient humain que par l’éducation (Kant, 1803/1993), et d’autre part, l’interrogation sur ce qu’est l’humain permet mutatis mutandis de subsumer toutes les questions importantes de la philosophie (1798/1993), l’hypothèse d’une véritable mutation anthropologique advenue entre les âges passés de l’humanisme et notre temps présent ne peut pas être esquivée (Gauchet, 2004/2017). Comme nous avons eu l’occasion de l’argumenter en détail ailleurs (Roelens, 2021), et dans une inspiration tocquevillienne (Tocqueville, 1835-1840/1981), il nous semble possible de soutenir que, dans une période débutant dans les sociétés occidentales au début des années 1970 et que l’on peut appeler hypermodernité (Charles, 2007), a émergé une figure de l’homo democraticus qui diffère radicalement, et non plus simplement superficiellement ou par degré, de toutes les formes d’humanités précédentes et/ou différentes. Avoir à éduquer et à former l’enfance de l’humanité démocratique ainsi comprise, et devoir pour ce faire repenser un nombre considérable de nos concepts et de nos pratiques, apparaît alors comme la tâche centrale d’une philosophie de l’éducation et de la formation humaniste aujourd’hui. Pour le dire comme Wolff (2010), on touche ici au terrain complexe de la définition même de ce qui fait l’humanité de l’homme (il rappelle qu’ont d’ailleurs prévalu successivement sur ce terrain l’animal rationnel, l’âme étroitement unie à un corps, le sujet assujetti et le vivant aux hautes capacités cognitives). Dans la dynamique démocratique moderne, l’humain est celui qui est pris dans la logique de l’égalisation des conditions, et que l’on doit justement respecter et considérer comme un égal (ayant en particulier un droit égal aux autres humains à la quête du bien-être et des droits afférents). À quelles conditions alors un humanisme numérique compris au sens où nous avons commencé à l’esquisser plus haut pourrait-il, dans un tel contexte global, permettre de faire vivre quelque chose comme un rapport réflexif à l’humanisme éducatif, c’est-à-dire être capable à la fois d’accueillir son héritage et de prolonger certaines de ses dimensions axiologiques mais aussi d’être conscient de ce que furent ses apories passées et donc ses nécessaires actualisations critiques ?  

Pouvoir se confronter de manière féconde à cette question implique sans doute en premier lieu d’identifier schématiquement ce que sont ces obstacles à dépasser. Cela nous semble pouvoir se faire de manière synthétique10 en considérant les points de passage par lesquels Renaut envisageait qu’il soit possible de progresser à l’horizon d’un humanisme de la diversité (2009), dans un ouvrage où il prolonge des réflexions nées de ses critiques de l’antihumanisme philosophique durant les décennies précédentes. En un sens, son propos s’apparente ici à une topographie des "bonnes raisons" (au sens logique et non nécessairement moral) que les individus des temps démocratiques - travaillés par ce que Tocqueville et les néotocquevilliens appellent la passion de l’égalité et du bien-être, ou encore l’individualisme démocratique (sur ce sujet sur lequel Renaut est maintes fois revenu, voir dans l’ouvrage ici discuté en particulier p. 185-232) – auraient de se défier non seulement de l’humanisme classique étudié par Garin, mais aussi de ses formes ultérieures dans la typologie de Lévi-Strauss (le qualificatif de démocratique attribué à la troisième de ses formes étant alors présumé trompeur, ou du moins incomplet). Les humanismes et civilisations modernes auraient ainsi toujours eu, au fond, des difficultés, dans leur valorisation de l’humain comme idée ou concept, à « ménager une place pour "la variété de profils humains qui peuvent exister [effectivement en leur] sein (origine de pays, de région, de quartier, patronymique, culture, âge, sexe, apparence physique, handicap, orientation sexuelle, diplômes, etc.)" » (p. 11-12). D’où une triple tendance de fond, que Renaut juge particulièrement vivace dans un républicanisme français dont il n’est pas besoin sans doute de rappeler la prégnance dans l’histoire des idées pédagogiques et scolaires dans ce pays, à : 1° fonctionner plus ou moins implicitement à partir d’une conception de l’humanité accomplie présumée universelle mais qui correspond en fait à un type assez précis11  ; 2° tenter de coloniser l’identité de ce qui ne correspond pas à ce type pour en en faire « le même qu’on lui impose d’être » (p. 27) ; 3° traiter ce (et/ou ceux) qui refuse d’entrer dans ce processus transformateur en lui attribuant « une altérité irréductible – avec le risque de radicaliser, voire d’exacerber cette altérité » (p. 27). Or, sous les effets de la démocratisation et de la libéralisation accrue de sociétés occidentales ou dont le pluralisme et la diversité constituent désormais à la fois des faits massifs et des principes structurants, une proposition humaniste ne peut désormais, à lire Renaut, espérer être largement reconnue comme valable que si elle remplit au moins deux critères. Premièrement, il faut que cette proposition puisse offrir au regard les atours d’« un humanisme moins abstrait qu’il ne l’a été jusqu’ici » (p. 427). Secondement, et c’est là sans doute le point principal, il ne serait plus possible d’y "jouer" simplement des principes de sagesses des Anciens contre les excès et l’hybris supposée des Modernes – une tendance maintes fois observée en la matière et que Renaut critiquait déjà dans ses travaux sur La libération des enfants (2002) puis sur La fin de l’autorité (2004) au sens traditionnel – et surtout de prétendre abstraire et/ou exclure certains domaines de l’existence humaines de l’influence de ce que Tocqueville appelle les passions démocratiques. Le défi d’un humanisme de la diversité, selon Renaut, serait plutôt de réussir à les marier aux conquêtes du libéralisme politique moderne et contemporain (en termes de respect du pluralisme en particulier) et avec l’idéal d’autonomie individuelle du sujet humain hérité des Lumières. L’actualisation contemporaine de l’humanisme en général et de son versant éducatif et formatif en particulier ne pourrait donc pas, dans une telle logique, se jouer sous la forme d’une « réintégration forcée des appels à la culture du passé dans ce qui demeurerait malgré tout un culte du présent » (Renaut, 2009, p. 209), mais impliquerait un aggiornamento bien plus fondamental dont le principe de base serait de questionner la solubilité même dans l’hypermodernité démocratique de toute proposition normative en ce sens. L’ampleur des bouleversements exigés par ce dernier et la quantité d’habitudes acquises auxquelles cela implique de renoncer font que le rapport à ce que nous avons appelé l’enfance de l’humanité démocratique (Roelens, 2021) est en lui-même rarement exempt de paniques morales (Ogien, 2004). Soumis à de telles paniques, un raisonnement philosophique perd en effet sa cohérence à mesure qu’il se déploie car son auteur recule devant la hardiesse des conclusions auxquelles pourrait conduire le déploiement de ses principes de base tels que les droits humains fondamentaux le sont devenus (Gauchet, 2017) pour nos sociétés occidentales contemporaines (la révocation des valeurs aristocratiques par les principes démocratiques, par exemple, ou encore le règne généralisé de l’égalité et de l’individualisme). Or il est permis de penser que l’adjonction des thématiques respectives du devenir des humanités et de la pénétration du numérique en éducation et formation (Tessier et Saint-Martin, 2020) hyperbolise souvent tant la quantité que l’intensité de ce type de réactions (là où un travail intellectuel visant à y résister et à faire primer en la matière la compréhension sur la condamnation nous paraîtrait pourtant plus fidèle à un certain esprit de l’humanisme philosophique historique lui-même). Sous leurs formes les plus radicales, ces réactions alimentent un type de discours ultra-critique de la numérisation du monde qui en font ni plus ni moins qu’un renoncement à la civilisation, et ce faisant, une précipitation de l’humanité dans la décadence ou un retour à la barbarie12 .  

Plus radicales encore sont sans doute les positions et les craintes à mesure que l’on se rapproche d’une question que nombre d’acteurs majeurs de la culture numérique portent dans leur sillage, à savoir la question dite transhumaniste (voir par exemple Rey, 2020 ; Sadin, 2021). Nous avons pu voir dès l’exergue de ce texte que Doueihi, d’emblée, s’en défie, et en fait même une forme d’"autre" radical de l’humanisme numérique qu’il appelle de ses vœux. Il est possible toutefois, à bien s’intéresser aux détails et nuances des positions normatives sur ce sujet (très bien exposées dans Gallerand, 2021) de s’instiller entre des conceptions densément perfectionnistes voire même holistes13 - faisant de la transformation de l’humanité a minima un devoir de l’humanité envers elle-même et a maxima une téléologie qui pourrait être imposée aux populations en vue d’un bien plus grand – et une conception plus individualiste et conforme à l’esprit démocratique moderne en ce sens, que l’on appelle biolibérale. Selon cette dernière, si l’on considère les « transformations opérées sur soi-même (dont on est donc à la fois le demandeur ou l’initiateur et le bénéficiaire), il ressort que ce type d’intervention ne saurait être condamné si on retient des critères libéraux […]. L’interdiction de s’améliorer soi-même, quand la chose est technologiquement possible et tant qu’elle n’est pas nuisible aux autres, serait une atteinte à la liberté individuelle, en l’occurrence au droit de disposer librement et souverainement de son corps. En outre, même si l’amélioration, aux yeux des experts, devait être préjudiciable à son destinataire, elle ne constituerait en aucun cas un "tort" à proprement parler […] tant que le sujet a donné son consentement éclairé, assumé les risques afférents et considéré que "le jeu en vaut la chandelle" au regard de sa conception personnelle de la vie bonne […]. Prendre des risques pour son propre compte et assumer une part de préjudices, aussi étrange que cela puisse paraître aux yeux des autres, fait partie des prérogatives de l’agent libre […] tant qu’il ne fait pas courir de danger aux autres [même si ainsi ses comportements] pourraient paraître étranges au sens commun » (Gallerand, 2021, p. 117-119). Sans doute ne peut-on ici qu’être interpelé par certaines similitudes qui nous paraissent observables entre la posture biolibérale sur ce sujet et certains éléments ou même certaines aspirations de l’éducation libérale au sens où Garin l’étudie. Au commencement, ici, est l’idée – véritable pierre de touche de l’humanisme - exprimée avec la force et le retentissement que l’on sait par Pic de la Mirandole (1486/2016) selon laquelle la haute dignité de l’humain ne tenait pas dans sa capacité à suivre pas à pas un plan divin (ou naturel) particulier, mais bien à se faire lui-même en tant qu’être de culture. Comme Mill (1874/2003) le vit bien en son temps, toutes les formes d’humanisme ayant eu cours depuis lors reposaient néanmoins peu ou prou sur une conception de ce qui est naturel ou non à l’homme, au plan normatif et non uniquement descriptif, qui réinstillait une hétéronomie forte dans la compréhension des possibles devenirs humains. Il reste que la vigueur du geste humaniste initial et l’idéal d’éducation humaniste comme arrachement aux déterminations par le détour de la culture peuvent, comme Garin le pressent, rester vivaces, et peuvent même trouver, dans les temps démocratiques hypermodernes, une vigueur particulière.  

Il ne nous semble pas impossible, à cette aune, que l’articulation de la numérisation et de la démocratisation du monde occidental hypermoderne donne une figure nouvelle à l’idée de transformation de soi par soi, par le détour de la culture au sens le plus classique mais aussi d’une technique qui est elle-même, dans son âge numérique, une forme culturelle typique de l’hypermodernité démocratique (Roelens 2023a). Ce faisant, l’humanisme numérique, l’humanité démocratique et certaines dimensions – biolibérales – de la constellation des pensées dites transhumanistes pourraient bien avoir à apprendre à s’apprivoiser les unes les autres14 , voire à chercher des articulations aussi symbiotiquement que possible à l’horizon de l’étayage de fait d’une autonomie individuelle et d’une quête du bien-être que l’avènement de la démocratie sacre désormais en droit, y compris comme but de l’éducation et de la formation (Roelens, 2021). Si cette hypothèse est exacte, nul doute que les chantiers réflexifs ouverts à une philosophie de l’éducation et de la formation visant à dégager les linéaments d’un tel humanisme éducatif et formatif pour le XXIème siècle seraient immenses. Que l’on pense, à simple titre d’exemples, aux questions touchant – au plan de la construction subjective comme de la justice sociale - à l’influence des familles sur le destin d’enfants qui ne seraient pas uniquement socialisés dans un certain cadre culturel, mais dotés (ou non) de certaines caractéristiques biologiques en fonction de choix autonomes des parents. Sans aller jusqu’à ce point, la numérisation du monde est aussi le lieu d’une information toujours plus grande, se voulant de plus en plus souvent "prédictive", sur les différentes facettes de l’existence des individus, ainsi que d’un désir fréquent d’en savoir toujours plus pour soi et pour les autres dans ce domaine. Savoir où s’arrête l’accompagnement et ou commence l’intrusion dans un tel domaine – vieille question, au fond, de la pratique éducative et formative – y sera sans doute moins aisé que jamais.  

 

Ouverture conclusive : quelles requêtes pour la philosophie de l’éducation et de la formation ?

 

Parvenus au terme du parcours réflexif que constitue cet article, il nous paraît en premier lieu possible de soutenir au moins deux propositions.  

La première est que, si une certaine habitude d’évoluer au contact de la littérature scientifique sur ce sujet montre que la philosophie de l’éducation et de la formation n’est pas identifiée à ce jour comme l’une des principales contributrices à l’étude de la numérisation contemporaine du monde, elle a pourtant des apports précieux à y faire valoir. Gageons donc que, sans prétendre bien sûr les saisir tous, ce texte aura contribué à en donner une idée, et surtout à susciter l’intérêt pour de plus amples approfondissements futurs dans ce registre.  

La seconde proposition est que, réciproquement, la philosophie de l’éducation et de la formation a elle-même à s’enrichir, en particulier dans sa confrontation aux questions démocratiques contemporaines, à consentir certains détours et excursions par les études des sciences humaines et sociales sur la numérisation contemporaine du monde, non moins sans doute que par des œuvres culturelles (littérature, cinéma, bande-dessinée…) qui proposent souvent dans ce registre des formes de prospective et de cartographie des possibles politiques et éthiques qui ne peuvent que nourrir la réflexion théorique. 

 

Références 

 

Albero, B., Simonian, S. et Eneau, J. (2019). Des humains & des machines : Hommage aux travaux d'une exploratrice. Éditions Raison et Passions. 

Amadieu, F. et Tricot, A. (2014). Apprendre avec le numérique. Mythes et réalités. Retz.  

Arendt, H. (1961/1972). La crise de la culture. Gallimard 

Blais, M.-C., Gauchet, M. et Ottavi, D. (2002/2013). Pour une philosophie politique de l'éducation. Arthème Fayard / Pluriel. 

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Notes
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 Cette formule, d’une part, désigne le fait que nos sociétés démocratiques soient transformées et informées par l’usage du numérique, et, d’autre part, fait écho au « syntagme [de monde numérique qui] met l’accent sur la dimension anthropologique, plutôt que strictement technique, des environnements virtuels, ainsi que sur des aspects fondamentaux de la relation humaine selon les fonctions qui ne sont, ni strictement rationnelles, ni directement utiles : informationnels, communicationnels (solidarités par exemple), cognitifs, culturels, mais aussi imaginaires, poétiques, spirituels » (Albero, Simonian et Eneau, 2019, p. 592).  Nous préférons ce terme – dont nous avons eu à expliciter ailleurs nos compréhension et usages (Roelens, 2022) – à celui de grande conversion numérique proposé par Doueihi (2008/2011), historien du religieux dans l’Occident moderne avant de se spécialiser dans l’étude du numérique, pour acter la dimension sécularisée et moins chargée symboliquement de notre abord de ces transformations que cela n’est parfois possible.  

[←2

 Avec Gauchet (2017), nous retiendrons comme pierre de touche de l’humanisme en tant que position normative l’idée d’affirmation de l’autonomie humaine, dont l’avènement moderne de la démocratie constitue un dégagement progressif des conditions de possibilité. 

[←3

 Ce syntagme désigne la période s’étendant, dans les démocraties occidentales, de la fin des années 1960 à nos jours, où les effets transformateurs de certains phénomènes et principes clés de la démocratie moderne au sens tocquevillien (individualisme, passion du bien-être, égalisation des conditions…) s’approfondissent radicalement dans toutes les sphères de l’existence humaine-sociale (voir notamment Gauchet, 2017, p. 201-210). 

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 On peut, avec Vinck, les définir ainsi : « Ensemble des disciplines scientifiques qui s’efforcent de saisir et de formaliser, par les outils et le calcul informatiques, les cultures et les dynamiques sociales, passées, présentes et en émergence. Le terme "humanités" recouvre ici l’ensemble des sciences humaines et sociales (SHS) et les patrimoines et corpus qu’elles traitent. Le terme "numérique" renvoie à l’ensemble des procédés et techniques qui permettent de transformer n’importe quel objet en ensemble de données binaires, les algorithmes informatiques qui traitent ces données (y compris les conserver en en prendre soin) ainsi que les procédés qui génèrent des rendus tangibles des résultats obtenus, notamment sous forme visuelle sonore et d’objets physiques/ Le numérique déborde donc les seules technologies d’interface, de captation ou de restitution. Les humanités numériques renvoient alors à la rencontre des sciences et technologies informatiques et des sciences humaines et sociales » (2016/2020, p. 8). On pourra aussi se reporter, pour quelques points d’appuis précieux pour débuter dans ce champ d’études, à Van Hooland et al. , (2016), et pour une approche plus critique de ce même domaine, à un essai incisif de Mounier (2018).  

[←5

 Plus précisément, la thèse dite des trois humanismes a été évoquée et retravaillé par Lévi-Strauss pendant une trentaine d’année, et trouve dans les textes que nous commentons ici sa formulation "finale" (voir sur ce point Doueihi, 2011, p. 34-36). 

[←6

 Lévi-Strauss précise ainsi : « l’humanisme classique n’était pas seulement restreint quant à son objet, mais aussi quant aux bénéficiaires, qui formaient la classe privilégiée. L’humanisme exotique […] s’est trouvé lui-même lié aux intérêts industriels et commerciaux qui lui servaient de support et auxquels il devait d’exister » (1986, p. 49). 

[←7

 Il semble que la culture numérique puisse en l’occurrence désigner ici à la fois la numérisation de productions culturelles antérieures, musiques ou films par exemple, en simplifiant l’accès, et des formes nouvelles d’activités culturelles humaines, des arts aux jeux en passant par le code. 

[←8

 L’auteur précise que l’ « humanisme numérique […] est aussi une réflexion sur les sciences humaines dans une ère où leur pertinence est souvent mise en cause face à l’évolution des pratiques populaires et à la fragilisation des disciplines humanistes historiques. Il nous semble que cette pertinence est sous-estimée, voir oubliée, en grande partie parce que les objets culturels qui sont les nôtres semblent détachés des pratiques lettrées et érudites qui étaient les objets premiers des sciences humaines. Pourtant, ces nouvelles pratiques ne font qu’adopter et adapter ce qui était le domaine privilégié des cultures lettrées. Cela apparait clairement dans le retour massif de la narration et du récit comme paradigme à la fois de participation et de valorisation » (Doueihi, 2011, p. 54) 

[←9

 Cette conception de l’humanisme numérique porte donc une charge normative qui excède celle d’autres définitions plus descriptives qui font simplement de « l’humaniste numérique […] la personne qui conçoit, fabrique, transforme, théorise et/ou évalue les outils numériques et les mutations associées à leurs usages » (Vinck, 2016/2020, P. 8-9). 

[←10

 Nous parlons ici de synthèse car, bien sûr, Renaut dialogue sur le thème de la décolonisation des identités avec nombre de pensées contemporaines, de celle de Glissant à celle de Butler, avec un détail dans lequel il ne nous appartient pas d’entrer ici.  

[←11

 Commentant une charte de la diversité en entreprise, Renaut évoque « l’homme blanc, valide, âgé de vingt-cinq à quarante ans par exemple » (2009, p. 16). Comme nous l’avons montré ailleurs plus spécifiquement (Roelens, 2023b, 2023c) sur fond de récurrence du thème dans la littérature consacrée à la culture numérique (voir notamment Compiègne, 2011 ; Flichy, 2004, 2010 ; Rieffel , 2014), une part de l’attractivité de la culture numérique en tant qu’offre de ressources de subjectivisation est d’admettre une bien plus grande ouverture et même labilité dans la manière dont chaque individu peut appréhender, concevoir, projeter et présenter sa propre identité.  

[←12

 On trouvera une illustration significative de cette thèse – transparente dès le choix même du titre - dans le dernier livre de Cohen : Homo numericus. La "civilisation" qui vient (2022). Sur un ton plus nuancé et plus complexe, on pourra également s’intéresser aux travaux portant sur les civic techs et la démocratie numérique (voir, pour une utile synthèse, Mabi, 2021). 

[←13

 Comme nous l’avons montré ailleurs (Roelens, 2023d), perfectionnisme moral et holisme normatif en éducation ont en commun, d’une manière ou d’une autre, de postuler comme possible et de viser le dépassement du pluralisme des conceptions du bien au sens rawlsien.  

[←14

 Ce qui a déjà pu être effleuré dans la littérature attenante (par exemple Vallencien, 2017).  

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292