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jeudi 29 février 2024

Pour citer ce texte : Dos SANTOS CESTARI, L.A. (2024). Décolonialité de l’éducation : humaniser ou humanitariser pour émanciper ? Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 4 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2023/dossier/article/la-pratique-educative-comme-un-lieu-des-valeurs-humaines-de-la-difference-ou]

La pratique éducative comme un lieu des valeurs humaines de la différence ou pluralité 

 

Luiz Artur dos Santos Cestari  
Université d’État du sud-ouest de Bahia (UESB) 

 

Résumé : Ce travail a pour but de mettre en lumière la convergence des aspects théoriques de deux traditions philosophiques contemporaines pour la construction d’une pensée pédagogique et d’une pratique éducative guidées par les valeurs humaines de pluralité ou de différence, en indiquant, en outre, les implications de la réception de ces aspects dans la pensée pédagogique brésilienne. Il sera donc divisé en trois parties. Dans la première, nous abordons une critique des discours sur l’humanisation dans la pensée pédagogique brésilienne, en prêtant attention aux élaborations de F. Brayner et A. Veiga-Neto sur la critique qu’ils font de la dualité du rapport entre théorie et pratique et de leurs liens avec la version originale de la métaphysique occidentale de Platon. Dans la seconde partie, nous entendons présenter la conviction que cette critique est un aspect de la convergence qui unit la pensée d’Hannah Arendt et les auteurs du post-structuralisme, en accordant une attention particulière au débat sur l’humanisation dans la pensée de Jacques Derrida. Ensuite, enfin, en prenant comme références ces deux traditions théoriques, nous présenterons les lignes d’une notion de pratique éducative selon trois postulats : a) dire l’éducation a une immanence qui lui est propre; b) considérer le langage comme un outil qui permet de concevoir d’autres manières de dire et de faire l’éducation ; c) la pratique éducative est un lieu d’apprentissage des valeurs humaines, de la pluralité et/ou la différence, souligne la position de G. Biesta1 qui s’éloigne de la question de ce qui fait que le sujet est humain vers la question de la manière avec laquelle le sujet humain devient présence. 

 

Mots clés 
pensée pédagogique, action humaine, pratique-critique. 

 

Abstract : This work aims to show how two contemporary philosophical traditions can be used to build pedagogical thought and educational practice based on human values of plurality or difference. It also shows how these values are received in Brazilian educational thinking. Therefore, it will be divided into three sections. The first deals with a critique of the discourses on humanization in Brazilian educational thought, focusing on the elaborations of F. Brayner and A. Veiga-Neto’s reflections on the duality of the relation between theory and practice and their ties to Plato’s original version of Western metaphysics. In the second, it wants to show that this criticism is part of the convergence that connects the Hannah Arendt’s thought and the authors of post-structuralism, especially the debate on humanization in the Jacques Derrida’s thought. Finally, these two theoretical traditions will be used to present the  outlines of a notion of educational practice according to three postulates: a) Saying that education is a domain where particular regularities and rationalizations occur; b) Considering language as a tool that allows us to conceive of other ways of saying and doing education; c) Educational practice is a place of learning human values, plurality or difference, underline G. Biesta’s position which moves away from the question of what the subject is human to the question with which the human subject becomes presence. 

 

Keywords 
Thinking, human action, practice-criticism. 

 

Introduction 

 

Ce travail a pour but de mettre en lumière la convergence des aspects théoriques de deux traditions philosophiques contemporaines pour la construction d’une pensée pédagogique et d’une pratique éducative guidées par les valeurs humaines de pluralité ou de différence, en indiquant, en outre, les implications de la réception de ces aspects dans la pensée pédagogique brésilienne. 

D’un point de vue critique, ce travail met en question la manière dont ses éducateurs se sont référés aux récits modernes et occidentaux de la compréhension de l’humanisation pour élaborer leurs théories, avant tout fondées sur le platonisme qui reprend le double rapport entre théorie et pratique selon une progressive rationalisation des matières qui va de la doxa à l’épistémè. 

De plus, ce travail fait suite aux critiques que F. Brayner (2010) et A. Veiga-Neto 2015) font de la dualité, en suggérant comment sortir de la relation duelle et polarisée entre théorie et pratique. F. Brayner affirme qu’il serait judicieux de revenir aux principes fondamentaux et, en s’inspirant de la pensée d’Hannah Arendt, soutient que l’éducation et la politique n’ont de sens qu’en tant qu’action, en prêtant attention au fait que, pour Arendt, l’action est une relation propre et exclusive qui nous caractérise dans le rôle d’êtres humains. De la même façon, A. Veiga-Neto, sur l’influence de Michel Foucault, considère la pratique comme ayant une valeur en soi, la considérant comme un domaine d’actions humaines, suivant une régularité et une rationalité qui organisent ces actions de différentes manières. 

En prenant le point de vue de cette proposition, nous avons la conviction qu’il existe des points de convergence entre la pensée d’Hannah Arendt et celle des auteurs du post-structuralisme, en accordant une attention particulière aux études sur la relation entre l’humanisation et l’éducation chez Jacques Derrida pour esquisser les aspects théoriques de la notion de pratique éducative sur la base des trois postulats suivants : a) dire l’éducation a une immanence qui lui est propre; b) considérer le langage comme un outil qui permet de concevoir d’autres manières de dire et de faire l’éducation ; c) la pratique éducative est un lieu d’apprentissage des valeurs humaines, de la pluralité et/ou la différence, souligne la position de G. Biesta (2013) qui s’éloigne de la question de ce qui fait que le sujet est humain vers la question de la manière avec laquelle le sujet humain devient présence. 

 

1. Pour sortir de la relation polarisée entre théorie et pratique 

 

Dans l’histoire de la pensée pédagogique, la posture des sciences dites de l’éducation a été chargée de faire circuler les idées produites dans d’autres domaines en tant qu’idées éducatives. En conséquence, ce type de logique de recherche a pour but d’introduire, dans le champ éducatif, les discours qui conduisent à la production de certaines subjectivités, ou bien identités. 

Certaines idées mises en place dans la pensée pédagogique brésilienne sont des exemples. L’un des cas les plus médiatisés dans la littérature éducative est la défense de l’éducation en tant qu’acte politique, et, en général, celle-ci est intermédiée par un type spécifique de discours politiques. Au Brésil, l’un d’eux, qui a eu une forte influence sur l’imaginaire pédagogique depuis les années 1980 et 1990, était le discours de l’intellectuel italien Antonio Gramsci en éducation, lorsque de nombreuses propositions formatives pour l’éducation tentaient de soutenir la compréhension que l’enseignant pouvait être un intellectuel organique2 . 

Dans son livre A Escola de Gramsci3 , publié en 1992, P. Nosella s’est inscrit dans le sillage de la proposition politique de préparer les acteurs nécessaires à la montée du prolétariat. Les propos de Nosela mettent en lumière la validité de ce discours pour l’éducation brésilienne face au processus de démantèlement du système éducatif, ce qui a pour but de satisfaire certains groupes sociaux, comme : une formation rapide et légère pour la classe ouvrière, une autre de conservation de l’élite dans les couches sociales plus privilégiées et avec des fonctions de pouvoir. 

En conséquence, l’argument gramscien à propos d’une seule école, apporté par P. Nosella, est devenu la base de la critique des formes différenciées et mal caractérisées dont l’éducation est réalisée au Brésil historiquement. La réception de ce discours, ainsi que sa diffusion dans le champ éducatif brésilien, ont été si expressives que P. Nosella lui-même a mis en évidence un effet qu’il a appelé « gramscimanie », soulignant le fait que « plus de 40 % des mémoires et thèses de troisième cycle en éducation produits dans les années 1980 citent le nom de Gramsci » ce qui montre que cette tentative a bien été effectuée (Nosella, 2005, 226 ; notre traduction). 

Ainsi, ce que nous voulons dire, c’est que ces conceptions deviennent des injonctions de nature évaluative de la pratique politique sur ce que devrait être la pratique éducative, déduisant que leurs significations sont déterminées par des valeurs construites en dehors de cette pratique. En interrogeant le concept de pratique, il est possible d’interroger sur son rapport polarisé avec celui de théorie, qui est principalement influencé par son approche dans la culture philosophique occidentale d’origine platonicienne. 

Les arguments de deux auteurs contemporains dans le domaine de l’éducation au Brésil servent pour discuter à de cette affirmation. F. Brayner (2010) fait référence à l’influence de la philosophie platonicienne sur la compréhension entre théorie et pratique, en examinant la relation entre le sens commun et la conscience philosophique dans le domaine de l’éducation populaire au Brésil. Il a d’abord déclaré que, dans l’histoire de la pensée occidentale, ainsi que dans la pensée pédagogique, on peut trouver un ensemble significatif d’élaborations théoriques qui renouvellent l’idée platonicienne que le monde est divisé en deux parties – l’apparence et l’essence – et que : « […] pour atteindre la vérité, il faudrait passer de la première à la seconde par un important travail sur notre cognition et notre conscience » (Brayner, 2010, 161)4 . 

F. Brayner affirme que, depuis la première moitié du XXe siècle, cette question est entrée dans le sillage des propositions d’éducation populaire au Brésil et qu’elle fait également partie de l’élaboration théorique la plus influente du domaine de l’éducation populaire, telle que la proposition de Paulo Freire. En mettant l’accent sur le dialogue dans la relation pédagogique, Freire argue que les sujets doivent se développer par les stades de conscience qui peuvent les sortir de la conscience naïve pour les élever à la conscience critique. 

La critique faite par cet auteur, et que nous endossons maintenant, est la considération d’origine foucaldienne selon laquelle certains ont le droit privilégié de délimiter un ordre discursif pour affirmer qu’une conscience est naïve. Ils se placent donc en tant que pouvoirs qui leur permettent de juger ce qui peut être dit ou passé sous silence, et dans quelles circonstances, exerçant une sorte de domination subtile et contrôlant les discours possibles. 

Il a pour thème de sa critique pédagogique « l’éducation populaire comme orthopédie du regard ». Il est supposé que les sujets, pris de conscience naïve, doivent convertir leur regard vers la direction de la lumière (théorie) pour voir désormais, de manière différenciée, le monde même dans lequel ils habitent (la pratique). En effet, les éducateurs doivent soumettre leur pratique à une théorie, c’est-à-dire qu’ils ont accès à une conscience adéquate qui donnera un nouveau sens à sa pratique. 

Flávio Brayner a décidé de repenser le lien entre l’éducation et la politique en mettant en évidence cette dualité qui considère l’éducation comme un moyen pour atteindre un objectif privilégié : l’accès à la vérité. Il constate que l’éducation et la politique ne sont que des actions, en se concentrant sur la relation propre et exclusive qui nous caractérise comme les humains. 

Le second apport théorique que nous présentons dans ce texte provient de la lecture de la relation entre théorie et pratique par A. Veiga-Neto (2015). Dans son texte, il encourage à prendre conscience que cette dualité est ce qu’il appelle un « faux problème », bien moins à cause de son inexistence qu’à cause de l’importance qui lui est attribuée dans le domaine de l’éducation. En conséquence, pour surmonter ce problème, au lieu d’essayer de juger la pratique avec un sens différent de celle-ci (théorie), il considère la pratique comme ayant une valeur en soi. 

La référence la plus ancienne que l’on puisse trouver à ce sujet vient de la vision mythologique dans laquelle les dieux représentaient les forces de la nature et/ou les sentiments humains. L’espace et le temps sont donc sacrés, et dans les dialogues platoniciens, ils trouveront une élaboration rationnelle qui divise la réalité en deux dimensions : d’une part, l’épistémique (monde intelligible) et d’autre part, la dimension doxologique (monde sensible). 

La critique des auteurs (Brayner et Veiga-Neto) sur cet aspect est cruciale pour comprendre historiquement que la modernité a incorporé cette doctrine des deux mondes sans la critiquer. La modernité recourt à la formulation logique/philosophique et anthropologique de la science moderne pour tenter de trouver la représentation la plus appropriée dans le sujet rationnel. En conséquence, ses élaborations orienteront son intérêt vers la construction d’une vérité fondée sur l’organisation d’une méthode scientifique, dont la fonction est de valider certaines affirmations, car, maintenant, elles sont soumises à sa procédure (la méthode), atteignant le critère de l’universalité qui sera à la base de l’émergence des sciences humaines et sociales. 

En effet, la pensée pédagogique moderne dans ce contexte épistémologique a peiné à s’éloigner de l’alternative qui consiste à reproduire cette dualité dans ses versions les plus variées et c’est pourquoi le problème de la diffusion de nombreuses idées dans le domaine de l’éducation prend toujours le privilège du scientifique (chercheur) qui a une bonne méthode. 

Il est important de noter que, lorsque nous avons effectué cette analyse, nous nous sommes toujours interrogés sur le rôle du chercheur dans la construction d’une perspective sur la pratique. En conséquence, nous avons toujours rejeté la position de percevoir l’enseignant et sa pratique éducative comme quelque chose de profane, dont les sujets seraient incapables d’élever des envolées interprétatives qui les projettent dans le temple sacré des élaborations théoriques, un type d’hermétisme qui donne en exclusivité à certains (le chercheur en dieu Hermès, par exemple) le pouvoir de la parole, nourri d’un optimisme rationaliste. 

Ainsi, je partage la position de A. Veiga-Neto selon laquelle la critique la plus juste de la modernité est de « naviguer dans d’autres eaux ». Il dit qu’il faut cesser de chercher une meilleure méthode qui traduit concrètement la théorie pour regarder la pratique en elle-même et les discursivités qui la régulent selon des pratiques non discursives (relations de pouvoir) mises en jeu. 

 

2. À la recherche d’une convergence : qu’est-ce que le contemporain? 

 

Cette critique de la relation entre théorie et pratique médiatisée par le point de vue de F. Brayner et A. Veiga-Neto sur la pensée pédagogique brésilienne repose sur la conviction qu’il existe des points de convergence entre deux traditions philosophiques : la pensée d’Hannah Arendt et celle des auteurs post-structuralistes tels que M. Foucault, G. Deleuze et J. Derrida. 

F. Ortega (2001) prétend que la convergence existe grâce à des critères. Selon cet auteur, la politique vise à introduire une alternative politique qui dépasse la politique partisane et vise à saisir l’espace public. Il fait remarquer que la politique est une activité qui permet de créer et d’expérimenter, en soulignant que la reconstruction généalogique est fondée sur une ontologie du présent, qui problématise le présent comme événement et répond aux questions sur notre contemporanéité et notre situation présente, notamment : 

 

« Qu’arrive-t-il à notre époque actuelle? Comment est-elle caractérisée? Ce diagnostic vise à résister contre la dépolitisation des systèmes totalitaires et de la société de masse (Arendt), ou contre les pratiques, disciplines et bio-pouvoirs subjectivants modernes (Foucault). » (Ortega, 2001, 228-2295 ) 

 

On retrouve dans un texte de Giorgio Agamben6 , intitulé Qu’est-ce que le contemporain?, un chemin vers cette convergence. Ce texte est une conférence de cet auteur à l’occasion d’un séminaire à l’université de Venise en 2006, dans laquelle il s’appuie sur une note du cours de Rolland Barthes au Collège de France pour affirmer que « le contemporain est inactuel ». Barthes indique que c’est dans l’esprit de La Naissance de la Tragédie que le philosophe Friedrich Nietzsche a publié ses Considérations inactuelles (Unzeitgemässe Betrachtungen) comme un moyen pour lui de régler ses comptes avec son temps. 

La pensée de F. Nietzsche ne se limitait pas à accepter les contraintes de son époque, mais à voir de manière critique les aspects qui influencent la manière dont sa culture, sa société et son histoire produisent le temps présent. Agamben commence par affirmer : 

 

« Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps. » (Agamben, 2008, 9-10) 

 

Ainsi, la contemporanéité est un rapport singulier à son temps dans deux sens. Nous recevons d’abord de lui les conditions requises pour son imposition et Agamben symbolise cela avec une image introduite dans le poème écrit par Osip Madel’stam intitulé Le Siècle, médiatisée par ce qu’il appelle des vers impitoyables : « mon siècle, mon fauve, qui pourra te regarder droit dans les yeux et souder de son sang les vertèbres de deux siècles ? ». (Ibid., 13-14) 

Ensuite, nous mettons en avant notre distance comme une sorte de prudence qu’il faut prendre devant les yeux menaçants de cette bête sauvage qui nous intrigue, nous approchant, comme le dit Agamben, avec « écart et anachronisme » car ceux qui se réconcilient pleinement avec leur époque, y adhérant parfaitement ne peuvent pas la voir et ne peuvent pas garder les yeux fixés sur elle. 

Le rapport particulier à notre époque nous permet de regarder dans les yeux de la bête avec les critiques que nous avons doublement adressées à la modernité et au discours humaniste occidental, et de comprendre comment les récits modernes sur l’humanisation occidentale ont été appropriés pour émanciper les sujets. En plus, affronter cette même bête signifie se connecter avec ces deux idées philosophiques (Hannah Arendt et le post-structuralisme). Elles nous feront découvrir les lignes de compréhension d’une façon de penser à partir de la pratique éducative, tâche que nous ferons dans la séance suivante. 

 

3. Esquisse d’une proposition : la notion de pratique éducative sur la base des trois postulats 

 

Je commence cette partie en réservant ce que nous considérons comme propositionnel. En effet, le "devrait être" manquera toujours d’expériences humaines affirmatives, ce qui nous amène à l’affirmer selon la nature de ce qu’il n’est pas encore. Cette condition doit être considérée dans la perspective que l’ordre établi a été instauré à une certaine époque et qu’il n’est pas définitif. Accepter le contraire serait, selon nous, fermé au fait que l’être est ouvert, ce qui, finalement, donnerait à cet ordre le droit d’occuper une dimension qui ne lui appartient pas : celle du "devrait être". 

Ainsi, l’esquisse du rapport entre pensée et pratique éducative est considérée comme une évidence – une indication du chemin à suivre dans la recherche – que l’on retrouve dans les deux traditions philosophiques mentionnées ci-dessus, en acceptant la thèse selon laquelle il existe des convergences entre elles. Nous allons voir comment Hannah Arendt et Jacques Derrida ont pensé à la relation entre humanisation et éducation, en discutant de la manière dont ces traditions se confrontent aux postulations suivantes : que l’éducation a une immanence qui lui est propre, que la fonction du langage est d’exprimer les voix de ce domaine, ainsi que la pratique éducative est un lieu d’apprentissages de valeurs humaines de la pluralité ou la différence. 

 

Que l’éducation a une immanence qui lui est propre 

 

Au fil de la modernité, nous avons pu constater les tentatives de fonder l’éducation et la pédagogie comme savoirs scientifiques. Cette évolution s’est établie à partir des connaissances psychologiques et sociologiques, alors que ces sciences ont eu les bases de leur consolidation tout au long des XIXe et XXe siècles7 . Les difficultés rencontrées dans ces élaborations sont que le sujet et l’éducation sont médiatisés en fonction des règles d’un autre domaine de connaissance. En exemple, si l’on prend le cas de l’influence de A. Gramsci sur la pensée pédagogique brésilienne, on s’aperçoit que le sens de l’éducation devient une injonction de valeur dont le but est de servir la politique, faisant de l’éducation un moyen ou un instrument pour cette finalité – l’acte politique – qui se déroule avant et en dehors de l’acte éducatif. 

Néanmoins, ce travail considère que l’éducation a une immanence qui lui est propre. Silvio Gallo (2008a) a démontré que l’éducation est un lieu de rencontre qui nous donne ou non le pouvoir. Cette rencontre a eu pour effet de nous rendre heureux ou tristes. Cependant, il est important de rencontrer deux personnes uniques pour avoir une relation éducative. 

Cet auteur met en avant la condition humaine de présence des autres, ou le problème de l’altérité, comme bases de notre manière de penser l’éducation. H. Arendt (2005) a accordé une attention particulière à cet aspect, car elle a délimité la notion de condition humaine (vie active) par la condition particulière de la présence de l’autre. Elle désigne trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. Elle considère que le travail est une activité qui s’inscrit dans le processus biologique du corps humain et que sa condition humaine est la vie elle-même. Le travail est une activité artificielle qui produit un monde artificiel de choses, très différent de l’environnement naturel qui habite et transcende chaque vie individuelle. Elle pense que la condition humaine du travail est la mondanité. L’action est considérée comme la seule activité qui s’exerce directement entre les hommes sans médiation des choses ou de la matière et qui correspond à la condition humaine de la pluralité. 

La pluralité est une condition pour l’entrée au monde qui implique que chacun peut s’éloigner de la socialisation de l’ordre dominant, ce qui signifie que nous pouvons tous nous ouvrir à un but qui nous dirige vers l’au-delà de ce qui est établi, ce qui implique de se percevoir comme appartenant aux conditions de l’existence humaine. H. Arendt affirme que l’égalité doit être liée à la réflexion que le sujet a sur sa tâche durant sa vie, même s’il est dans une situation de non-liberté (ibid.). Il devrait s’efforcer de se retrouver libre, en rapprochant de ce qui lui est étranger, ce qui peut l’orienter vers la recherche de son humanisation. 

On peut trouver des élaborations sur la relation entre pédagogie et politique dans les notes que M. Peters et G. Biesta (Peters & Biesta, 2009) font sur la pensée de Jacques Derrida. Ils suggèrent les chemins vers une « pédagogie de la différence » et l’une des implications présentées est la forte influence que cette manière de philosopher a exercée sur un groupe d’éducateurs regroupés dans ce que l’on pourrait appeler une pédagogie radicale, parmi lesquels ils s’incluent, mais en désignent également d’autres bien connus dans le domaine éducatif, comme Henry Giroux, Peter Trifonas, Denise Egéa-Kuehne, etc. 

Skliar (2008) nous montre une voie à explorer qui implique notre perception de ce que signifie l’éducation, en la considérant non comme un domaine dans lequel les idées de Derrida pourraient être appliquées, mais en considérant que l’éducation est au centre de ce que signifie l’humanisation. Ainsi, nous entendons par "humanisme politique" chez Derrida cet accent mis sur l’éthique, en consacrant une préoccupation significative à l’arrivée imprévisible de "l’autre", en explorant l’humanisme et en délimitant sa propre intervention dans l’héritage laissé par un humanisme éclairé, non pas au sens métaphysique lié à une compréhension préalable et régulatrice de l’humanisme éclairé, mais effectivement politique parce qu’il aborde les relations humaines de manière radicalement ouverte à la question de l’autre. 

Ainsi, la convergence suit la suggestion de G. Biesta (2012) selon laquelle l’éducation est un lieu de formation humaine. Il traite le sens de l’être humain comme une question radicalement ouverte à la présence de l’autre et pour laquelle on peut ne pas obtenir une réponse lorsque nous participons et faisons partie de cette connaissance, contrairement aux connaissances lancées sur l’éducation, qui définissent un sens pour éduquer avant et hors de la pratique éducative. 

 

Que la fonction du langage est d’exprimer les voix de ce domaine 

 

Le deuxième postulat concerne la place du langage dans nos travaux, en raison de la position adoptée par ces deux traditions philosophiques : H. Arendt et J. Derrida. Ce sujet ne peut pas être abordé sans réfléchir à un débat qui les a réunis il y a longtemps. J. Derrida (1996) fait ce constat, dans le texte Le monolinguisme de l’autre, à propos de l’entretien que H. Arendt a accordé à Günter Gaus en 1964 (Arendt, 1994) dans lequel elle affirme que la langue maternelle ne peut pas devenir folle. 

Ce texte ne sera pas en mesure de répondre aux questions soulevées par J. Derrida concernant cette affirmation. Les lecteurs ont accès au texte de J. Gaffney (2015) dans lequel on retrouve précisément les aspects concernés. Dans notre cas, nous ne nous concentrons que sur le sens politique de notre rapport au langage. 

Gaffney souligne que la langue maternelle joue un rôle dans la vie politique, en suggérant que, pour H. Arendt, nous avons une singularité radicale comme responsables du monde que nous vivons. Dans le cinquième chapitre de La Condition humaine, elle affirme que la notion d’action est symbolique et que le plan des relations humaines est soutenu par l’interaction communicative. Ainsi, l’action est également parole, car c’est à travers le langage que les individus articulent et coordonnent leur rapport pluriel aux choses du monde, ce qui permet d’évaluer la sincérité de ceux qui parlent et de coordonner les actions d’une pluralité d’agents. 

Néanmoins, J. Gaffney souligne que J. Derrida tente ainsi de déstabiliser le fondement du sens que H. Arendt attribue à sa langue maternelle. J. Derrida soutient que la tentative de revendiquer une langue maternelle n’est pas seulement exaspérante, mais aussi violente en fonction de l’impulsion coloniale visant à niveler les différences. Derrida a écrit Le monolinguisme de l’autre, une de ses œuvres autobiographiques, où il considère sa propre expérience du langage comme juif algérien francophone. Il conclura que nous n’avons qu’une seule langue, mais que cette langue n’est jamais la nôtre, montrant que cet amour contient également une violente impulsion coloniale. 

En dépit du désaccord que nous avons rencontré chez ces auteurs, notre travail a pour but de mettre en évidence que la notion de langage présente chez ces auteurs nous a permis de mieux comprendre l’éducation et la pratique éducative. En ce sens, il convient d’ajouter ici que J. Derrida a analysé plus précisément le rôle du langage lorsqu’il s’est occupé des textes écrits et, pourrait-on dire, bien plus que du langage parlé, lorsqu’il a déclaré qu’« il n’y a rien hors du texte », en supposant que la langue soit l’habitat naturel de toute son activité philosophique et littéraire. 

La question philosophique du langage est développée par Derrida dans son texte « Des tours de Babel » (1985) soulignant ce qu’il appelle « la traduction comme une dette qui ne peut plus être remboursée » (Skliar, 2008, 23). Faisant référence à ce qui est écrit dans le livre de la Genèse sur le mythe de Babel, J. Derrida utilise cette histoire comme métaphore pour signaler que la tentative des Hébreux d’imposer leur langue aux autres peuples entraîne la dispersion comme une punition divine des tribus et condamnation de l’homme à la confusion, c’est-à-dire à la multiplicité des langues et, simultanément, à la nécessité de traduire en connaissant la dette insoluble et impossible de la traduction parfaite. 

Selon J. Derrida (1985), des idées contenues dans le texte « Die Aufgabe des Übersetzers » (le travail du traducteur) de Walter Benjamin sont à la base de ce paradoxe. Selon lui, le travail du traducteur consiste à rendre le texte original, à survivre, voire à vivre dans la survie que la traduction donne ou entend partager. 

Face à cela, l’aspect de convergence que nous voyons dans la construction que chaque auteur fait du langage se fait dans la considération de ce que nous comprenons comme la fonction politique de la langue pour l’éducation et la pratique éducative. En effet, comme nous pouvons le constater en lisant ces auteurs, parler de "langages" nous renvoie à quelque chose de constitutif de notre intervention dans le monde et à différentes manières dont chacun se place dans ce monde. Hannah Arendt définit cette relation comme un moyen de renforcer et de coordonner leur relation plurielle avec les choses du monde, admettant en cela la capacité d’évaluer la sincérité de celui qui parle. Jacques Derrida considère le langage comme un lieu ouvert à de multiples possibilités de compréhension de l’autre, ce qui nous a permis d’aborder le problème de l’altérité dans notre façon de parler et d’intervenir dans l’éducation. 

 

Que la pratique éducative est un lieu d’apprentissage des valeurs humaines de la pluralité ou de différence 

 

On passe donc au troisième postulat, selon lequel la pratique est un lieu d’apprentissage des valeurs humaines, de pluralité ou de différence. Il convient de dire qu’"apprendre" s’écarte ici complètement du sens le plus courant que ce terme a reçu dans les discours éducatifs et pédagogiques de ces derniers temps, telle une tentative de faire assumer à l’éducation une autre de ses facettes adaptatives aux exigences de la société de l’information. 

Le sens du terme "apprentissage" que l’on entend utiliser est entièrement différent lorsqu’il s’agit d’un "lieu d’apprentissage des valeurs humaines". Ici, "apprendre" se rapproche de l’usage que G. Deleuze a fait de ce concept en abordant la question des signes dans l’ouvrage de Marcel Proust À la recherche de temps perdu. Au début du troisième chapitre, intitulé « L’apprentissage », il déclare : 

 

« L’œuvre de Proust n’est pas tournée vers le passé et les découvertes de la mémoire, mais, vers le futur et les progrès de l’apprentissage. Ce qui est important, c’est que les héros ne savaient pas certaines choses au début, les apprennent progressivement, et final reconnaissent une révélation dernière. » (Deleuze, 1983, 36). 

 

Par conséquent, le sens que nous devons donner à "apprendre" dans ce texte a à voir avec les mouvements théoriques face à la pluralité de signes qui nous ont permis de coexister avec les deux traditions théoriques discutées ; comme le dit l’auteur, il ne s’agit pas du passé ou la mémoire, mais du futur et des progrès de l’apprentissage. 

Ainsi, le premier mouvement est celui d’apprendre à philosopher dans l’éducation, en mettant l’accent sur le rôle de la philosophie dans l’éducation tout au long de la modernité, en nous montrant comment nous pouvons différemment parler de la relation théorie-pratique. Gallo (2008b), en défendant l’idée de pouvoir créateur, fait une critique précise de la manière dont la philosophie s’est historiquement établie dans les cours de formation des enseignants au Brésil, trouvant chez G. Deleuze des arguments critiques sur la tâche de la philosophie lorsque celle-ci est réduite à des images de "réflexion" ou de "fondement". 

Dans le premier cas, "réfléchir sur" enlève à la philosophie toute puissance créatrice pour la constitution d’autres manières de faire l’éducation. Dans le second cas, sa critique s’adresse, à titre de base, à deux manières spécifiques de faire de la philosophie : soit en retrouvant certaines élaborations conceptuelles de l’histoire de la philosophie, en les appliquant au phénomène éducatif; soit en les appliquant au domaine de l’éducation, que ce soit en reprenant ce que différents penseurs ont soutenu sur l’éducation dans leurs philosophies pour fournir une base de réflexion sur l’éducation aujourd’hui. 

Il n’y a aucune réaction négative de notre part aux contributions concernant les meilleures façons de comprendre l’éducation. Ce que nous remettons en question, c’est le rôle que celles-ci jouent pour l’éducation comme "réflexion" et "fondement" car elles étendent à l’éducation et à la pédagogie le rôle que la philosophie a principalement assumé dans la modernité comme philosophie du sujet et de la représentation. 

Historiquement, dans le sillage du post-structuralisme, on trouve des critiques à l’encontre de cette conception. Par exemple, dans le texte Les intellectuels et pouvoir (Foucault, 2001), G. Deleuze répond à une question posée par M. Foucault à propos d’une déclaration faite par un militant maoïste selon laquelle il ne comprenait pas dans quel sens Deleuze fait de la politique, ce qui implique que dans l’œuvre de Deleuze, il n’y a aucune indication de cela, contrairement à Foucault qui, selon le maoïste, avait déjà soulevé le problème de « l’isolement » dans des travaux antérieurs. 

La réponse de Deleuze nous intéresse, car elle soulève une question qui renvoie au rôle de la théorisation dans la recherche et la pratique. Deleuze déclare que : « c’est peut-être que nous sommes en train de vivre d’une nouvelle manière les rapports théorie-pratique » (ibid., 1175). Au-delà, elle se configurait comme une manière très différente de faire de la recherche, étant : « [...] un système de relais dans un ensemble, dans une multiplicité de pièces et de morceaux autant théoriques que pratiques. » Pour nous, l’intellectuel théoricien a cessé d’être un sujet, une conscience représentante ou représentative » (ibid.) 

Après une autre conversation avec Foucault, Deleuze confirme alors : « c’est ça, une théorie, c’est exactement comme une boîte à outils » (ibid., 1177). Pour paraphraser l’auteur, il est nécessaire qu’elle ait une fonctionnalité au-delà d’elle-même, arguant que la théorie elle-même doit cesser d’être cela et que si elle n’est pas utilisée, cela se produit pour au moins deux raisons : soit l’outil ne nous sert pas, soit son rôle n’est pas encore utile à ce moment-là, et, à la suite de Proust, il déclare : « traitez mon livre comme une paire de lunettes dirigée sur le dehors, eh bien, si elles ne vous vont pas, prenez-en d’autres, trouvez vous-même votre appareil qui est forcément un appareil de combat » (ibid.) 

Cette position, qui bouleverse ce qui a été véhiculé comme relation théorie-pratique dans les temps modernes, nous conduit au deuxième mouvement d’apprentissage des valeurs humaines de pluralité ou de différence, trouvant des échos dans l’œuvre de Jacques Derrida. G. Biesta et D. E. Kuehne (2001), en insistant sur la notion de « pratique-critique », affirment que Derrida a établi dès son plus jeune âge une sorte de lien étroit entre « déconstruction » et « responsabilité », et que celui-ci se développe et se renforce tout au long de son travail. Par exemple, Peters et Biesta (2009) considèrent que la « pratique-critique » est une « déconstruction » vers l’ineffable ou l’inexpressif et tend à s’implanter dans des aspects accidentels et périphériques du système textuel afin de subvertir le message principal, dénotant un type de lecture qui met en jeu l’appréciation des relations complexes entre métaphysique et politique. 

La pédagogie est politique chez Derrida dans le sens où il nous apprend à lire et à écrire différemment, en insistant sur la manière dont l’un se succède ou encore sur la manière dont la politique s’ancre dans des engagements métaphysiques qui ne sont jamais consciemment articulés, comme il l’affirme : « cette pédagogie est donc un processus qui permet d’interroger l’institution de la littérature, de l’édition et du texte par rapport au sujet et au citoyen ; en plus de nouvelles formes de communication et des médias, ainsi que du concept de démocratie lui-même » (Peters & Biesta, 2009, 9)8 . 

Enfin, la nuance ici est que cette affirmation ne sert pas à nous emprisonner, au contraire, elle nous ouvre à de multiples possibilités de compréhension, imaginant qu’un texte ne sera jamais fermé sur lui-même et que la complétude de sa compréhension se résout dans l’ouverture de celui-ci à la lecture de l’autre. 

De cette manière, un troisième mouvement s’opère lorsque l’on constate une convergence de ce rapport théorie-pratique avec les travaux de H. Arendt et que l’on admet que les processus d’humanisation sont immanents à l’action elle-même et sont le résultat de la relation avec les autres qui nous fait devenir humains puisque, comme le dit F. Ortega (2001, 230-231)9 : « [...] le modèle performatif (proposé par Arendt) conçoit la constitution de l’identité personnelle comme un processus coextensif avec l’action et non avant ». Selon elle, c’est par l’action que les individus se révèlent et révèlent leur personnalité distincte au monde. 

H. Arendt le montre en différenciant le travail de l’action. Au travail, l’individualité de chacun se limite à une chaîne de besoins naturels imposés par la survie biologique, nous avons donc des rôles à jouer, des comportements à suivre et des fonctions à remplir sous l’impératif du produit fini qui efface la figure du créateur, laissant entendre que le sujet possédait seulement certaines compétences et talents. 

Contrairement à cela, les individus révèlent leur identité à travers des paroles et des actions, permettant à chaque nouveau venu dans le monde de se demander : "qui es-tu ?". En ce sens, bien que l’action et la parole soient étroitement liées, pour H. Arendt, c’est la parole qui a la finalité la plus proche de la révélation, car sans pouvoir dire "qui est ?", l’action elle-même perdrait son caractère révélateur faute de conditions d’attribution de l’agent. 

Il faut donc prêter attention à deux caractéristiques de l’action évoquées par H. Arendt (2005), à savoir : l’imprévisibilité et l’irréversibilité. Quant à la première, l’action a un caractère ouvert et imprévisible, car elle naît de la liberté et de la pluralité de l’être humain. L’acte porte les individus à commencer des processus, amenant de nouveaux événements dans un contexte. Ils ne peuvent cependant pas eux-mêmes contrôler les conséquences de ces actes, ce qui en fait un processus illimité ou une réaction en chaîne dans laquelle chaque acte déclenche un ou plusieurs processus. 

La deuxième caractéristique est son irréversibilité. Lorsque nous développons une œuvre, nous pouvons nous consacrer à la production d’un artefact et si nous ne sommes pas satisfaits, il peut être détruit ou même recréé. En action, procéder de la même manière est impossible. Ainsi, cela a des implications sur un ensemble de relations humaines avec des réactions et de nouvelles actions futures qui ne peuvent pas être contrôlées, défaites ou même interrompues. H. Arendt nous montre que l’une des réponses les plus connues de notre tradition philosophique, le platonisme, proposait d’élever la contemplation au-dessus de la sphère de l’action en construisant une république de philosophes, en la retirant de la sphère de l’interaction avec autrui. L’objectif est de se libérer des enchevêtrements et des frustrations provoqués par l’action, en espérant que la liberté et l’intégrité pourraient être préservées. 

Au contraire, voici un quatrième mouvement, H. Arendt reste favorable au contrôle des affaires humaines et propose pour cela de s’appuyer sur deux facultés inhérentes à l’action elle-même : pardonner et promettre. Considérant la relation intrinsèque de ces facultés, H. Arendt croit à l’atténuation de l’irréversibilité, en assimilant les conséquences involontaires des actions de l’acteur et en modérant l’incertitude de ses résultats, afin d’établir une certaine limite à l’imprévisibilité du futur. Les deux facultés sont, à cet égard, liées à la temporalité : du point de vue du présent, il est important de pardonner et de considérer suffisamment l’acteur de ce qui a été fait involontairement. Tout en promettant de se tourner vers l’avant en essayant d’établir des îlots de sécurité dans une situation d’incertitude et d’avenir imprévisible. 

 

Conclusions 

 

Nous disposons donc déjà de suffisamment d’arguments pour présenter de manière concluante les aspects inhérents à la notion de pratique éducative que nous avons esquissée tout au long du texte et qui est une expression de nos mouvements d’apprentissage. Dans un premier temps, nous montrons que H. Arendt et J. Derrida opérationnalisent dans leurs arguments une critique de la tradition métaphysique occidentale. Comme nous l’avons évoqué dans la deuxième partie du texte, cela suit la cohérence de la critique que nous avons formulée concernant la polarisation de la relation théorie-pratique prédominante dans la pensée pédagogique brésilienne. 

L’image que nous voyons est que nous n’avons pas besoin d’anges au ciel pour venir éclairer les ténèbres des affaires humaines. À vrai dire, nous avons trouvé dans ces deux traditions philosophiques suffisamment d’arguments pour libérer la relation théorie-pratique des philosophies du sujet et de la représentation qui ont encadré une grande partie de la pensée éducative et pédagogique moderne. 

Contrairement à ce qu’a fait le baron de Münchhausen lorsqu’il s’est sorti de la boue avec ses propres cheveux, nous entendons abandonner cette tentative occidentale et moderne qui établit un crochet dans le ciel et qui considère l’éducation et la pratique comme un moyen ou un instrument permettant de parvenir à la meilleure méthode pour trouver la pratique appropriée en matière de lumière diffusée sur son territoire. Au contraire, nous voyons que cette relation est un processus complexe de déplacements théoriques-pratiques qui résulte d’une pratique qui a pour caractéristique inhérente le fait que les êtres humains attribuent un sens à ce qui est fait et, par conséquent, produisent des discursivités dans ces pratiques. 

Ainsi, agir et parler sont des aspects intrinsèques de ce processus et, comme nous l’avons vu, la fonction du langage est d’exprimer ce qui se fait dans ce lieu, même en reconnaissant les limites de celui-ci. De plus, l’interaction philosophique avec ces deux traditions nous a amené à comprendre l’éducation et la pratique éducative d’une autre manière, qui n’est ni meilleure ni pire que les autres formes, mais seulement qui revendique la qualité d’être différente. En ce sens, l’action et la pratique ont à voir avec les affaires humaines et ces auteurs nous ont montré qu’il faut ici affirmer que l’éducation a ses spécificités comme lieu de connaissance et de pratique. 

Il s’agit d’un lieu de rencontre pour des individus singuliers dont la radicalité particulière traverse l’ouverture à la présence de l’autre. La pratique éducative est donc une aventure qui se déroule en territoire instable, car s’y promener, c’est se lancer dans l’aventure de l’imprévisibilité et de l’irréversibilité des réalités humaines pratiques et de l’ouverture "sans conditions" à la présence des autres. 

 

Références 

 

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Biesta, G. (2012). Boa educação na era da mensuração. Cadernos De Pesquisa, 42 (147), 808-825. 

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Veiga-Neto, A. (2015). Anotações sobre as relações entre teoria e prática. Educ. em Foco, v. 20, n. 1, 113-140. 

Notes
[←1

 Biesta, G. (2013). Para além da aprendizagem: educação democrática para um futuro humano. Autêntica. 

[←2

 D. Saviani (2010) affirme que la diffusion des œuvres de Gramsci au Brésil est due à un vaste et ambitieux projet de Carlos Nelson Coutinho, en partenariat avec Leandro Konder. En 1966, il a publié Conception Dialectique de l’histoire et Lettres de Carceres, suivies en 1968, de Machiavel, la politique et l’État moderne, Les intellectuels et l’organisation de culture, ainsi que Littérature et vie nationale. 

[←3

 C’est en 1992 que la première édition du livre Gramsci e a escola est parue, mais le premier texte de Nosella sur Gramsci est un article rédigé en 1983 (Nosella, 1983), qui a motivé son évaluation, 20 ans plus tard (Nosella, 2005). 

[←4

 « [...] para atingirmos a verdade, teríamos que passar da primeira para a segunda através de um importante trabalho sobre nossa cognição e consciência. » (notre traduction).  

[←5

 « [...] O que acontece em nosso presente, na nossa atualidade? como se caracteriza? Esse diagnóstico visa desenvolver estratégias de resistência ante a despolitização dos sistemas totalitários e da sociedade de massas (Arendt), ou ante as modernas práticas subjetivantes, disciplinas e biopoder (Foucault). » (notre traduction) 

[←6

 Valerio (2013) a remarqué que la philosophie de Giorgio Agamben s’inscrivait également dans cette convergence. Il affirme que, vingt ans avant La volonté de savoir, Hannah Arendt, dans son œuvre La condition humaine avait montré comment la dégradation de l’espace public dans les sociétés modernes était liée au fait que la vie biologique, pour les Grecs – à qui nous devons une grande partie de notre lexique politique – se situait en marge de l’ordre politique. Au contraire, depuis la modernité, elle occupe une place importante sur la scène politique. 

[←7

 La critique de Gilles Deleuze de la pensée représentative prédominante dans les élaborations philosophiques de la modernité est la référence aux philosophies de la représentation. Cet auteur a mené un débat fructueux pour affirmer une pensée en faveur de la différence. Nous proposons un livre écrit par Roberto Machado (2009) intitulé Deleuze, art et philosophie, dans lequel cet auteur met en lumière ce sujet à travers ses lectures de livres tels que Différence e Répétition, ainsi que des œuvres de M. Foucault, comme d’autres thèmes abordés par Deleuze, comme la littérature. 

[←8

 « This pedagogy, then, is a process that allows us to interrogate the institution of literature, of publishing and texting in relation to the subject and the citizen, and beyond that, to new forms of communication and media, and the concept of democracy itself. » (notre traduction) 

[←9

 « O modelo performático (oferecido por Arendt) concebe a constituição da identidade pessoal como um processo coextensivo à ação e não anterior a esta. » (notre traduction) 

 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292