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jeudi 29 février 2024

Pour citer ce texte : KERLAN, A. (2024). 14. Les Humanités revues par les sciences. Le curriculum des « cercles anthropologiques » chez Durkheim Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 4 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2023/dossier/article/les-humanites-revues-par-les-sciences-le-curriculum-des-cercles]

Les Humanités revues par les sciences.  
Le curriculum des « cercles anthropologiques » chez Durkheim 

 

Alain Kerlan 
Université Lumière Lyon 2 
Laboratoire ECP 

 

Résumé : L’interrogation sur la refonte des Humanités exigée par le développement scientifique était au cœur de la réflexion engagée par Durkheim dans l’Évolution pédagogique en France. Elle le conduisait à une proposition de refonte des programmes, destinée à inscrire les sciences dans la structure trinitaire (unité, intériorité, totalité) de l’idée éducative. On peut analyser ce curriculum selon une "échelle éducative des sciences" allant de leur valeur utilitaire à leur valeur morale, dessinant à chaque étape "un cercle anthropologique" marquant une phase de l’intégration des sciences aux Humanités.  Mais cette intégration voulue et programmée par le positivisme de Durkheim n’a jamais vu le jour. Difficulté passagère ou structurelle ? Cet échec peut être analysé comme l’indication d’une limite éducative inhérente aux sciences et à leur idéal d’objectivité en quête du point de vue de nulle part. 

 

Mots-clés 
Humanités, Éducation scientifique, Durkheim, Idée éducative, Curriculum 

 

Abstract :  The questioning of the overhaul of the Humanities required by scientific development was at the heart of the reflection initiated by Durkheim in L’Évolution pédagogique en  France. It led him to a proposal for overhauling the programs, intended to place the sciences in the trinitarian structure (unity, interiority, totality) of the educational idea. We can analyze this curriculum according to an “educational scale of sciences” ranging from their utilitarian value to their moral value, drawing at each stage “an anthropological circle” marking a phase of the integration of sciences into the Humanities. But this integration desired and programmed by Durkheim’s positivism never saw the light of day. Temporary or structural difficulty? This failure can be analyzed as an indication of an educational limit inherent to the sciences and their ideal of objectivity in search of the point of view from nowhere. 

 

Keywords 
Humanities, Scientific education, Durkheim, Educational idea, Curriculum 

 

Introduction


Les Humanités de nos jours fleurissent de multiples façons : « humanités numériques », « humanités médicales », humanités scientifiques », font désormais partie du bouquet.  Cette floraison n’est pas sans une forme de paradoxe : l’appropriation de l’appellation « humanités » donne une nouvelle légitimité à une tradition humaniste jugée par ailleurs insuffisante pour comprendre l’évolution du monde, et accusée de faire obstacle à la nécessaire entrée des sciences et des techniques dans le corpus.
 

Je voudrais d’emblée souligner que cette réappropriation des humanités s’opère de deux façons différentes. L’appellation « humanités médicales », par exemple, ne sonne pas tout à fait comme les autres : elle laisse entendre la critique d’une formation médicale sous la domination des seules sciences et techniques, et trop éloignée de l’humain. C’est pourquoi là où les « humanités médicales » se développent, la formation médicale elle-même en vient à mobiliser divers recours à l’art et à la littérature1 . 

L’appellation « humanités numériques » sonne différemment. Elle n’est pas exempte d’une forme de stratégie, récupérant, avec le terme, le prestige et le sérieux qui lui sont associés ; mais au-delà, elle renvoie à une conception des humanités rassemblant tout ce qui contribue à la formation d’un « homme convenablement éduqué ». J’emprunte cette expression à Jean-Marie Domenach, qui fut pendant une vingtaine d’années (1957-1976) le directeur de la revue Esprit. Dans un ouvrage parut en 1989, intitulé Ce qu’il faut enseigner, J.-M. Domenach s’attaquait à une refonte d’ensemble du corpus, à partir du constat « que notre société ne sait plus ce qu’est un homme convenablement éduqué » (1989, 53). Il s’en expliquait en ces termes : « elle a tellement changé en quelques années ; les structures, les traditions, les valeurs ont été bouleversées ; les connaissances ont fait un bon fabuleux, ne cessant de se ramifier ; les emplois sont en perpétuel remaniement. Tout cela fait que l’idée d’un homme archétype a perdu de sa consistance, et qu’il est impossible d’asseoir une culture générale sur des bases admises par tous » (idem). Les « humanités numériques » sont bien une façon d’indiquer que la formation au numérique est une partie de la réponse à la question de fond que posait Domenach, et que dramatise sa formulation en quatrième de couverture : « que faut-il enseigner pour former des hommes et des femmes capables de vivre leur époque et d’en maîtriser les périls ? » Sur cette ligne, les candidats aux « humanités » ne manquent pas ; pour certains, leur candidature s’inscrit dans une stratégie de quête de légitimité, de reconnaissance. 

Ces considérations sur la nécessité de « nouvelles humanités » sont récurrentes dans les sociétés occidentales. Elles ont pris une nouvelle et dramatique actualité en raison du défi climatique, de la prise de conscience que recouvre la notion d’anthropocène. Elles m’ont donné l’envie d’en revenir à Durkheim, aux dernières pages de L’Évolution pédagogique en France (EPF) ce cours dans lequel Durkheim positiviste dessinait les grandes lignes de ce que devait être l’éducation, les « nouvelles humanités » en somme, à l’âge des sciences. Durkheim pour moi c’est une vieille histoire, et donc un peu un retour aux sources : la trentaine de pages du chapitre XI de L’Évolution Pédagogique en France avait été, sinon l’objet, au moins le point de départ de ma thèse de doctorat en philosophie, et du livre La science n’éduquera pas qui en était issu2 . Mais la contribution proposée ici est surtout née de la conviction raisonnée que la façon dont Durkheim envisageait l’éducation refondue à l’aune des sciences, et reconstruisait le curriculum, face à la persistance d’un modèle des humanités classiques jugé à bout de souffle et devenu inadéquat,  peut nous aider à réfléchir aux humanités nécessaires au temps des sciences, et aussi contribuer à nous éclairer aujourd’hui, quand l’entrée dans un âge dit anthropocène nous enjoint de repenser notre rapport aux sciences et au techniques, et donc aussi à l’éducation. 

 

1. Les sciences et l’idée éducative

 

Pour y venir, je dois d’abord souligner que l’ensemble des développements de L’Évolution Pédagogique en France a sa raison et son origine dans ce chapitre XI, intitulé « Les variations du plan d’études au XIXème siècle », qu’il s’agit à l’origine d’un cours professé dans le cadre de la formation des professeurs de lycée, dans une époque où la réforme destinée à faire place aux sciences est à l’ordre du jour3 , et publié de façon posthume en 1938. Le positiviste Durkheim y constate que les sciences pourtant porteuses de l’éducation nécessaire, en accord avec la marche inéluctable de « l’esprit positif », ne parviennent pas à prendre pied dans le système éducatif comme il se devrait. La suspicion à l’égard de l’enseignement scientifique demeure, et dans le système éducatif et la politique éducative, « [les sciences] sont dans un perpétuel état de nomadisme » (EPF, 353). 

Cette situation dommageable tient selon Durkheim « à des causes plus profondes et plus respectables » (EPF, 355) que l’alliance de l’esprit traditionaliste et de l’esprit humaniste dont il constate l’existence. Pour atteindre aux « causes plus profondes », il faut creuser, et Durkheim creuse très profondément, et dans l’histoire de l’éducation, et dans les structures sous-jacentes dont dépend cette histoire. Du côté de l’histoire de l’éducation, il creuse jusqu’aux origines de l’école, et plus précisément de l’idée éducative, du paradigme éducatif, dont il trouve la première réalisation ou incarnation dans le christianisme primitif, dans les premières écoles monacales, dans le convict, le tout premier internat. « Écoles cathédrales, écoles claustrales, voilà le germe bien humble et bien modeste d’où est sorti tout notre système d’enseignement (EPF, 32). Cette idée éducative, qu’il appelle le plus souvent « le schéma abstrait du processus éducatif », Durkheim la conçoit en rupture avec le modèle antique de l’éducation. Les historiens de l’éducation discutent du bien-fondé de cette lecture en termes de rupture, et même la contestent ; mais la portée et la puissance théoriques de l’analyse de Durkheim n’en demeurent pas moins précieuses, et l’oublier en ne prenant en compte que ses limites historiques serait un regrettable dommage philosophique4 , comme j’espère ici le montrer. L’éducation antique telle que la conçoit Durkheim est supposée être centrée sur l’acquisition de « talents » nécessaires aux citoyens c’est-à-dire, « comme c’était le cas à Rome, des instruments d’action, des outils dont on a besoin pour jouer son rôle dans la vie » (EPF, 36), « talents » conçus comme autant de fins valant et poursuivies séparément pour elles-mêmes, sans « aucune orientation commune » (idem). Durkheim emploie même le terme de « parures » pour souligner ce que ces fins ont à ses yeux de superficiel5 . S’y oppose frontalement une éducation conçue sur le modèle chrétien de la conversion, et qui doit donc agir sur l’être, sur la personne en profondeur, et pour cela donner à l’ensemble des enseignements un même but, une même orientation. À la dispersion et à l’extériorité des « talents » se substitue alors une exigence d’unité et d’unification, et la trinité « intériorité, unité, totalité » se met en place. 

Durkheim attribue au christianisme le mérite d’avoir eu très tôt le sentiment qu’il y a « en chacun de nous un état profond » d’où dérivent les états particuliers de l’intelligence et de la sensibilité, et « où ils trouvent leur unité ; et que c’est cet état profond qu’il faut atteindre si l’on veut vraiment faire œuvre d’éducateur, exercer une action durable » (EPF, 37). 

L’éducation telle que nous la concevons – et telle qu’elle est toujours à l’arrière-plan d’une question comme celle que posait Domenach et que nous ne cessons de nous poser : que faut-il enseigner ? –  repose sur la même base : pour nous, rappelle Durkheim, « former un homme, ce n’est pas orner son esprit de certaines idées ni lui faire contracter certaines habitudes particulières, c’est créer chez lui une disposition générale de l’esprit et de la volonté » (idem). 

La suite s’anticipe aisément. Les sciences ne pourront jouer pleinement le rôle éducatif qu’exige d’elles l’entrée dans l’âge positif qu’en reprenant à leur compte ce souci d’intériorité, d’unité et de totalité inscrit au cœur de l’idée éducative. La mission éducative des sciences passe donc nécessairement par une culture scientifique, parce qu’une vraie éducation, une pleine éducation, selon Durkheim, vise à agir en profondeur sur l’éduqué. Elle a, écrit-il, « le très grand l’avantage d’obliger l’homme à sortir de lui-même pour entrer en contact avec les choses ; et par cela même, elle lui fait prendre conscience de l’état de dépendance où il se trouve vis-à-vis du monde qui l’entoure » (EPF, 248). 

On peut lire les trois derniers chapitres de l’EPF (le chapitre 11 et les chapitres de conclusion, 12 et 13) comme la formulation systématique de ce que doivent être des humanités scientifiques – même si Durkheim n’utilise pas le terme. Elles passent par la distinction des différents degrés de la valeur éducative des sciences – ce que j’ai appelé une « échelle éducative des sciences » (Kerlan, 1998, 151 et sq.) et par une encyclopédie qui articule ce qu’on peut appeler des « cercles anthropologiques ». 

 

2. L’échelle éducative des sciences

 

La notion de culture scientifique à laquelle recourt ici Durkheim doit bien être entendue au sens de la cultura animi chez Cicéron (Kambouchner, 1995, 454). Un enseignement des sciences qui ne s’organise pas en une culture scientifique capable d’agir sur la conscience qu’ont les éduqués de leur relation au monde passe à côté de la mission éducative des sciences. Il en reste à l’acquisition de quelques talents et dispositions singulières, là où il s’agit de s’inscrire dans le paradigme éducatif en sorte que les sciences soient le véhicule qui permette aux éduqués d’acquérir « une disposition générale de l’esprit et de la volonté ». Je ne résiste pas à la tentation de comparer ces « talents » à nos contemporaines et proliférantes « compétences ». 

Les degrés de l’échelle éducative des sciences marquent la contribution des sciences à l’acquisition de cette disposition générale. Cette contribution se répartit dès lors sur une échelle ascendante. Se dessine une série de figures pédagogiques des sciences, rangées selon l’appréciation de leur contribution à cette tâche éducative. Au bas de cette échelle, la figure utilitaire des sciences, associée à la pédagogie réaliste : l’attention aux choses même, le sens du réel et le souci de l’utilité y sont primordiaux. C’est par cette voie, l’éclaircissement de l’action, que la science peut se diffuser. Cette figure pédagogique veut être une éducation pour tous, et seules les préoccupations utilitaires, liées à l’action, permettent la diffusion populaire des sciences. « Le plus grand nombre a avant tout besoin d’agir » (EPF, 238), écrit Durkheim. Ce réalisme et cet esprit pratique ont une portée immédiatement morale, en liant la pensée positive et l’action juste, et Durkheim formule en ce sens le tout premier précepte du modèle éducatif des sciences : « savoir penser droitement, de manière à savoir agir » (idem). La science a, écrit-il, « le très grand l’avantage d’obliger l’homme à sortir de lui-même pour entrer en contact avec les choses ; et par cela même, elle lui fait prendre conscience de l’état de dépendance où il se trouve vis-à-vis du monde qui l’entoure » (EPF, 248). 

L’éducation logique occupe la place intermédiaire de l’échelle éducative des sciences. Mais elle ne se réduit pas à l’apprentissage de la pensée scientifique et de ses méthodes. La logique est déjà présente dans la langue, et il ne faut pas s’étonner du fait que l’enseignement ait commencé par être exclusivement grammatical. Dès lors qu’il s’agit « d’enseigner l’esprit à lui-même » (EPF, 56), la langue est bien le premier objet qui doit être pris en compte. La langue est bien l’élément de la pensée, et non pas son habillement, et toute langue porte en elle « une logique immanente que la grammaire a précisément pour objet de dégager » (EPF, 71). 

Durkheim analyse alors le formalisme de l’éducation médiévale dans le cadre d’une culture qui a fait de l’esprit et de l’intériorité les valeurs les plus hautes. Le langage était la toute première et nécessaire extériorité sans laquelle l’esprit ne peut se saisir lui-même. C’était, écrit Durkheim, « une première manière pour l’esprit de réfléchir sur lui-même », un moyen « pour atteindre et observer la pensée et sa vie » (EPF, 72). L’avènement des sciences n’efface pas la nécessité de cette première éducation logique, il s’inscrit dans son prolongement, dans le prolongement de cette culture qui a fait de l’esprit et de l’intériorité les valeurs les plus hautes. Les sciences sont « la source de vie logique la plus haute à laquelle puisse venir les raisons individuelles » (EPF, 390-391). 

L’éducation morale est au sommet de l’échelle éducative des sciences. Cette éducation est déjà engagée dès l’éducation utilitaire (inculquant le sens des réalités et de l’action adaptée) et dans l’éducation logique que constitue l’accès de tous au raisonnement scientifique. Dans la science, comme œuvre collective, « vit une sorte de raison exemplaire qui est le modèle idéal sur lequel doivent se former nos raisons individuelles, (…) une sorte d’entendement universel et impersonnel » (EPF, 390). 

C’est plus encore dans le rejet de la culture et de l’éducation esthétique que se manifeste le plus clairement par contraste la portée morale de l’éducation scientifique selon Durkheim. Les sciences ont le souci du réel et de l’utile, les arts se déploient « dans le domaine de l’irréel, de l’imaginaire » (EPF, 240). Pour Durkheim l’image tourne le dos à la positivité, elle est l’anti-positivité même, elle ne retient rien de la résistance des choses sur laquelle l’esprit bute et se forme. « Les images constituent la matière mentale la plus plastique qui soit » (EPF, 230). Se détournant du monde réel elle « détend les ressorts de l’activité morale » (EPF, 240). À l’inverse, la pratique des sciences poursuit Durkheim, a « le très grand l’avantage d’obliger l’homme à sortir de lui-même pour entrer en contact avec les choses ; et par cela même, elle lui fait prendre conscience de l’état de dépendance où il se trouve vis-à-vis du monde qui l’entoure » (EPF, 248). 

Ici, c’est bien clair, Durkheim s’en prend au monopole de l’éducation morale que détient le modèle humaniste, le modèle des humanités, à une idée bien ancrée qui attribue à l’enseignement de l’art et de la littérature la tâche exclusive de la formation du caractère moral. Les sciences y pourvoiraient bien mieux. Les sciences de la nature sont morales parce que leur pratique « nous fait bien plus facilement sentir le sérieux de la vie » (EPF, 254). 

 

3. Les cercles anthropologiques

 

La virulence et la systématicité de cette critique pourrait laisser croire que ce modèle éducatif des sciences qu’oppose Durkheim en positiviste au modèle des humanités classiques prétend à son tour à l’hégémonie. Ce n’est pourtant pas le cas, comme le montrent les deux derniers paragraphes de L’Évolution Pédagogique en France, dans lesquels Durkheim procède à une appréciation d’ensemble de ce modèle et montre qu’il prend en compte la contribution de chaque forme de culture à l’éducation. 

En effet, si le savoir positif est la clé de voûte de ce modèle éducatif, la fidélité au paradigme éducatif implique que soit visée « la formation intégrale de l’homme » (EPF, 399). Cette visée fait de l’homme, de l’humanité, le bien suprême, mais aussi reprend l’exigence d’unification, de totalisation (ou d’intégration) inhérente à l’idée éducative dans sa trinité constitutive : intériorité, unité, totalité. Le positivisme de Durkheim réactualise l’encyclopédie, le « cercle des savoirs formateurs ». « Ce qui fait l’unité [du modèle éducatif] : c’est l’homme. Tout enseignement est nécessairement anthropocentrique », comme l’avaient bien compris les humanistes, (EPF, 398), écrit Durkheim. En effet, l’idée éducative exige la totalisation de l’humanité de l’homme, et l’avènement des sciences lui en donne les moyens. Mais il ne peut y avoir de totalisation et d’intégration ou d’unification de la connaissance qu’humaines. Ici Durkheim est fidèle à Auguste Comte. 

Des « humanités scientifiques » telles qu’on peut les concevoir dans le modèle éducatif des sciences de Durkheim – même si, je le répète, il n’emploie pas cette expression – situent l’homme au cœur des trois cercles que déploie l’encyclopédie, mais comme une partie de l’univers « dont il ne peut être détaché » (idem), précise Durkheim. 

1) Le savoir positif s’ordonne en un premier cercle autour de l’enracinement humain dans la nature : elle est pour tout homme « le théâtre immédiat de son activité » (EPF, 388). Il s’agit que l’élève « accède à une représentation de cette réalité extérieure, à laquelle tant de liens le rattachent » (EPF, 387), et cela de façon plus ou moins approfondie « selon l’âge des enfants et les progrès de la science » (idem). L’enseignement élémentaire doit apporter à l’enfant des « idées générales » qui installeront progressivement cette représentation de sa place dans la nature et des liens qui l’unissent à elle, son statut de « partie dans le tout », et l’inciteront à agir en conséquence. L’éducation intellectuelle scientifique est ainsi d’emblée l’acquisition progressive, par une lente imprégnation de l’esprit et de l’action, de l’idée du déterminisme. On peut le constater, cette conception diffère très nettement de l’élémentarité des savoirs scolaires que professe l’École Républicaine dans le sillage de Condorcet, et ne vise pas explicitement à la maîtrise de la nature et n’associe donc pas l’émancipation à cette maîtrise. 

2) Et ce premier cercle anthropologique ne peut suffire, dès lors que l’homme lui-même est nature. « Il y plonge par toute ses racines » (EPF, 388). Cette autre leçon des sciences ouvre le second cercle anthropologique des savoirs positifs. Elle est aussi une autre leçon morale en enseignant que l’espèce humaine n’est que l’une des espèces animales, en permettant de comprendre que « si la conscience est ce qu’il y a de plus éminent en nous, elle n’existe pas sans un substrat organique dont elle dépend » (idem). On reconnaîtra au passage cette sorte de modélisation de l’organisme pour penser la vie morale et même pour la vie sociale à laquelle s’adonne Durkheim, comme nombre des penseurs tentés par le biologisme qui étend à la vie morale et sociale la cohésion propre au vivant, et notamment à l’organisme. 

3) Durkheim n’en reste pas là, et s’ouvre un troisième cercle anthropologique dès lors que les sciences sont considérées dans leur appartenance au mouvement de la culture. C’est en tant qu’œuvres humaines, produit du travail des hommes que « les sciences intéressent plus directement encore l’enseignement proprement humain » (EPF, 389). Durkheim en appelle ainsi à l’enseignement d’une sorte d’histoire des sciences. « Les sciences aussi sont des œuvres humaines » (idem), et c’est à ce titre qu’elles nous font connaître tout un aspect de l’humanité, de sa vie et de son histoire, des forces d’où elles jaillissent. De ce point de vue l’enseignement scientifiques doit être comparé à celui de la littérature : « à partir du moment où il existe des sciences positives, les littératures ne peuvent plus constituer l’unique matière de l’enseignement humain, car il y a tout un aspect de l’humanité qui leur échappe » (idem), celui du travail de la raison positive. 

4) De la pratique scientifique sont nés des formes de raisonnement et des manières de pensée nouvelles, un développement inédit de la culture logique. Celui-ci permet que s’ouvre un quatrième cercle anthropologique, dans lequel les sciences de la nature trouvent dans l’étude de l’homme leur véritable but. La culture logique qu’a permis le développement des sciences « a d’autant plus de prix qu’elle est appelée à servir dans l’étude non seulement des choses matérielles, mais de l’homme lui-même » (EPF, 392). 

La culture logique occupe une place centrale dans le modèle éducatif de Durkheim. Une place de pivot, de basculement. L’erreur majeure d’un enseignement qui n’en a pas fini avec la scolastique, explique Durkheim, est « de croire que toutes les facultés logiques, toutes les opérations mentales que la science emploie existent en nous toutes préformées, et qu’il n’y ait qu’à en prendre conscience, à les exercer, à les appliquer » (EPF, 390). Bien au contraire, toute une partie de la logique « résulte de la science, loin de la précéder » (idem), et ne peut être acquise « qu’en vivant de la vie scientifique » (idem).  Et dès lors « l’enseignement des sciences ne sert pas seulement à faire connaître le monde… : c’est de plus un inestimable instrument de culture logique » (EPF, 393). 

Le basculement opéré par la culture logique développée à l’école des sciences est même double. D’une part les sciences de la nature contribuent de façon éminemment créative à la formation humaine, à la formation de l’esprit : « il y a dans la science des manières de pensée, de raisonner que nous ne pouvons apprendre à nulle autre école, que nous ignorerions si elle n’existait pas » (EPF, 390). Et, grâce à la culture logique de l’esprit formé à l’étude des choses, de la nature, l’étude scientifique de l’homme devient possible : « si la réalité humaine est une réalité comme les autres…, il faut l’observer comme on observe les choses du monde extérieur, c’est à dire du dehors ». Durkheim fait preuve d’un optimisme sans frein sur cette perspective : « tout permet de croire que la solution de continuité qui sépare encore l’étude de la nature physique et l’étude de la nature humaine n’est plus qu’une survivance destinée à disparaître » (EPF, 392). D’autre part la culture logique telle que l’envisage Durkheim surmonte l’opposition des Sciences et des Lettres. Son raisonnement pose, de façon implicite, la question des débuts de l’esprit scientifique, d’une éducation de la pensée permettant ce saut. Durkheim part d’un postulat de bon sens : « pour pouvoir être initié utilement aux sciences, il faut déjà posséder une certaine maîtrise de la pensée ; il faut avoir acquis une certaine aptitude à penser clairement, distinctement et avec suite » (EPF, 393). En conséquence, il faut admettre que « la culture logique qui se dégage de la pratique des sciences positives ne se suffit pas à elle-même : elle en suppose une autre plus élémentaire, qu’il faut aller chercher à une autre source » (idem). 

L’énigme de la naissance de l’esprit scientifique est alors celle du franchissement d’un abîme. Abîme « entre la pensée spontanée, à l’état de nature, et la pensée logique, réfléchie, maîtresse et consciente d’elle-même » (EPF, 394). Cet abîme, « comment l’homme l’a-t-il franchi ? » (idem), interroge Durkheim. Sa réponse : « c’est principalement grâce au langage », ouvre quelques-unes des pages les plus étonnantes de l’EPF, dédiées à l’éloge et à la réhabilitation de la grammaire, de l’analyse grammaticale, de la leçon de vocabulaire, de l’apprentissage des langues, notamment langues anciennes, et même de l’exercice de style, au nom de la culture scientifique ! « Comme l’étude des sciences suppose déjà l’habitude de penser distinctement, on voit que l’exercice de style n’est pas moins indispensable à la culture scientifique qu’à la culture littéraire » (EPF, 397), conclut Durkheim, avant de poser in fine l’étude du langage en clé de voûte de son modèle : « l’étude du langage – c’est-à-dire de la grammaire et de la langue – constitue l’assise commune de tout enseignement », écrit-il (EPF, 398). 

 

4. Une triple culture de l’humain

 

L’ambition de l’EPF est celle des Humanités elles-mêmes, ambition d’un modèle éducatif consacré à « la formation intégrale de l’homme » (EPF, 399), faisant de chaque élève « non un savant intégral, mais une raison complète » (idem). Si ce modèle insiste d’abord sur la contribution des sciences, sur la culture scientifique, on vient de voir qu’il ne l’y réduit pas ; non seulement « la culture par les langues » y contribue en propre, mais elle est aussi l’une des conditions de possibilité des sciences elles-mêmes. De plus, selon Durkheim une triple culture est nécessaire à la formation intégrale de l’homme ; aux deux précédentes cultures, culture par les langues et culture scientifique, il faut ajouter « la culture historique » (idem), et même plus précisément selon ce qu’en dit Durkheim, une culture qui allie l’histoire et les sciences sociales, dans laquelle il inclut l’enseignement des littératures, notamment les littératures étrangères, parce que « c’est dans les littératures que vient se fixer le principal des civilisations » (EPF, 380). En effet, dès lors que la culture logique issue des sciences naturelles a été mise en œuvre pour l’étude de l’humain, dès lors que « l’enseignement de la nature » contribue à « l’enseignement de l’homme », l’idée même de l’humanité s’en trouve profondément modifiée, parce que ce renversement conduit à l’ébranlement des deux principes ou postulats fondamentaux de l’humanisme et des Humanités. 

Le premier principe posait « que la nature humaine est toujours partout identique à elle-même et ne comporte pas de variations essentielles suivant les temps et les milieux » (EPF, 368). L’historicité même de l’homme et des cultures était méconnue, et « une seule forme de mentalité et une seule forme de moralité » étaient censées caractériser le genre humain tout entier (idem). Si la diversité présente dans l’histoire humaine ne pouvait être ignorée, elle était renvoyée à la persistance de préjugés et et de superstitions réputées empêcher la nature humaine fondamentale de s’affirmer6 . L’éducation de l’humain n’avait dès lors d’autre voie que de « mettre l’enfant en face de cette nature humaine une et invariable » (EPF, 369), et on « en vint ainsi tout naturellement à concevoir Rome comme une société providentielle où, pour la première fois, l’homme était parvenu à prendre conscience de lui-même, de sa nature et, par conséquent, des principes qui sont à la base de la vraie morale et de la vraie religion » (EPF, 369-370), celles du christianisme, puisque c’était dans l’empire romain que le christianisme s’était développé, et que que le latin était la langue de l’Église. 

En découle le second postulat de l’humanisme des Humanités : les lettres anciennes, mais surtout les lettres latines étaient dès lors « la meilleure école possible d’humanité » (EPF, 370). 

Or, ces deux principes, ces deux postulats de l’humanisme et des humanités sont inconciliables avec ce que nous apprennent les sciences historiques et sociales, et c’est sur ce constat que Durkheim se fonde pour mettre à la base de l’éducation un tout autre humanisme, un humanisme de la diversité et de l’historicité humaine : « une autre conception de l’homme est aujourd’hui nécessaire, avec d’autres méthodes pour l’enseigner » (EPF, 371), écrit-il. L’idée qu’il « existe une nature humaine, unique et immuable, qui aurait été donnée à l’homme depuis qu’il existe des hommes » est « en contradiction flagrante avec les enseignements de l’histoire » (EPF, 371-372). Qu’il s’agisse de l’esprit, de la mentalité humaine ou bien de la moralité, ce qui en fait le fond « est perpétuellement en voie de transformations » (EPF, 372), et cette diversité « ne fait qu’exprimer la diversité des conditions de l’existence collective ». 

Au passage Durkheim en appelle à ce qu’on appellerait aujourd’hui une désoccidentalisation de l’enseignement en signalant que « nous connaissons aujourd’hui de grandes civilisations qui peuvent soutenir la comparaison avec celles de l’Antiquité classique » (EPF, 371), comme celle de l’Inde, et va même jusqu’à écrire – dans une sorte d’anticipation de la Pensée sauvage de Lévi-Strauss – qu’il « entre dans les mythes, légendes et techniques des peuples » qu’il désigne comme ”les moins cultivés” « des processus mentaux très complexes qui nous donnent sur le mécanisme de l’intelligence, des renseignements parfois  plus instructifs que les opérations les plus réfléchies qui sont à la base des sciences positives » (EPF, 376). 

À la nature humaine unique et immuable, les progrès des sciences de l’humain que sont l’histoire et les sciences sociales conduisent à opposer une conception de l’homme qui met en avant sa flexibilité, sa souplesse et sa fécondité, son ouverture, sa force de changement. À l’école des sciences de l’humain, « on en vient à concevoir l’homme (…) comme une force infiniment flexible et protéiforme, capable de prendre les aspects les plus divers, sous la pression de circonstances sans cesse renouvelées » (EPF, 378). Nous ne sommes pas entièrement enfermés dans les états qui sont les nôtres à tel moment de notre histoire, mais « il y a en nous sous ces états une multitude de possibles non actualisés » (idem). 

C’est selon Durkheim cette conception de l’homme qui doit être enseignée, non pas pour son intérêt comme connaissance, mais parce qu’elle est « capable d’affecter la conduite » (EPF, 376). Elle implique en effet la capacité de changer, et donc que « nous devons et pouvons faire un large, un très large crédit à la nature humaine, à sa souplesse et à sa fécondité » (EPF, 377). 

On ne peut lire ces lignes de Durkheim sans avoir en tête le défi climatique et la problématique de l’anthropocène ; elles font passer comme un vent d’espérance dans le pessimisme ambiant : 

« Ce qu’apprend l’histoire, c’est que l’homme ne change pas arbitrairement ; il ne se métamorphose pas à volonté, à la voix de prophètes inspirés ; car toute transformation, venant se heurter au passé acquis et organisé, est dure et laborieuse ; elle ne s’accomplit, par suite, que sous l’empire de la nécessité. Pour réclamer un changement, il ne suffit pas de l’entrevoir comme désirable, il faut qu’il y ait dans les conditions diverses dont dépend l’humanité des transformations qui l’imposent » (EPF, 377). 

 

5. Conclusion

 

En guise de conclusion, je prendrai une vue d’ensemble du modèle éducatif durkheimien pour en dégager quelques réflexions et interrogations persistantes. 

1) En premier lieu, comment ne pas admirer cet édifice très ingénieux, notamment dans la construction d’une sorte de sas, de carrefour ou de double basculement entre l’apport et le rôle des sciences de la nature et ceux des enseignements touchant à l’humain ? Nous avons vu comment d’un côté la culture logique acquise au contact des sciences de la nature, appliquée aux choses humaines, modifie profondément notre conception de la nature humaine elle-même et de la conduite qu’elle implique, qu’elle rouvre et remet en mouvement dans une sorte d’élan créateur substitué à l’immutabilité dans laquelle l’enserrait l’humanisme des humanités ; comment de l’autre côté l’étude de ce propre de l’homme qu’est le langage constitue une propédeutique intellectuelle nécessaire au déploiement de l’esprit scientifique. Durkheim prend d’ailleurs bien soin de souligner cette implication mutuelle : 

« Bien loin que les disciplines relatives à l’homme, et celles qui se rapportent aux choses, soient à ce point étrangères l’une à l’autre, en fait elles s’impliquent et concourent au même but, et c’est parce qu’on méconnaît leur unité qu’on a pu ainsi contester la vertu éducative et même moralisatrice de l’enseignement des sciences. » (EPF, 385) 

Pour Durkheim le contrat est rempli, son modèle permet que les sciences se conforment aux exigences du paradigme éducatif. Mais je note tout de même que cette entreprise a un fort coût philosophique, concédé du côté de la métaphysique et d’une forme de spiritualisme. 

Les dualismes propres à ce que Philippe Descola appelle le naturalisme de la culture occidentale, et auxquels John Dewey tentait d’échapper, sujet/objet, intériorité/extériorité, nature/culture y sont centraux et déterminants, à la fois nécessaires et devant être dépassés. Cet enjeu conduit Durkheim à déployer des trésors de dialectique pour aboutir au bout du compte à une sorte de version positiviste de la phénoménologie de l’esprit hégélienne. Durkheim le répète régulièrement, l’esprit ne se forme pas « à vide », « par une gymnastique formelle », mais en s’exerçant sur les choses elles-mêmes, ce n’est qu’en s’y appliquant « qu’il se donnera les formes nécessaires » (EPF, 383), qui lui permet de se connaître, de se saisir dans la toute première culture logique. Confrontée à l’extériorité de la nature, celle-ci s’enrichit des raisonnements propres aux sciences. En appliquant cette culture logique aux choses humaines, par laquelle l’homme cesse de se considérer comme un sujet et se regarde comme un objet et s’observe « comme on observe les choses du monde extérieur, c’est-à-dire du dehors » (EPF, 392), l’esprit s’extériorise à nouveau afin de se connaître lui-même. Au terme de ce mouvement quasi hégélien de sortie de soi par lequel l’esprit se déploie dans une triple culture, on ne trouve certes pas l’Esprit Absolu hégélien, mais plus prosaïquement des esprits intégralement et positivement éduqués. Durkheim n’en semble pas moins conscient de ce mouvement spiritualiste de sortie puis de retour à soi, quand il écrit que l’enseignement scientifique « bien qu’il soit orienté vers le dehors, ne nous détourne de nous-mêmes que pour nous y ramener ; mais [qu’]il nous y ramène, munis, enrichis de notions précieuses qui jettent une lumière nouvelle sur notre propre nature » (EPF, 389). 

2) Ma seconde observation constate que le modèle éducatif des sciences de Durkheim, qu’il jugeait nécessaire, inéluctable, tout particulièrement pour la contribution des sciences à l’éducation morale, conformément aux exigences de l’idée éducative, n’est jamais advenu, n’a jamais été réalisé. On peut certes en saisir quelques échos dans la pédagogie des sciences de Gaston Bachelard ; on peut aussi constater que son esprit n’est pas étranger à ce qui s’est appelé dans les années 1960-1970 l’éveil scientifique : mais celui-ci a été balayé et supplanté   par les didactiques et les technologies éducatives. 

Il me semble qu’il y a deux types d’enseignement à tirer de cet échec. 

a) Le premier consiste à se servir de ce modèle comme un outil critique, qui aide à repérer et à souligner les manques et les défauts du système éducatif et de la place qu’y ont les sciences. On peut ainsi constater que la prise en compte de la portée morale de la pratique scientifique n’y est jamais prise en considération, que la notion de vertu épistémique n’y a guère d’écho ; on peut aussi regretter que l’étude des sciences comme œuvres humaines, l’histoire des sciences, n’ont pas la place qu’il faudrait dans la culture scientifique et la culture générale, en dépit des nombreux travaux et réflexions en ce sens (je pense notamment aux contributions du physicien Jean-Marc Lévi-Leblond et de la revue  Alliage) ; on peut aussi constater que l’enseignement littéraire lui-même n’a plus l’orientation que lui reconnaissait Durkheim dans la formation humaine, et qu’épris de « scientificité » il se soit livré à l’emprise du formalisme linguistique, perdant de vue que comme le rappelle Jean-Marie Schaeffer, « l’œuvre littéraire nous donne accès à un mode d’expérience spécifique, et donc irremplaçable (comme le sont la plupart des modes d’expérience), et que c’est  justement là ce qui constitue la seule justification raisonnable de la valeur que nous lui accordons » (2011, 106). 

b)  Le second type d’enseignement est plus radical. Il prend pour point de départ et d’interrogation non pas « l’échec » du modèle éducatif des sciences durkheimien, mais sa possibilité même. Nous ne pouvons pas éviter une question qui peut paraître iconoclaste : si les sciences ne se sont pas encore coulées dans l’idée éducative, dans ce modèle éducatif centré sur la prise en charge totale de l’intériorité, n’est-ce pas tout simplement parce que par nature elles ne le peuvent pas ? 

Il me semble possible d’étayer cette hypothèse d’un point de vue épistémologique, ou plus précisément du point de vue de ce que Francis Wolff appelle « la définition anthropologique de la science », qui identifie la science comme « la quête humaine indéfinie de l’objectivité absolue » (Wolff, 2019, 222). « L’idéal scientifique, commente Francis Wolff, c’est de pouvoir voir le monde de nulle part afin de le faire comprendre tel qu’il est en lui-même. La science achevée nous ferait voir un monde sans personne pour le voir » (idem). Comment un tel savoir pourrait-il être formateur dans une perspective humaniste ? Un énoncé scientifique est à proprement parler le discours de personne, un discours sans sujet : « le locuteur et l’interlocuteur ont disparu du discours, et avec eux, tous les indicateurs contextuels : dans le discours de la science il n’y a pas de « je » qui parle à un « tu » pour le convaincre, il n’y a plus de « ici » ou de « maintenant », pas de lieu d’où l’on parle, de moment où l’on parle, de circonstances particulières, pas d’”indexicaux” comme disent les linguistes (Wolff, 2019, 220). Par là même la science s’interdit par nature et par méthode de répondre aux exigences d’intériorité propre au modèle éducatif. 

Ce modèle éducatif, rappelons-le, Durkheim l’oppose au modèle antique centré sur l’acquisition de « talents » nécessaires pour jouer son rôle dans la vie. J’ai indiqué au passage ma tentation de comparer ces « talents » à nos « compétences ».  Et en effet, ne doit-on pas constater qu’une bonne part de nos systèmes éducatifs – l’enseignement scientifique, mais pas seulement – sont aujourd’hui réorganisés autour de l’acquisition de compétences ? Serions-nous revenus au modèle des « talents » ? Faut-il conclure que l’homme dont a besoin nos sociétés scientifiques et techniques du capitalisme triomphant n’est pas la personne comme intériorité, unité morale, mais un individu doté des « talents » nécessaires à faire tourner la machine, un individu possesseur d’un solide « portefeuille de compétences », un individu voué à rendre le monde « disponible », selon la formule d’Hartmut Rosa (2023) ? 

3) J’irai un peu plus loin encore dans l’iconoclasme ; peut-être des « talents » sont ce que les sciences en matière d’éducation peuvent apporter de mieux, et qu’il n’est nullement souhaitable que se confondent le sujet épistémique et le sujet moral. Nous savons aujourd’hui plus que jamais que le développement des sciences et des techniques a besoin de l’éthique pour décider des limites à l’instrumentation de l’homme : il faut bien alors que le sujet moral se distingue du sujet épistémique. 

4) Ma dernière réflexion porte sur la vigueur du rejet chez Durkheim de l’art et de la culture esthétique. S’agit-il d’un rejet doctrinal inhérent au positivisme ? Durkheim le laisserait entendre lorsqu’il fait de l’image un refus du réel. Visiblement sur ce point il ignore délibérément l’évolution de Comte, écrivant dans le Discours préliminaire à l’ensemble du positivisme que l’éducation générale « sera plus esthétique que scientifique, comme l’exige la vraie théorie de l’évolution humaine » ([1848],1969, 301). Selon Comte, dès lors que la positivité est devenue le « régime normal » de l’humanité, et que se pose la question de la maîtrise des sciences au service de l’humanité, l’art n’appartient pas définitivement au passé de l’humanité, mais bien à son avenir. Ou encore, dit-il curieusement, l’homme ne peut pas habiter la science7 . Une éducation humaine complète doit donc prendre en compte non seulement le sujet épistémique, non seulement le sujet moral, mais tout autant le sujet esthétique, ou pour le dire autrement, la diversité de nos modes d’existence et d’expérience. 

 

Références

 

Comte, A. ([1848],1969). Discours préliminaire à l’ensemble du positivisme. Dans Système de politique positive, t. premier. Éditions Culture et civilisation, impression anastaltique. 

Domenach, J.-M. (1989). Ce qu’il faut enseigner. Seuil. 

Durkheim, É. ([1938] 1969). L’évolution pédagogique en France. PUF. 

Durkheim, É. ([1968] 1974). L’éducation morale. PUF. 

Kambouchner, D. (1995). La culture. Dans Notions de Philosophie, vol. II. Gallimard, Folio/Essais. 

Kerlan, A. (1998). La science n’éduquera pas. Comte, Durkheim, le modèle introuvable. Peter Lang. 

Rosa, H. ([2018], 2023). Rendre le monde indisponible. La Découverte, tr. fr. Olivier Mannoni. 

Schaeffer, J.-M. (2011). Petite écologie des études littéraires. Éditions Thierry Marchaisse. 

Wolff, F. (2019). Plaidoyer pour l’universel. Fayard. 

 

Notes
[←1

 On peut ici signaler tout particulièrement les travaux d’Isabelle Galichon. 

[←2

 Cf. Kerlan, A. (1998). La science n’éduquera pas. Comte Durkheim, le modèle introuvable. Peter Lang. 

[←3

 Cette réforme de modernisation sociale et pédagogique des programmes secondaires se fera en 1902. 

[←4

 Durkheim dans sa démarche anticipait sur ce que Foucault appellera « généalogie ». 

[←5

 C’est dans le même esprit que Durkheim condamne l’éducation exclusivement « esthétique » de la Renaissance. 

[←6

 On créditera au passage Durkheim de ne pas être dupe des arguments colonialistes.   

[←7

 Cette formulation comtienne n’est pas sans évoquer un vers célèbre du poète Hölderlin : « Riche en mérites, mais poétiquement toujours sur Terre habite l’homme » 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292