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jeudi 29 février 2024

Pour citer ce texte : COSTE C. (2024). Réformer l’humanisme. La pensée de Simondon et la critique de la pensée technocratique Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 4 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2023/dossier/article/reformer-l-humanisme-la-pensee-de-simondon-et-la-critique-de-la-pensee]

Réformer l’humanisme. La pensée de Simondon et la critique de la pensée technocratique 

 

Cyprien Coste 
Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne (HIPHIMO) 

 

Résumé : À propos de l’enseignement des technologies, Simondon nous alertait à propos d’un symptôme de la civilisation technique occidentale : « la culture comporte deux attitudes contradictoires envers les objets techniques », nous dit-il : la première consiste à considérer l’outil comme simple automate soumis à l’être humain qui reste l’unique intelligence, de l’autre la peur d’être dépassé par l’intelligence artificielle. Le seul moyen de prévenir ce genre d’aliénation est de proposer un nouvel humanisme qui soit une réflexion sur les limites et les réelles potentialités humaines : cette critique révise l’évidence selon laquelle les cultures seraient de « purs mécanismes » fabriqués pour survivre à un environnement prédéfini, croyant de surcroît en la neutralité de l’objet technique (qui serait un simple outil1 dénué de toute idéologie). Le philosophe français nous invite alors à distinguer la technologie de la technocratie, cette dernière étant la croyance en la toute-puissance humaine pour subjuguer le monde par la technologie, entraînant dans la pratique la réduction du monde humain à un fonctionnement machinique. 

 

Mots-clés humanisme, éducation, anthropologie, technologie.  

 

Abstract : Regarding the way technologies are taught in our Western civilization, Simondon notes : "in the realm of culture, there are two contradicting attitudes towards technical objects". The first sees tools as mere automatons subservient to human intelligence ; the second harbors a fear of artificial intelligence surpassing us. To prevent this kind of alienation, Simondon advocates for a new humanism, a new reflection both on human limits and human potential. This critique not only challenges the notion that cultures are "mere mecanisms" designed for survival in a certain environment, but also the idea that technical objects are ideologically neutral. Simondon encourages us to distinguish between technology and technocracy, i. e. the belief in human omnipotence through technology, which tends to reduce the human world to a machine. 

 

Keywords 
humanism, education, anthropology, technology. 

 

Simondon et le contexte de la critique de l’humanisme

 

L’avènement de l’intelligence artificielle pose une nouvelle difficulté d’interprétation des frontières entre l’intelligence et la conscience, entre la vie et l’automate, avec tous les fantasmes qui l’accompagnent. Nous ne saurions prétendre apporter une réponse exhaustive à cette question, mais nous souhaiterions souligner les impasses théoriques de telles dichotomies, notamment en partant de la question du langage et de la technique. Ce thème cristallise le débat sur ce qui ferait l’exception humaine, et ce depuis Descartes. Pourtant, l’opposition entre l’intelligence symbolique et l’informatique, en dépit du fait d’avoir été abordée, ne reste pas évidente pour trois raisons : 

1) La thèse humaniste, qui considère le caractère exceptionnel de l’espèce humaine, a été redéfendue par Jean-Paul Sartre2 , et différemment par Noam Chomsky3 , qui a voulu démontrer que l’esprit humain avait une capacité innée au langage, faculté à nulle autre pareille. L’intelligence au sens d’une conscience symbolique, reste proprement humaine. 

2) À l’inverse, un courant de la psychologie évolutionniste a voulu ramener l’étude du comportement humain à des prédispositions génétiques et mécaniques qui seraient indépendantes de toute culture. L’intelligence humaine serait alors non-symbolique parce que le langage et la pensée sont sensés être codifiés par un "capital génétique" issu de l’évolution4 . 

3) La dernière, qui découle de la précédente, considère l’avènement de l’IA (intelligence artificielle) comme une rupture fondamentale avec les technologies précédentes : pour la première fois, une puissance de calcul surpasserait un jour l’intelligence humaine: la technologie et la vie humaine fusionneraient pour une réalité humaine augmentée5 . 

Ces trois courants, si opposés soient-ils, partagent néanmoins quelques présupposés théoriques. Commençons par présenter brièvement leur opposition : dans le transhumanisme et dans la sociobiologie, l’intelligence est conçue comme calcul des avantages et des intérêts ; parce que tout programme codé ou tout organisme jugé intelligent est purement pragmatique, c’est-à-dire qu’il ajuste les moyens nécessaires à une fin présupposée comme innée. Toute intelligence serait analysable à travers son code de fonctionnement pour réaliser une tâche. L’intelligence est alors purement assimilée au calcul et à sa vitesse d’exécution. La pensée humaniste du XXe siècle a souligné les multiples faiblesses de ces présupposés. 

Si l’éducation doit être critique à l’égard de ces interprétations réductionnistes, elle doit aussi souligner les impasses d’une certaine conception humaniste de l’humanité : les critiques menées par Althusser, Simondon et plus récemment par Descola (2011) montrent que l’être humain n’est pas définissable comme ayant une intelligence privilégiée pour agir sur lui-même et sur le monde6 . Ces critiques s’appliquent à la fois aux positions humanistes et mécanistes définies plus haut. 

 

« La culture comporte deux attitudes contradictoires envers les objets techniques : d’une part, elle les traite comme de purs assemblages de matières [...]. D’autre part, elle suppose que ces objets sont aussi des robots et qu’ils sont animés d’intentions hostiles envers l’homme […]. Jugeant bon de conserver le premier caractère, elle veut empêcher la manifestation du second et parle de mettre les machines au service de l’homme, croyant trouver dans la réduction en esclavage un moyen sûr d’empêcher toute rébellion. » (Simondon, 1958a, 11). 

 

Cette phrase est remarquable en ce qu’elle associe deux attitudes à première vue opposées : la première consiste à considérer les machines comme des assemblages purement mécaniques, sans prendre en compte leur fonctionnement interne, ni leur spécificité (ce que Simondon appelle l’essence technique). La culture humaniste a tendance à concevoir la technique abstraitement par rapport à son usage pour l’homme. D’autre part, elle fantasme une machine suffisamment autonome pour égaler l’intelligence humaine et même la dépasser. Il faudrait donc l’en empêcher et l’asservir à l’être humain. Ray Kurzweil7 et Elon Musk représentent cette tendance technocratique du transhumanisme. Ces deux attitudes partagent une conception similaire de la pensée et de l’action, parce que leur fondement théorique est que précisément l’intelligence humaine serait privilégiée pour se comprendre elle-même et comprendre le monde physique. Il y aurait au fond une exception humaine dans le vivant, capable de créer des intelligences inédites. 

Dans un premier temps, nous verrons que la technique de l’information doit faire l’objet d’une éducation humaniste réformée, capable d’interroger le monde à travers le prisme des différents instruments de représentation que sont les machines. Dans un second temps, nous verrons que cette éducation devra sensibiliser à la pluralité des approches techniques et culturelles de l’écologie, ce qui inclut une compréhension de l’intelligence non réductible à une codification, renonçant à considérer la société humaine (et la nature) comme une machine. 

 

1. Défendre une culture technologique des techniques : « chaque époque doit découvrir son humanisme »

 

Selon l’intuition de Simondon, la transformation des cultures humaines peut être étudiée du point de vue du développement des objets techniques, à travers leur devenir. On peut relancer le projet d’un enseignement humaniste (mais réformé) de l’informatique d’après trois critères : les « problèmes propres à l’existence spontanée des produits techniques devenant objets peuvent se grouper sous trois rubriques : usage, caractère historique, structure profonde de technicité » (Simondon, 1958b, 144). Le cas de Chat-GPT peut être enseigné sous l’angle d’analyse de notre culture occidentale, à travers le prisme de la science computationnelle. Notre fascination pour les ordinateurs a des racines beaucoup plus anciennes qui reposent sur deux notions capitales : l’assimilation de l’intelligence ou de la raison à une puissance de calcul d’une part ; la conception de l’espèce humaine de l’autre, qui serait maîtresse d’un univers dont elle connaît tous les rouages et qu’elle pourrait régir par la technologie. Nous n’avons pas l’ambition de retracer l’histoire de l’informatique, mais nous désirons simplement esquisser quelques éléments de son architecture à travers son histoire intellectuelle. 

Rappelons la distinction élémentaire mais centrale entre trois niveaux de réalités dans l’intelligence artificielle, souvent confondus : un premier niveau qui est l’intention ou la représentation d’une tâche à effectuer quelconque, définie par le langage ordinaire : par exemple, demander à Chat GPT « quel est le meilleur restaurant de Bordeaux ? ». Enfin, dans un second niveau fonctionnel, il s’agira de formuler cette question en termes d’intrants et de fonctions pour produire une réponse satisfaisante. À ce niveau, il convient de mettre au point un algorithme permettant d’accumuler des échantillons de données pour effectuer des opérations en un temps limité. Corrélativement, il faut traduire la question en une série d’intrants, munis de symboles formels pour pouvoir mener cette opération : le numérique renvoie à cette mise en forme précisément (Meunier, 2014, 15-16)8 . Dans un troisième niveau, l’ordinateur sera le support physique permettant d’effectuer cette fonction. Pour résumer, il y a un but, qui doit être formulable en un calcul (grâce à un logiciel, le "software") et qui peut se réaliser dans un ordinateur physique (le "hardware"). 

À cette explication il convient d’ajouter un élément important : ce calcul ne peut se faire que d’après un procédé mathématique particulier, qui est la "computation". Ce critère doit établir si, à partir d’un nombre d’entrées (d’inputs), il sera possible d’apporter une réponse satisfaisante (un output) d’après une opération, d’après une fonction donnée. Si tel est le cas, cette fonction est computable ou calculable. Cela signifie d’une part que l’ordinateur physique n’est pas celui qui pose le problème sous forme numérique, c’est l’informaticien : l’ordinateur ne comprend pas les symboles qu’il manipule9 . Enfin, l’ordinateur sera opérationnel pour tout type de problème, à condition que le problème à résoudre soit décidable ou calculable (selon la norme de Turing10 , voir infra) : nous serons donc en mesure de prédire que tout problème soit résolu en un temps fini d’après la même opération ou alors qu’il ne le sera jamais11 . 

Dès les débuts du développement de l’informatique, Simondon y voit une occasion inédite pour établir des relations nouvelles avec les machines, impliquant simultanément un rapport différent avec la pensée. À travers la cybernétique, il devient possible d’aborder les machines avec un langage, plaçant enfin l’être humain et la technologie sur un terrain d’égalité ou du moins sur un terrain d’entente. C’est dans son ouvrage intitulé Du mode d’existence des objets techniques que Simondon théorise le devenir et la concrétisation des essences techniques. Concrètement, l’invention d’outils techniques procède d’un schématisme fondateur, à travers lequel peuvent se ramener tous les objets ultérieurs. Par exemple, l’invention d’une diode « comme conductance asymétrique » (Simondon, 1958a, 42) résulte d’une compréhension différente du phénomène électrique, comme le moteur résulte d’un assemblage nouveau entre les divers éléments techniques : « le début d’une lignée d’objets techniques est marquée par cet acte synthétique d’invention constitutif d’une essence technique » (ibid.). Ces deux exemples témoignent en outre d’une concrétisation, c’est-à-dire de la capacité d’une essence technique à se réaliser en intégrant les divers éléments fonctionnels dans une nouvelle organisation synergique : par exemple, concernant la diode, pour passer du tube de Crookes au tube de Coolidge, il a fallu que les effets secondaires et potentiellement indésirables du gaz soient pris en compte par l’inventeur afin de créer une synergie fonctionnelle, là où auparavant il y avait une tension entre les différents éléments de l’objet technique : « le même gaz qui est nécessaire pour produire des électrons à accélérer est un obstacle à leur accélération. C’est cet antagonisme qui disparaît dans le tube de Coolidge » (ibid., 33). En effet, avec l’ajout d’une plaque de métal portée à haute chaleur, le vide qui était instable dans le transport des électrons devient au contraire un stimulant en formant un champ électrique, ce qui permet de mettre le tube à haute-tension et d’améliorer l’efficacité de l’outil. Cet exemple montre la synchronicité et l’activité convergente tirée des différents éléments fonctionnels : moins l’être humain intervient dans l’objet, plus ce dernier se concrétise et devient un individu, ayant son propre devenir. 

La même analyse peut s’appliquer à l’ordinateur : si celui-ci remonte à plusieurs machines à calculer (dont Babbage en 1834 constituerait l’initiateur), le tournant est la machine universelle pensée par Turing : son schème d’invention repose sur l’idée qu’une machine peut développer sa propre cohérence interne par le calcul à partir d’un langage formel. L’ordinateur peut simuler ainsi la pensée si tant est que la pensée se développe en termes de calcul des propositions. Ce qui caractérise l’originalité indéniable de cette machine universelle et son essence, c’est bien qu’elle se concrétise par son mode de fonctionnement synergique qui renvoie au développement industriel : en effet, « la concrétisation des objets techniques est conditionnée par le rétrécissement de l’intervalle qui sépare les sciences des techniques » (ibid., 36) : dans la phase artisanale, la corrélation entre la science et la technique est faible, il règne encore un écart entre un schème et son exécution par l’artisan. La technologie numérique est le cas typique de la phase industrielle, là où « l’intention constructive » et le « regard scientifique » coïncident quasiment simultanément. La science numérique correspond à un nouveau rapport entre l’être humain et la machine qui passe par un langage. 

« On peut nommer attitude technologique celle qui fait qu’un homme ne se préoccupe pas seulement de l’usage d’un être technique, mais de la corrélation des êtres techniques les uns par rapport aux autres » (ibid., 145). L’être humain n’a pas d’interaction directe avec une unique machine, mais il rend possible la communication entre différents ensembles pour faire fonctionner la synergie du système global. Le développement d’internet répond à cette évolution qui vise à intégrer les diverses sociétés de communication dans un même ensemble. L’enseignement des techniques doit nous inviter à repenser la place de l’action humaine dans le monde technologique, condition de la démocratisation du savoir : Simondon parle de « responsabilité » technologique en précisant qu’elle est « celle du tiers, témoin d’une difficulté qu’il peut seul résoudre parce qu’il est le seul à pouvoir les penser ; l’homme est témoin des machines et les représente les unes par rapport aux autres » (ibid., 146). 

Nous avons-là une définition de cet humanisme réformé : repenser l’action humaine à partir du développement industriel et des moyens de communication ; se réapproprier les outils technologiques par le couplage de l’être humain et de la machine sur un mode relationnel et non d’un point de vue oppositionnel. Par exemple, l’enseignement de ce qu’est l’essence de Chat-GPT pourrait prendre appui sur cette approche culturelle de la technique : en reprenant la lignée évolutive à laquelle cet outil appartient, on pourrait décrire l’objet Chat GPT à partir de lui-même, (Chat-bot12 servant à générer du texte d’après un puissance de calcul capable de prédire quel message formuler à une question) mais aussi à travers sa relation aux sources de données, par rapport à son architecture algorithmique et à son devenir propre. Cette culture technologique considère l’objet non pas dans sa substantialité, mais d’après ses modalités d’existence, « dans la série ouverte de ses relations possibles avec d’autres machines à l’intérieur d’un ensemble technique ». Ce dernier point fondamental signifie que la culture n’enferme pas l’objet dans une description abstraite : de manière analogique, on ne définit pas un tableau de peinture abstraitement comme "une certaine étendue de peinture séchée", mais on s’efforce de décrire concrètement le type de relation qu’elle établit avec le spectateur et le peintre. Par exemple, attiser la curiosité pour Chat GPT revient à ne pas considérer cet outil comme un singe savant, mais comme une structure propre, ayant son mode de fonctionnement avec l’ensemble technique dont elle procède. 

Cette réforme de l’humanisme s’accompagne d’une remise en cause très forte du langage et de son privilège dans l’enseignement. Dans son souhait de fonder une nouvelle encyclopédie, Simondon aspire à créer enfin une culture des images pour diffuser l’esprit d’invention afin d’outrepasser l’initiation par le langage oral ou écrit, jugé élitiste. Si l’informatique est un codage numérique, rien n’empêche de l’enseigner pour le plus grand nombre, en l’accompagnant de tutoriels et d’exercices pratiques aisément accessibles. Il s’agit de stimuler l’éducation aux technologies par l’apprentissage du langage de la programmation ; mais l’humanisme qui accorde de l’importance à la condition humaine, doit articuler la théorie à la pratique en activant une analyse de l’objet par sa relation à l’activité du sujet. Or, cette pédagogie repose sur un nouveau symbolisme qui ne dépend pas du discours oral ni d’une culture livresque préalable. Le codage se prête en effet plus facilement au symbolisme visuel et à l’autodidaxie. 

C’est toute la différence avec les deux formes antérieures d’encyclopédisme et d’humanisme que Simondon avait décrites : dans le premier humanisme de la Renaissance, la perfection humaine découle d’une redécouverte des textes antiques par-delà l’autorité de l’Église : « l’érudition représente non le retour au passé en tant que passé, mais la volonté d’élargir le cercle du savoir, de retrouver toute la pensée humaine afin d’être libéré d’une limitation du savoir » (ibid., 96), mais les Humanités restent ésotériques et si la pensée scientifique a pu se libérer, « la pensée technique n’était pas libre » ; l’Encyclopédie du XVIIIe siècle a donc universalisé l’accès à la technique de même qu’elle a uni le monde des techniciens autour d’un enseignement « rationnel » qui utilise « le calcul, la mesure » et le symbolisme géométrique, que chacun peut se réapproprier quelle que soit sa condition. Pour Simondon, le recours massif aux images permet à chacun de devenir maître du savoir et de se former librement : « une société d’autodidactes ne peut accepter la tutelle et la minorité intellectuelle » (ibid., 94). Dans ses deux cas, l’enseignement humaniste vise à s’émanciper des limites arbitraires s’opposant au plein développement des capacités humaines. 

Mais le dernier âge encyclopédique pensé par Simondon, celui de la cybernétique, correspond à notre époque, celle où l’être humain « est esclave de sa dépendance par rapport aux puissances inconnues et lointaines qui le dirigent sans qu’il les connaisse et puisse réagir contre elles » (ibid., 101), à savoir le monde industriel. La spécificité de cet univers industriel est de produire une aliénation « à l’intérieur même du monde des techniques » (ibid.), une ignorance doublée d’une servitude. Un enseignement humaniste des technologies doit donner accès à un « symbolisme visuel » qui permette à chacun de communiquer par les technologies sans y ajouter de normes de contrôle ni de contraintes économiques. Sur le plan éducatif, cet humanisme consiste à se passer du symbolisme oral et de l’écrit, réservé à une élite, pour édifier une communication à partir de schèmes spatiaux, c’est-à-dire de « la graphie du simultané » (ibid., 99). Le langage binaire qui donne l’architecture d’internet répond en partie à ce symbolisme universel. Le développement de Wikipédia, les librairies virtuelles ou encore les hébergeurs de vidéos-clips sont en soi de formidables instruments d’émancipation. Cet encyclopédisme diffère de l’Humanisme renaissant par son exotérisme assumé, mais il se distingue également de la société du XVIIIe siècle par sa rupture avec la formation corporatiste de type initiatique et exclusif. 

Simondon affirme que « tout encyclopédisme est un humanisme, si l’on entend par humanisme la volonté de ramener à un statut de liberté ce qui de l’être humain a été aliéné » (ibid., 101) ; chaque époque « doit découvrir son humanisme en l’orientant vers le danger principal de l’aliénation » (ibid., 102), condition nécessaire pour sortir de sa minorité et pour nous émanciper des pièges de notre propre monde. Si la cybernétique est un mouvement intellectuel hérité de la science numérique, certains de ses représentants ont réactivé une fascination envers la technologie qui entrave notre libération et qui trompe notre perception sur la culture humaine et sur la nature. La croyance en la maîtrise totale du monde est la caractéristique fondamentale d’un humanisme qui remonte précisément au XVIe siècle et dont certains traits peuvent se retrouver dans le mouvement transhumaniste aujourd’hui.  La technologie numérique, à travers sa puissance de calcul, fait miroiter la possibilité de maîtriser non seulement la nature, mais aussi la société humaine, grâce à des calculs prédictifs qui auraient force de vérité et de loi sur le monde social et économique. 

 

2. Entre la rationalité du calcul et la technocratie : le langage de Dieu en partage avec l’être humain

 

L’humanisme réformé est d’une utilité remarquable pour déjouer les pièges que renferme tout outil technique et pour ébranler les fantasmes à propos du pouvoir humain. Promouvoir un enseignement technologique entraîne une critique de la « technocratie », une croyance démesurée en la puissance humaine pour fabriquer un monde meilleur. Cette tendance idéologique permet de légitimer un ensemble d’actions néfastes pour l’autonomie et pour la viabilité humaines. Elle rejoint un courant humaniste hérité de la Renaissance, et qui se fonde sur l’axiome verum est factum : le vrai est le faire. La vérité de ce qu’est l’humanité découlerait de ses propres productions historiques, ce qui va de pair avec l’idée que l’humanité serait capable de se connaître elle-même, parce que c’est l’humanité qui se trouve être à l’origine de ses actions. 

 

« Quiconque y réfléchit ne peut que s’étonner de voir comment tous les philosophes ont consacré le meilleur de leurs efforts à tenter d’acquérir la science du monde naturel, dont Dieu seul, parce qu’il l’a fait, possède la science, et comment ils ont négligé de méditer sur le monde des nations, ou monde civil, dont les hommes, parce qu’ils l'ont fait, peuvent acquérir la science. » (Vico, 2001, § 331) 

 

Cette thèse en faveur de l’idée que l’être humain est unique en ce qu’il se façonne sa propre nature et donc sa vérité sur ce qu’il est, est clairement exprimée par Giambattista Vico, et remonte à Jean Pic de la Mirandole, esprit humaniste et grand érudit de la Renaissance. En faisant converser Dieu avec Adam (rien de moins !), l’auteur du Discours sur la dignité humaine parle de l’être humain ainsi : « et si, sans se contenter du sort d’aucune créature, il se recueille au centre de son unité, formant avec Dieu un seul esprit, dans la solitaire opacité du Père dressé au-dessus de toutes chose, il aura sur toutes la préséance » (Mirandole, 1993, 9). Le don divin permet à l’être humain de se fabriquer sa propre forme, soit divine si l’Homme compte accéder aux vérités divines, soit bassement matérielle s’il est proche des bêtes. Le corollaire de cette proposition, c’est que le savoir allié à la magie donne à l’être humain le pouvoir d’accéder à la pleine compréhension de Dieu13 . Ce qui unit le courant humaniste dans la continuité de l’histoire des techniques, c’est cette analogie entre les productions naturelles et humaines, qui reflètent l’autorité et le pouvoir du créateur. La science humaine a donc en partage avec Dieu, en droit sinon en fait, un langage qui confère vérité à ce qu’est la nature : les mathématiques. Or, dans l’histoire des idées, le développement des mathématiques depuis le XVIIe siècle s’est accompagné de l’idée que, grâce au calcul, il devenait possible de comprendre les desseins de Dieu. L’idée étant que par les mathématiques, la totalité des phénomènes (humains comme naturels) s’explique à l’aide d’une simple combinatoire exprimable en des signes graphiques14  ; et que ce calcul déchiffre la volonté de Dieu. 

L’un des maillons dans cette foi en l’humanité est Leibniz. Sa pensée mathématique, qui caresse l’espoir d’un monde entièrement calculable et justifié par la volonté divine, est fondée par la proximité sémiotique ou mathématique entre notre esprit et celui de Dieu (Lassègue, 2019, 259, note 12). Certains de ses écrits prêtent au calcul une vertu de prédiction étonnante, comme lorsqu’il déclare que, au-delà d’un certain nombre de livres, il n’existera plus aucune phrase qui n’aura déjà été écrite préalablement dans un autre ouvrage, conformément au nombre limité de lettres de notre alphabet latin15 . Leibniz nourrit ainsi l’idée que les mathématiques seront capables d’épuiser le champ des possibles par le calcul. Selon l’historien des techniques et des sciences Jean Lassègue, le programme leibnizien présente en germe cette « injonction » à fonder notre interprétation du monde sur ce qui est calculable, parce que le signe mathématique est ce qui nous relie à la volonté de Dieu, et que sa puissance infinie peut se comprendre à travers ce langage. 

Or, cette injonction se retrouve dans la pensée du XXe siècle, à partir de l’intelligence artificielle. Contrairement aux réserves de Wiener ou de Turing, la plupart de leurs disciples pensent le monde intégralement calculable d’après des fonctions mathématiques computationnelles : autrement dit, tout problème pourrait être résolu par une machine programmée d’après un code discret (constitué de 0 et de 1) et donc par un ordinateur. Pourtant, avec le problème de l’arrêt, Turing a démontré qu’il existe des fonctions
qui sont incalculables, c’est-à-dire dont, étant donné x, la valeur f(x) ne peut être calculée en un temps fini par aucun algorithme que l’on aurait associé à cette fonction. On a présupposé qu’il fallait continuer à développer la puissance de calcul, parce qu’on a assimilé l’idée chère à Leibniz mais aussi à Descartes (2010, VI. AT VI) ou à Galilée (1989, §50) que le langage de la nature était les mathématiques et qu’il existait une parenté entre la puissance de calcul de Dieu et la nôtre. Or, ce que Jean Lassègue appelle l’injonction de la réduction au mécanique, c’est bien cet humanisme qui considère que si on peut étendre la puissance de calcul à toute réalité, alors c’est qu’il y a connivence entre l’esprit humain, la volonté de Dieu et la marche du monde : cette anthropologie du savoir peut donner cette illusion technocratique16 . 

L’ambition de la cybernétique est liée en partie à l’histoire de cette aventure intellectuelle qui nous mène jusqu’aux sciences cognitives aujourd’hui, et dont l’importance pourrait faire l’objet d’une culture des techniques (Simondon, 1958a, 173)17 . Nous ne reviendrons pas sur l’histoire de ce courant, qui émerge au lendemain de la seconde guerre mondiale mais son ambition marque une nouvelle étape dans la vision technocratique des sociétés humaines. Cette science (qui est plutôt un programme de recherche multi-disciplinaire), cherche à saisir les lois du comportement et du contrôle chez l’animal et la machine. La cybernétique est une théorisation des sciences mais aussi une réflexion politique plus générale sur comment mieux informer et orienter les individus dans leurs interactions sociales. 

Simondon accorde un intérêt philosophique et théorique majeur à ce mouvement de recherche. Il y voit une nouvelle manière d’aborder les machines avec un langage, plaçant enfin l’être humain et la technologie sur un terrain d’entente. Cependant, en quoi la cybernétique porte en elle l’avènement de la pensée technocratique ? Simondon avait anticipé les potentielles dérives de ce courant : le fait de mécaniser l’esprit humain ou d’humaniser la machine. L’étymologie de cybernétique est éloquente : c’est la science des relations mise en place par un pilote du navire, le kybernétès. Mais ce pilote est bien extérieur à la machine18 . Sa position serait celle des scientifiques dans le but d’optimiser les relations inter-individuelles d’après des modèles de communication adéquats, pour stimuler l’économie en incitant les individus à coopérer. En procédant d’après un continuum animal-machine-humains, le traitement "scientifique" de l’information conduit à confondre la véracité des modèles explicatifs avec leur efficacité à optimiser les ressources. Certes, ce mouvement n’est qu’un moment dans l’histoire de l’informatique, mais il amorce un tournant majeur dans la façon dont les ingénieurs considèrent la technologie : celle-ci devient un instrument de représentation du monde19 , mais aussi d’action sur la société humaine qui devient analysable par des mécanismes semblables à une machine. Le tour de force idéologique consiste à fonder toute scientificité sur la capacité à gouverner le monde social. Nous observons un rapprochement pour le moins singulier : l’implication réciproque de l’humanisme omniscient et de la technocratie. Le transhumanisme sera l’étape suivante de cette idéologie technocratique. 

L’exemple du Chat-bot est encore lumineux de ce point de vue : même si Chat GPT rappelle volontiers qu’il n’est qu’un assistant, un modèle de langage non assimilable à une personne, l’une de ses autoprésentations suggère le contraire : « je suis conçue pour aider les gens en répondant à leurs questions et en leur fournissant des informations sur des variétés de sujets ». Ce statut anthropomorphe prête à confusion et suggère que l’intelligence se réduit précisément à la vitesse d’analyse des sources, grâce au développement de sa puissance de calcul. La raison est simple : si l’intelligence se conçoit comme mécanisme, c’est parce que les ingénieurs, au service d’intérêts marchands, désirent croire (et incitent à en croire autant) que le monde sera entièrement gouverné par l’intelligence artificielle, pour le meilleur évidemment ! Le transhumanisme est le dernier avatar de cet humanisme prométhéen. 

Dans son ouvrage Humanités 2.0, à mi-chemin entre la science-fiction et la philosophie, Ray Kurzweil donne dans son premier chapitre une double idée qui réconcilie l’humanisme théologique issu de la Renaissance avec l’optimisme historique. L’âge de la singularité (concept issu de la géologie) désigne la « valeur qui transcende les valeurs finies », de manière analogue à l’explosion de la magnitude : il y a une singularité de notre époque qui renverrait à notre puissance de fabrication, capable d’enfanter des intelligences artificielles qui nous égaleront, voire qui nous dépasseront : les progrès deviennent exponentiels ! L’autre idée qui surgit logiquement, c’est qu’à partir d’une somme de changements quantitatifs dans les inventions, survient un « changement brutal dans la continuité du progrès » selon Ray Kurzweil (Kurzweil, 2007, 44)20 . Cet auteur, ayant fondé une université en 2008 grâce aux fonds de son ami et fondateur de Google Larry Page, mêle la magie à la science, dans un geste qui rappelle l’Humanisme renaissant21 . Le transhumanisme a remplacé la magie par la technologie comme moyen de progresser dans l’histoire. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les philosophes humanistes cités en introduction, dans leur désir de lutter contre cette emprise technocratique, semblent condamnés à échouer. C’est que l’une de leurs prémisses rejoint en partie la foi transhumaniste : l’humanité peut progresser parce qu’elle est créatrice de sa propre histoire, qu’elle se façonne sa propre existence à travers ses productions culturelles et techniques22 . La singularité du mouvement transhumaniste porte néanmoins sur la façon de caractériser la pensée comme vitesse de calcul, qui doit être augmentée et accélérée par les technologies insérées dans notre cerveau23 . 

Simondon a eu une autre approche humaniste plus originale. Sa pensée considère que les sciences apportent une vision du monde et de l’humain, un modèle qui doit interroger mais aussi être critiqué du fait de son statut heuristique. C’est de la confrontation de la philosophie avec les modèles épistémologiques des sciences de l’ingénieur que peut se construire une réponse ferme sur les différences et les ressemblances entre l’être humain et les machines. Si une intelligence ne peut être artificielle, c’est en raison de la nature du processus cognitif : l’information ne peut se réduire à la transmission mécanique des structures, elle ne se réduit pas à la codification automatique. Il faut une intelligence qui crée ces signes en introduisant une variation dans leur usage. Simondon insiste sur la différence entre la perception du vivant et celle de la machine : le fantasme de l’automate a nui au développement conjoint des sciences techniques et des sciences humaines, en faisant croire que les sociétés pouvaient être des machines entièrement modulables selon des modèles mathématiques. Cette idéologie traduit dans la pratique l’accaparement des activités humaines et des ressources naturelles par l’exigence de profit des entreprises de télécommunication, faisant miroiter l’idée que l’intelligence artificielle est capable de mener l’humanité vers le progrès et le perfectionnement maximal. 

Cette notion d’automate sur laquelle l’intelligence artificielle et la cybernétique se fondent est pourtant très problématique : 

 

« La notion d’automate parfait est une notion obtenue par passage à la limite, elle recèle quelque chose de contradictoire : l’automate serait une machine si parfaite que la marge d’indétermination de son fonctionnement serait nulle, mais qui pourtant pourrait recevoir, interpréter ou émettre de l’information. » (Simondon, 1958a, 139) 

 

On voit ce qui est contradictoire : une détermination totale rend la machine totalement incapable de recevoir une information, car toute information requiert une forme d’incertitude, selon la théorie de Shannon. Pour enclencher une réponse adéquate, la machine doit moduler sa réponse selon des étapes critiques lorsqu’un signal électrique va entraîner une action nouvelle et non pas une action répétitive. En effet, une machine peut s’auto-réguler dans une certaine mesure, comme la vitesse par les capteurs d’un métro automatique24 . Elle peut même jouer le rôle d’un transducteur en physique, c’est-à-dire qu’elle transforme une énergie potentielle en énergie actuelle, ou qu’elle peut convertir une onde électrique en onde sonore (comme nos casques audio par exemple). Mais le vivant est un transducteur d’un type particulier, puisqu’il est capable de se donner des nouvelles informations, même en l’absence de toute perception : « car il possède la capacité de modifier les formes de problèmes à résoudre » (Simondon, 1958, 199). Au fond, une machine résout des problèmes dans les termes qui la programment, dans les formes qui sont prédéfinies par le travailleur vivant25 . 

 

« Le vivant transforme l’information en formes, l’a posteriori en a priori : mais cet a priori est toujours orienté vers la réception de l’information à interpréter. La machine au contraire a été construite selon un certain nombre de schèmes, et elle fonctionne de manière déterminée ; sa technicité, sa concrétisation fonctionnelle au niveau de l’élément sont des déterminations de formes ». (Simondon, 1958a, 190, nous soulignons) 

 

La relative indétermination d’un automate, si perfectionné soit-il, repose sur une mémoire des formes stéréotypées, comme l’illustre un ordinateur qui effectue des tâches à partir de symboles dont il ne perçoit pas la signification. En revanche, dans le vivant, et a fortiori dans la perception humaine, il se mêle de l’implicite à ce qui est décrypté en acte : le virtuel26 . Chez le vivant, le contenu devient codage, le monde est ordonné grâce à la mémoire qui modifie les formes perçues. Dans la machine en revanche, la mémoire est purement une manipulation des symboles graphiques dont la signification lui échappe nécessairement puisque ces symboles ne désignent que des configurations électroniques : la forme ne fait pas l’objet d’une réappropriation en soi. 

Nous comprenons mieux ce que Gilbert Simondon veut dire à travers l’idée que l’intelligence ne se réduit pas à la vitesse de calcul. Le temps et l’événement sont propres au vivant. C’est ainsi qu’un métro qui rentre ou qui sort d’une station ne vit pas des événements et ne perçoit pas la temporalité, il n’a pas de conscience vécue : « les transducteurs en relation de causalité réciproque sont tous dans le même temps » (Simondon, 1958a, 144). Une machine est pure actualisation des schèmes de fonctionnement qui permettent les modulations. Aucune virtualité n’existe dans le fonctionnement d’une machine. Le temps et l’événement sont propres à l’intelligence vivante. 

Nous concéderons volontiers que cette critique se rapproche de celle d’un Jean-Paul Sartre ou d’un humaniste soucieux de rappeler l’importance de la culture et de la temporalité dans la vie humaine ; elle s’en distingue cependant du fait qu’elle donne droit à une redéfinition de l’être humain par les sciences : l’humanisme réformé ainsi que les sciences s’accordent sur la dimension interprétative de l’analogie entre les machines et les êtres vivants, que cette analogie doit rester un modèle explicatif et non prétendre à une objectivité qui justifierait dans les faits une politique économique contestable. 

 

Conclusion: un humanisme pour une nouvelle anthropologie ?

 

À la question de savoir pourquoi la culture technologique est si importante, on peut répondre que c’est pour éviter le piège inévitable auquel nous conduit notre enthousiasme à propos des techniques27 . D’autant plus que cette aliénation à l’égard du développement industriel excède notre pouvoir d’action, automatisant davantage la communication de l’information28 .  Deux pistes peuvent être envisagées pour nous émanciper des illusions technocratiques. 

La première consisterait à comprendre que la culture humaine ne se distingue pas de la nature, mais qu’elle en est une expression singulière, déterminée d’une certaine façon par des lois de l’Évolution. Cette anthropologie ne se réduit donc pas à des comportements biologiques innés et mécaniques qui seraient réglés une fois pour toute, étant donné la modification de l’environnement (transformé par la culture notamment !). Cette conception de l’information et de la cognition émane de l’idéologie technocratique des scientifiques et ingénieurs. Avec l’auto-persuasion induite par l’omniprésence des machines, nous en venons à nous considérer comme des machines vivant au sein d’un grand mécanisme que serait la société. Nous pouvons faire remonter l’origine de ces errements à un certain courant de la psychologie évolutionniste et avant elle, à la sociobiologie, qui entendait expliquer tout lien de parenté à partir de la parenté génique et de la sélection de gène : l’ouvrage de Mc Kinnon est intéressant pour souligner l’inconsistance du calcul génétique : 

 

« Les psychologues évolutionnistes affirment que, comme les individus sont mus par l’augmentation des chances de se reproduire, ils veulent surtout et en priorité investir dans leurs propres enfants génétiques et ne pas gaspiller leurs ressources pour des enfants qui ne sont pas génétiquement à eux. » (Mc Kinnon, 2005, 47) 

 

Or, en Malaisie à Langkawi, le mécanisme qui institue la parentalité est associé au sang et à la nourriture, à la commensalité : on finit donc par considérer comme ses propres enfants naturels ceux issus d’autres familles dès lors que ces progénitures mangent à sa table ! Les cultures expriment l’effort pour former des conditions d’existence liées aux contraintes de l’écosystème, mais cet effort se particularise selon des réponses originales, qui ne peuvent se rédupliquer de manière exactement identique. Il n’y a donc pas de relation mécanique entre un environnement, un organisme et l’expression d’une culture. 

Enfin, cette technocratie a pu s’implanter autour d’une confusion du langage auquel nous entraîne inévitablement un certain humanisme classique. L’idée que le langage exprime la pensée suggère que c’est la logique puis la faculté de représentation qui structurent notre pensée. L’anthropologie suggère au contraire que le langage n’est pas seulement référentiel mais qu’il est aussi porteur de schèmes pratiques issus de la perception de l’environnement. La logique formelle est même secondaire par rapport au caractère potentiellement fictionnel ou narratif du symbole. Dans le projet d’une anthropologie sémiotique, Jean Lassègue et ses collègues chercheurs estiment plutôt que penser n’est pas équivalent à informer, mais que cette activité exprime un ordre social qui ne renvoie pas à des catégories universelles et transhistoriques (Lassègue, Rosenthal & Visetti, 2009). La conception mécanique et automatisée du langage comme puissance de calcul nous a fait oublier qu’il ne s’agissait que d’une analogie. 

L’humanisme ne peut être une doctrine en faveur de l’exception humaine, car elle entraînerait le même degré de croyance à l’égard de la nature humaine que celles qui sont rebattues par les ingénieurs technocrates. La ligne de crête de l’humanisme réformé de Simondon vise ainsi à enseigner autrement la nature humaine, à travers ses relations concrètes aux techniques, conformément aux réelles potentialités non fantasmées. Le point commun entre sa pensée et l’anthropologie contemporaine est au fond la suivante : le langage et la pensée calculante au fondement de la pensée machiniste ne sont pas l’apanage de l’intelligence. 

 

Références 

 

Althusser, L. (1973). Réponse à John Lewis. Maspéro. 

Chomsky, N. (1981). Réflexions sur le langage. Flammarion. 

Citton, Y. (2010). L’avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ?. La Découverte. 

Damour, F., Deprez, S. & Romele, A. (2020). Le transhumanisme : une anthologie. Hermann. 

Dawkins, R. (1976, rééd. 2003). Le gène égoïste. Odile Jacob. 

Descartes, R. (2010). Discours de la méthode. Œuvres philosophiques, t. I. Classiques Garnier. 

Descola, P. (2011). L’Écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature. Quae (republié en 2016). 

Galilée, G. (1989). L’Essayeur. Presses Universitaires de Franche-Comté. 

Guchet, X. (2010). Pour un humanisme technologique. Culture, technique et société dans la philosophie de Gilbert Simondon. PUF. 

Kurzweil, R. (2007). Humanités 2.0. La Bible du changement. M21. 

Lassègue J., Rosenthal V. & Visetti, Y.-M. (2009). Économie symbolique et phylogénèse du langage. L’Homme. Revue française d’anthropologie, t. 192. [http://journals.openedition.org/lhomme/22306] 

Lassègue. J. (2019). Ambivalence du calculable et crise du jugement. Archives de philosophie, n° 2, t. 82, 255-274. 

Leibniz, G.-W. (1903). Opuscules et fragments inédits. Félix Alcan. 

Lippi, S. (2012). La magie "scientifique" à la Renaissance : un paradoxe ?. Cliniques Méditerranéennes, n° 85, 55-77. 

Mc Kinnon, S. (2005). Neo-liberal genetics : The myths and moral tales of evolutionary Psychology. Prickly Paradigm Press. 

Meunier, J.-G. (2014). Humanités numériques ou computationnelles. Sens public. [http://sens-public.org/articles/1121/] 

Mirandole, J.-P. de (1993). De la dignité humaine. L’Édition de l’Éclat. 

Sartre, J.-P. (1943). L’Être et le Néant. Gallimard. 

Simondon, G. (1958a). Du mode d’existence des objets techniques. Aubier-Montaigne. 

Simondon, G. (1958b). Psychosociologie de la technicité. Introduction. Dans X. Guchet, (2010), Pour un humanisme technologique. Culture, technique et société dans la philosophie de Gilbert Simondon, PUF. 

Vico, J.-B (2001). Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations. Fayard. 

 

Notes
[←1

 « […] si l’on entend par outil l’objet technique qui permet de prolonger et d’armer le corps pour accomplir un geste, et par instrument l’objet technique qui permet de prolonger et d’adapter le corps pour obtenir une meilleure perception. » (Simondon, 1958a, 114) 

[←2

 « La conscience se pense par son pouvoir néantisant comme radicale liberté de substituer à ce qui est (l’en-soi) ce qui n’est pas encore et qui est visé en tant que projet de la conscience, et qui se traduit par une réalisation dans l’histoire humaine. » (Sartre, J.-P. (1943). L’Être et le Néant. Gallimard, 130). 

[←3

 Chomsky, N. (1981). Réflexions sur le langage. Flammarion. Il défend l’idée qu’il existe une structure de l’esprit qui ne peut être étudiée par des cas empiriques, mais qui doit être théorisée a priori. 

[←4

 Par exemple, voir Dawkins, R. (1976, rééd. 2003). Le gène égoïste. Odile Jacob. Pour une critique de la sociobiologie, Cf. Mc Kinnon, S. (2005). Neo-liberal genetics : The myths and moral tales of evolutionary Psychology. Prickly Paradigm Press. 

[←5

 Pour une présentation du transhumanisme, voir Damour, F., Deprez, S. & Romele, A. (2020). Le transhumanisme : une anthologie. Hermann. 

[←6

 Cf. l’anti-humanisme théorique professé par Louis Althusser face à la tendance humaniste marxiste représentée par John Lewis. Althusser, L. (1973). Réponse à John Lewis. Maspéro. Il n’y a pas de sujet de l’histoire mais seulement un processus sans sujet déterminé par les rapports de classes. Le point commun entre ces trois penseurs est que la vérité de l’histoire ou de la culture n’est pas immédiatement accessible à la conscience, et qu’il faut se défaire de l’illusion d’une proximité immédiate entre la pensée et l’action. 

[←7

 Né en 1948, Ray Kurzweil est professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et dirige l'ingéniérie chez Google. 

[←8

 Cet auteur identifie trois types de modélisations : la représentation ou l’intention, ensuite la traduction de cette intention en fonctions, puis le support mécanique sur lequel peuvent opérer ces fonctions. 

[←9

 D’ailleurs, les symboles ne sont pas interprétés par l’ordinateur : « or, ce que manipulera concrètement un ordinateur ne seront pas ces symboles eux-mêmes, mais les configurations électriques que ces deux symboles encodent » (Meunier, 2014, 20). 

[←10

 Cette norme définit d'un point de vue logique tout système formel capable de résoudre une tâche d'après des processus mécaniques. Cette norme définit si oui ou non un langage peut être utilisé pour tout programme compatible avec une machine de Turing. 

[←11

 On parle aussi de fonction computable, c’est-à-dire qu’elle a des propriétés formelles mathématiques qui permettent d’effectuer des opérations menant à un résultat final, qui signale la fin de l’exécution de la tâche par la machine. 

[←12

 Un chat-bot est un programme informatique capable de simuler une parole humaine et d'interagir avec un locuteur. 

[←13

 Chose que J.-B. Vico, trois siècles plus tard, nuancera en disant que seules les productions humaines peuvent être connues par l’homme, la nature étant comprise par son auteur seul, Dieu. 

[←14

 Nous suivons ici les travaux de Jean Lassègue, qui définit « le mécanique […] comme combinatoire strictement graphique » (Lassègue. 2019, 257). 

[←15

 On pourra prédire le nombre d’ouvrages grâce au calcul de la combinaison entre les lettres : si l’humanité subsiste suffisamment longtemps, alors il existera un nombre de livres à partir duquel tout livre nouveau répétera mot pour mot un autre livre de la bibliothèque. Voir également Leibniz, G.W. (1903). Opuscules et fragments inédits. Félix Alcan, 532. La nature est une machine à calculer, et Leibniz introduit l’idée que la nature est une « économie ». 

[←16

 « L’expansion des signes mathématiques à des domaines toujours plus variés est donc le signe même qu’une volonté y est à l’œuvre. Calcul et volonté sont les deux faces d’une même médaille. » (Lassègue, 2019, 259) Cette médaille est l’humanisme théorique dont nous faisons la critique. 

[←17

 « Le couplage de l’homme à la machine commence à exister à partir du moment où un codage commun aux deux mémoires peut être découvert », qu’un symbolisme entre l’homme et la machine permette une « une action commune » (ibid., 98). 

[←18

 « La Cybernétique n’est pas une tentative parmi d’autres pour décrire scientifiquement, à l’aide des mathématiques, les faits humains et sociaux ; elle est la seule à fonder son appréhension de la réalité humaine sur une base technologique. » (Guchet, 2010, 70) 

[←19

 « Par instrument [nous entendons] l’objet technique qui permet de prolonger et d’adapter le corps pour obtenir une meilleure perception. » (Simondon, 1958a, 114) 

[←20

 Remarquons au passage la tonalité théologique du titre en français, qui rend bien le terme « transcendance » présent dans le titre en anglais : The singularity is Near : When  Humans Transcend Biology. 

[←21

 Avec Pic de la Mirandole notamment, qui entendait percer le secret de la création divine par les nombres, à travers l’astrologie ou l’alchimie : l’auteur italien parle de la « plus sainte philosophie » (1993, 9), celle qui permettra de percer les mystères de la nature grâce à l’astrologie. Cf. Lippi, S. (2012). La magie "scientifique" à la Renaissance : un paradoxe ?. Cliniques Méditerranéennes, n° 85, 55-77. 

[←22

 Althusser dénonçait cette illusion selon laquelle l’être humain pouvait se comprendre immédiatement par son action. 

[←23

 Cela aboutira à une humanité cyborg, à la fois machine humaine et humain mécanique, comme le prophétisera Ray Kurzweil. Il prévoit même le moment où le cosmos sera intégralement régi par l’intelligence humaine ! 

[←24

 Avec le système de "Grecque", les bandes situées entre les rails ont des antennes émettrices qui inversent les pôles du champ électromagnétique, ce qui déclenche un chronomètre qui calculera le différentiel de vitesse entre les bandes, et de cette variation en résulte une modification de la vitesse. 

[←25

 Par exemple, jamais un ordinateur de Turing ne changera de lui-même sa méthode de calcul en passant à des nouvelles opérations quantiques. Seuls les ingénieurs et scientifiques sont capables de produire ces changements dans la machine. 

[←26

 Nous pouvons nous référer au travail de Yves Citton sur le concept d’interprétation, qui n’est précisément pas la recognition. Cette dernière est une pure recollection des formes stéréotypées, alors que la première implique une latence dans la réponse, une recherche de formules nouvelles, avant l’invention (Citton, 2010, 25 et sq.). 

[←27

 Nous employons à dessein "l’enthousiasme" qui désigne l’inspiration divine conformément à son étymologie. 

[←28

 Le capitalisme cognitif est une extension de la société industrielle dont le conditionnement repose sur l’analyse des réactions des utilisateurs aux informations, dans une boucle circulaire : « le rôle joué par les phénomènes autoréférentiels, par les prophéties autoréalisatrices et par les différents types de renforcements circulaires dans les évolutions non seulement financières et monétaires, mais plus généralement économiques et sociales, tient à la multiplication et à l’extension de telles marges d’interprétations individuelles, ainsi qu’aux mécanismes d’agrégations et de frayages collectifs qui les conditionnent si fortement ». (Citton, 2010, 34) 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292