Accueil > Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation > ARPHÉ 2023 > Dossier > Une nouvelle approche des humanités par le travail de l’imagination morale : (…)

jeudi 29 février 2024

Pour citer ce texte : HAWKEN, J. (2024). Une nouvelle approche des humanités par le travail de l’imagination morale : l’exemple de la philosophie avec les enfants, dans la pensée d’Ann Margaret Sharp Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 4 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2023/dossier/article/une-nouvelle-approche-des-humanites-par-le-travail-de-l-imagination-morale-l]

Une nouvelle approche des humanités par le travail de l’imagination morale : l’exemple de la philosophie avec les enfants, dans la pensée d’Ann Margaret Sharp 

 

Johanna Hawken 
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne 
Université de Liège 

 

Résumé : Dans les années 1970, la philosophie pour enfants s’est construite autour de deux chercheurs américains de l’Université de Montclair : Matthew Lipman et Ann M. Sharp. Ces deux philosophes la concevaient comme une nouvelle approche des Humanités visant à mettre la philosophie à la portée des enfants de 4 à 17 ans, grâce à la méthode de la Communauté de Recherche Philosophique (CRP). Cette méthode visait une formation de l’esprit grâce au dialogue collectif travaillant certaines habiletés de pensée, dans un rapport vivant et critique aux grandes théories de l’histoire présentes dans les romans supports de la CRP. Mais elle visait également une formation éthique et politique : Sharp, en particulier, concevait la pratique philosophique comme une activité intellectuelle normative centrée sur l’imagination morale. Cette compétence serait le terreau du développement d’une « conscience éthique globale » (Sharp, 2023d, 392) qui résonne fortement avec les idéaux cosmopolites de la Renaissance humaniste. Dans cet article, nous étudierons dans quelle mesure la philosophie pour enfants, en tant que formation intellectuelle et morale, constitue une réinvention des Humanités. 

 

Mots-clés 
Philosophie pour enfants, Humanités, Imagination morale, Ann M. Sharp. 

  

Abstract : In the 1970s, philosophy for children was created by two american researchers at Montclair State University : Matthew Lipman and Ann M. Sharp. These two philosophers believed that philosophy for children would be a new approach to the Humanities and aimed at reinventing philosophy in order to put it within reach of children from 4 to 17 thanks to the method of the Community of Philosophical Inquiry (CPI). This method aimed at a training of the mind thanks to a collective dialogue using specific thinking skills, in a lively and critical relation to the great historical thoughts presented in the novels upon which the CPI is based. But it also aimed at an ethical and political training : Sharp, in particular, conceived philosophical practice as an intellectual activity centered on the development of « global ethical awareness » (Sharp, 2023d, 392), which clearly resonates with the ideals of the humanist Renaissance. In this article, we will study the way in which philosophy for children, as an ethical and intellectual training, constitutes a reinvention of the Humanities. 

 

Keywords 
philosophy for children, Humanities, moral imagination, Ann M. Sharp. 

 

Introduction  

 

Dans les années 1970, la philosophie pour enfants (PPE) s’est construite autour de deux chercheurs américains de l’Université de Montclair – Ann Margaret Sharp et Matthew Lipman – qui la concevaient comme une nouvelle approche des Humanités. Sharp, notamment, considérait que la philosophie avait toujours fait partie des Humanités mais sous une forme qui la rendait inaccessible aux élèves de l’école élémentaire (Sharp, 2023b, 207) : tout l’enjeu était donc de la réinventer et de lui redonner ainsi une nouvelle place. C’est cette pratique éducative – visant à mettre la philosophie à la portée des enfants de 4 à 17 ans – qui fera l’objet de cet article. 

Néanmoins, il nous semble intéressant de partir d’un problème plus large, majeur, que posent les Humanités et auquel souhaite précisément répondre la philosophie pour enfants. Ce problème se noue autour de la question du rapport au savoir, considérant que les Humanités désignent un champ disciplinaire qui s’est élargi au cours de l’histoire, regroupant d’abord les enseignements des langues latines et grecques, puis ceux des arts libéraux et enfin les sciences humaines et sociales (voire même les sciences médicales ou numériques). Cette délimitation disciplinaire semble se construire autour de l’idée que ces approches sont animées par la volonté de concilier la formation culturelle et la formation éthique de l’individu. D’un côté, les Humanités prônent l’accès au savoir, à la culture et pourraient s’inscrire dans la perspective de la lutte pour l’égalité d’accès au savoir dans l’école publique ; de l’autre, elles peuvent être décrites comme un outil de discrimination sociale et scolaire (Bonnéry, 2014). Comme l’ont montré les travaux de Bourdieu et Passeron (1964 ; 1970) et, plus récemment, Bernard Lahire (2019), les Humanités font partie des disciplines scolaires qui participent fortement de la reproduction sociale. Bien qu’elles soient proposées à tous les élèves au sein de l’école publique républicaine, la réalité de leur appropriation par les élèves révèle le fait que les Humanités semblent davantage être le véhicule d’un processus de distinction sociale que le vecteur d’une démocratisation de la culture classique et humaniste. « L’école reproduit les inégalités sociales à travers des méthodes et des contenus d’enseignement qui privilégient implicitement une forme de culture propre aux classes dominantes » (Troger, 2009, 140). Il existe donc une tension entre la visée de démocratisation scolaire des Humanités et l’élitisme auquel elles semblent irrémédiablement associées. 

Historiquement, dès l’Antiquité, les Humanités visaient à former une élite sociale (Chervel & Compère, 1997, 11), par une formation culturelle, morale, esthétique, qui visait à faire de l’élève un homme, au sens moral du terme. Peut-être que les Humanités actuelles portent en elles un reliquat des Humanités classiques. En même temps, depuis la Renaissance, les Humanités sont marquées par un idéal universaliste (lié notamment à l’humanisme car comme nous le savons, le terme Humanités renvoie aux idéaux de la Renaissance humaniste), qui s’est muté et renforcé au sein de l’école républicaine française. La visée universaliste semble entrer en contradiction avec la réalité sociale différenciée et complexe de la vie scolaire, avec la réalité de la reproduction des inégalités au travers – en partie – d’une distinction sociale construite autour de l’accès aux Humanités. 

Le problème de l’élitisme est peut-être d’autant plus fort en philosophie que celle-ci a toujours été perçue comme le couronnement des Humanités. Dans les collèges de l’âge classique par exemple, "faire ses humanités " consistait à poursuivre ses études de la troisième à la classe de philosophie. Et évidemment dès le début du XIXe siècle (18091 ), elle se situe lors de la dernière année de scolarité et ce jusqu’à aujourd’hui (à l’exception d’une éclipse de 1852 à 1853 - durant le Second Empire – où elle fut remplacée par la logique). 

En vue de résoudre ce frottement entre élitisme et démocratisation (entre égalité et inégalité d’accès), la philosophie pour enfants, telle qu’elle s’est développée autour de Lipman et Sharp, a formulé une proposition innovante : réinventer la discipline de la philosophie afin que sa découverte œuvre davantage pour la réduction des inégalités. Autrement dit, leur ambition visait à déconstruire la forme scolaire des Humanités philosophiques afin qu’elle se dépouille de leur élitisme passé (nous le verrons dans le détail en première partie). Cette volonté fut celle de Matthew Lipman et d’Ann M. Sharp, dans le courant américain, mais elle est également palpable dans les différents courants de philosophie pour enfants qui se sont développés en France et dans le monde. Néanmoins, nous allons nous centrer ici sur les travaux fondateurs d’Ann M. Sharp et sur sa vision pédagogique de cette pratique éducative. Ces travaux ont été rassemblés en 2023 au sein d’une anthologie sur laquelle nous nous appuierons (Gregory & Laverty, 2023). Ayant établi que la philosophe américaine souhaitait réinventer la philosophie au travers d’une nouvelle pratique éducative, nous nous demanderons si cette réinvention est totale ou partielle : fait-elle table rase du passé didactique ? Est-ce possible ? Réinvestit-elle certains éléments de la tradition des Humanités ? 

Dans un premier temps, nous présenterons donc le dispositif pédagogique de la CRP proposé afin de reconstruire cette discipline dans la perspective d’une formation de l’esprit. Dans un deuxième temps, nous analyserons et problématiserons la visée normative de la pratique philosophique avec les enfants et l’idée selon laquelle, tout comme les Humanités, elle consiste avant tout en une formation morale. Dans cette perspective, nous étudierons enfin, plus particulièrement la définition, le rôle et les enjeux de l’imagination sociale (dite aussi morale) dans la pensée d’Ann Margaret Sharp. 

Au cours de ces trois temps, nous nous demanderons toujours dans quelle mesure la réinvention de la philosophie par la philosophie pour enfants s’inscrit en rupture ou en continuité avec la tradition des Humanités. Ainsi, nous nous questionnons sur la façon dont la philosophie pour enfants, selon Ann Margaret Sharp, constitue une nouvelle approche des Humanités, en tant que formation intellectuelle et morale centrée sur l’imagination sociale. 

 

1. La philosophie pour enfants, une méthode pédagogique de formation de l’esprit alliant compétences intellectuelles et patrimoine culturel 

 

La méthode de la Communauté de Recherche Philosophique : la réappropriation du patrimoine culturel, la place des habiletés de pensée et du dialogue 

 

Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp ont construit une méthode qu’ils ont appelée Communauté de Recherche Philosophique (CRP), en référence aux travaux du philosophe pragmatiste Charles S. Peirce (nous en reparlerons). Dans cette pratique, la philosophie est conçue comme un exercice collectif de réflexion conceptuelle, argumentée et problématisante sur l’expérience vécue, au moyen de concepts et de questions universelles de la condition humaine et enfantine. La dimension collective est manifeste dans la mise en scène de la discussion philosophique, qui a toujours lieu en cercle afin de symboliser les principes d’iségorie et de coopération caractéristique de cette pédagogie. Plus précisément, cette méthode s’articule autour de trois temps, que nous allons présenter et à propos desquels nous tenterons de relever quelques éléments essentiels, en lien avec les Humanités. 

Le premier temps de la CRP est constitué par la lecture d’un passage de l’un des romans philosophiques écrits par Lipman et Sharp (aujourd’hui, ces supports sont peu utilisés – néanmoins, Sharp les employait systématiquement dans sa pratique donc il convient d’analyser leur rôle dans le cursus originel). Il en existe douze2 , constituant un cursus allant des petites classes au lycée. Ces romans présentent des enfants dans leur vie quotidienne, en train de vivre des expériences philosophiques, d’y réfléchir et d’en parler ensemble, soit entre enfants, soit avec les adultes qui les entourent. Ce faisant, ces histoires présentent, sans les nommer, de multiples théories philosophiques majeures de l’histoire de la pensée : un lecteur averti peut donc y reconnaître les principes de la logique d’Aristote, les méditations métaphysiques de Descartes ou le problème de la responsabilité chez Hans Jonas. Les textes sont transformés, réécrits à hauteur d’enfants, leurs auteurs ne sont pas nommés. Ainsi, le rapport aux textes classiques, au patrimoine culturel, est ambivalent : tout comme les Humanités, une véritable place est donnée à l’appréhension des textes, dans la mesure où ils permettent une élévation intellectuelle de l’élève. Encore aujourd’hui, on considère par exemple que la fréquentation des Verrines ou des Catilinaires de Cicéron permettent au jeune latiniste d’acquérir non seulement une connaissance d’objets à "haute valeur culturelle" et des outils rhétoriques de l’éloquence judiciaire et politique (Ratti, 2006, 217-218) mais aussi les vertus morales du grand orateur3 . 

De la même façon, Sharp considère – quoique sur un registre un peu différent – que la connaissance de sa propre culture permet d’une part de découvrir les outils intellectuels (par exemple, le principe de non-réciprocité d’une vérité chez Aristote) et d’autre part de nourrir un lien signifiant avec les valeurs qui la structurent. Une nuance semble importante : Sharp visait trois objectifs par ce processus : la compréhension de sa propre expérience vécue (de par son ancrage pragmatiste et deweyen), l’émancipation des enfants (de par son lien avec les pédagogies émancipatrices féministes) et l’engagement politique. Elle était animée par une volonté politique : elle souhaitait que les enfants « s’appropri[ent] leur propre culture afin de pouvoir l’utiliser pour remodeler et recréer leur propre monde » (Sharp, 2023a, 95).  

 

« Le rôle de la philosophie, à l’école élémentaire, est de construire un pont entre l’ancien et le neuf, afin de révéler à la conscience des enfants les idées fondamentales de la culture qui se trouvent dans leurs propres mots. L’objectif, au travers de la recherche, est également d’aider les élèves non seulement à se réapproprier la tradition, mais aussi à la rejouer et à la reconstruire par l’imagination et à la réinventer selon une interprétation plus cohérente et signifiante. » (Sharp, 2023a, 100-101) 

 

Au sein de la méthode de la CRP, le patrimoine culturel est donc loin d’être évacué : il est au contraire valorisé dans le sens d’une réappropriation émancipatrice et expérientielle. Mais en même temps, les textes sont transformés afin d’être mis à disposition des plus jeunes (dans un souci d’égalité du rapport au savoir : au lieu d’attendre que les élèves aient l’âge d’aborder les textes dans leur forme originale, le choix est fait de les adapter afin de les rendre accessibles à tous dès le plus jeune âge). Nous pourrions questionner ce processus d’adaptation des œuvres qui ne restitue pas, en tant que telle, la culture historique. Néanmoins, nous savons que les textes classiques ont eux aussi fait l’objet de modifications au cours des époques, donc faut-il s’offenser que les textes de la philosophie soient présentés de façon accessible dans les romans de Lipman et Sharp ? Alors que ce n’était pas le souhait des deux chercheurs (ni de nombreux praticiens aujourd’hui), on peut considérer qu’il aurait été intéressant d’intégrer les textes historiques dans leur forme initiale ; toujours est-il que la pratique du dialogue philosophique à partir des théories historiques constitue une propédeutique (et non pas une entrave) à la découverte des textes classiques, au lycée ou à l’université. 

Le deuxième temps de la CRP est consacré à la cueillette de questions, formulées par les enfants à partir de la lecture de l’extrait. Ce moment a une valeur pédagogique (apprendre à formuler des questions pertinentes, claires et précises) et symbolique car ce sont les enfants qui posent les questions, et non plus l’enseignant. Ce transfert de compétence est lié à la volonté d’entretenir un rapport vivant, questionnant et critique aux textes. Cette démarche, proche de celles des Humanités classiques, vise à développer l’habitus d’appréhender les textes de façon active, réfléchie, critique et décomplexée. Ici aussi, il s’agit de défendre « la légitimité des enfants à accéder à leur héritage culturel et philosophique et à avoir leur mot à dire à son propos » (Oliverio, 2023, 123). Il faut mettre l’accent ici sur l’idée de permettre aux élèves d’exprimer leur point de vue, leur interprétation, leur jugement critique sur le patrimoine culturel. La récolte de questions se clôt par un vote, grâce auquel le groupe détermine ce qu’il souhaite traiter au sein du dialogue. 

Le troisième temps de la CRP est donc celui de la délibération, c’est-à-dire d’un temps de dialogue à partir de la question choisie afin d’en examiner les différentes réponses possibles : analyse des hypothèses, recherche d’arguments, d’exemples, de contre-exemples, recherche de présupposés, problématisation des idées, travail de distinction. Cette délibération se fait à partir des questions, idées et exemples proposés par les enfants : l’adulte a pour rôle de faciliter l’éclosion de la réflexion et l’examen des idées afin d’en déterminer la validité (c’est pourquoi il s’agit bien de délibérer) – il peut, pour cela, s’appuyer sur les plans de discussions proposés par les différents guides qui accompagnent les romans (Lipman & Sharp, 1980a, 1980b, 1984a, 1984b, 1985, 1986 ; Lipman & Gazzard, 1988). Cette visée fait apparaître l’ancrage pragmatiste de la philosophie pour enfants, qui est théoriquement fondée sur la pédagogie de Dewey : dans le contexte du pragmatisme, l’objectif est de formuler des vérités intersubjectives pouvant être appliquées au réel et trouvant leur validité dans l’expérience vécue et quotidienne. En ce sens, nous nous situons à contre-courant de la tradition de l’éducation libérale au sens d’éducation non-utilitaire. Le geste fort de l’humanisme, notamment à la Renaissance, est qu’« il ne s’agit plus d’apprendre par le truchement des autres, dans un but utilitaire, mais en vue d’une formation de l’esprit » (Lefort, 1992, 211-212). Pourtant, il s’agit, dans les deux cas, d’une formation de l’esprit. 

La méthode du dialogue semble ouvrir la pratique philosophique à tous, tout en restant exigeante et cherche ainsi à contrevenir aux écueils élitistes des Humanités. « La pratique du cours magistral, qui se fonde sur l’usage d’un langage cultivé sans en dévoiler les mécanismes, induit une "complicité cultivée" entre les enseignants et les élèves des milieux culturellement favorisés, déjà accoutumés à ce type de rapport au langage » (Troger, 2009, 140). L’oralité est donc le moyen privilégié pour philosopher : en cela, la CRP renverse la pédagogie habituellement utilisée en cours de philosophie, mais vise à reprendre certaines pratiques plus anciennes des Humanités (notamment les exercices oraux de rhétorique ou de dialectique) : en effet, celles-ci visaient à enseigner l’art de la parole, perçue comme un art de convaincre, de persuader et d’émouvoir qui serait utile dans la pratique des affaires humaines et politiques. Il faut néanmoins apporter une nuance : la philosophie pour enfants cherche à développer la maîtrise de la parole, mais sans tomber dans l’écueil de la rhétorique ou de l’éloquence vidée de son sens : il s’agit bien de faire progresser les compétences oratoires sous couvert d’une authentique recherche de vérités et d’une éthique discussionnelle évacuant tout rapport de force, de séduction ou de manipulation. 

 

La formation de l’esprit comme visée de la philosophie pour enfants 

 

Les Humanités ont toujours visé une formation intellectuelle par la maîtrise du discours, la maîtrise d’exercices formels reconnus pour leur capacité à façonner l’esprit (notamment dans les classes dédiées aux arts du discours : grammaire, rhétorique et dialectique). « L’éducation classique, c’est donc aussi une formation de l’esprit, qui tend à développer un certain nombre de qualités, la clarté dans la pensée et dans l’expression, la rigueur dans l’enchaînement des idées et des propositions, le souci de la mesure et de l’équilibre, l’adéquation aussi juste que possible de la langue à l’idée » (Chervel & Compère, 1997, 14). Nous avons évoqué les exercices liés aux compétences discursives – en ce qui concerne la philosophie, cet objectif est atteint, bien entendu, par la leçon, l’étude des auteurs, la dissertation et le commentaire de texte. 

Nous rencontrons exactement les mêmes enjeux dans la philosophie pour enfants : mettre en place un dispositif pédagogique de formation de l’esprit philosophique (et de l’esprit en général). Comment ? Par la méthode explorée précédemment et par la stimulation de la pensée, grâce à l’étayage du facilitateur, ou de la facilitatrice. La pratique s’appuie ici sur la mobilisation d’habiletés de pensée philosophiques qui ont pour rôle de garantir la rigueur, la complexité et la précision de la pensée (Lipman, 2008). De quoi s’agit-il ? D’actes intellectuels importants dans la méthode philosophique4 , de gestes intellectuels dont l’utilisation et la conscientisation visent à accroître la capacité à penser. Bien sûr, nous savons tous penser mais la philosophie pour enfants se situe dans la perspective d’une pédagogie explicite reconnue pour ses vertus démocratiques (Rayou, 2018) : partant du constat que la pédagogie implicite renforce les inégalités scolaires, la philosophie pour enfants considère que l’explicitation constante des compétences de pensée va dans le sens de l’égalité du rapport à la pensée. Elle considère aussi que ces habiletés de pensée sont en réalité recherchées dans les exercices traditionnels du lycée et de l’université, mais sans être nécessairement nommées. Un débat existe sur le nombre des habiletés de pensée (cela oscille entre 72 et l’infini). Le plus raisonnable est de proposer une liste non-exhaustive des principales habiletés de pensée : conceptualiser, argumenter, problématiser, faire une distinction conceptuelle, catégoriser (classer des éléments par ensembles), dégager un présupposé, produire une déduction, effectuer un raisonnement inductif, faire une analogie, proposer une hypothèse, reformuler une idée et s’autocorriger (remettre en question son point de vue de façon critique et nuancée). 

Ces différentes habiletés sont mobilisées dans le dialogue, grâce à l’étayage de l’enseignant. Mais elles sont également travaillées par des exercices dédiés, que Sharp et Lipman ont rassemblés dans des guides d’accompagnement des romans. Ces exercices ressemblent fort à des exercices de logique, de rhétorique ou de dialectique qui faisaient partie des cursus des élèves bénéficiant d’une éducation libérale à l’âge classique. Par exemple, dans le guide attenant à Harry, les élèves sont amenés à travailler la structure et la validation des raisonnement inductifs : à partir d’exemples de syllogisme, il s’agit de déterminer la validité de l’inférence produite. Dans le roman Pixie (Lipman, 1981 ; Lipman & Sharp, 1984b), ils sont conduits à réfléchir à la question des universaux à partir d’une visite au zoo : Pixie et ses amis se demandent s’ils peuvent vraiment dire que la girafe est un mammifère possédant des qualités stables et lesquelles. 

 

2. Les Humanités et la visée morale et politique de la philosophie pour enfants, chez Ann Margaret Sharp 

 

Les visées morales et politiques des Humanités : panorama 

 

Nous ne pourrons pas restituer ici la complexité des visées morales et politiques propres aux Humanités, aux diverses époques, mais nous pouvons néanmoins poser quelques grands repères. 

À l’époque romaine, les arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique/arithmétique, musique, géométrie, astronomie) ainsi que la philosophie, le droit visaient à « former une élite où l’Empire pourra recruter son personnel de fonctionnaires » (Marrou, 1948, 449). L’enjeu était d’acquérir la sagesse et la capacité d’exercer le pouvoir, ainsi que certaines vertus morales (en général aristotéliciennes : justice, prudence, franchise). 

Au Moyen Âge, la découverte des grands textes classiques, grecs et latins, s’inscrivait dans la perspective d’une formation à la morale chrétienne. L’éducation morale, jusqu’aux Lumières, était chrétienne, bien que les auteurs grecs et latins aient été païens (Chervel & Compère, 1997, 12). Nous évoquions précédemment la question de la dénaturation des textes, or, dans ce cadre, on peut juger qu’une « dénaturation de la culture antique » (Ibid., 14) s’est produite afin que cette dernière soit mise au service de la formation chrétienne. 

À l’époque de la Renaissance humaniste – dont on considère qu’elle naît à Florence dans les premières années du Quattrocento – on voit apparaître l’« émergence de la culture générale » qui « implique un nouveau rapport au savoir » (Lefort, 1992, 211). Ce rapport à la culture est déterminé, lui aussi, par une finalité morale : il est pensé de façon telle « qu’il permette à l’homme d’aller interminablement à la conquête de son humanitas, de son identité en tant qu’homme » (Masschelein, 2002, 39). Ainsi, « ces studia humanitas ont une signification essentiellement politique. Elles sont au service de la constitution de la cité (de la république), de l’édification et de la révélation de l’essence de la civitas et de la liberté comme essence de l’humanitas » (Ibid.). 

Durant la période du néo-humanisme allemand (que l’on peut situer entre le milieu du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle), le nouveau modèle d’éducation humaniste propre à la Bildung peut être perçu comme une superposition (ou une identification) entre la question pédagogique et la question morale et politique (Masschelein, 2002, 41). Pour cela, nous pouvons citer par exemple un extrait de Schleiermacher : « là où les grandes communautés ont pris une forme morale, il faut qu’il y ait harmonie entre l’État, l’Église, la vie en commun et le domaine du savoir. Tout est devenu moral. Du moment que cette situation continue, l’influence sur la jeune génération ne sera qu’un simple prolongement de la morale » (Schleiermacher, 1959, 95). Il s’agit de se réaliser soi-même au travers de la compréhension du monde, laquelle se produit par la culture générale. Cela peut sembler paradoxal, mais c’est précisément le propre des Humanités : considérer que c’est par un détour par l’appropriation d’un cadre culturel déterminé et contraint que l’on se conquiert soi-même en tant qu’individu singulier et humain. « L’éducation de l’homme c’est l’identification, la délimitation, la définition, la lecture, la compréhension du monde afin que l’homme se comprenne soi-même, s’identifie, se réalise, afin qu’il devienne humain. (...) Même si elle est spirituelle et culturelle, la formation repose sur la réflexivité de se (re)trouver, se réaliser, se préserver soi-même. » (Masschelein, 2002, 42) 

La philosophie pour enfants, notamment son courant américain, semble porter le même idéal humaniste, remodelé à la lumière des enjeux contemporains. Ann M. Sharp souhaitait que la pratique philosophique serve le développement d’une « conscience éthique globale » (Sharp, 2023d, 392) qui résonne fortement avec l’idéal cosmopolite de l’humanisme. La Communauté de Recherche Philosophique serait, à ce titre, un lieu de dialogue pluraliste où les enfants expérimentent et cultivent leur appartenance intellectuelle à la communauté humaine (par l’usage des outils de la raison, par l’appréhension des questions à visée universelle, par l’expérience de l’intérêt mutuel ressenti au sujet des idées proposées). Cette conscience éthique globale est donc éveillée par le dialogue intersubjectif mais également par la culture philosophique, grâce aux romans dont nous avons parlés.
Revenons à la conscience éthique globale, qui cristallise la dimension morale de l’éducation philosophique.
Que désigne-t-elle ? Elle s’identifie, pour Sharp, à la sympathie intelligente (Sharp, 1995, 14), qui se développe par le déploiement de l’imagination morale (appelée aussi parfois sociale ou empathique), qui va désormais nous occuper. 

 

3. L’imagination morale dans la philosophie pour enfants, chez Ann M. Sharp 

 

La sympathie intelligente chez Dewey et Sharp et l’idéal du cosmopolitisme humaniste 

 

L’imagination morale est conçue comme le terreau de la conscience éthique globale, elle est également au centre de la vision philosophique de Sharp : celle-ci conçoit la pratique philosophique avec les enfants comme une activité intellectuelle normative centrée sur l’exercice de l’imagination morale. 

Afin de comprendre le fonctionnement spécifique de cette faculté chez Sharp, il convient d’en analyser les racines théoriques, à commencer par la philosophie de John Dewey – penseur qui, de façon générale, exerce une influence importante sur la philosophie pour enfants. 

L’imagination morale relève tout d’abord, pour Sharp, d’une façon d’accéder à un point de vue plus large sur l’expérience, non pas par l’accès à une forme d’universalité ou d’impartialité, mais par le fait de s’imaginer consciemment une diversité de points de vue possibles. Ici, nous pouvons signaler immédiatement une parenté avec les Humanités qui donnent une place importante à la sensibilité dans la formation de l’être et du citoyen (Masschelein, 2002, 43 ; Schiller, 1960, 7). Ann M. Sharp oriente sa pensée vers l’appréhension sensible et imaginative de l’altérité, qui comporte une double dimension : altérité incarnée dans l’atelier philosophique sous la forme de la présence des autres enfants ; altérité imaginée sous la forme d’une représentation fictive de l’autre potentiel. Cette orientation est liée à l’une des contributions majeures de Sharp dans la PPE : celle d’avoir forgé le concept de caring thinking pour désigner l’une des trois dimensions de la pensée philosophique (Sharp, 2023c). Pour formaliser sa conception de l’imagination morale, Sharp s’inspire de la notion de sympathie intelligente chez Dewey. Or, celle-ci consiste, chez Dewey, dans le fait de penser au-delà de son point de vue individuel en s’imaginant les différents contextes des autres pensées. Loin d’une impartialité abstraite, tout est affaire de contexte et de situation : « la sympathie intelligente implique la capacité à s’imaginer soi-même et à imaginer les autres dans différentes situations, non seulement dans le présent, mais aussi dans le futur et le passé » (Sharp, 1995, 15). C’est l’écart culturel et civilisationnel qui est éthiquement formateur. Dans l’éducation humaniste, « la culture comme œuvre de et sur la tradition offre [...] par la différence des lieux et les positions qu’elle révèle et instaure, [...] la possibilité d’identification, de se (re)trouver ou de devenir soi-même » (Masschelein, 2002, 40). Tout comme le jeune lecteur des lettres grecques latines apprend à voyager intellectuellement grâce à un patrimoine culturel lointain, l’enfant, en philosophant, se figure les altérités proches et lointaines – le tout, en parfaisant son individuation. Par conséquent, Dewey écrit : 

 

« L’imagination est le principal outil du bien. C’est, plus ou moins, un lieu commun de dire que les idées d’une personne et la façon dont elle traite ses congénères dépendent de sa faculté à se mettre imaginairement à leur place. Mais la primauté de l’imagination s’étend au-delà du périmètre des relations personnelles directes5 . (...) Les facteurs idéaux pour toute attitude éthique ou loyauté humaine sont imaginatifs. » (Dewey, 1934/1978, 350) 

 

Mais, concrètement, comment exercer sa sympathie intelligente ? En allant prendre connaissance des idées d’autrui, en étant attentif à leur contexte (toute pensée est contextualisée pour Dewey), en imaginant leurs causes et leurs conséquences, en se préoccupant des intérêts et des désirs d’autrui (nous reviendrons sur la question de l’intérêt), en se rendant sensible au récit de l’autre. Ces dispositions seront spontanément stimulées par la pratique philosophique avec les enfants : en découvrant le point de vue de leurs camarades face aux concepts et aux questions qui traversent leurs existences, en écoutant leurs idées et leurs récits d’expérience, en analysant le contexte précis des pensées exprimées, en déduisant les causes et les conséquences des hypothèses qu’ils explorent. 

Sharp tente de montrer que c’est cet effort de l’imagination qui était au cœur des Humanités en tant qu’elle constitue l’un des vecteurs principaux de la formation morale, que l’on peut développer par d’autres chemins que les exercices scolaires consacrés. D’ailleurs, le concept d’imagination morale est aussi lié à celui d’imagination narrative, chez Martha Nussbaum qui, dans son ouvrage Les émotions démocratiques, cherche à défendre la valeur des Humanités en mettant en avant l’importance éthique de cette faculté (Nussbaum, 2011, 121-152) : elle analyse son rôle dans l’approche des arts, de la littérature mais aussi dans la philosophie pour enfants, à laquelle elle consacre quelques pages (Ibid., 96-100). 

 

« C’est la sympathie qui amène la pensée au-delà du soi et qui étend sa portée jusqu’à ce qu’elle s’approche de l’univers comme limite. C’est la sympathie qui permet de sauver la considération des conséquences afin qu’elle ne dégénère pas en un simple calcul, car elle rend vivants les intérêts des autres [...)). Se mettre à la place des autres, voir les choses depuis le point de vue de leurs objectifs et leurs valeurs, devenir humble, par ailleurs, vis-à-vis de nos propres prétentions et revendications jusqu’à ce qu’elles atteignent le niveau qu’elles devraient avoir aux yeux d’un observateur impartial sympathique, tout cela constitue la méthode la plus sûre pour atteindre l’objectivité propre à la connaissance morale. » (Dewey, 1932/1985, 270) 

 

Dewey parle d’objectivité et d’impartialité mais – soyons précis – il s’agit bien d’un observateur impartial sympathique : la sympathie intelligente est loin d’être une simple impartialité froide et rationnelle, car elle se définit comme une multi-partialité teintée d’affects, de compassion, d’imagination et d’engagement qui permet à l’enfant de penser en lien avec l’intérêt commun.  Apportons une précision d’importance au sujet de l’intérêt. Sharp écrit : « dans mon interprétation de Dewey, la sympathie implique un intérêt actif pour les autres êtres sensibles » (Sharp, 1995, 14). Pour Dewey, l’individu développe ses tendances sympathiques lorsqu’il cherche à satisfaire ses désirs et ses intérêts proprement sociaux. Mais ces intérêts sociaux n’entrent pas en conflit avec les intérêts individuels (ce serait la position de l’individualisme politique auquel s’oppose Dewey) : pour Dewey, « nos intérêts les plus profonds trouvent leur objet dans le bien commun. La connexion entre intérêt individuel et bien social n'est pas externe (...) mais interne » (Chanial, 2006, 217). De façon générale, Dewey n’oppose pas le développement de l’individu et celui de la communauté : au contraire, ils s’inscrivent dans des dynamiques complémentaires. Ainsi, cette disposition intellectuelle et éthique permet aux enfants d’entrer dans la sphère publique et citoyenne : lorsque l’individu construit sa réflexion en lien avec sa sympathie intelligente, il construit une délibération politique, portée vers le collectif, le bien commun et l’intérêt public. 

La portée politique de la sympathie intelligente ne relève pas du hasard : en effet, ce concept s’inscrit dans la vision deweyenne de la démocratie qui a fortement inspiré Sharp (elle souhaitait que la communauté de recherche soit une expérience de vie démocratique au sens de Dewey). « Ce genre de sympathie ou de compassion est une vertu démocratique » (Sharp, 1995, 15). Pourquoi ? Parce que la démocratie se définit, selon Dewey (et Sharp à sa suite) non pas comme une forme d’organisation du gouvernement et du pouvoir, mais comme une façon de vivre, « une forme d’association humaine, de vie associée qui se caractérise par [un] échange continu [entre les individus] grâce auquel expérience individuelle et expérience collective sont susceptibles de s’enrichir mutuellement » (Chanial, 2006, 208). C’est tout à fait crucial : en effet, si la démocratie se définit comme un espace de communication et d’expériences partagées, les dispositions telles que l’imagination sociale et la sympathie en deviennent les conditions de possibilité. C’est pourquoi l’éducation aura pour tâche, selon Dewey, de les développer : Sharp considérait que la philosophie pour enfants constituait l’une des activités éducatives répondant à cet enjeu. 

Alors qu’il peut sembler exigeant, voire utopique, de développer les dispositions propres à l’imagination morale (s’imaginer le contexte de la pensée d’autrui, les causes et conséquences des idées, se rendre sensible au récit ou aux idées d’autrui, s’intéresser aux autres êtres sensibles), Ann M. Sharp les perçoit comme des compétences innées de l’individu (qui exigent toutefois d’être stimulées) : en effet, Dewey, tout comme Sharp, avait structuré sa philosophie autour d’une « ontologie fondamentalement relationnelle ou “interactionniste” » (Chanial, 2006, 207). Les frontières de l’individu sont poreuses et son être se définit lui aussi dans une forme de vie associée, interactive et collective (dans laquelle l’être, pourtant ne se perd pas) : c’est donc cette ontologie interactionniste qui détermine le cosmopolitisme propre à la philosophie pour enfants. 

Afin de clôturer notre analyse, il convient de mettre en lien la question de l’imagination morale avec celle du jugement. En effet, nous avions établi précédemment que la pratique de la réflexion philosophique avait une visée normative : celle de développer la faculté de réfléchir de façon critique, précise et rigoureuse et donc, de formuler des jugements raisonnables. Or, il nous manque un dernier élément dans la caractérisation de l’imagination morale qui est précisément lié à la vision arendtienne du jugement et de l’« aller visiter ». Celle-ci va nous permettre de comprendre l’articulation entre l’imagination morale et le jugement. 

 

La faculté de juger chez Arendt et Sharp, tremplin pour la communauté politique visée par l’imagination morale 

 

Commençons par comprendre la métaphore arendtienne de l’« aller visiter » : celle-ci apparaît dans un ouvrage tardif d’Arendt : Juger. Sur la philosophie politique de Kant (issu de conférences prononcées en 1970, publié en 2002). Jenn Glaser, dans une anthologie des travaux de Sharp parue très récemment (Gregory & Laverty, 2023), montre que ce concept arendtien a profondément influencé la pionnière de la philosophie pour enfants (Glaser, 2023 ; Sharp, 2007). De façon comparable à la sympathie intelligente, « aller visiter l’autre, c’est permettre aux élèves d’adopter de multiples perspectives et intérêts au sein de la classe plurielle, multiculturelle et cosmopolite » (Glaser, 2023, 378). Mais ce mouvement de déplacement hors de soi, en vue de considérer les autres points de vue, se produit, chez Arendt, dans la perspective du jugement. Autrement dit, c’est la faculté de juger qui impulse le travail de l’imagination morale : elle en est la cause motrice. Pourquoi la faculté de juger a-t-elle cette puissance ? Parce qu’elle vise à représenter un point de vue commun. La conception arendtienne du jugement est profondément kantienne : son analyse est ancrée sur une étude du jugement esthétique et du jugement politique chez Kant. Or, ces deux formes de jugement fonctionnent de la même façon : elles engagent l’individu vers le commun car elles cherchent la production d’un jugement dont il peut s’imaginer qu’il est valable pour autrui. « Kant met l’accent sur l’idée que l’une au moins de nos facultés mentales, la faculté de jugement, présuppose la présence des autres (...). On juge toujours en tant que membre d’une communauté, guidé par un sens de la communauté, un sens commun » (Arendt, 2002, 114-116). Autrement dit, la faculté de juger vise le commun non pas de façon abstraite (comme un universel), mais par une démarche beaucoup plus concrète et imaginative : l’« aller visiter ». Ce processus consiste à « occuper une série de points de vue par lesquels je parviens à comprendre l’objet en question, en vue de juger depuis le "tout" social » (Glaser, 2014, 221). Nous retrouvons ici le fait précédemment évoqué que l’imagination sociale se définit comme une multipartialité, mais nous découvrons ici certaines précisions importantes. 

 

« Ce processus de présentation n’adopte pas aveuglément les vues réelles de ceux qui se tiennent quelque part ailleurs d’où ils regardent le monde dans une perspective différente : il ne s’agit pas de sympathie comme si j’essayais d’être ou de ressentir comme quelqu’un d’autre) ni de faire le décompte des voix d’une majorité et de m’y joindre, mais d’être et de penser dans ma propre identité où je ne suis pas réellement. » (Arendt, 1982, 307) 

 

L’individu ne disparaît pas dans l’acte de s’imaginer les autres points de vue possible car ce n’est ni possible, ni souhaitable. Il est donc certain qu’on ne peut définir cette posture comme une forme d’impartialité. En outre, on retrouve ici une idée chère aux Humanités de la Renaissance que c’est en appréhendant les savoirs et les cultures que l’individu peut se rattacher à la communauté humaine et qu’il se construit dans son identité (Masschelein, 2002, 42). Loin de l’impartialité, il s’agit au contraire de formuler un jugement nourri par l’imagination et donnant une place autant à mon point de vue ainsi qu’à ceux d’autres individus possibles. Nous parvenons ainsi à accomplir ce que Kant appelle la « pensée élargie » (1790/2000). « Cet acte de la "pensée élargie" anticipe la communication, la mise à l’épreuve des idées dans un forum public et, ainsi, maintient la connexion à la mondanité en « [se mouvant] dans un espace public potentiel, ouvert à tous les points de vue » (Glaser, 2014, 222). Nous retrouvons ici le rôle de l’imagination : c’est elle qui nous permet d’imaginer la façon dont les autres individus vont recevoir notre jugement. Cela est d’autant plus facile lorsque nous nous trouvons dans un espace de discussion collective, tel que l’atelier philosophique. 

 

Conclusion : Humanités, philosophie et moralisation 

 

Ayant analysé la conception sharpienne et arendtienne du jugement, nous parvenons à la définition suivante de l’imagination morale : disposition intellectuelle et éthique par laquelle l’individu est capable – parce qu’il vise la production d’un jugement orienté par le sens commun – d’imaginer la situation d’autrui, le contexte de sa pensée, les causes et les conséquences de ses idées, ses intérêts et ses désirs. 

Du point de vue de Sharp, cette faculté se trouve à l’intersection de l’appréhension des Humanités dans une pédagogie classique et de la nouvelle pratique éducative qu’elle propose. À plusieurs reprises dans notre analyse, nous avons aperçu le fait que Sharp s’écarte des méthodes de l’enseignement philosophique traditionnel des XIXe et XXe siècle, mais renoue, en quelque sorte, avec les attentes et les méthodes des Humanités classiques dans leur forme pédagogique antérieure (oralité, exercices, formation de l’esprit, appréhension vivante et critique de la culture). Comme si le cours de philosophie s’était éloigné, selon elle, des ambitions pédagogiques, éthiques et politiques propres aux Humanités. C’est l’hypothèse que nous pouvons formuler à l’issue de notre analyse (alors même que la philosophie au lycée et à l’Université est animée par ces mêmes objectifs - la forme scolaire a emporté avec elle les idéaux humanistes). 

Que penser alors de la vision de Sharp selon laquelle la philosophie se définit comme une activité intellectuelle centrée sur l’imagination sociale ? Nous avons tout d’abord constaté que cette conception de la philosophie est intrinsèquement liée à une vision cognitive (d’un esprit naturellement armé d’habiletés de pensée innées et éducables), à une vision ontologique (d’une conscience interdépendante, poreuse, orientée vers le souci du bien) et à une vision politique (la démocratie au sens deweyen). Ces trois éléments, d’ailleurs, font que, associés à la forme pédagogique du dialogue collectif, la philosophie se dépouille de son élitisme passé et s’appuie sur des compétences universelles. En outre, ces éléments nous permettent de saisir les postulats et présupposés inhérents à la philosophie pour enfants. 

Nous pourrions ajouter que Sharp, étant ouvertement platonicienne, exprimait sans complexe le fait que la réflexion philosophique et la réflexion morale constituaient les deux facettes d’une même médaille. Nous pourrions nous interroger sur la moralisation ou l’instrumentalisation de la philosophie à des visées éthiques et politiques. Néanmoins, il apparaît que cette teneur morale est tout à fait cohérente dans le contexte des Humanités et de leur réinvention, dans la mesure où celles-ci ont toujours été conçues dans la perspective d’une formation morale et politique. En outre, il semble que, comme l’écrit par exemple Mark Sherringham, « l’enseignement de la philosophie n’a pas sa fin en lui-même [...]. Au travers de la maîtrise de la philosophie, ce qui est visé c’est la liberté de penser, liberté constitutive de la formation de l’homme et du citoyen, et contribuant à fonder l’idéal français de la République » (Sherringham, 2006, 62 – cette citation atteste d’ailleurs des idéaux humanistes de la philosophie scolaire). Il est donc intéressant de noter qu’alors que nous nous inscrivons dans une tradition des Humanités mêlant formation intellectuelle et formation morale, nous continuons de questionner la possible moralisation de la philosophie au sein de la philosophie pour enfants : ce mouvement pédagogique innovant serait-il, par ce biais, davantage un représentant de la tradition qu’un organe de trahison ? 

 

Bibliographie 

 

Arendt, H. (1982). Kant’s political Philosophy. Chicago University Press. 

Arendt, H. (2002). Juger. Sur la philosophie politique de Kant. Seuil. 

Bonnery, S. (2014). Les livres et les manières de lire à l’école et dans les familles : Réflexions à l’occasion de la parution de la liste officielle "maternelle". Le français aujourd’hui, n° 185, 47-57. 

Bourdieu, P. & Passeron, J.-C. (1964). Les héritiers. Les étudiants et la culture. Seuil. 

Bourdieu, P. & Passeron, J.-C. (1970). La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement. Les éditions de Minuit. 

Chanial, P. (2006). Une foi commune : démocratie, don et éducation chez John Dewey. Revue du Mauss, n° 28, 205-250. 

Chervel, A. & Compère, M.-M. (1997). Les Humanités dans l’histoire de l’enseignement français. Histoire de l’éducation, n° 74, Les Humanités classiques, 5-38. 

Dewey, J. (1932/1985). Ethics. Revised Edition. Dans J.-A. Boydston (dir.), The Later Works of John Dewey, 1925-1953, vol. 7, Southern Illinois University Press. 

Dewey, J. (1934/1978). Art as Experience. Dans J.-A. Boydston, The Later Works of John Dewey, 1925-1953, vol. 10, Southern Illinois University Press. 

Glaser, J. (2014). L’imagination incarnée dans la recherche philosophique. Dans M.-P. Grosjean (dir.), La philosophie au cœur de l’éducation autour de Matthew Lipman, Vrin. 

Glaser, J. (2023). Les dimensions sociales et politiques de la communauté de recherche philosophique, à l’heure de la mondialisation. Dans M.-S. Gregory & M.-J. Laverty (dir.), Ann M. Sharp, aux sources de la philosophie pour enfants. Textes et études, tr. fr. par J. Hawken. Vrin, 369-390. 

Gregory, M.-S. & Laverty, M.-J. (dir.) (2023). Ann M. Sharp, aux sources de la philosophie pour enfants. Textes et études, tr. fr. par J. Hawken. Vrin. 

Kant, E. (1790/2000). Critique de la faculté de juger, tr. fr. par A. Renault. GF. 

Lahire, B. (2019). Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants. Seuil. 

Lefort, C. (1992). Formation et autorité : l’éducation humaniste. Dans Écrire : à l’épreuve du politique. Calmann-Lévy.  

Lipman, M. (1974). Harry Stottlemeier’s discovery. Montclair State University, The first Moutain Foundation. 

Lipman, M. (1978). Suki. The First Mountain Foundation. 

Lipman, M. (1980). Mark. Institut for the Advancement of Philosophy for Children. 

Lipman, M. (1981). Pixie. Institut for the Advancement of Philosophy for children. 

Lipman, M. (1983). Lisa, Institut for the Advancement of Philosophy for children.  

Lipman, M. (1986). Kio and Augustin. Institut for the Advancement of Philosophy for children. 

Lipman, M. (1988). Elfie. Institut for the Advancement of Philosophy for Children. 

Lipman, M. (2008). À l’école de la pensée, tr. fr. par N. Decostre. De Boeck. 

Lipman, M. & Sharp, A.-M. (1980a). How and Why : Instructional Manual to accompany Suki. Institut for the Advancement of Philosophy for Children. 

Lipman, M. & Sharp, A.-M. (1980b). Social Inquiry : Instructional Manual to accompany Mark. Institut for the Advancement of Philosophy for Children. 

Lipman, M. & Sharp, A.-M. (1984a). Philosophical Inquiry : Instructional Manuel to Accompany Harry Stottlemeier’s Discovery. Institut for the Advancement of Philosophy for Children. 

Lipman, M. & Sharp, A.-M. (1984b). Looking for meaning : Instructional Manual to accompany Pixie. University Press of America. 

Lipman, M. & Sharp, A.-M. (1985). Ethical Inquiry : Instructional Manual to accompany Lisa. University Press of America. 

Lipman, M. & Sharp, A.-M. (1986). Wondering at the world : Instructional Manual to accompany Kio & Gus. University Press of America. 

Lipman, M. & Gazzard, A. (1988). Getting our thoughts together : Instructional Manual to accompany Elfie. Institut for the Advancement of Philosophy for Children. 

Marrou, H.-I. (1948). Histoire de l’éducation dans l’Antiquité. Seuil. 

Masschelein, J. (2002). Éducation et humanisme ?. Le Télémaque, n° 21, 37-50. 

Nussbaum, M. (2011). Les émotions démocratiques, tr. fr. par S. Chavel. Flammarion. 

Oliverio, S. (2023). Le maître émancipateur. Ann Margaret Sharp, au carrefour de la philosophie de l’éducation et de la formation des enseignantes. Dans M.-S. Gregory & M.-J. Laverty (dir.), Ann M. Sharp, aux sources de la philosophie pour enfants. Textes et études, tr. fr. par J. Hawken. Vrin, 123-144. 

Poucet, B. (1999). Enseigner la philosophie. Histoire d’une discipline scolaire. 1860-1990. CNRS Éditions. 

Ratti, S. (2006). Enseigner autrement les Humanités classiques en Europe : propositions à partir du cas français. Anabases, n° 3, 215-233. 

Rayou, P. (2018). Pédagogie explicite. Recherche & formation, n° 87, 97-107. 

Schiller, F. (1960/1785). Briefe über des äesthetische Erziehung des Menschen Lettres sur l’éducation esthétique de l’humanité. Klinkhardt. 

Schleiermacher, F.-E.-D (1959). Theorie des Erziehung. Die Vorlesungen aus dem Jahre 1826. Ausgewählte Pädagogische Schriften, Schöningh. 

Sherringham, M. (2006). L’enseignement scolaire de la philosophie en France. Revue de l’Inspection Générale, n° 3, 61-67. 

Sharp, A.-M. (1995). The Role of Intelligente Sympathy in Educating for Global Ethical Consciousness. Critical and Creative Thinking : The Australasian Journal of Philosophy for Children, n° 3(2), 13-17. 

Sharp, A.-M. (1999). Geraldo. The Australasian Council of Educational Research. 

Sharp, A.-M. (2000). The Doll Hospital. The Australasian Council of Educational Research. 

Sharp, A.-M. (2007). Let’s Go Visiting : Learning Judgment-Making in a Classroom Community of Inquiry. Gifted Education International, n° 23(3), 301-312. 

Sharp, A.-M. (2023a). Qu’est-ce qu’une communauté de recherche ?. Dans M.-S. Gregory & M.-J. Laverty (dir.), Ann M. Sharp, aux sources de la philosophie pour enfants. Textes et études, tr. fr. par J. Hawken. Vrin, 87-102. 

Sharp, A.-M. (2023b). La philosophie pour enfants et le développement des valeurs éthiques. Dans M.-S. Gregory & M.-J. Laverty (dir.), Ann M. Sharp, aux sources de la philosophie pour enfants. Textes et études, tr. fr. par J. Hawken. Vrin, 197-214. 

Sharp, A.-M. (2023c). L’autre dimension du caring thinking. Dans M.-S. Gregory & M.-J. Laverty (dir.), Ann M. Sharp, aux sources de la philosophie pour enfants. Textes et études, tr. fr. par J. Hawken. Vrin, 357-367. 

Sharp, A. M. (2023d), Le rôle de la sympathie intelligente dans l’éducation à la conscience éthique globale, Dans M.-S. Gregory & M.-J. Laverty (dir.), Ann M. Sharp, aux sources de la philosophie pour enfants. Textes et études, tr. fr. par J. Hawken. Vrin, 391-408. 

Sharp, A.- M. & Dekyndt, S. (2001). Hannah. Presses Universitaires de Laval. 

Troger, V. (2009). L’inégalité des chances. Inégalités scolaires : domination ou choix rationnel ?. Dans X. Molénat (dir.), La sociologie, Éditions Sciences Humaines, 140. 

 

Notes
[←1

 « L’enseignement de la philosophie dans l’enseignement secondaire a, depuis 1809, la particularité de n’être professé que dans les classes terminales des lycées. » (Poucet, 1999, 15) 

 

[←2

 Voici le programme constitué par ces romans : 

  • les romans écrits par Lipman : Elfie (1988 – pour les enfants de 4 à 6 ans), Kio et Gus (1986 – pour les enfants de 7 à 9 ans), Pixie (1981 – pour les enfants de 9 à 11 ans), La découverte de Harry Stottlemeier (1974 – pour les enfants de 10 à 12 ans), Suki (1978 – pour les enfants de 13 à 15 ans), Lisa (1983 – pour les enfants de de 13 à 14 ans) et Mark (1980 – pour les enfants de 14 à 17 ans). 

  • ceux écrits par Sharp : Geraldo (1999 – pour les enfants de 4 à 8 ans), The Doll Hospital (2000 – pour les enfants de 3 à 5 ans), Hannah (2001 – pour les enfants de 6 à 12 ans). 

[←3

 Ministère de l’Éducation nationale, Bulletin Officiel du 29 août 2022. 

[←4

 Bien entendu, ces habiletés de pensée existent et sont mobilisées par les autres disciplines : elles ne sont pas seulement importantes en philosophie, néanmoins, les philosophes pour enfants considèrent qu’elles construisent la réflexion philosophique. 

[←5

 Je souligne le terme « direct » car précisément, dans la pratique philosophique ou dans l’appréhension des Humanités, les relations personnelles indirectes avec les héros fictifs et mythiques sont tout aussi formatrices que celles qui se nouent avec les personnes qui sont assises en face de nous. 

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292