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jeudi 29 février 2024

Pour citer ce texte : VERGNIOUX, A. (2024). La philosophie de l’éducation : la naissance d’une discipline, un engagement professionnel Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 4 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2023/itineraires-de-recherche-en-philosophie-de-l-education/article/la-philosophie-de-l-education-la-naissance-d-une-discipline-un-engagement]

La philosophie de l’éducation : la naissance d’une discipline, un engagement professionnel 

 

Alain Vergnioux
Université de Caen-Normandie 

 

Cet exposé se propose de cerner, puis de définir ce qu’a pu désigner, signifier le terme ‘philosophie de l’éducation’ pour un jeune chercheur qui entrait dans la carrière à la fin des années 1970, et de voir comment le domaine s’est constitué et s’est transformé au cours des décennies suivantes. Mais la question se dédouble et demande une réflexion conjointe : Qu’est-ce un philosophe de l’éducation ? Comment devient-on philosophe de l’éducation ? Et si on le devient, comment le devient-on ? 

Il s’agit donc de caractériser un sujet, l’identité d’un enseignant et d’un chercheur en même temps que de décrire la constitution d’une discipline universitaire nouvelle, de déployer ses champs de recherche et ses problématiques. Une telle description n’est pas aisée, car elle est à la fois personnelle et subjective, et renvoie à une expérience collective qu’elle reflète de façon parcellaire et imparfaite, qui fut celle d’une génération, une histoire intellectuelle et institutionnelle, incertaine et dispersée, marquée par nombre d’engagements et de métamorphoses.  

Les développements qui vont suivre n’iront pas sans des simplifications et d’importantes lacunes, elles sont inévitables.

 

1. Le contexte historique et institutionnel 

 

En un sens, la philosophie de l’éducation est née dans les Écoles normales.  

 

Dans les années 1970, la formation professionnelle des instituteurs et institutrices passe de 1 an à 2 ans, le ministère définit de nouveaux programmes, de nouveaux cursus, en particulier pour les professeurs de philosophie chargés d’un enseignement de psycho-pédagogie, mais pas seulement : psychologie de l’enfant, éducation morale, histoire des théories éducatives, anthropologie, etc. 

Que pouvait faire alors un professeur de philosophie face à un tel programme ?

  1. devenir psycho-pédagogue, avec sa variante : didacticien.

  2. Maintenir quelque chose comme une identité philosophique, mais d’une façon tout à fait inédite, celle d’une formation professionnelle. 

  3. Continuer à faire de la philosophie en puisant dans la tradition philosophique : Platon, Montaigne, Rousseau, Kant, Bachelard, Arendt…

  4. Émigrer vers d’autres disciplines en sciences humaines : l’histoire, la sociologie, la psychanalyse… 

  5. Ou vers un domaine en gestation, les sciences de l’éducation… 

  6. Ou encore « bricoler » à partir du programme et en piochant dans les textes de Piaget, Margaret Mead, Maud Manonni, Baudelot/Establet, Bourdieu, Lobrot…, la liste serait très longue.  

Ou un peu de tout cela à la fois, ce qui fut mon cas. J’ajouterai que le choix d’un sujet de thèse, rapidement, précisait les orientations à venir de chacun, soit pour se lancer dans l’investigation de questions nouvelles, soit pour changer de discipline : l’histoire ou la sociologie. 

 

La crise de l’Université et la philosophie. 

 

Dans le sillage des révoltes du printemps 1968, l’institution scolaire subit un mouvement de réforme gigantesque, de l’école primaire au collège, du lycée à l’Université… Dans les années 70 et jusqu’aux années 90, la situation est effervescente dans tous les domaines, bouleversements institutionnels, bouleversements des hiérarchies intellectuelles et des domaines de recherche, etc. 

 

En ce qui concerne notre discipline, il faut noter la tenue des États Généraux de la Philosophie (16-17 juin 1979) suscités par les menaces qui pesaient sur l’enseignement de la philosophie : dans les Écoles normales d’instituteurs(trices), la philosophie disparaissait au profit de la psycho-pédagogie, le cours de philosophie devenait optionnel en terminale, devait être supprimé dans les lycées techniques, etc. 

L’Appel (pour la tenue d’États Généraux de la Philosophie) commençait par : « L’exigence philosophique ne s’est jamais affirmée avec autant de vie, de jeunesse et de diversité ». Dans sa déclaration d’ouverture, Vladimir Jankélévitch déclarait : « L’enseignement de la philosophie est menacé dans son existence même ». 

Dans son analyse de la situation, Jacques Derrida s’interrogeait :

« Qu’est-ce qui se dit et se fait aujourd’hui au nom ou sous le nom de la philosophie ?... Qu’est-ce qui s’enseigne, doit ou peut encore s’enseigner sous ce nom, en ce nom et quant à ce qui se présente sous ce nom ? 1  ». Mais devant la difficulté à apporter des réponses à cet ensemble de questions, et la nécessité de les aborder avec prudence, Derrida écrivait : « Cette réserve vient peut-être de ce qui reste essentiellement indécidé aujourd’hui dans la destination de la philosophie ». 

 

2. La structuration du domaine  

 

C’était effectivement une période d’incertitude, d’indécision, et, dans les années 1980-90, en ce qui concerne la philosophie de l’éducation, le domaine était effervescent et foisonnant de recherches, mais il témoignait aussi d’un grand désordre.

Le Colloque organisé en 2003 à Dijon sous la direction d’Anne-Marie Drouin-Hans, et publié en 2 tomes au CRDP de Bourgogne marque une étape importante, celle de la prise de conscience collective d’une idée nouvelle – qui n’allait pas de soi : que l’éducation pouvait être, devenait une question centrale pour la philosophie. L’intitulé l’indique fort bien : La philosophie saisie par l’éducation ! Ce n’est pas la philosophie comme domaine théorique – avec ses concepts et ses méthodes qui se serait mise à s’intéresser à l’éducation pour constituer un champ nouveau (comme il y avait une philosophie morale, une philosophie des sciences ou une philosophie de l’histoire), mais l’inverse : les questions de l’éducation, dans leur diversité la plus fourmillante pouvaient s’ouvrir à l’interrogation philosophique, et même dans un sens la demandaient : il y avait là un manque, un déficit qu’il fallait remplir, une demande à laquelle il fallait répondre ; c’était bien ce que Jacques Derrida soulignait en 1979 et sur laquelle  il fallait réfléchir collectivement. 

 

Le Colloque de 2003 s’est bien trouvé devant cette exigence et cette indécision. De façon plus précise, il fallait faire un état des lieux, définir, à tout le moins circonscrire, le domaine de la philosophie de l’éducation. 

L’état des lieux est impressionnant : 52 communications, réparties sur deux volumes et venues de toutes sortes d’horizons des sciences sociales, et sollicitées, arrimées à des urgences problématiques ou à des notions cardinales, pêle-mêle :  

Les questions de l’égalité, de la culture, de l’histoire et de la nature des doctrines pédagogique, et de leur interprétation, de la nature/du statut de la pédagogie, de l’instruction vs la formation, des finalités, de la liberté, des institutions (l’école, la famille), de la laïcité, des apprentissages, de l’enfance, etc. 

Tout cela relevait-il de la philosophie de l’éducation ? En droit ou par accident ? Cela demeurait indécidé. Il y avait pourtant eu en 1993, un Colloque dont les intentions étaient plus clairement affirmées : Pour une philosophie de l’éducation, qui balayait un certain nombre de « possibles », ce que la philosophie de l’éducation n’était pas encore, qu’elle pouvait être… Et curieusement, en 1993, les problématiques développées étaient ancrées plus étroitement dans des domaines déjà définis : l’attention au politique, à l’éthique, aux didactiques, à l’histoire des théories de l’éducation…  

Entre 1993 et 2003, il semblerait qu’en ce qui concerne la philosophie de l’éducation il y a à la fois une extension du domaine, une prolifération des recherches et des interrogations et une incertitude – spécifiquement une incertitude sur l’identité de la philosophie – particulièrement quand elle s’intéresse à l’éducation, et qu’elle est confrontée aux disciplines voisines.  

 

Gaspard Fontbonne a analysé dans sa thèse ce qu’il appelle les « reconversions intellectuelles des philosophes entre 1968 et 1985 » : comment abandonnant un domaine prestigieux et panoramique, de nombreux philosophes sont devenus des « transfuges intellectuels » pour participer à la construction de nouvelles disciplines : la sociologie, la psychanalyse… Mais Fontbonne remarque aussi que dans cette redistribution, se constitue une nouvelle hiérarchie entre disciplines dominantes et disciplines dominées  – les sciences de l’éducation font partie des secondes – Dans cette configuration, entre sa tradition historique et les sciences de l’éducation, la philosophie de l’éducation se trouvait (se trouve encore ?) en position instable. 

 

Entre 1993 et 2003, 2 il semble que se croisent deux mouvements inverses : 1) définir un domaine « intellectuellement », c’est aussi une question d’existence et de reconnaissance institutionnelle et hiérarchique ; 2) déployer l’extension des questions traitées, mesurer la vitalité des recherches, c’est définir un espace de pertinence, de légitimité pratique.

Un effort centrifuge d’exploration, un effort centripète de clarification, le premier plus réflexif, le second plus énergétique.

 

Il en est résulté une unification du domaine du point de vue de son identité et une explosion de ses champs d’application.

 

Sur le premier point, un consensus semble s’être établi pour définir trois  axes : Guy Avanzini avait (2003, tome 2) défini trois orientations : épistémologique (évaluation de la validité des savoirs constitués par les Sciences de l’éducation), réflexive (portant sur les finalités et les valeurs), anticipatrice (à visée politique : laïcité, égalité des chances, etc.).  

Dans un texte de 2006, que m’avait demandé Nicole Mosconi pour le Traité des sciences et des pratiques de la formation,3 j’ai clarifié pour moi-même et repris tout ce qui avait été élaboré par de nombreux collègues sur la question (Michel Fabre en particulier) et j’ai proposé la classification suivante : 

  • l’orientation axiologique (le problème des valeurs) 

  • l’élucidation herméneutique (fonction critique, conditions de possibilité de l’éducation, problématisation des doctrines et des pratiques)

  •  l’analyse épistémologique (épistémologie des sciences de l’éducation, épistémologie des savoirs scolaires et leur transmission, épistémologie de la formation, généalogie des concepts et des idées pédagogiques, épistémologie des discours de l’éducation et des problématiques de l’éducation).

 

Les objets de recherche s’étaient multipliés, diversifiés selon deux logiques : la première de centration vers des thématiques et des disciplines adjacentes : psychanalyse, histoire, didactiques…, la seconde résultant d’une sorte  de métissage à l’intérieur des départements et des laboratoires de  S.E. et dans le cadre de recherches interdisciplinaires : les confrontations  ou les complémentarités entre les problématiques, des échanges ou un certain nomadisme des concepts, des modèles d’analyse et des pratiques méthodologiques. 

 

3. Les orientations personnelles 

 

Elles se caractérisent de trois façons :

 

Sur le plan institutionnel, 1) une prise en charge des enseignements qui en licence puis en maîtrise et master pouvaient relever de la philosophie (de l’éducation), 2) une participation aux équipes de recherche pluridisciplinaire du laboratoire des sciences de l’éducation de l’Université de Caen (le CERSE, le CIRNEF), 3) sur le plan intellectuel, la reprise des questions abordées dans la thèse (La théorie impossible. Analyse critique de la pédagogie, dir. Edmond Ortigues, Rennes I, 1984). 

Nous avons dit que les domaines auxquels la philosophie de l’éducation avait été amenée à s’intéresser s’étaient considérablement diversifiés. Pour les saisir de façon méthodologiquement et théoriquement assurée, il semblait possible de les penser à travers la notion introduite par Michel Foucault de « multiplicité discursive » en la raccordant aux travaux d’Olivier Reboul et, secondairement de Daniel Hameline (L’éducation, ses images et ses propos, ESF, 1986). 

 

1. Pour Olivier Reboul le champ de l’éducation est déterminé par la question du langage. L’éducation est affaire de langage, elle est acte de parole et exprime ses actions (de façon rétrospective, explicative et prospective) dans des discours. Dans Le langage de l’éducation (1984), il construit une typologie à partir de repérages syntaxiques, lexicaux, rhétoriques. Il distingue ainsi : le discours protestataire, novateur, humaniste, théorique, etc. chacun renvoyant à ses propres paradigmes (par exemple le discours ‘officiel’ est optimiste, réformiste, syncrétique et consensuel). Les discours de l’éducation font largement appel à la métaphore, dont la fonction est de transformer en prescription ce qui se donnait comme description, par exemple, l’idée de méthode naturelle chez Freinet (Nanine Charbonnel dans Les aventures de la métaphore, 1991). 

 

L’organisation des discours vise i) l’unification d’un champ pratique, ii) la rationalisation thématique des actions (de la pédagogie), iii) l’élaboration d’ensembles de notions ou de problématiques qui in fine permettent d’apporter une réponse à la question de la relation entre la théorie et la pratique, réponse toujours provisoire. Les discours pédagogiques ont une fonction d’explication des pratiques, de justification et de fondement. 

 

2. Appliquer aux discours pédagogiques la notion de « multiplicité discursive » empruntée à Michel Foucault (L’archéologie du savoir, 1969) a conduit à regarder de plus près les travaux de linguistes comme Jean-Paul Bronckart ou François Rastier pour définir les notions de « corpus », de « texte », d’« unité narrative », de « thème », d’« éléments », à partir desquels on procède à l’analyse des textes et qui permettent l’utilisation de logiciels comme ALCESTE ou FRANTEXT (méthode de correspondance et de classification hiérarchique) de « récurrence sémantique », etc. 

Chez Foucault, les notions centrales sont celles d’« énoncé », et de « multiplicité discursive » : il ne s’agit pas d’extraire la structure sous-jacente d’un texte, dont la rationalité porterait en dernière instance la ‘vérité’ du texte. Foucault s’intéresse à la dimension génétique du texte : exhiber le mouvement de sa constitution et de sa formation, s’il y a une vérité quelque part, c’est une vérité « fonctionnelle ».  

L’idée de « formation discursive » suggère l’idée de forme et de genèse. Cela a bien été explicité par Deleuze (Foucault, 1986) : il y a du langage, il demeure opaque sauf à s’élever à « ses conditions extractives » (Vergnioux, Théories pédagogiques. Recherches épistémologiques, Vrin, 2009, p. 47). L’idée de « multiplicité » permet de penser à la fois la dispersion, voire l’hétérogénéité, des séries d’énoncées constitutives de la « formation » discursive considérée et leurs relations. Un énoncé est une « régularité » : il est répété et répétable. 

 

3. Il ressort de ces analyses que :

- la pédagogie est une réflexion théorique qui cherche des arguments et des fondements dans des champs théoriques déjà constitués,

- l’éducation constitue un domaine pratique ; elle n’existe comme objet de connaissance que par le regard que portent sur elles d’autres sciences (comme les sciences de l’éducation) qui la prennent comme objet ou comme thème, 

- la considération des fins conduit la réflexion pédagogique à élaborer une version unifiée des pratiques éducatives qui puisse leur donner sens.

- Les tentatives d’unification de ces trois orientations imposent au discours pédagogique une fonction essentiellement syncrétique, un effort de rationalisation et de totalisation qui fournisse aux praticiens le sens de leur action ; il doit en fournir la légitimation.  

 

Quelles sont les formes discursives à travers lesquelles s’exprime cet effort d’unification et de rationalisation ? On rencontre 4 types d’énoncés :

  • énoncés 1 « théoriques » issus de savoirs constitués (psychologie, sociologie, etc.

  • énoncés 2 « empiriques » issus de l’observation du champ pratique et de l’expérience de la sagesse enseignante,

  • énoncés 3 : qui essayent dans un discours construit ad hoc d’unifier les énoncés précédents ; ce sont des énoncés de « synthèse empirique » ; ils visent la synthèse, assurer la cohésion de l’ensemble, 

  • énoncés 4, « régulateurs », principes généraux d’organisation de l’ensemble discursif ; ils servent de fondement ultime à sa cohérence ; ce sont des points de fuite par rapport auxquels s’organisent et prennent sens les énoncés 2 et 34 . 

 

Remarque : La multiplicité n’est pas une structure. Aux yeux de Michel Foucault, une structure est propositionnelle et fait système. La multiplicité est multidimensionnelle, transversale, traverse des niveaux d’énonciation ou des systématisations partielles, établit des systèmes de renvois entre séries d’énoncés, renvois circulaires, qui assurent à la multiplicité une relative stabilité qui permet au discours pédagogique de remplir sa fonction, en fait triple : d’analyse des situations, d’orientation pratique, de fondement ‘théorique’ des actions. Mais ce qui apparaît aussi assez nettement, c’est que les discours de l’éducation sont génétiquement instables, doivent sans cesse être réécrits, rafistolés, recomposés, etc. Ce qui fait de la réflexion sur l’éducation une activité éternellement critique et vivante. 

Notes
[←1

États Généraux de la Philosophie.16-17 juin 1979, Flammarion/Champs, 1979, p. 32 puis 34.

[←2

Pour une philosophie de l’éducation, Crdp de Bourgogne ? 1994 ; La philosophie saisie par l’éducation, 2 tomes, Crdp de Bourgogne, 2005

[←3

Traité des sciences et des pratiques de la formation, J. Beillerot et N. Mosconi dir., Dunod, 2006, p. 489-500.

[←4

 Voir pour la pédagogie Freinet, le chapitre 8 de Théories pédagogiques…., en particulier p.132-134.

Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292