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samedi 1er mars 2025
Pour citer ce texte : KERLAN, A. (2025). DES VOIES DE LA SCIENCE AUX VOIX DE L’ART, Un itinéraire de recherche en philosophie de l’éducation Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , 5 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-2024/itineraires-de-recherche-en-philosophie-de-l-education/article/des-voies-de-la-science-aux-voix-de-l-art-un-itineraire-de-recherche-en]
Des voies de la science aux voix de l’art
Un itinéraire de recherche en philosophie de l’éducation
Alain Kerlan
Professeur des universités honoraire
Université Lyon 2
Laboratoire ECP
Résumé : Dans cet article, je m’efforce de décrire et d’analyser un itinéraire professionnel et personnel qui m’a mené d’une recherche tournée vers l’éducation scientifique à une recherche consacrée à l’éducation artistique et même à un engagement pratique dans cette éducation aux côtés d’artistes en résidence. J’y analyse aussi comment cet itinéraire croise le travail théorique, spéculatif, et le travail empirique, l’exigence philosophique et la recherche empirique. Ce propos apporte aussi des éclairages sur les voies diverses par lesquelles s’est faite l’institutionnalisation de la philosophie de l’éducation comme discipline académique : mon itinéraire personnel y aura un peu contribué, sans l’avoir délibérément projeté. Il montre aussi que l’existence d’une philosophie de l’éducation ne tient pas seulement à des nécessités spéculatives, mais aussi et beaucoup à des conditions historiques et institutionnelles ; si mon itinéraire a pu modestement contribuer au développement de la philosophie de l’éducation, c’est sans doute en raison de mon intérêt philosophique pour l’éducation, ou plus précisément de l’orientation philosophique de mon intérêt pour l’éducation, mais c’est aussi parce que cet itinéraire a été porté, propulsé par un mouvement institutionnel qui m’a conduit d’un tout premier poste d’enseignement de philosophe chargé de la formation initiale et continue des maîtres dans une école normale départementale à un poste d’enseignant chercheur philosophe en sciences de l’éducation.
Mots clés : philosophie de l’éducation, éducation artistique, formation, esthétique
Abstract : In this article, I attempt to describe and analyze a professional and personal itinerary that led me from research focused on scientific education to research devoted to artistic education, and even to a practical involvement in this education alongside artists in residence. I also analyze how this itinerary intersects theoretical, speculative and empirical work, philosophical demands and empirical research. It also sheds light on the various ways in which philosophy of education has been institutionalized as an academic discipline: my personal itinerary will have contributed to this, without having deliberately planned it. It also shows that the existence of a philosophy of education is due not only to speculative necessities, but also and to a large extent to historical and institutional conditions; if my itinerary has modestly contributed to the development of the philosophy of education, it's undoubtedly because of my philosophical interest in education, or more precisely because of the philosophical orientation of my interest in education, but it's also because this itinerary has been carried, propelled by an institutional movement that led me from a very first teaching post as a philosopher in charge of initial and in-service teacher training in a departmental teacher training college to a post as a philosopher teacher-researcher in the sciences of education.
Key words: philosophy of education, art education, teacher training, Aesthetics.
Je ne voudrais surtout pas limiter mon itinéraire (de recherche) en philosophie de l’éducation à sa trajectoire professionnelle et institutionnelle. Mais je dois bien commencer par-là : les circonstances professionnelles et institutionnelles y ont leur importance, en sont sans doute indissociables, et la philosophie de l’éducation elle-même, dans son existence, son institutionnalisation et ses contenus en est largement tributaire.
I
J’appartiens donc à cette génération de professeurs de philosophie nommés sur un poste dans une école normale d’instituteurs, en charge donc de la formation initiale et continuée des enseignants du premier degré : c’était l’une des nominations possibles à cette époque où les futurs instituteurs et institutrices étaient recrutés sur la base du baccalauréat (certains avaient été pré-recrutés depuis la classe de troisième de collège) et bénéficiaient de deux années de formation professionnelle. Chaque département français était doté d’une École Normale, la finançait et y était très attaché comme à une marque identitaire. J’ai été nommé dans le département de la Haute-Saône, un petit département rural de Franche-Comté : je le précise car cela impliquait une forme d’isolement, je n’avais guère de collègues philosophes, la personne qui occupait le second poste fléché « philosophie » de l’établissement était un IEN, un Inspecteur de l’Éducation Nationale.
L’inspection générale de philosophie considérait ces postes comme étant d’abord des postes de philosophie, des sortes de chaires en philosophie de l’éducation et histoire des idées éducatives, mais le philosophe découvrait dès son arrivée qu’il se devait d’appliquer le conseil de Descartes et avancer masqué ; il était un psychopédagogue, il lui appartenait donc d’enseigner notamment la psychologie de l’enfant et des rudiments de sociologie de l’éducation, et de se soucier de pédagogie pratique, et même de recherche en pédagogie. Par exemple, j’ai dû très rapidement prendre en charge la problématique de la scolarisation des tout-petits (les deux ans) dans les écoles maternelles, que voulait développer la politique éducative de l’époque. Prendre en charge cette problématique impliquait de se former en psychologie de l’enfant, mais aussi d’aller « sur le terrain », dans les classes, pour observer les tout-petits et réfléchir à la pédagogie appropriée avec les maîtresses des écoles maternelles de l’école d’application rattachée à l’École Normale. Comme j’étais également chargé de cours dans le département de philosophie de l’université de Besançon, mon activité faisait le grand écart entre un cours de philosophie esthétique ou de métaphysique en licence et des séances d’observation en classe des tout-petits. Grand écart mais grand plaisir. Je garde un excellent souvenir des mardis qui alternaient les tout-petits le matin et les étudiants de philosophie l’après-midi.
II
J’en viens à mon itinéraire de recherche pour souligner qu’il n’était pas d’emblée un itinéraire de recherche en philosophie de l’éducation. Très vite j’ai intégré à mon activité une dimension empirique qui pouvait s’adosser à ma formation philosophique. Les professeurs de philosophie nommés en École Normale bénéficiaient tout de même de quelques temps de formation, régionale et nationale, rompant un peu leur isolement. Sur le plan régional, une semaine consacrée aux didactiques m’avait mis en présence de didacticiens des sciences (Michel Develay, André Giordan), de didacticiens de l’histoire et de la géographie, et aussi de quelques universitaires intéressés et impliqués dans les problématiques d’éducation et d’enseignement, comme Yves Lacoste, le fondateur de la revue de géographie et de géopolitique Hérodote, et auteur du livre La géographie ça sert, d’abord, à faire la guerre (1976). J’avais été fasciné par sa démarche : il expliquait qu’il fallait étudier les choses les plus concrètes, les plus « terre-à-terre », comme les palabres et les disputes autour d’un puits en Afrique, mais aussi être capable de s’élever le plus haut possible au-dessus pour en analyser et théoriser les enjeux. Une façon de dire que les grands problèmes sont aussi dans les petites choses. Je m’en suis toujours souvenu. Mais j’avais été aussi très intéressé par ce qui était présenté de la didactique des sciences et de ses références épistémologiques. L’épistémologie avec l’esthétique était mes spécialités en philosophie, mon mémoire de maîtrise portait sur une discipline très pointue, l’embryologie causale, et j’avais suivi en Sorbonne un peu les enseignements de Canguilhem, mais surtout le séminaire d’un assez curieux maître de conférences moins connu (qui devait tout de même obtenir le prix de l’Académie des sciences morales et politiques pour l’ensemble de son œuvre ultérieurement, en 1987), et moins sollicité, Claude Tresmontant, médiéviste, thomiste et exécuteur testamentaire de Theillard de Chardin, passionné d’astrophysique, de cosmologie et de biologie, invitant régulièrement au séminaire de philosophie des sciences de grandes pointures scientifiques come le François Jacob de La logique du vivant, ainsi que Jacques Monod, auteur de l’essai Le hasard et la nécessité, Lauréat du prix Nobel de physiologie en 1965. Nous avions la chance, étudiants en philosophie, de pouvoir entendre ces savants et dialoguer avec eux.
C’est avec cet arrière-plan du côté de la philosophie des sciences que j’ai été séduit par le travail mené en didactique des sciences, que je découvrais à l’occasion d’un stage de formation. J’ai alors pris contact et sympathisé avec Michel Develay et d’autres didacticiens des sciences, et de retour à l’École Normale je proposais à mon collègue biologiste de réunir nos cours sur un semestre pour mener avec les élèves-maîtres, comme on disait à l’époque, une recherche portant sur les représentations de la biologie humaine chez l’enfant, travail remarqué et publié ensuite par le CRDP de Franche-Comté. J’ai alors rejoint l’équipe de recherche en didactique des sciences de l’INRP, participé à plusieurs des recherches de l’équipe, communiqué dans le cadre des Journées scientifiques de Chamonix, publié dans la revue Aster, revue de didactique et histoire des sciences, avec par exemple dans le numéro 5 de 1987 un article intitulé : Didactique et épistémologie : éclairages bachelardiens1 et même piloté une recherche nationale consacrée à l’évaluation des activités d’éveil scientifique. J’ai alors commencé à envisager d’entreprendre un travail de DEA ; mais pas en philosophie, j’ai demandé à Pierre Bourdieu s’il accepterait de l’encadrer, et j’ai ainsi rejoint son séminaire. Mais c’est là que j’ai compris que j’étais « trop philosophe » pour m’inscrire dans l’équipe bourdieusienne et me plier à son cadre théorique ; l’année suivante je me suis inscrit en DEA philosophie à l’université de Besançon, avec un projet de mémoire à orientation épistémologique recoupant la problématique des représentations, sous la direction de Pierre Livet.
Dans la foulée, quelques années après, poussé aussi par l’intégration des Écoles Normales aux universités avec la création des IUFM, j’ai engagé une thèse de doctorat en philosophie, soutenue en 1994 sous le titre Les sciences et l’idée éducative. Le moment positiviste, et sous-titre : Matériaux pour une critique de la raison éducative. Sous la direction d’André Tosel. André Tosel était un spécialiste du marxisme italien, nullement du positivisme et de l’éducation. C’était une affaire de connivence intellectuelle et de relations personnelles, mais à cette époque les philosophes universitaires dans le champ de l’éducation étaient très rares, pour ne pas dire inexistant.
À l’arrière-plan de cette recherche doctorale, il y avait la question de l’éveil scientifique, et une manière de tentative généalogique : j’avais l’intuition que l’éveil scientifique ne se réduisait pas à une didactique des sciences, mais qu’il relevait d’un projet éducatif et philosophique global, visant à faire des sciences une éducation complète, intellectuelle mais aussi morale et civique, voire esthétique. C’était très net dans les propos de celui qui dirigeait à l’époque l’équipe de l’INRP en sciences, le biologiste Victor Host. Je me proposai de dégager les filiations qui conduisaient à cette doctrine et pratique de l’éveil scientifique, avec à l’esprit cette idée qu’une petite chose comme l’éveil scientifique pouvait ouvrir sur de grand problème. Bien sûr la toute première filiation évidente était celle du positivisme, mais je pensai que ce travail me conduirait plus en amont, vers des filiations du côté des Idéologues et de la philosophie des Lumières, notamment, mais le positivisme était un si gros « morceau » qu’il fallait m’y limiter. J’avais une seconde raison de m’intéresser au positivisme : j’avais constaté que l’œuvre de Comte était très présente dans les bibliothèques des Écoles normales ; dans la mienne se trouvait des volumes de morceaux choisis censés faire le tour de la pensée de Comte, en un grand nombre d’exemplaires : ce nombre de volumes me laissait penser que Comte devait y avoir été beaucoup enseigné. J’avais fait à la même époque connaissance de Louis Legrand, domicilié à Besançon, et qui avait consacré sa thèse secondaire à l’influence d’Auguste Comte sur l’œuvre scolaire de Jules Ferry. Cette lecture et cette fréquentation m’ont confirmé dans mon intuition d’une filiation entre le positivisme et cette « pédagogie de l’Éveil » qui n’était nullement ce que sont devenues aujourd’hui les didactiques. Ultérieurement, à l’occasion d’un colloque d’hommage à Louis Legrand organisé par Loïc Chalmel à l’université de Strasbourg, j’en suis arrivé à avancer l’idée que Louis Legrand était le philosophe de l’éducation qui faisait maillon entre le positivisme et ce que sont aujourd’hui les sciences de l’éduction et la philosophie de l’éducation. Il faisait aussi maillon avec la génération qui lui succédait, celle des Houssaye et Meirieu, entre autres, celle des pédagogues militants. Pour compléter cette esquisse de généalogie, j’ajouterai qu’eux-mêmes, ces pédagogues, font maillon avec l’autre génération, à laquelle j’appartiens je crois, dans laquelle je ferai figurer Michel Fabre et Dominique Ottavi, et bien d’autres. Il s’agit d’une génération dont je dirai de façon métaphorique qu’elle s’est attachée à refroidir l’objet éducation, à le mettre à distance : posons-le, et examinons-le avec les outils de la philosophie, de l’histoire.
III
Pour reprendre mon fil après cette digression généalogique, je préciserai que j’étais déjà, à ce moment-là de l’engagement dans ma thèse, un lecteur attentif de Durkheim, L’Évolution pédagogique en France était l’ouvrage qui m’éclairait le plus dans les réflexions sur l’éducation que je tentai de mener pour être au clair dans mes enseignements et mes engagements, qui aidait considérablement dans la mise à distance. Sans exagérer, je peux dire que les 700 pages de cette thèse sont issues de la lecture des 30 dernières pages de l’Évolution pédagogique en France, dans lesquelles Durkheim s’interroge sur ce qu’il appelle « l’errance » des plans de formation depuis qu’on essaie d’y faire place aux sciences et explique que les sciences ne peuvent trouver place dans les programmes qu’en s’inscrivant dans les exigences inhérentes à ce qu’il appelle l’idée éducative, exigence d’unité, d’intériorité et de totalisation. C’est la lecture de Durkheim qui m’a orienté vers une mobilisation de la fonction élucidatrice de la philosophie, que je commençais à pratiquer sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.
Sur cette base je me suis lancé dans la lecture de l’œuvre de Comte, dont la connaissance pour moi comme pour beaucoup se limitait au Comte d’Émile Littré et d’Alain, au Comte de la première carrière, celui du Cours de philosophie positive. Je découvrais le Comte de la seconde carrière, celui qui voulait aller prêcher le positivisme à Notre Dame, celui qui avait connu un « devenir femme » selon l’étude que lui avait consacrée Sarah Kaufman (1978). Mais surtout, cette lecture me faisait découvrir ce qui allait devenir mon fil rouge, l’épopée de Comte en professeur prophète du positivisme, à la recherche d’alliés, toujours déçus de ces alliances et passant à une autre.
Les alliés sont cherchés dans la proximité du positivisme. Comte croit les trouver dans un premier temps chez les savants, les scientifiques. Ils devraient être par nature les piliers du pouvoir spirituel et les missionnaires de l’esprit positif. Tout le pouvoir spirituel aux savants est le mot d’ordre du moment. Le cours est conçu et professé dans cette optique. Le « Plan des travaux nécessaires pour réorganiser la société », écrit par le jeune Comte en 1822 et repris dans le Système de politique positiviste est bien une adresse aux savants. Mais Comte déchante. Les sciences sont prises dans un processus de spécialisation dispersive, qui leur fait tourner le dos à l’unité et à la cohésion que l’esprit positif porte en lui, et entrave sa mission éducative et politique. Le Cours est un préambule didactique pour que les sciences et les savants surmontent le principal obstacle à l’éducation positive, qui doit être d’abord éducation générale. Mais la « rééducation » des savants ne se fait pas, et Comte brosse un tableau très sombre des conséquences de la spécialisation et de l’empirisme dominant : « Aversion contre toute idée générale » des esprits abandonnés aux sciences réelles, « empirique prépondérance de l’esprit de détail », « aveugle antipathie envers toute généralisation », et au total « une sorte d’émeute permanente contre le régime synthétique qui doit désormais prévaloir ».
Comte alors se tourne alors vers le Peuple, vers les prolétaires. Il estime que les savants et le peuple ont en commun une proximité naturelle, de fait, avec l’esprit positif. Le bon sens du peuple forgé au contact concret du réel dans ses différents travaux est comme le berceau de l’esprit positif, et conserve une unité qui préserve de « la spécialisation dispersive » dominant les sciences réelles et les savants. Dans son langage souvent étonnant, très singulier, Comte écrit que « chaque prolétaire constitue, à beaucoup d’égards, un philosophe spontané, comme tout philosophe représente, sous divers aspects, un prolétaire systématique » (C’est pourquoi je me suis plu à jouer avec cette formule dans la dédicace à mon père maçon du livre issu de ma thèse en philosophie: A la mémoire de mon père, philosophe spontané, prolétaire systématique). La conviction de Comte dans cette alliance avec le prolétariat est si forte qu’elle l’a conduit, dix-sept années durant, à donner dans une salle de la mairie du Troisième arrondissement de Paris un cours public d’instruction scientifique à l’intention des philosophes spontanés. Il est consacré à l’astronomie, Comte estimant qu’elle est la meilleure introduction à la philosophie positive.
Le prolétaire selon Comte n’est pas sans rappeler l’homme à l’état de nature de Rousseau, sorte de bon sauvage de la positivité, mais aussi l’homme à venir qui s’imposera avec le marxisme, à la fois figure de l’humanité sauvegardée de la corruption par sa condition même, et figure d’une humanité régénérée, d’une humanité nouvelle promise dans son dépassement. Le positivisme trouve dans le prolétariat une préfiguration de l’unité humaine restaurée. Il entretient avec les prolétaires le même type de relation que celle qu’entretiendront les artistes.
L’unité humaine demeure la fin ultime et la promesse de l’ère positive et sa mission éducative ; mais celle-ci ne passe plus directement par les sciences, par la synthèse objective entreprise dans le Cours de philosophie positive. S’impose comme préalable ce que Comte appelle la Synthèse subjective. La systématisation intellectuelle ne peut à elle seule accomplir l’unité humaine et donc pleinement éduquer : la « systématisation des sentiments humains » est un préalable nécessaire.
S’ouvre alors une troisième phase inachevée (pour cause de décès) du positivisme. Déçu par l’alliance avec les savants, et aussi par l’alliance avec les prolétaires, Comte se tourne vers la poésie et revêt les habits du prêtre se mettant en tête de prêcher le positivisme en chaire à Notre-Dame !
Les derniers mots du positivisme sont très surprenants. Comte affirme en effet dans le Discours préliminaire sur l’ensemble du positivisme, que l’éducation générale dont a besoin le temps des sciences, l’installation dans l’âge positif, « sera plus esthétique que scientifique, comme l’exige la vraie théorie de l’évolution humaine » (p. 301), sous-entendu : pour le plus grand profit de la culture scientifique elle-même ! Je ne peux pas ne pas noter au passage qu’aujourd’hui, l’anthropologue britannique Tim Ingold, s’inspirant lui, de Dewey, défend le même point de vue quand il propose de faire de l’éducation et de la pratique artistique le tronc commun à l’ensemble des premières années de l’enseignement universitaire, toute discipline confondue. Le dernier Comte proposait bien la « fusion finale entre l’esprit scientifique et l’esprit esthétique » (Discours préliminaire, p. 311).
Un comtien conséquent et fidèle comme le fut Jacques Muglioni commente ce dernier mot du positivisme en enfonçant le clou : « La science aujourd’hui, écrit-il, en un sens c’est du passé. Et l’avenir c’est l’art (…). La poésie élève l’homme : elle est la première et peut-être la seule école ».
Plus étonnant encore, Comte en vient à écrire en substance que l’homme ne peut pas habiter la science. Elle n’est, écrit-il précisément « qu’une simple échelle uniquement propre à monter ou descendre entre le monde et l’homme, quand nos besoins l’exigent, et nullement capable de nous fournir un domicile permanent » (dans une Lettre à son ami Audiffrent).
Ce propos n’est pas sans faire écho à un propos plus tardif et venu d’un tout autre horizon, le célèbre vers du poète Hölderlin : « Riche en mérites, mais poétiquement toujours Sur terre habite l’homme ».
IV
J’ai consacré à Auguste Comte, porté par le réveil d’une ancienne passion, plus de temps que nécessaire à mon propos. Je reviens donc à mon itinéraire.
Comme on peut l’anticiper, la dernière porte entrouverte de ce travail sur Comte me menait à l’autre branche de mes intérêts, celle de l’art et de l’éducation esthétique. Je décidai alors de m’y consacrer entièrement. Je remarque au passage que je n’ai pas investi la philosophie de l’éducation sous l’angle de l’histoire de la philosophie, je ne suis pas devenu un spécialiste de Comte éducateur. Si j’avais emprunté cette voie, j’aurais pu ou dû tirer de ma thèse en philosophie deux livres, l’un consacré à Durkheim, l’autre à Comte. C’est bien plus repérable alors dans la classification des bibliothèques. Mais j’ai toujours privilégié les problématiques. L’année même où j’ai publié La science n’éduquera pas, en 1998, j’ai également rédigé et publié, à l’invitation de Michel Develay et pour la collection Pratiques et enjeux pédagogiques qu’il dirigeait chez ESF, un petit ouvrage qui était une synthèse de mes réflexions sur l’école telle qu’elle se développait et se cherchait alors, hésitant entre l’éthique et l’informatique, les technologies éducatives et l’ambition éducative, le sujet et les savoirs, l’universalité et la diversité, la modernité et la postmodernité. Il est paru sous le titre L’école à venir. Il était en lien profond avec mon travail sur Comte et Durkheim : c’est sous la lumière qu’il me permettait de projeter sur l’école et l’éducation, ses débats et sa « crise » permanente, que les réflexions qu’il développent ont été conçues. Je regrette encore aujourd’hui d’avoir accepté qu’ESF substitue au titre initial que j’avais proposé, L’école qui vient, ce titre réducteur L’école à venir, qui a gommé cette venue, cette marche problématique que scrutait le titre initial.
Une autre caractéristique de ce qu’a été ma démarche et mon parcours a été de mener de front et même de façon croisée la recherche proprement philosophique ou spéculative, et la recherche « de terrain ». Je l’avais déjà engagée lorsque j’étais en poste à l’École normale puis à l’IUFM et dans le cadre de la recherche de l’INRP. J’ai ainsi souvent travaillé sur deux fronts, l’un où je menais des enquêtes par entretiens et observation, l’autre purement spéculatif. Si cela a été pour moi possible, c’est beaucoup parce que j’ai eu la chance, à la fin des années 1990, en intégrant l’Institut des Sciences et des Pratiques d’Éducation et de Formation (ISPEF) à l’université Lyon 2, après l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM) et l’université de Besançon, d’y arriver à un moment où j’y trouvai des étudiants et des étudiantes comme en attente de philosophie, déjà d’eux-mêmes dans l’idée que les problèmes de l’éducation étaient bien trop profonds pour que des solutions exclusivement pédagogiques en viennent à bout, qu’il fallait d’abord chercher à comprendre, et pour cela creuser suffisamment. C’est d’ailleurs sur la base de ce cours de philosophie de l’éducation, renouvelé au cours des années, et du dialogue avec ces étudiant.e.s que j’ai pu écrire et publié Philosophie pour l’éducation. Le compagnonnage philosophique en éducation et en formation (2003).C’était une époque où parmi ces étudiant.e.s se trouvaient des enseignant.e.s qui n’étaient encore que maîtres et maîtresses d’école, qui connaissaient le métier, et devaient en passer par le diplôme de licence pour intégrer le tout nouveau corps des professeurs des écoles. Mon passage en École normale m’avait permis d’avoir moi-même une certaine connaissance du métier.
Sur le front spéculatif ou philosophique, comme j’avais fait de la notion d’idée éducative de Durkheim et de sa trilogie unité intériorité totalité la base de ma réflexion, et que ce travail sur Comte via Durkheim m’avait convaincu que l’échec du modèle positiviste en éducation était lié à l’impossibilité pour les sciences de se couler dans l’idée éducative, de prendre en charge l’unité humaine, c’est dans cette perspective que j’ai commencé à examiner l’autre champ de l’éducation qui m’intéressait, celui de l’éducation artistique. Ma formation en philosophie esthétique et ma connaissance très concrète de l‘histoire de l’art et du monde de l’art m’y ont beaucoup aider : la question de l’unité humaine est très présente dans l’esthétique spéculative et la philosophie romantique et je la voyais sous-jacente dans les propos de ce que j’appelle la politique éducative des arts portée notamment par les ministères Jack Lang dans les années 1980 et 1990. J’ai donc mis en œuvre la démarche élucidatrice que je pratiquai cette fois en toute connaissance, après avoir lu Guy Avanzini, et Michel Fabre qui le prolongeait, et y avoir moi-même réfléchi. Je m’intéressai donc aux faits saillants dans le domaine de l’éduction artistique : la présence d’artistes dans les classes, leurs démarches et leurs propos, mais aussi à ces autres faits que sont les décrets, les propos dans lesquels s’exprimait la politique éducative des arts (discours et conférences, directives, etc.). Et de tout cela je cherchai à comprendre la signification, les valeurs et l’imaginaire vers lesquels tout cela faisait signe, ce que cela disait de l’éducation. Il n’était pas très difficile de percevoir dans ce qui advenait la montée en puissance de valeurs longtemps tenues en marge et en brides, valeur de la sensibilité et du corps, de l’imagination, bref toutes choses relevant de la sphère esthétique. D’autant plus que je voyais ces valeurs être promues dans l’École bien au-delà des disciplines artistiques, dans la pédagogie générale : individualisation, créativité, etc. Et de même dans la société et la culture. J’ai alors émis l’hypothèse que tout cela témoignait du cheminement d’un paradigme esthétique en/de l’éducation, prenant forme progressivement comme une alternative possible au paradigme rationaliste en panne. En proposant cette hypothèse, je crois que j’appliquai la démarche que prônait Yves Lacoste et qui m’avait tant marqué : descendre au plus raz des choses – les palabre autour d’un puits dans un village africain – mais effectuer une vigoureuse remontée pour proposer une mise en forme, une structure qui donne le sens. J’ai hésité entre deux termes, paradigme et modèle. J’ai préféré garder « paradigme » pour son sens plus général, englobant à la fois a) l’esthétisation croissante de la société et de la culture, pénétrant nécessairement l’école par ses élèves et ses professeurs, b) l’idée didactique de l’art et de la pratique artistique comme voie et méthode pour apprendre, pour mieux apprendre (et je constate que la recherche en didactique se lance sur cette voie, au risque d’y réduire l’éducation artistique) et c) la tentation de faire de l’art et de l’éducation esthétique la seule voie d’accomplissement de l’idéal éducatif. Là où cette tentation est mise en œuvre, je préfère parler d’un modèle esthétique en éducation, l’art comme la seule voie qui permette de tenir la promesse de l’idéal éducatif, le plein accomplissement humain, sur le plan personnel et social, politique, la pleine réalisation de l’unité humaine, individuelle et politique. C’est ce modèle que l’on voit émerger dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller et dans la formule de la fin de la lettre 2 : « C’est par la beauté qu’on s’achemine à la liberté ». L’idée d’accomplissement humain est une version encore toute chargée de métaphysique de l’idée d’émancipation. J’ai été une nouvelle fois conforté dans l’hypothèse d’un paradigme esthétique de l’éducation quand j’ai lu sous la plume de Jacques Rancière que « le terrain esthétique est aujourd’hui celui où se poursuit une bataille qui porta hier sur les promesses de l’émancipation et les illusions et désillusions de l’histoire » (2000, p. 8).
Sur le front empirique, le front du « terrain », de l’enquête, j’en avais déjà une certaine pratique, et ayant mis en place à l’ISPEF sur le thème « Art, éducation et formation », un cours de licence, puis un cours et un séminaire de master 1, et dans la foulée assez vite un séminaire de recherche en master 2, l’encadrement d’enquêtes de terrain dans le champ de l’intervention artistique, à l’école et ailleurs s’est très vite imposé. D’autre part, comme ces enseignements et ces encadrements de recherche commençaient à être connus, des sollicitations de recherches ont commencé à me parvenir. D’abord localement, la Ville de Lyon mettant en place un dispositif appelé Art Enfance et Langages, dont la mission était de piloter des résidences d’artistes de longue durée dans des écoles maternelles, avec pour boussole pédagogique la conviction que ces résidences seraient favorables à l’éducation et au développement des jeunes élèves et à leur réussite scolaire (les artistes étaient d’ailleurs installés en priorité dans des zones éducatives prioritaires). On me sollicitait pour « évaluer » les effets éducatifs du dispositif. Ce travail était mené en collaboration avec des collègues de l’IUFM (ancêtre des actuels INSPÉ). Cette évaluation demandait bien sûr une enquête de terrain, des entretiens et des observations, et c’est une pratique que j’ai beaucoup appréciée, et dont j’ai beaucoup appris, même sur un plan philosophique (épistémologie). J’ai commencé à y pratiquer ce que j’ai souvent pratiqué par la suite : l’élargissement des objectifs de recherche, ou pour le dire de façon moins euphémisée le « détournement de la commande » de recherche. La demande d’évaluation concernait les effets sur les élèves ; je l’ai élargie aux enseignants et ATSEM, ainsi qu’aux artistes. À la suite du rapport de recherche qui lui a été remis, et qui était financé ! - c’était le moment où la recherche financée devenait une exigence et une norme d’évaluation des enseignants chercheurs – la municipalité a commandé et financé la publication d’un ouvrage consacré au dispositif Art enfance et Langages, je l’ai dirigé et ouvert sur d’autres horizons susceptibles de l’éclairer. Y figuraient ainsi une contribution qu’avait acceptée d’apporter Bruno Duborgel, portant sur une esquisse historique des relations du monde de l’art avec le monde de l’enfance, ainsi qu’une contribution de l’artiste Gérard Garouste, issue de deux entretiens qu’il m’avait accordés, ainsi que son épouse : ce peintre avait en effet ouvert en Normandie un centre, La Source, dans lequel des artistes en résidence accueillaient – hors de l’école donc – des élèves en difficultés sociales. À l’autre bout du système éducatif, dans une période proche, l’École des Mines de Nancy m’a sollicité pour l’évaluation pédagogique d’une innovation de formation qu’elle expérimentait : le dispositif Artem pour Art, Technique et Management. 10% du temps de formation des étudiant.e.s ingénieur.e.s de l’École des Mines s’effectuaient dans le cadre d’ateliers de projets menés en commun avec les étudiant.e.s de l’École des Beaux-Arts et les étudiant.e.s de l’École Supérieure de Commerce. Chaque projet est donc conçu par un trio – Artiste, Ingénieur, Économiste ou Commercial. L’idée de L’École des Mines (sa direction) était que l’ingénieur humaniste du 21ème siècle ne peut pas n’être formé que comme technicien, et que l’art et la pratique artistique sont la meilleure voie d’une formation à la hauteur des défis qui l’attendent. Au sein de chaque trio se rencontrent et se frottent des formes d’intelligence et des visions du monde différentes, et chacune bénéficie de l’ouverture que lui proposent les deux autres. Là aussi il fallait procéder par entretiens avec les étudiants et les enseignants.
Mais c’est une autre « commande » d’évaluation qui m’a permis d’aller assez loin dans le croisement de la pratique spéculative et de celle du terrain. Elle émanait d’une association, une ADDM (Association Départementale Danse et Musique), l’ADDM de l’Hérault, porteuse d’un projet voulu par l’équipe pédagogique d’un collège, le collège des Escoliers de la Mosson situé dans un des quartiers les plus démunis de Montpellier, La Paillade. Une classe de sixième de ce collège allait devenir une classe artistique expérimentale, bénéficiant de résidences artistiques de longue durée. L’expérimentation durerait quatre années consécutives, de la sixième à la troisième avec les mêmes élèves. L’expertise demandée portait à la fois sur l’exercice d’une direction scientifique et pédagogique du dispositif ainsi que son suivi, et sur son évaluation.
Côté direction scientifique et pédagogique, le travail en amont était de peaufiner le projet avec toute l’équipe éducative et la chargée de mission de l’ADDM ; la première mesure arrêtée a été de commencé par mettre en place une année zéro, consacrée exclusivement à la formation des enseignants concernés, formation dont une large part était de faire vivre aux enseignants une expérience avec des artistes comparable à celle qu’allaient vivre leurs élèves, et qu’ils vivraient avec eux. L’expérience comme formation était elle-même mise en œuvre, et elle devait l’être aussi pour les « chercheurs ». L’équipe que j’avais constituée était composée outre moi-même de deux collègues du laboratoire, psychologue pour l’une, sociologue pour l’autre, ainsi que d’une doctorante, Céline Choquet, qui consacrait sa thèse à l’expérimentation, et d’une étudiante, Samia Langar, qui y consacrait son master recherche en se penchant sur les effets et la réception du dispositif du côté des parents d’élèves ; elles incluaient également toute l’équipe éducative, sur un registre recherche-action ou observation participante. Très vite, il était apparu que les « chercheur.e.s » devaient elles et eux aussi vivre la même expérience. Nous dûmes donc danser et ramper sur le sol comme tout le monde avec la chorégraphe, nous livrer aux exercices de théâtre avec le metteur en scène, à l’improvisation de musique concrète avec la musicienne. Ces expériences esthétiques faisaient l’objet de debriefings collectifs extrêmement éclairant pour la compréhension en profondeur de ce qu’est une expérience formatrice, dans ces allers-retours entre la notion et le vécu.
Côté évaluation, un observatoire longitudinal du travail des artistes avec les élèves et les enseignant.e.s a été mis en place, utilisant autant la prise de notes que le filmage et l’analyse de séquences de travail filmées. Un dispositif d’entretiens échelonnés avec les enseignants et les artistes a été installés, et d’entretiens avec les élèves au terme de l’expérience. Pour les élèves comme pour les enseignants, des entretiens de circonstances ont également été menés : lorsque des difficultés se présentaient, ou bien lorsque des parents venaient assister aux prestations artistiques (danse, théâtre) de leurs enfants.
J’insiste un peu sur cette dimension d’enquête empirique, parce qu’elle est pour moi une pratique qui n’est pas exempte d’exigences philosophiques, et d’abord d’ordre épistémologique. La plupart des recherches consacrées à l’éducation artistique porte sur des problématiques d’évaluation : parce qu’elles sont financées par les commanditaires, politiques ou institutionnels, dans une logique de retour sur investissement : nous avons financés ce dispositif par ce qu’il est supposé favoriser la réussite scolaire des élèves, évaluez ces réussites : quel pourcentage ? en quelles matières ? etc. C’est un monde dans lequel domine une sommaire culture du chiffre, un culte un peu naïf du quantitatif. Et bien sûr il existe diverses officines – mi consultants, mi-sociologues – prêtes à fournir les fameux camemberts ou diagrammes élaborés à partir d’enquêtes de satisfaction dont les critères ne diffèrent guère de ceux du développement personnel ou du management. Ou alors s’y collent des laboratoires, de sociologie, ou bien de psychologie, de préférence cognitive. Là est le deuxième enjeu épistémologique : chacune de ces sociologies ou de ces psychologies pose sur l’éducation la grille de leur théorie d’appartenance, et y voit… ce qu’elle y a mis. Ainsi la sociologie de la domination, elle-même dominante dans le champ de l’éducation, y trouvera les processus qui contribuent à la reproduction des inégalités, ne bénéficient qu’à ceux qui ont déjà le privilège de la culture dominante. Même limite du côté des recherches à orientation didactique, dans lesquelles la spécificité de l’Éducation Artistique et Culturelle (EAC) tend à se dissoudre, ou du côté des recherches inspirées par l’analyse du travail, auxquelles cette spécificité échappe tout autant.
En somme manque une démarche préalable, sur laquelle l’épistémologie bachelardienne avait fortement mis l’accent : la construction de ce sur quoi on travaille comme objet de recherche. L’un des rares qui s’y était essayé est un philosophe américain, Nelson Goodman, qui a créé dans les années 1960 à l’université de Harvard le premier laboratoire de recherche sur l’éducation artistique, et dont il a tenu à rendre compte dans ses écrits de philosophie esthétique (1984, 1996). En réduisant toutefois un peu trop l’art à sa dimension cognitive, comme le lui reproche à juste titre Arnold Berleant, philosophe esthéticien américain dont les travaux sur l’engagement esthétique (1991, 2022) renouvellent en profondeur la conception traditionnelle et kantienne de l’attitude esthétique. Mon tout dernier travail de recherche au sein de mon laboratoire dans ce domaine, qui a occupé une bonne partie de mon éméritat, était une étude métanalytique des méthodologies de la recherche en EAC, menée en collaboration avec une spécialiste en info-com des politiques culturelles, Marie-Christine Bordeaux. C’était une recherche financée par le ministère de la culture, dont nous avons tiré un ouvrage à paraître : L’éducation artistique et culturelle. Enjeux épistémologiques et enjeux politiques de l’évaluation.
Un autre travail de recherche relevant pour une bonne part de la philosophie a été la tentative de construire l’éducation artistique comme objet de recherche. Les observations menées dans le cadre de la recherche sur la classe artistique expérimentale de Montpellier dans un premier temps dans un esprit d’investigation quasi anthropologique, c’est-à-dire sans cadre ou grille d’observation et d’analyse préalables, s’efforçant donc de décrire ce qui se passait dans ces moments où l’artiste travaillait avec les élèves, comme on le ferait en face d’une pratique observée dans une société dont on ignorerait tout. Ce regard « naïf » avait conduit à remarquer des scènes singulières et aussi des constantes dans les façons dont se nouaient les rencontres entre l’artiste et les élèves engagés dans un travail de création. Ainsi, une scène singulière concernant un plasticien en résidence, Vincent Prud’homme, m’a conforté dans une approche « philosophique » de l’éducation artistique. Il avait mis les élèves, de jeunes enfants de classe maternelle, au travail par petits groupes à partir d’un matériel varié. Debout et se déplaçant dans l’espace de cet atelier ménagé au sein de l’espace scolaire, il observait l’avancée du travail des enfants. Et soudain, le voilà qui s’arrête et s’accroupit, se mêle aux enfants et « bidouille » avec eux. Il avait été interpelé, en tant qu’artiste, par les propositions plastiques des enfants, comme il aurait pu l’être par les travaux de collègues artistes. Un autre artiste, une sculptrice, Erruti, m’avait d’ailleurs confié que ce travail avec les enfants lui faisait penser aux symposiums de sculpteurs auxquels il lui arrivait de participer. Le geste de Vincent Prud’homme, littéralement passant de la verticalité à l’horizontalité, soulignait la profonde modification de la relation enfant-adulte sur le terrain de l’esthétique. L’intervention de Vincent Prud’homme n’était pas celle d’une maître évaluant le travail des enfants et leurs progrès, mais celle d’un artiste regardant le travail des enfants sur un plan d’égalité. J’avais là sous les yeux une rencontre qui attestait de la sensibilité esthétique comme sens commun, effaçant la hiérarchie que génère celui que Rancière appelle « le maître explicateur », une rencontre donc dans laquelle l’artiste était comme une figure du « maître ignorant », qui, par sa seule présence, remettait en cause « le partage du sensible » imposé. J’ai choisi de rapporter cet exemple, parce qu’il me permet de souligner les interactions entre le travail de terrain et le travail proprement philosophique. Je crois pouvoir dire que ce genre d’observation m’a permis d’approfondir ma lecture de Rancière, et aussi que la lecture de Rancière a aiguisé le travail d’observation. Ainsi, je n’ai nullement été étonné de lire sous la plume de Rancière dans l’un de ses derniers livres, un dialogue avec Javier Bassas (2021, p. 27) que Le maître ignorant n’avait quasiment pas été lu par les enseignants, et que ces principaux lecteurs ont été des psychanalystes ou des artistes, notamment dans le monde de la danse ou du théâtre.
Cette relation réciproque « terrain-philosophie » est vraie également s’agissant de la lecture d’autres philosophes, comme le Dewey de Art as expérience, ou encore le Jean-Marie Schaeffer de L’expérience esthétique (2015), ou le Baptiste Morizot d’Esthétique de la rencontre (2018). Nous établissons tous, en philosophie de l’éducation, cette articulation du « terrain » et du corpus philosophique, c’est inéluctable et nécessaire. Et en même temps je m’en méfie un peu, et depuis toujours. Depuis mes débuts d’enseignement en École Normale, je suis frappé de notre tendance à convoquer de vastes tribus philosophiques au chevet de nos problématiques. Et elle m’inquiète, m’interroge. Les Réflexions sur l’éducation de Kant ne font quasiment appel à aucun philosophe, on n’y trouve pas même de références de Kant a sa propre théorie philosophique, même si en tant que spécialistes et membres de la confrérie on se fait fort de repérer les traces et l’impact de cette philosophie. Kant empoigne de façon assez directe les problème éducatifs ou pédagogiques, là où nous croyons utiles de remonter au moins à Platon. C’est sûrement la conséquence d’une formation universitaire presque uniquement centrée sur l’histoire de la philosophie, mais cela me semble souvent conduire à obscurcir ce que l’on croit éclairer.
V
Mais après cette énième digression retour à mon itinéraire. Le croisement entre l’observation de terrain et la spéculation philosophique m’avait donc conduit à concevoir l’esthétique, la sensibilité esthétique comme un espace de remise en cause de la relation asymétrique enfant-adulte, ou encore comme un domaine qui témoignait de ce qu’avançait Alain Renaut dans la Libération des enfants (2002), à savoir la « passion de l’égalité » s’exerçant jusque dans la base de l’éducation, la relation enfant adulte, éducateur-éduqué. Comme les résidences artistiques sont portées par une politique, et plus largement une politique éducative, et puisque j’appartenais à un laboratoire ECP Éducation Cultures Politiques (j’ai pu installer la question de l’art au cœur de mon laboratoire en y créant un axe appelé Politique de l’art et de la culture et éduction et information) j’ai demandé à André Robert s’il était partant pour monter ensemble un projet de recherche candidat au programme Enfance de l’ANR que nous avons intitulé : Les politiques de l’enfance : le cas de l’éducation artistique (acronyme Poleart), et bâti une équipe élargie, inter-laboratoires. Nous avons eu la chance de voir ce projet élu par l’ANR et budgétisé à hauteur de 250.000 euros (record à ce jour peut-être encore inégalé au labo !). Sans doute parce que c’était un projet pertinent, mais sans doute aussi parce qu’il était singulier dans une compétition où le plus grand nombre de projets relevait de la psychologie cognitive. C’était un projet croisant la sociologie, la philosophie politique, l’anthropologie de l’enfance et l’esthétique et les pratiques artistiques. Notre hypothèse d’une politique de l’enfance passant par l’éducation artistique a été travaillée conjointement « sur le terrain », par enquêtes, observations et entretiens, et sur le plan spéculatif. Nous y avions partiellement intégré le « terrain » de la classe artistique de Montpellier et celui du dispositif Art enfances et Langages ajoutés aux « nouveaux » terrains fournis par les autres laboratoires. (Ces recherches étant déjà financées, c’était un plus pour l’obtention du label et du financement ANR : faire état d’un autre financement est une donnée appréciée des examinateurs de projets. Je le précise parce que la réalité de la recherche c’est aussi cela).
Tout cela nous a permis de bien avancer sur le plan empirique comme sur le plan théorique et a été consigné dans deux ouvrages, un ouvrage issu directement de cette recherche, que j’ai co-dirigé avec André Robert, édité aux PUN sous le titre : Enfants et artistes ensemble (2016) ; l’autre est un ouvrage en collaboration avec la SOFPHIED, incluant des textes issus de son colloque consacré à l’enfance, co-dirigé avec Laurence Loeffel, et publié chez Hermann sous le titre Repenser l’enfance ? (2012) Une exposition organisée au Musée des Moulages de la Ville de Lyon, présentant le travail personnel d’artistes ayant effectué des résidences en milieu scolaire et aussi des travaux d’élèves réalisés dans le cadre de ces résidences étaient également présentés2 .
VI
J’en viens enfin à la toute dernière étape de cet itinéraire de recherche, une étape de l’après, celle de la retraite.
La vie philosophique ne s’arrête pas avec la retraite, bien au contraire. Elle a pour moi désormais une double dimension, une dimension spéculative renforcée, et une dimension d’action, d’engagement et d’intervention. Du côté spéculatif il s’agit surtout de systématisation et de « perfectionnement », avec notamment ce dernier livre Éducation esthétique et émancipation (2021), qui intègre des approfondissements ou des perspectives nouvelles (par exemple une esquisse de généalogie ou d’archéologie) abordées dans le cadre d’articles ou de participation à des ouvrages collectifs, et d’une réflexion sur les problématiques nouvelles ou les enjeux nouveaux, souvent apparues grâce à des demandes d’intervention : par exemple, invité en novembre dernier à ouvrir un colloque à l’université de Rabat consacré à l’éducation artistique face au développement du numérique, j’ai été conduit à approfondir et préciser le thème de l’expérience esthétique. Autre exemple, mes interventions récentes, l’an dernier, dans deux colloques consacrés aux résidences d’artistes m’ont conduit, et j’y travaille encore à reprendre et développer un modèle d’analyse et d’évaluation des dispositifs d’éducation artistique portés par l’intervention d’artistes ; un travail tout à la fois philosophique, épistémologique et méthodologique. Ce modèle a pour point de départ la situation que j’évoquai précédemment d’un artiste (Vincent Prud’homme) interpelé en tant qu’artiste par les propositions plastiques des enfants. Cette scène avait conduit à l’hypothèse de l’égalité esthétique, et nous avions décidé de porter toute l’attention des observateurs sur les manières dont les artistes enrôlaient les enfants dans une démarche artistique, dans une œuvre collective. Nous nous étions attachés à relever les « adresses » aux enfants dans le cadre de ce travail, adresses verbales, gestuelles, corporelles. Ces « adresses » se sont avérées très différentes des « consignes » si souvent en usage dans les écoles. La plupart se caractérisait par leur fonction individuante. Je dis bien individuante, et non pas individualisante.
Selon une définition simple, l'individuation est un processus par lequel une personne devient consciente de son individualité. Ou encore, l'individuation est le processus psychologique qui fait d'un être humain un « individu » — une personnalité unique, indivisible, un homme total.
Pour donner un exemple, voici comment une chorégraphe s’adresse à un élève quêtant son « approbation » au sujet d’un geste qu’il fallait proposer : « Cherche bien en toi. C’est toi qui as la solution, c’est ce que tu sens qui est juste ». « C’est TA proposition qui m’intéresse ». En danse, et de même pour les arts plastiques, l’élève est renvoyé à l’individu qu’il est ou plutôt qu’il devient dans cette activité. Même constat dans la pratique du théâtre, l’improvisation musicale, les adresses des artistes y visent d’abord à centrer l’élève sur ses propres sensations corporelles.
Dans ces exemples on pourrait dire que les adresses des artistes sont le plus souvent des procédures de subjectivation. Subjectivation et individuation sont des termes connexes. Les adresses de l’artiste aux élèves sont subjectivantes parce que individuantes, individuantes parce que subjectivantes.
Ce qui retient l’attention est aussi que ce processus d’individuation-subjectivation est également à l’œuvre dans les adresses aux groupes. Petit groupe, comme celui constitué en danse par un duo ou un trio, ou grand groupe dans les moments où la chorégraphie mobilise l’ensemble de la classe devenue troupe, ou encore quand le groupe-classe est réuni autour de la chorégraphe dans des moments de pause et de « débriefing ». Petit-groupe ou grand-groupe sont alors traités comme un sujet collectif, un individu collectif au sein duquel chacun n’en existe pas moins comme sujet individuel.
Avec ces concepts, on est à nouveau dans un travail à l’articulation de l‘empirique et de la théorie. La notion d’individuation est une notion de philosophie générale (la question « qu’est-ce qu’un individu est posée depuis Aristote, traverse l’histoire de la philosophie en passant par Leibniz et Schopenhauer) ; elle est centrale dans la philosophie de Georges Simondon (1924-1989), et a été reprise notamment par Bernard Stiegler. Plus récemment elle a été reprise dans le champ de l’esthétique par Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual (2018).
Je m’arrêterai là et n’irai pas plus loin dans la présentation de ce modèle, et je vais à présent et pour terminer insister un peu plus sur la dimension d’intervention de mon travail aujourd’hui. Au point de départ de cet engagement, il y a les sollicitations d’amis artistes pour les accompagner dans leurs résidences et autres interventions artistiques. La sollicitation s’adresse au philosophe, parce qu’ils pensent qu’un apport et un regard philosophique serait profitable pour leur démarche.
Le plus simple pour en parler est d’ en donner un exemple. J’ai d’abord commencé à intervenir avec un artiste plasticien sculpteur installateur et performeur, Yves Henri. Dans un premier temps dans le cadre d’expositions, de vernissages, avec des conférences philosophiques performées, théâtralisées, puis dans le cadre de résidences qui devenaient « artistiques et philosophiques ». Je dois ajouter que j’étais conforté dans cette voie par ma participation au travail que mène Elena Theodoropoulou à l’université de Rhodes sur ce qu’elle appelle « la philosophe en praxis ». D’ailleurs une de mes premières interventions avec Yves Henri en dehors d’une galerie était dans le cadre d’un colloque à Rhodes. Nous avons également ultérieurement fait une intervention artistique et philosophique sur le thème « Qu’est-ce qu’une forme ? » dans le grand amphithéâtre de l’université Lumière Lyon 2, dans le cadre du colloque sur la forme scolaire organisé par le laboratoire ECP, « mon » laboratoire.
Mais entre-temps avaient commencé les résidences. La toute première a été possible parce que j’avais déposé un projet de recherche en lien avec l’université de Rhodes dans le cadre d’un dispositif interne à Lyon 2 destiné à financer des projets jugés « innovants ». Bien qu’émérite à ce moment-là (le projet avait été déposé au cours de ma dernière année avant la retraite), le projet a été retenu et financé et a pu être en bonne partie mené à bien. Il s’agissait d’une résidence de six semaines consécutives, précédée d’une semaine de prospection, dont l’objectif était la mobilisation de la population et des enfants d’un petite île du Dodécanèse, l’île de Leros, en vue de la création d’une œuvre sculptée sur le thème du Vaisseau fantôme. Je dois préciser que l’artiste Yves Henri pratique ce qu’il appelle la « création partagée » (que d’autres artistes ou esthéticiens (comme Estelle Zong Mengual) appelle « l’art en commun »), ces œuvres là sont conçues et fabriquées en immersion dans une population et en fonction de ses problématiques. Il s’agissait dans un premier temps de la sculpture d’un personnage, « un guetteur », qui allait être installé dans/sur un lieu-frontière (Un guetteur fut ainsi installé dans le camp palestinien de Djénine, conçu et construit puis installé avec les habitants ; un autre à la prison de Villefranche sur Saône, conçu avec des détenus ; un autre encore dans un jardin privé de Saint-Cyr au Mont d’Or, pour ne citer que quelques-unes des sculptures composant ce qu’Yves Henri appelle son « petit peuple des guetteurs »3 ). Le Vaisseau fantôme a le même sens, la même fonction de frontière et de guetteur. Grâce à l’appui d’Elena de l’université de Rhodes la municipalité de Leros nous a accueillis et hébergés, le Directeur des Écoles nous a ouvert les portes d’’une classe d’école primaire, d’un collège et d’un lycée, la médiathèque de l’île via son directeur nous a permis de rassembler autour du projet de sculpture des volontaires intéressés. Le directeur de l’hôpital psychiatrique était l’un d’eux, et il a souhaité associer aussi des patients à l’entreprise. De même, le HCR, Agence des Nations-Unies pour les Réfugiés a souhaité qu’y participent des enfants réfugiés, nombreux sur cette île proche de la Turquie. Mon rôle « philosophique » et « philosophico-pédagogique » dans ce dispositif est triple : 1) en amont, un travail de préparation sur l’imaginaire du vaisseau fantôme, sur celui de l’île elle-même, sur ce qui pourra être fait avec les élèves, un travail de réflexion sur la démarche artistique qui sera mise en œuvre et les matériaux utilisés (on utilise des matériaux mobilisant l’imaginaire des éléments, l’air et l’eau tout particulièrement ; 2) sur le terrain de la rencontre avec la population de l’île, j’enquête sur la mémoire de l’île, j’aide à la formulation des propositions, je peux aussi donner une conférence sur un thème en lien avec la création, une conférence incluant une performance artistique ou s’inscrivant dans cette performance, et je mets la main à la pâte avec les participants : la sculpture du Vaisseau fantôme a été créée dans un vaste hotspot du HCR disponible, elle mesure 12 mètres le long et 5 m de haut, elle est composée de tubes d’acier de récupération, qu’il fallait souder et peindre avant de l’installer. Un autre moment important dans lequel je suis impliqué est celui du choix du lieu où sera installée la sculpture du Vaisseau fantôme. Ce choix doit recueillir un vaste assentiment, et il donne lieu à des discussions serrées qui révèlent des enjeux parfois conflictuels. A Leros, certains membres de la municipalité voulaient que le vaisseau fantôme soit installé devant le musée de la Guerre… des participants souhaitaient une visibilité centrale, une place majeure dans la vie et l’identité de l’île. L’accouchement était difficile, et nous avons bien cru un moment que la sculpture allait être reléguée dans un endroit écarté. Finalement, le maire a tranché dans ces querelles mémorielles et identitaires, et a « offert » un lieu réunissant et conciliant diverses mémoires et identités : une très belle et vaste baie, abritée du vent, qui avait eu un rôle crucial pendant la seconde guerre mondiale, proche de l’école primaire avec laquelle nous avions aussi travaillé, pas très loin d’un rond-point au cœur de la vie de l’île, et de plus sur le chemin qu’empruntent les réfugiés qui se rendent du camp en ville, camp lui-même proche de l’hôpital psychiatrique ; 3) sur le terrain des écoles, du travail artistique avec les élèves, je suis aux côtés de l’artiste un « partenaire » dans les différentes phase du projet, j’interviens comme je le « sens » ou bien à sa demande sur certain point, par exemple, nous utilisons dans une première phase de sensibilisation une vaste bâche de plastique très légère, évoquant à la fois l’eau et l’air, les élèves petits et grands adorent cette sensation de légèreté, ils font bouger la bâche en tous sens, monter et descendre, et se glissent très vite dessous : « Va avec eux et raconte leur quelque chose » me souffle Yves : je m’exécute un peu inquiet tout de même et la première chose qui me vient à l’esprit est le poème d’Apollinaire, Le pont Mirabeau, et très vite j’ai la surprise et le plaisir d’entendre ces enfants grecs ne parlant pas du tout français commencer à répéter comme ils le pouvaient la formule qui revient dans le poème : Sous le pont Mirabeau coule la Seine… Prononciation difficile, mais le rythme poétique était bien là ; parfois mon intervention peut prendre une dimension plus philosophique, comme avec les élèves de la classe de français, classe de seconde, quand un élève perce la bâche sous laquelle il se trouve avec les autres élèves, je lui demande à quoi il pense dans ce moment-là et il me répond, dans un filet de voix : « aux réfugiés » ; s’amorce alors une réflexion collective sur la liberté comme sensation physique, ici incarnée dans ce besoin de respirer, de dégager l’espace… Mais toujours nous avons préparé ensemble le projet, par exemple nous avions envoyé aux différentes classes dans lesquelles nous allions intervenir un carnet de bord dans lequel les élèves pouvaient écrire ou dessiner ce qu’évoquait pour eux l’idée de « Vaisseau fantôme »4 .
Dans ces interventions, j’apprends beaucoup de choses, sur différents plans, pédagogiques, esthétiques, politiques, philosophiques. J’en donnerai quelques exemples.
Dans une autre résidence, portée par la DRAC de l’Hérault, nous avons travaillé un trimestre entier, au rythme de trois journées tous les 15 jours, avec la classe de seconde « logistique et transports » du Lycée Prévert de Saint-Christol-les-Alès, sur le thème « Traces et Migrations ». Je passe sur le travail philosophique passionnant sur cette notion de « traces » que j’ai dû engager en amont, pour m’arrêter sur des aspects « pédagogiques ». L’objet artistique au cœur de la résidence était là aussi le « Vaisseau fantôme » ; mais il s’agissait de créer une vaste armada de petits vaisseaux, chaque élève créant les siens, armada qui allait occuper tout l’espace du haut du hall du lycée, au-dessus des têtes de quiconque entrait ou sortait. Chaque semaine de notre présence la flotte prenait de l’ampleur, chaque vaisseau était installé dès son achèvement. Ces vaisseaux étaient fabriqués avec des matériaux très simples, des piques à brochettes en bois, des morceaux de plastique et des bouts de ficelle, et un outillage composé de ciseaux, de pinces, de petits projecteurs et surtout de pistolets à colle. L’artiste Yves Henri refusait de faire travailler les élèves « à plat » sur une table, mais accrochait au plafond le vaisseau dès sa première esquisse. Un truc de métier, je le découvrais, qui avait une portée pédagogique très importante. Un pistolet à colle, cela produit des filaments assez capricieux, ça coule un peu comme ça peut, ce n’est pas maîtrisable comme peut l’être un autre matériau. Ça oblige à composer avec le hasard, à entrer dans une création qui ne consiste pas à réaliser un plan tout fait qu’on a en tête. Les stéréotypes sont ainsi écartés, c’est très efficace, et notamment avec les élèves plus jeunes. Pour moi, ce recours au pistolet à colle a été à la fois une découverte pédagogique – comment le métier, le savoir-faire et l’expérience « professionnelle » d’un artiste peut avoir un effet pédagogique direct – et une leçon philosophique sur la création artistique. Second exemple, lié à la possibilité d’utiliser de petits projecteurs. Un groupe d’élèves avait construits un vaisseau d’une certaine ampleur, une vaste ossature, et commençait à l’éclairer avec un projecteur. Et j’ai vu soudain ces futurs camionneurs émerveillés par l’ombre de leur vaisseau se balançant sur le mur. Cette image mouvante a été filmée et intégrée à l’installation réalisée en fin de résidence. J’ai eu soudain sous les yeux un témoignage émouvant de la thèse de Bachelard sur l’imaginaire des éléments : ces adolescents rêvant par ailleurs de gros camions et gavés de séries télévisuelles et de fims gorgés d’effets spéciaux étaient émus et émerveillés par un simple jeu d’ombres, tout est donc encore possible ! Sans surprise, j’ai constaté le même émerveillement intact chez des enfants plus jeunes, en école primaire et en sixième de collège, dans le cadre d’une autre résidence à Saint-Nazaire, portée par le théâtre Athenor : j’avais organisé « une chasse photographique aux fantômes », il s’agissait de photographier des traces, des ombres des reflets, qui seraient utilisés ultérieurement comme projections intégrées à l’installation clôturant la résidence. Merci Bachelard ! Sur un autre registre, je repense à une scène dans la résidence du lycée Prévert qui m’a proposé une étonnante version du thème ranciérien du partage du sensible. Nous avions demandé aux élèves d’apporter des objets liés à leur histoire personnelle, familiale, lié à la migration. Il y avait dans cette classe un élève tchétchène, plus âgé que les autres. Et un jour il est arrivé avec un gant de boxe ! Je lui ai demandé pourquoi. Il m’a répondu : parce que c’est doux dedans et dur dehors. Voilà comment il résumait sa trajectoire de migration.
Un dernier exemple, plus directement « philosophique ». Ces expériences m’ont conduit à réfléchir aux relations entre l’art et la philosophie, entre la démarche artistique et la démarche philosophique. Cette réflexion commence par le choix de parler du geste philosophique, plutôt que de philosophie. La philosophie si elle se revendique comme geste philosophique est d’abord une affaire de posture. Ce geste comporte une dimension d’abandon, de non-maîtrise : se laisser interpeler, par ce qui est là, ce qui vient. La faculté d’étonnement assurément en participe. Réciproquement, parlons alors moins d’art que de geste artistique. Ce geste-là aussi suppose une dimension d’abandon, une aptitude à se laisser interpeler. Tout particulièrement quand ce geste ouvre l’aventure de la création partagée. Faculté de se laisser interpeler en tant que philosophe ; faculté de se laisser interpeler en tant qu’artiste : l’un par l’autre, bien sûr, mais aussi par l’Autre, l’enfant, le patient, le premier venu, le premier quidam qui entre dans la danse… Il faut que l’artiste et le philosophe aient en commun cette disponibilité, cet abandon actif.
Dès lors qu’ils sont ensemble « à l’œuvre », le travail en commun de l’artiste et du philosophe ne consiste nullement en ce que le philosophe apporterait à l’artiste la connaissance ou la culture philosophique dont celui-ci ressentirait le manque, tandis que l’artiste ouvrirait au philosophe la voie de la forme et du sensible qui lui ferait défaut. Non pas que ce genre d’échafaudage réciproque n’existe pas ; ils sont au contraire des ingrédients de l’aventure commune. Mais le manque sur lequel se fonde la rencontre et ce qui peut en être le produit se situe ailleurs : au sein de la philosophie elle-même, au sein de l’art lui-même ; au plus profond de ce qui nourrit l’engagement de l’un dans l’art, de l’autre dans la philosophie.
La rencontre, si elle peut être féconde, tient à la confrontation, au face-à-face de leurs manques respectifs. Du côté du philosophe, je peux en parler en première personne, de façon peut-être trop subjective pour que s’y reconnaisse tout philosophe : le manque est celui-là même qui est constitutif de l’ordre du concept. Comme le dit ce philosophe sans doute atypique qu’est Jean-Christophe Bailly, dès lors que l’on parle, dès lors que l’on nomme, que l’on met un mot sur les choses, cette nomination aussitôt ouvre dans le monde une réserve de sens, la réserve de ce qui échappe au langage dans sa saisie même. Et du côté de l’artiste ? Le manque, tel que je le pressens et peux le comprendre, est symétrique : il tient à la nature même de son médium et de son mode d’expression, dont il éprouve lui aussi - à moins de quelque hybris artistique, comme il peut y voir une hybris, une démesure philosophique - le manque constitutif et paradoxalement fondateur de son art.
Dès lors, le risque que court ensemble le philosophe et l’artiste serait de s’installer et de se complaire dans une illusion fabriquée en commun, celle d’attendre de l’autre le comblement de son manque intrinsèque. Tout à l’inverse, il faut le répéter, leur « œuvre » commune, si elle est possible, procède de la mise en commun de leurs manques spécifiques, du frottement de ces manques acceptés, en toute lucidité ni prétention à les combler par le secours de l’autre. « La lucidité, écrivait René Char, est la blessure la plus rapprochée du soleil » dans Feuillets d’hypnose5 . Quand la rencontre a pleinement lieu, et qu’elle les expose l’un et l’autre à leur propre manque constitutif, c’est ce que pressentent, et doivent endurer, chacun à leur façon, l’artiste et le philosophe.
Je vais conclure sur une citation empruntée à un philosophe de l’art que j’ai récemment découvert, Arnold Berleant :
« L’esthéticien ne peut travailler qu’en ayant voyagé à travers les régions nombreuses de l’art et de la nature, tantôt comme un observateur sophistiqué, tantôt comme un anthropologue, tantôt comme un chercheur, mais par-dessus tout comme participant de ces activités artistico-esthétiques » (L’engagement esthétique, 2022, PUR, p. 17).
Il me semble qu’on pourrait en dire tout autant du philosophe de l’éducation, quel que soit l’objet qu’il met au centre de son travail : « Le philosophe de l’éducation ne peut travailler qu’en ayant voyagé à travers les régions nombreuses de l’éducation et de la formation, tantôt comme un observateur sophistiqué, tantôt comme un anthropologue, tantôt comme un chercheur, mais par-dessus tout comme participant de ces activités éducatives et formatives ».
Références :
Berleant, A. (2022, [1991]). L’engagement esthétique. Presses Universitaires de Rennes. (Traduction française).
Chalmel, L. (Coor.). (2018). Louis Legrand (1921-2016). Pédagogie et politique. L’harmattan.
Collectif. (2011). Le petit peuple des guetteurs, Yves Henri et la création partagée. La passe du vent.
Goodman, N. ([1984], 1996). L’art en théorie et en action, Éditions de l’éclat.
Kerlan, A. (1998). La science n’éduquera pas. Comte, Durkheim, le modèle introuvable. Peter Lang.
Kerlan, A. (1998). L’école à venir. ESF.
Kerlan, A. (2003). Philosophie pour l’éducation. Le compagnonnage philosophique en éducation et en formation. ESF.
Kerlan, A., Loeffel, L. (dir.). (2012). Repenser l’enfance ? Hermann.
Kerlan, A., Robert, A. D. (dir.). (2016). Enfants et artistes ensemble. Recomposition de l’enfance, refondation des politiques de l’enfance. Presses Universitaires de Lorraine.
Kerlan, A. (2018). Louis Legrand et le positivisme. Dans Chalmel, L. (Coor.). (2018). Louis Legrand (1921-2016). Pédagogie et politique. L’harmattan, p. 57-72.
Kerlan, A., Henri, Y. (2018). Chronique du vaisseau fantôme de Leros. De l’art de la philosophie et de l’éducation comme « performance ». Éditions Naufragés éphémères.
Kerlan, A. (2021). Éducation esthétique et émancipation. Hermann.
Morizot, B., Zhong Mengual E. (2018). Esthétique de la rencontre. L’énigme de l’art contemporain, Seuil.
Rancière, J. (2000). Le partage du sensible. Esthétique et politique. La fabrique.
Rancière, J. (2021). Les mots et les torts. Dialogue avec Javier Bassas. La fabrique
Renaut Alain. (2002). La libération des enfants. Contribution philosophique à une histoire de l’enfance, Calmann-Lévy.
Schaeffer, J-M. (2015). L’expérience esthétique. Gallimard.
Simondon, G. (1989, 2007). L’individuation psychique et collective. Éditions Aubier.
Notes
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À l’époque je ne connaissais ni Michel Fabre ni son travail.
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Le site informatique conçu à cette occasion existe toujours, et permet une visite virtuelle de l’exposition. http://enfant-art-artiste-ecp.fr
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Cf. Col. (2011). Le petit peuple des guetteurs, Yves Henri et la création partagée. La passe du vent.
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Sur cette résidence de Leros, je renvoie à deux ouvrages liés, dans lesquels je fais le récit et l’analyse de cette expérience : Kerlan, A et Yves Henri (2018), Chronique du Vaisseau fantôme de Leros. De l’art de la philosophie et de l’éducation comme « performance », et Kerlan, A (2018). Art, Mémoire, Histoire(20218), tous deux aux éditions Naufragés éphémères. Je renvoie aussi à un article, Éléments d’une philosophie de l’insularité, publié dans la revue en ligne Klesis, numéro piloté par Jean-François Dupeyron : https://revue-klesis.org/pdf/klesis-38-insularite-07-kerlan-elements-philosophie-insularite-art-education-performance-chronique.pdf
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Char, R., Œuvres complètes. Paris : Gallimard/Pléiade, 1983, p. 216.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292
Sofphied