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jeudi 30 octobre 2025
Pour citer ce texte : POTIER, G. (2025). L’aliénation du temps scolaire : l’école à l’épreuve de la rationalisation temporelle Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , hors série n°1 ,
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-hors-serie-no1-jeunes-chercheur-e-s/dossier/article/l-alienation-du-temps-scolaire-l-ecole-a-l-epreuve-de-la-rationalisation]
L’aliénation du temps scolaire : l’école à l’épreuve de la rationalisation temporelle
Géraldine Potier
Université Catholique de l’Ouest, Université de Haute Alsace
Résumé : La rationalisation néolibérale investit progressivement mais inéluctablement les classes et les salles des professeurs. Le temps scolaire est normalisé, fragmenté, saturé, contrôlé. L’aliénation du temps de l’enseignant et de l’élève est la résultante de politiques éducatives centrées sur le résultat, la performance et la rentabilité.
Dans ce contexte, il semble bien difficile de vivre un temps contenant, soutenant, signifiant. Des pistes de réflexion sont proposées pour investir des digues temporelles et habiter autrement le temps scolaire.
Mots-clés : rationalisation - aliénation - temps scolaire.
Abstract: Neoliberal rationalization is gradually but inevitably taking over classrooms and teachers' rooms. School time is standardized, fragmented, saturated and controlled. The alienation of teacher and student time is the result of educational policies focused on results, performance and profitability.
In this context, it seems very difficult to live time with content, support and meaning. Here are a few suggestions on how to invest in temporal dykes and live school time in a different way.
Keywords : rationalization - alienation - school time.
Les évolutions techniques et technologiques observées depuis le XVIIIe siècle ont révolutionné notre existence : le progrès scientifique a permis de gagner en efficacité et en rentabilité dans les chaines de production. Les systèmes se sont rationalisés pour servir l’économie capitaliste. Au cours du XXe siècle, on observe une montée en puissance de la rationalité technique, un envahissement des normes du marché et l’émergence d’un pouvoir plus abstrait. Cette poussée néolibérale n’est pas sans conséquence sur le temps humain : la rentabilité, l’efficacité et la productivité s’immiscent dès lors dans l’existence.
Le temps scolaire semble ne pas pouvoir échapper à ce phénomène de rationalisation. Les différents protagonistes du système éducatif (élève, enseignant, personnels d’encadrement, etc.) subissent les injonctions grandissantes à l’optimisation temporelle, notamment à travers les recommandations nationales et internationales. Le temps scolaire est aliéné dans la mesure où il repose sur des impératifs économiques désavouant les valeurs humanistes de l’École.
Après une recontextualisation de la rationalisation du temps humain, nous verrons dans quelle mesure le temps scolaire se trouve lui aussi normalisé. Nous illustrerons ensuite l’impact de ces évolutions sur le temps de l’enseignant et de l’élève. Enfin, nous envisagerons quelques pistes de réflexion pour parer à l’aliénation du temps scolaire.
1. La rationalisation du temps humain
En l’espace de deux siècles, le rapport au temps de l’individu est profondément bouleversé. À partir du XVIIIe siècle, les révolutions industrielles et techniques bouleversent les modes de fonctionnement en Europe. Depuis la machine à vapeur jusqu’au moteur à explosion, ces grandes découvertes transforment l’existence de manière inédite. Les pratiques sont fortement rationalisées, c’est-à-dire qu’elles subissent des modifications dans leurs fonctionnements pour les rendre plus stables, plus rapides et donc plus rentables. Le travail à la chaîne dans les usines résulte de ce processus de rationalisation des pratiques. Les tâches sont segmentées, les pièces sont standardisées et le travail est contrôlé. Cela permet d’accroitre considérablement la production en optimisant les chaînes de fabrication. Ce phénomène d’aliénation temporelle initié au XVIIIe siècle est d’abord largement dénoncé par Karl Marx. Dans ses Manuscrits de 1844, le philosophe définit l’aliénation comme un empêchement d’être conditionné au vécu (1996). Pour lui, l’aliénation est le produit du social, la résultante d’une activité salariée. A l’époque de Marx, le travail dénoncé est celui issu de l’économie capitaliste. Le sujet y perd une partie de lui-même en vendant sa force de travail au patronat car la plus-value réalisée sur le fruit de l’activité revient à la classe patronale. Pour Marx, il n’y a pas d’aliénation sans domination. L’ouvrier est soumis à un modèle économique qui l’exploite et l’asservit. Au XVIIIe siècle, l’aliénation est donc l’expression d’une domination socio-économique.
Au XXe siècle, le secteur public n’échappe pas à cette rationalisation du temps humain. Tel que l’a décrit Weber, ce processus repose sur un système bureaucratique dominé par « la règle, les objectifs, les moyens, l’impersonnalité objective » (1914, p. 118). Cette forme d’autorité pyramidale étatique se déploie fortement à une période d’instabilité politique et sociétale, durant l’entre-deux guerre. L’État adopte alors une posture paternaliste (visant la réassurance du peuple) fondée sur une administration définissant les axes de manière unilatérale et sur une division des tâches régies par des normes institutionnelles et des outils de régulation. Ce phénomène de rationalisation évolue tout au long du XXe siècle. L’ouverture sur le monde encourage à penser de nouvelles formes de gouvernance : moins corsetées, plus souples, centrées sur le profit. Cette forme moderne de libéralisme ne réduit pas les effets de la rationalisation hérités du capitalisme, bien au contraire. La bureaucratisation s’étend à l’ensemble de l’existence avec une inflation normative et procédurale. Elle prend une forme néolibérale : les décisions reposent désormais sur des chiffres se voulant plus neutres et permettant de fixer des objectifs opérationnels ; le contrôle s’effectue à distance par l’incitation à suivre les normes, règles et procédures formalisées par une rationalité technique telle que les statistiques. La bureaucratisation néolibérale n’est qu’une forme renouvelée de pouvoir qui s’exerce par l’abstraction de son action (Hibou, 2012). On observe alors toujours plus de normes, de procédures, de dispositifs évaluatifs à des fins de contrôle et de régulation. Les valeurs néolibérales investissent tous les pans de l’existence : la compétitivité, l’efficacité, la rentabilité, la productivité vont alors inévitablement s’appliquer aux loisirs, à la vie privée, aux services publiques.
Au XXe siècle, le concept d’aliénation évolue avec l’École de Francfort. En 1964, Herbert Marcuse défend l’idée que l’individu est aliéné par la technologie. Associée à celle-ci, la domination perd de son caractère répressif pour devenir rationnelle. Le sujet est soumis à une nouvelle forme de rationalité qui le place hors des espaces de décision. Marcuse parle de réification de l’individu, dans le sens d’une instrumentalisation du sujet par l’exercice-même d’un contrôle technologique. A sa suite, Jürgen Habermas dénonce une nouvelle forme de domination politique sous couvert d’idéologisation scientifique et technique (1973).
À partir des années 1980, la bureaucratie néolibérale investit le domaine public avec la mise en œuvre de la NPG : la Nouvelle Gestion Publique. C’est une approche managériale inspirée du secteur privé et appliquée aux institutions publiques. Cette nouvelle rationalité est fondée sur une logique de marché (visant la productivité) et s’appuyant sur un fonctionnement bureaucratique (avec des instruments de mesure de performance) :
Sous couvert de modernisation et de rationalisation, il s’agit d’appliquer dans les administrations publiques les principes de concurrence, d’externalisation et de sous-traitance (l’outsourcing), d’audit, de régulation par des agences, d’individualisation des rémunérations, de flexibilité du personnel et de restriction du principe de fonctionnariat aux seules fonctions régaliennes, de décentralisation des centres de « profit » à travers une conception financière du contrôle. (Matyjasik et Guenoun, 2019, p. 100)
Ainsi ordonnancé, le temps humain est davantage contrôlé. L’individu est soumis à un fonctionnement qui, peu ou prou, le dépossède de sa capacité d’organiser librement son temps. Ce phénomène d’assujettissement, voire d’expropriation temporelle conduit à l’aliénation du sujet. En 2005, Hartmut Rosa propose une vision renouvelée du concept d’aliénation associé à l’idée d’accélération, phénomène symptomatique de la postmodernité reposant sur un état de stabilisation dynamique (2010). Pour Rosa, l’individu entretient un rapport contraint au monde, une relation sans relation. Le philosophe sud-coréen Byung-Chul Han apporte une nuance à cette idée. Il estime que l’accélération ressentie n’est que le symptôme d’un temps atomisé, éparpillé (2016). Nous sommes aliénés dans la mesure où le temps se disperse sans cesse, vibrionne, s’échappe en tous sens.
Ce rapide ancrage théorique du concept d’aliénation temporelle permet de mieux caractériser ce mouvement comme étant un processus d’expropriation conditionné au vécu et résultant de l’action d’une force dominante qui dépouille pour exploiter. L’aliénation du temps humain est donc une forme spécifique de domination sur l’homme. Soumis tout à la fois à l’accélération (Rosa) et à la dispersion (Han), le temps est saturé, fragmenté.
Dans ce contexte, le temps scolaire est lui aussi profondément impacté par ce phénomène. La Nouvelle Gestion Publique, approche managériale contrôlante à l’œuvre aujourd’hui, applique une nouvelle forme de domination sur l’École par la rationalisation de son temps.
2. La rationalisation du temps scolaire
Au cours du XXe siècle, les politiques sont observées et questionnées sur un plan international. En effet, la mondialisation des échanges et la prise de conscience de la fragilité des liens étatiques à l’issue des deux guerres mondiales poussent les pays à créer des alliances politiques et économiques. Parmi celles-ci, l’OCDE (organisation de coopération et de développement économique) voit le jour en 1961. Elle rassemble 38 pays industrialisés et prospères économiquement. Elle vise à établir des normes internationales et des propositions politiques en s’appuyant sur des données factuelles, à promouvoir « des politiques meilleures pour une vie meilleure » comme dit dans son slogan. Dans le domaine de l’éducation, un rapport « Regards sur l’Éducation » est rédigé à partir de 1992. Chaque année, il rassemble des données statistiques internationales donnant à voir la plus ou moins grande efficacité des politiques éducatives mondiales du point de vue de la réussite des élèves. Par la comparaison, ce rapport cherche à outiller les pays de repères pour analyser les politiques nationales à l’œuvre et concevoir des axes de progression. Il est intéressant d’analyser l’évolution de ces rapports, notamment à travers les éditoriaux ou introductions qui « donnent le ton » des directives proposées et permettent de comprendre, en creux, les orientations prises au niveau mondial dans le domaine des politiques éducatives et de l’organisation du temps scolaire.
En 1997, le rapport commence par ces mots :
Dans tous les pays de l’OCDE, les pouvoirs publics cherchent à faire de l’éducation un instrument plus efficace pour accroitre la productivité économique grâce à des mesures destinées à renforcer l’organisation des établissements. (p. 5)
L’introduction traduit bien la vision utilitariste qui est alors donnée à l’école : une fabrique de travailleurs pour augmenter les flux de production. Pour ce faire, il est alors conseillé de doter les établissements de normes et de procédures organisationnelles.
En 1998, le rapport introduit le rôle central des nouvelles technologies numériques (liées à l’industrie et à la science) dans le champ de l’éducation. En 2000, le rapport insiste sur la nécessité de former au numérique, car les données traduisent la difficulté des systèmes éducatifs face à l’évolution des nouvelles technologies. Donc à partir des années 2000, l’école est enjointe à vivre la transformation numérique, tant par le développement de compétences chez les professeurs que par l’équipement des établissements.
En 2001, les premières enquêtes standardisées voient le jour. Le programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) permet d’évaluer la performance des élèves et des établissements. Une bascule ici se fait quant à la rationalisation du temps scolaire. En effet, des outils de contrôle sont administrés aux acteurs du système éducatif pour mesurer leur rentabilité et inciter au réajustement. Le temps scolaire se trouve ici instrumentalisé et, d’une certaine manière, déshumanisé, dans la mesure où l’analyse des systèmes porte essentiellement sur des données chiffrées niant toute la complexité, la pluralité et la singularité des réalités éducatives.
En 2003, le rapport est enrichi d’un souffle humaniste en précisant que l’éducation joue « un rôle de premier plan dans la réussite des individus et des nations » (p. 3). La croissance économique serait alors corrélée de progrès non-économiques, « des progrès en matière de santé et un accroissement du bien-être » (p. 3).
En 2006, le ton semble se durcir. Dans son éditorial, la nouvelle directrice de l’OCDE détaille les défis à relever pour rendre les systèmes éducatifs plus performants : des défis de quantité, de qualité, d’équité et d’ambition. Elle clôt son propos par ces mots :
La première étape consiste à accepter l’évaluation internationale des performances éducatives comme base d’amélioration au lieu de chercher des raisons pour lesquelles les systèmes éducatifs ne devraient, ou ne sauraient, être comparés. Seules les évaluations comparatives de ce genre peuvent permettre aux pays de comprendre les atouts et les faiblesses de leurs systèmes éducatifs respectifs et de repérer des pratiques exemplaires et des moyens de progresser. Le monde actuel n’a que faire des traditions et des réputations passées, traite les faiblesses sans complaisance et ignore les coutumes ou les pratiques. La réussite ira aux personnes et aux pays qui s’adaptent sans attendre, attendent pour se plaindre et n’attendent pas pour changer. La mission des gouvernements sera de s’assurer que les pays relèvent ce défi. (p. 20)
Regardons de plus près le choix des termes ici employés. Le discours oppose deux approches : « le monde actuel » et, en creux, l’ancien monde fait de « traditions et réputations passées », de « faiblesses », de « coutumes » et de « pratiques ». « La réussite » est du côté de l’adaptabilité et du changement « sans attendre ». Le verbe attendre est d’ailleurs utiliser à trois reprises et de manière très rapprochée dans la phrase abordant les conditions de cette réussite. Le succès des orientations politiques proposées par l’OCDE semble fortement corrélé à une dimension temporelle. Ainsi, il nous semble être dit ici que la voie à suivre n’est autre que celle donnée par l’OCDE qui porte toute légitimité, par ses enquêtes PISA. Autrement dit, l’objectivité des données n’est pas à contester, sauf à vouloir se complaire dans des modèles (dé)passés, improductifs et inopérants. Il ne s’agit donc pas aux gouvernements de relativiser le rapport mais bien de faire appliquer les pratiques « exemplaires » pour relever le défi de l’éducation. On est ici surpris par le durcissement de ton qui témoigne néanmoins d’un autoritarisme croissant (légitimé par la neutralité revendiquée des enquêtes), d’une centralisation des décisions (dans les mains de l’OCDE) et d’une fixation d’objectifs (ici des défis nommés), trois caractéristiques de la Nouvelle Gestion Publique. L’éducation est ainsi mise au service d’une économie sans tenir compte des besoins particuliers du développement humain et des ajustements nécessaires liés à une plus grande égalité sociale (Laval, 2004).
A partir de 2009, le ton se veut moins prescriptif. Le monde traverse diverses crises : financière en 2008, sanitaire en 2019, climatique avec les réalités toujours plus perceptibles d’un dérèglement. Fortes de ce constat, les Nations Unies établissent en 2015 un programme de développement durable à l’horizon 2030. Il rassemble 17 objectifs pour l’humanité et la planète. L’Éducation se trouve être la pierre angulaire de ce programme avec l’enjeu de la « qualité de l’Éducation pour tous » (et non plus seulement de l’accès à l’Éducation pour tous). Les éditoriaux parlent alors de « bâtir notre avenir » (2017), de la « promesse universelle de l’éducation » dans la quête d’équité (2018), d’une société plus inclusive.
Malgré cette humanisation des directives économiques mondiales applicables à l’école, il ne semble pas que cette dernière parvienne aujourd’hui à échapper à la poussée néolibérale. En effet, la Nouvelle Gestion Publique à l’œuvre depuis les années 80 réenveloppe toujours plus les missions humanistes de l’école : l’émancipation des individus et le développement de la citoyenneté sont relégués au second plan face à l’aspiration à la liberté individuelle et à la nécessité de l’insertion professionnelle.
Alors que les dirigeants mondiaux infléchissent toujours plus leurs discours en faveur d’une politique néolibérale, la France applique méticuleusement la Nouvelle Gestion Publique à l’institution scolaire. L’École se « professionnalise » dans la mesure où elle se met au service de l’économie et des entreprises. Le temps scolaire tend à être rationalisé et contrôlé pour gagner en rentabilité. En 2016, une commission d’évaluation du système éducatif est constituée : la DEPP (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance.). C’est la branche évaluative et prospective de l’Éducation Nationale ; elle repose sur des chiffres, à travers des recueils de données statistiques. Cette commission a en charge d’évaluer l’efficience des politiques éducatives au niveau national et territorial par un recueil de données « fiables », c’est-à-dire homogènes dans les modalités de recueil. Elle produit un rapport annuel faisant un état des lieux statistique du système éducatif français. Dans ce document intitulé « État de l’École », plusieurs axes sont traités tels que les résultats aux évaluations nationales standardisées, la formation des personnels, l’investissement national dans le champ de l’Éducation, les parcours, orientations et insertions des jeunes.
On voit bien ici que l’école est conçue comme un système de production, mais au service de la réussite pour tous. Pour atteindre cet objectif, la gouvernance de l’éducation est pilotée par les nombres avec une place centrale donnée à l’évaluation. On applique ici une économie de marché, reposant sur des objectifs de performance (la réussite) et sur un principe de vérification des résultats. Pour ce faire, différents moyens sont appliqués tels que la standardisation des pratiques, la mesure des performances et la fixation d’objectifs quantifiables. En outre, les objectifs sont définis à partir des attentes des usagers, ce qui permet de mettre en place un service plus personnalisé et plus transparent, se voulant ouvert et à l’écoute, et finalement très concurrentiel entre les établissements faisant des familles des « consommateurs d’école » (Ballion, 1982).
Cette gestion comptable de l’École questionne quant à ses missions initiales qui sont d’instruire, de former et d’éduquer. Toutes ces données statistiques ne rendent pas compte des réalités contextuelles et peuvent entrainer une focalisation sur les chiffres. En outre, faire de l’école un service à la personne en œuvrant pour toujours plus de transparence et de consultation citoyenne comporte aussi un écueil : celui de faire de l’école un objet de consommation auprès duquel commande est passée pour répondre à des besoins d’ordre privé, alors même que le rôle de l’École relève aussi de la construction d’une culture commune. Envisager le système éducatif uniquement comme un prestataire de service c’est prendre le risque d’en oublier son rôle de cohésion sociale. En d’autres termes, l’ajustement de l’éducation sur les besoins de l’économie libérale se fait au détriment de la formation de soi, de la construction d’une culture commune et de la citoyenneté.
À cela, ajoutons deux facteurs amplifiant le processus de rationalisation du temps de scolaire.
Le premier facteur repose sur le phénomène d’accélération sociétale (Rosa, 2005) qui est aussi repérable à l’école : les réformes et les prescriptions institutionnelles sont de plus en plus nombreuses et rapprochées. Par exemple, en septembre 2022, suite aux évaluations nationales de rentrée en 6ème qualifiées d’inquiétantes, le ministre annonce une mise en œuvre de la dictée quotidienne en CM1 et CM2 applicable dès janvier 2023 et d’une heure de soutien en français et en mathématiques à la rentrée suivante de septembre 2023. En décembre 2023, suite aux résultats nationaux des enquêtes PISA en mathématiques jugés comme désastreux, le ministre Gabriel Attal présente un plan intitulé « le choc des savoirs » qui stipule notamment que, dès la rentrée 2024, la méthode Singapour sera mise en place progressivement au primaire.
Le deuxième facteur amplifiant la rationalisation du temps scolaire repose sur la légitimation d’un sentiment d’urgence concernant les réformes à mener au sein du système éducatif. Face aux crises multiples, l’école est toute désignée comme un des creusets ultimes au relèvement de la situation et doit proposer des dispositifs compensatoires aux maux de la société. Ainsi, face au dérèglement climatique, les programmes sont étoffés (donc alourdis) pour sensibiliser plus fortement à l’environnement. Face à la sédentarisation toujours plus grande des enfants, un temps d’activité physique quotidienne de 30 minutes est ajouté à l’école primaire depuis la rentrée 2022. Face au harcèlement, il est attendu de mettre en place des cours d’EARS depuis 2010 et des cours d’empathie à la rentrée 2024. Face aux dangers des écrans, l’éducation aux médias est renforcée.
L’école se voit endosser de plus en plus de missions de santé publique, décidées expressément, majoritairement annoncées dans les médias et applicables dans des délais très courts. Dans son ouvrage, Nicole Aubert (2003) explique que les organisations modernes sont soumises à un état d’urgence permanent, condition même pour maintenir un niveau de performance élevé, et dans le même temps, raison qui conduit les organisations à une fragilisation et à la crise. Ce processus est aujourd’hui observable dans le système éducatif avec une rationalisation du temps scolaire qui entraine la saturation, la fragmentation et donc l’aliénation du temps de l’enseignant et de l’élève.
3. Aliénation du temps de l’enseignant
L’enseignant voit son temps de plus en plus contrôlé et instrumentalisé. Les procédures envahissent le quotidien d’un professeur, sous couvert de rentabilité et de transparence. Dans le même temps, ces exigences administratives facilitent la surveillance à distance du temps scolaire. Ce processus d’abstraction est propre à la bureaucratie néolibérale (Hibou, 2012), il permet de « gouverner l’action sociale sans devoir revenir aux données originales » (p. 35).
Prenons l’exemple des 108 heures d’obligation de service en école primaire obligatoires depuis 2008 : ce sont des heures de formation, d’aide personnalisée, du temps dédié au suivi des élèves et au travail en équipe. Avant 2008, les enseignants n’avaient pas l’obligation d’en rendre compte de manière comptable. Depuis 2008, il est attendu que ces heures soient précisément comptabilisées. Dans les faits, on observe parfois des pratiques dévitalisées avec des heures de réunion de suivi d’élèves réalisées à un moment peu opportun, des formations suivies sans grande conviction.
Dans le second degré, le cahier de texte numérique est obligatoire depuis 2011. L’enseignant doit indiquer sur une plateforme numérique les activités faites en cours, les supports utilisés et le travail demandé pour le cours suivant. Cela favorise plus de transparence auprès des familles et leur permet un meilleur suivi. Cependant, dans quelle mesure ce dispositif contribue-t-il au développement de l’autonomie des élèves ? N’est-ce pas les désengager quelque peu de leur travail alors même que l’utilisation du cahier de texte papier est automatisée depuis l’école élémentaire ? Et que dire de l’utilité de ce temps passé par l’enseignant, au regard des apprentissages ? Ajoutons également que la surveillance du « travail bien fait » par le professeur est ici aisément relayée aux familles qui, à l’occasion, peuvent devenir des sources d’injonction. (Grimaud, 2024).
Revenons aux évaluations standardisées de début d’année : mêmes exercices, mêmes consignes, mêmes temps de passation, même période d’évaluation. Selon le ministère de l’Éducation nationale, ces évaluations fournissent des « repères sur les acquis de leurs élèves, pour compléter leurs constats et leur permettre d’enrichir leurs pratiques pédagogiques ». En ont-ils vraiment besoin ? Pensés hors du temps effectif de l’apprentissage, ces évaluations ne s’intègrent pas de manière pertinente au processus d’apprentissage de chaque classe et ne sont nullement au service des élèves. Un enseignant pense les dispositifs d’évaluation à la lumière d’un contexte particulier, d’une réalité singulière de classe. D’un groupe à un autre, il peut moduler, ajuster ses outils pour que ceux-ci mettent en valeur les apprentissages de la manière la plus juste. Les supports normalisés fournis par l’administration scolaire dépossèdent les enseignants de leur pouvoir d’ajustement. Cet exemple des évaluations standardisées est significatif de l’évolution du système éducatif car il reprend les 3 axes forts de la nouvelle approche managériale : une gouvernance par les nombres (statistiques) en vue de la réussite de tous avec une place centrale donnée à l’évaluation. Ces évaluations ont un fort effet prescriptif sur les pratiques enseignantes car elles supposent des aménagements pédagogiques issus des résultats.
Au-delà de l’évaluation, la remédiation par des aménagements pédagogiques est aussi rationalisée pour rentabiliser le temps d’apprentissage. Les bilans psychologiques, neuropsychologiques, orthophoniques ou psychométriques à collecter ; les équipes éducatives ou équipes de suivi de scolarisation (ESS) à organiser ; les PPRE, PAP, PAI, PPS et autres GEVASCO à rédiger sont autant de réalités administratives qui chargent le temps de l’enseignant au risque de le saturer. L’inclusion de tous les élèves n’est pas à remettre en cause, bien évidemment, mais sa mise en œuvre questionne du point de vue du temps : cela suppose de différencier voire d’individualiser les apprentissages, de détailler et contractualiser les aides, d’accompagner et parfois même de former les AESH, d’accueillir et conseiller les familles. En outre, cette profusion de nouveaux experts qui bilantent et rédigent des prescriptions contribue à déqualifier le rôle de l’enseignant (Grimaud, 2024).
Le temps de l’enseignant est instrumentalisé et contrôlé dans la mesure où il condense une obligation de « rendre compte » qui ne fait pas toujours sens. Il est également déqualifié par le fait que l’enseignant perd le pouvoir sur le contenu de son travail pris en charge par des experts ou des scientifiques.
Le temps de l’enseignant est également saturé. L’enchainement des réformes du collège (2016 et 2018) et du lycée (de 2018 à 2020) a entrainé une modification lourde des programmes d’enseignement avec souvent la nécessité de surinvestir le temps présent pour répondre aux attentes ministérielles, c’est-à-dire trouver du temps pour s’approprier les nouveaux programmes et les organiser en séquences d’apprentissage tout en continuant d’enseigner, de préparer sa classe, d’assurer le suivi des élèves et l’accompagnement des parents.
En outre, la dissolution de la frontière temps professionnel et privé sature d’autant plus le temps de l’enseignant. Les messageries électroniques, bien qu’outil de rentabilité organisationnelle, floutent les frontières entre vie privée et vie professionnelle ; l’enseignant se trouve à portée de clic. Le phénomène a été intensifié avec le Covid : c’était une période essentielle de soutien des familles, une période d’urgence qui a nécessité une réactivité inédite des enseignants. Mais aujourd’hui nous sommes toujours dans un état d’urgence avec des mails parfois intempestifs pour manifester un mécontentement ou une demande ressentie comme urgente. La numérisation des modes de vie conduit aujourd’hui l’individu à se penser comme maitre du temps et donc à agir de façon pulsionnelle (Aubert, 2003).
Entre, d’une part, la raréfaction du temps disponible pour penser les apprentissages et, d’autre part, les demandes institutionnelles toujours plus nombreuses, l’inquiétude est réelle chez les enseignants quant à leur capacité à « tenir » à plus ou moins long terme. Dans sa thèse sur le rapport au temps dans le travail enseignant (2021), Julien Tourneville identifie un malaise grandissant, lié au manque de considération ressenti par les professeurs et à la surcharge croissante de travail. Anne Barrère (2017) décortique les multiples défis communs aux professeurs du second degré qui conduisent bien souvent à un sentiment de malaise. Quant à Frédéric Grimaud (2024), il parle de prolétarisation de la profession dans le premier degré dont les acteurs sont devenus de simples exécutants.
4. Aliénation du temps de l’élève
Le temps de l’élève est également aliéné dans la mesure où il subit pression et fragmentation.
Il est d’abord pressurisé par des évaluations très présentes et des dispositifs d’accompagnement qui béquillent parfois tellement l’élève qu’une perte d’autonomie s’opère. En effet, les aides multiples pensées pour l’accompagner au mieux se superposent parfois à tel point que l’on observe un désengagement dans les apprentissages.
Le temps de l’élève est également fragmenté par une multiplicité grandissante d’activités, toutes plus importantes les unes que les autres : lire, écrire, compter bien sûr ; mais également parler anglais, utiliser l’outil informatique, construire des repères historiques et géographiques, mener des démarches scientifiques, des projets culturels et sportifs ; partager, collaborer, se construire un projet professionnel, questionner le monde dans lequel on vit… dans un temps toujours plus court avec une réduction du temps hebdomadaire depuis 2008 dans le 1er degré.
On peut alors se demander en quoi consiste la réussite pour tous :
Parle-t-on de réussite scolaire qui relève essentiellement du domaine de la performance, de l’obtention d’un diplôme, des échelons gravis dans le système scolaire ?
Parle-t-on de réussite éducative qui recouvre tout à la fois la réussite scolaire mais également qui traite du bien-être physique et psychique, de la capacité à faire communauté et de la conscience d’une responsabilité vis-à-vis du monde ?
De fait, cette réussite relève-t-elle essentiellement du domaine de l’école ou suppose-t-elle une responsabilité partagée entre éducateurs (enseignants et parents) ?
5. Habiter le temps scolaire autrement
À travers des questionnaires menés pour sa recherche, Tourneville (2021) identifie trois profils de professionnalités qui habitent le temps scolaire de manière différente : la première « manière d’être enseignant » repose sur l’ajustement en permanence et donc se traduit par le fait d’être très pris par le temps professionnel, au détriment parfois du temps privé ; le deuxième profil d’enseignant se caractérise davantage par un temps professionnel maitrisé qui permet d’avoir beaucoup de temps libre ; le troisième profil d’enseignants est davantage dans une professionnalité du « faire-face », c’est-à-dire que le métier est considéré comme chronophage et débordant. Le premier et le troisième profil se sentent davantage concernés par le malaise enseignant alors que les enseignants du groupe « professionnalité de maitrise » vivent mieux la profession. Ainsi, ces résultats tendent à montrer que la capacité habitante du temps scolaire se déploie dans un temps contenu, c’est-à-dire offrant des alternatives entre le temps professionnel et le temps privé.
En outre, Frédéric Grimaud (2024) estime que la liberté pédagogique et le débat professionnel sont des actes de résistance à la prolétarisation du métier. En exerçant sa liberté de manœuvre, l’enseignant prend de la distance par rapport aux prescriptions jugées inopérantes dans la réalité et retrouve du pouvoir d’agir. Par les débats ici appelés « disputes professionnelles », les controverses liées aux objets de travail peuvent s’exprimer, se confronter, être éprouvées à la lumière des expériences et être assumées comme acte emblématique d’une liberté d’agir. Grimaud précise que les disputes professionnelles sont la condition même pour qu’un collectif existe et que le métier reste vivant. Ici, la renormalisation prescriptive et l’expertise d’un collectif seraient deux façons d’habiter autrement le temps scolaire.
Pour conclure, et selon notre point de vue, la capacité habitante du temps scolaire devrait se déployer dans un temps à la fois soutenant, contenant et signifiant. Un temps soutenant offre un appui, un support pour parer à l’effondrement de soi ou du savoir. Ce temps soutenant de la classe a aussi besoin d’être soutenu par une institution attentive. Cela se réalise dans la relation en présence à l’autre et au monde, dans le faire communauté. Un temps contenant donne des repères, des limites, un cadre. A l’École, cela suppose la redéfinition des priorités relevant vraiment de l’institution et donc par un redéploiement (ou un réajustement) des responsabilités éducatives entre les parents et les enseignants, entre la société et l’institution. Un temps signifiant doit permettre de redonner du sens à l’acte éducatif et donc promouvoir l’idée de subsidiarité qui suppose une confiance et une valorisation effective des choix et des actions enseignantes. Cela semble possible en retrouvant du temps long, gratuit, libre, qui ne soit ni objet de contrôle, ni sujet à évaluation. La gratuité du temps est ici un réel défi pour les enseignants. Cela suppose une forme de renoncement à l’achèvement (des programmes, des attendus administratifs) et donc un certain acte de désobéissance. Cela semble également possible en réinvestissant un temps relié aux autres, à la nature, favorisant ainsi le lien à soi. Il nous apparait enfin nécessaire d’ambitionner l’épanouissement tout autant que le succès des élèves. L’École devrait rester le dernier bastion (avec la famille) où il n’est pas (uniquement) question de performance, de succès et de rentabilité mais bien davantage d’authenticité, de vulnérabilité et d’imprévisibilité, les ressorts si essentiels à la préservation de notre Humanité.
Références :
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Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292
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