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jeudi 30 octobre 2025
Pour citer ce texte : GOLOVANOVA, N. (2025). L’art dans les écoles Waldorf : les concepts d’art et d’’esthétique dans la pensée philosophique et pédagogique de Rudolf Steiner Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , hors série n°1 ,
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L’art dans les écoles Waldorf : les concepts d’art et d’’esthétique dans la pensée philosophique et pédagogique de Rudolf Steiner
Natalia Golovanova
Université de Haute-Alsace
Résumé : La pédagogie Steiner-Waldorf est connue pour l’importance qu’elle accorde à l’art et aux travaux manuels. L’art et l’esthétique sont introduits dans l’enseignement de différentes manières, qu’il s’agisse de l’agencement des lieux de cours, des activités pratiquées par les enfants ou de la manière dont les cours sont enseignés. Cette conception de l’art comme élément central de la pédagogie trouve ses origines dans la pensée philosophique et pédagogique de son fondateur, Rudolf Steiner, qui a mené des réflexions sur l’art tout au long de sa vie et dont on peut suivre l’évolution de la période de sa jeunesse jusqu’à la fondation de la première école quelques années avant sa mort. Steiner affirme que l’art est une activité essentielle de la vie humaine, en mettant en avant, entre autres, son lien avec le sentiment, la créativité et l’attitude esthétique de l’enfance. En explicitant la théorie de l’art et de l’esthétique, et leur rôle dans l’éducation selon Steiner, on peut mieux comprendre les soubassements théoriques de la pédagogie et l’importance de l’art pour les écoles Waldorf.
Mots-clés : Pédagogie Steiner-Waldorf, Rudolf Steiner, art, esthétique, enseignement artistique
Abstract : Waldorf education is known for its special emphasis on arts and crafts. Art and aesthetics are introduced into teaching in a variety of ways, whether in the design of the classrooms, the activities that children perform or the way lessons are taught. This conception of art as a central element of the pedagogy has its origins in the philosophical and educational thought of its founder, Rudolf Steiner, who reflected on the subject of art throughout his life; the evolution of his ideas can be traced from his youth until the foundation of the first school a few years before his death. Steiner argues that art is an essential activity in human life, pointing out, among other things, its connection with feeling, creativity, and the aesthetic attitude of childhood. Clarifying the theory of art and aesthetics, and their role in education according to Steiner can help to better understand the theoretical foundations of the pedagogy and the importance of art for the Waldorf schools.
Keywords : Waldorf Pedagogy, Rudolf Steiner, Art, Aesthetics, Artistic Teaching
Introduction
L’importance évidente de l’art pour la pédagogie1
L’école Waldorf est un mouvement pédagogique des écoles du secteur privé, l’un des principaux acteurs dans le paysage des pédagogies alternatives existantes ; déjà présent dans le monde occidental depuis 1919 et notamment dans le monde germanophone, ce modèle d’école a connu une expansion internationale avec actuellement plus de mille deux cents établissements répartis sur tous les continents.
Les écoles Waldorf, connues en France comme écoles Steiner ou Steiner-Waldorf, reposent sur la pensée pédagogique et la philosophie spirituelle de leur fondateur, Rudolf Steiner, penseur autrichien et fondateur de plusieurs autres mouvements, notamment en agriculture et en médecine. Depuis l’ouverture de la première école à Stuttgart en septembre 1919, Steiner a aidé à mettre en place le programme scolaire et s’est chargé des cours aux futurs enseignants, proposant une vision de l’enseignement, de son importance et de ses buts.
L’art prend une place importante dans cette pensée ; il n’est donc pas étonnant que la vie des écoles Waldorf soit pénétrée par l’élément artistique et esthétique. Cela se manifeste dans plusieurs sphères de la pédagogie : pour les enfants, en tant que matière scolaire, pour les professeurs, en formation professionnelle, et même dans l’enseignement des disciplines dites théoriques, plus orientées vers la pensée.
Cet élément artistique est déjà visible de l’extérieur des bâtiments scolaires dont les formes souvent arrondies sont inhabituelles pour notre œil. Jost Schieren observe que « les écoles Waldorf se sont distinguées dès le début […] par l’exigence d’une conception architecturale esthétique particulière », en ajoutant que « la conception architecturale fait explicitement partie du programme pédagogique des écoles Waldorf » (Schieren, 2010, p. 204). Mais l’architecture n'est que l’un des traits particuliers des écoles Waldorf qui les lient à l’art. L’exigence de qualité esthétique s’impose aussi dans le style des salles dans lesquels travaillent les élèves. Le visiteur y voit immédiatement des signes de la présence des activités artistiques et théâtrales comme les posters de pièces de théâtre affichés dans les classes, tels des artéfacts témoignant des créations des élèves passés par cette école. Dans son ouvrage Reformpädagogik in Geschichte und Gegenwart : Eine kritische Einführung (L’éducation nouvelle dans le passé et le présent : une introduction critique) (2010), Ehrenhard Skiera consacre un chapitre à la pédagogie Waldorf où il note que l’esthétique des écoles Waldorf – surtout les écoles anciennes, déjà bien établies - est particulièrement reconnaissable : « … lorsqu’on entre dans une école Waldorf déjà existante depuis longtemps ou construite spécialement à cet effet, on remarque immédiatement quelque chose de particulier » (p. 235). On remarque entre autres l’absence d’angles droits dans l’architecture des bâtiments, les couleurs spécifiques des salles de classe (« L’œil est souvent attiré par des tons doux et clairs, ocre, bleu, fleur de pêcher, rougeâtre, avec des transitions et des nuances presque imperceptibles »), les images faites par des élèves, « dans les couleurs primaires avec des transitions fluides » (p. 235). Cela va plus loin qu’une simple expression extérieure, puisque la pédagogie Waldorf fait sien le credo que Steiner a proclamé et explicité
à de multiples reprises : l’enseignant doit être un artiste, et l’enseignement doit être vu comme un art.
Prendre en compte l’intégralité de l’être humain
Lorsqu’on explore les bases théoriques de ce mouvement, on est transporté dans le contexte germanophone du début du XXe siècle. L’idée de la réforme de l’éducation est dans l’air du temps : il est question d’introduire des méthodes innovantes et d’écarter tout ce qui oppresse l’enfant. La solution est cherchée du côté artistique, ainsi que dans le retour à la nature oubliée par les progrès techniques, l’industrialisation et l’urbanisation un peu trop fortes et rapides. C’est le contexte de la naissance de multiples courants qui voulaient proposer une réforme de l’éducation recentrée sur l’enfant. E. Skiera (2010) parle du « sentiment de crise historique, provoqué par les graves conséquences sociales et mentales du capitalisme industriel en plein développement » (p. 45). Cela fait partie du « l’état d’esprit ambiant » (Lebensgefühl) dans lequel baignent les intellectuels et les pédagogues de l’Allemagne de l’époque. Schiller l’a expliqué par la séparation des facultés qui ne fonctionnent plus en harmonie : « C'est la lutte avant tout de la pensée intuitive (dont le lieu privilégié pour Schiller est l'art) contre "l'intellect qui sépare tout" (l'"érudition" scientifique et morcelante), comme miroir ou introjection de la société divisée, morcelée » (Skiera, 2010, p. 45).
Il n’est pas tout à fait facile de situer la pédagogie Waldorf par rapport à l’éducation nouvelle ; en effet, tous les travaux ne s’accordent pas sur la question de savoir si ce mouvement pédagogique doit se ranger sous ce concept. Bien qu’étant apparue à la même époque, la pédagogie Waldorf est marquée par une tendance à se tenir à l’écart des autres mouvements. Cependant, il est indéniable qu’il existe une convergence, qui se manifeste par certaines caractéristiques inhérentes à la fois à la pédagogie Waldorf et à d’autres courants pédagogiques de la même époque. Parmi les idées qui circulent dans les cercles soucieux de proposer une transformation du système traditionnel de l’enseignement du début du XXe siècle, il y a l’intention de prendre en compte la totalité de l’être humain, l’enseignement intellectuel seul ne pouvant pas constituer une bonne approche à l’éducation (devise que la pédagogie Waldorf fait sienne). L’art vient à la rescousse. Il commence à gagner du terrain et même occuper une place centrale en ce qui concerne l’éducation, évolution que Schiller aurait certainement appréciée.
En reprenant l’idée schillérienne de l’importance de l’éducation esthétique pour le développement de l’être humain, le jeune Steiner envisage l’art comme un outil qui permettrait de retrouver un état harmonieux perdu2 . L’homme est séparé de la nature, du monde, et il ressent le besoin de rétablir cette harmonie perdue. Le monde extérieur est désormais dépourvu d’âme, il existe indépendamment de l’humain. Si au début du XXe siècle Max Weber a caractérisé le ressenti de l’être humain vis-à-vis du monde qui l’entoure comme un état de désenchantement, la nécessité de retrouver cet état d’harmonie intérieure se fait sentir. Sans retomber dans l’ancienne conscience mythique, l’art selon Steiner - qui suit en cela les conceptions de Goethe – fraie un chemin vers un nouvel état d’enchantement. L’art « réchauffe » l’esprit par un accès privilégié au spirituel. Surtout, l’art affecte le sentiment et la sensibilité, apportant un complément essentiel à l’enseignement intellectuel. Ainsi est née l’intention particulière de proposer une nouvelle pédagogie prenant en charge l'enfant dans sa globalité. Cette intention s’articule dans un programme qui prête une attention spéciale à d’autres facultés, tout comme dans certains autres mouvements éducatifs. C’est en partie en attribuant une place importante aux cours d’arts et aux travaux manuels que ce développement peut avoir lieu chez l’enfant ; l’art, tel un thème récurrent dans les textes du fondateur de la pédagogie, devrait être présent aussi dans les matières intellectuelles. Pour comprendre le sens que Steiner attribuait à l’art dans la période tardive de sa vie3 , il n’est pas sans intérêt de se pencher sur la signification du terme dans son œuvre de jeunesse.
Un questionnement de longue date
L’art et l’esthétique ont été des sujets de réflexion tout au long de la vie de l’auteur de la Philosophie de la liberté. Longtemps avant l’ouverture de la première école Waldorf en 1919, c’était déjà un domaine qui suscitait un vif intérêt chez le jeune Steiner. On sait qu’il lut des livres contemporains comme ceux de Eduard von Hartmann sur l’esthétique et le beau, les travaux de Friedrich Theodor Vischer, et qu’il assista aux cours de Robert Zimmermann4 . Parmi les sources d’inspiration pour le philosophe se trouve Schiller et sa philosophie de l’esthétique (en 1905, Steiner donna un cycle de conférences sur l’auteur des Lettres sur l’esthétique à l’Université libre de Berlin5 ).
En 1888, alors qu’il avait 27 ans, Steiner donna une conférence à la Société Goethe de Vienne qu’il intitula Goethe, père d’une esthétique nouvelle. Déjà dans cette conférence, il déplorait que les Lettres de Schiller soient « jugées trop peu scientifiques par les systématiciens de l’esthétique » alors qu’« elles font pourtant partie des travaux les plus remarquables que l’esthétique en général ait produits » (Steiner, 2009, p. 22). Mais aucun autre auteur d’après lui n'était plus précis sur le sujet que Goethe. Il n’est donc pas surprenant que l’auteur de Faust soit la figure centrale de la conférence sur l’esthétique que Steiner donna en 1888 et qui fut publiée en 1889. Les références à celui-ci sont fréquentes dans ses conférences. La manifestation de cette haute estime pour le grand poète allemand peut être retrouvée, entre autres, dans des analyses que le philosophe fait au sujet de l’amitié de Schiller et Goethe : elles montrent à quel point Schiller était affecté par la vision du monde de son ami et comment les concepts kantiens sont délaissés pas à pas en faveur d’une vision incluant la beauté comme expérience primordiale et vitale.
« Goethe, père d’une nouvelle esthétique » : les racines philosophiques du concept d’art
La réflexion de Steiner s’inscrit dans la continuité de la discussion philosophique sur le sens esthétique entamée par Baumgarten plus d’un siècle auparavant. Le fondateur de l’esthétique dans sa forme moderne s’oppose à l’idée héritée de la période hellénistique de la beauté comme proportion harmonieuse et bien mesurée. Désormais, les discours au sujet du beau se focalisent sur la notion du sentiment du beau ou du sentiment esthétique. Les sujets principaux de la période de la philosophie classique allemande étant la rationalité et la connaissance, le concept de beau se trouve nécessairement contraint à être défini en s’appuyant sur ces notions dominantes de l’époque. Baumgarten lui-même définit l’esthétique en empruntant la théorie de Leibniz sur la nature des idées. L’art est forcément défini en fonction de la connaissance, et dans ce sens, il ne peut être considéré que comme confus puisqu’il ne s’exprime pas d’une manière claire au niveau conceptuel. Une œuvre d’art nous apporte alors une connaissance à la fois claire et confuse. En comparaison, la connaissance discursive jouit, quant à elle, d’une nature claire et distincte.
Toutefois, ces pas vers une nouvelle science de l’esthétique, aussi importants qu’ils soient, ne sont pas suffisants, selon Steiner : l’art doit encore trouver sa juste place parmi toutes les activités humaines. Pour essayer de justifier sa conception, le philosophe entre en dialogue avec plusieurs autres penseurs. Ainsi, dans ce court texte Steiner évoque les pensées sur l’art de Goethe, de Schiller, de Kant et de Schelling, et il discute des idées hégéliennes ; les noms tels que Gustav Fechner, Friedrich Theodor Vischer et Eduard von Hartmann sont également mentionnés. Le philosophe reprend la discussion sur la relation entre l’idée et le sensible, entre le contenu et la forme, et il propose sa propre vision. Certains autres aspects seront plus tard ajoutés à cette discussion pour donner forme à la philosophie de l’éducation de la pédagogie Waldorf, où les idées philosophiques se trouveront croisées avec des idées venues du sentiment de crise de la période de l’avant-guerre. Il en résulte une vision encore plus riche et autonome de l’art, servant de base conceptuelle à la pédagogie Waldorf.
L’art exprime l’essence des choses en dépassant la nature
Le début de cette conférence introduit le sujet de la séparation entre la nature et l’être humain. L’esprit humain est aliéné, le monde lui apparaît comme étranger : ces descriptions sont marquées par les échos du sentiment dominant de l’époque de Steiner. C’est chez Goethe que le philosophe voit le dépassement de la division entre nous et le monde. N’acceptant pas la séparation présumée entre la nature et l’esprit humain, Goethe insiste sur le sentiment de l’harmonie avec le monde que l’être humain ressent quand il sent la grandeur et la beauté de la nature, en même temps qu’il conserve sa singularité et son individualité. Là où désormais il n’y a guère que la contingence sans esprit, Goethe cherche dans le sensible des lois éternelles, des archétypes, qu’il serait possible de saisir par la voie du jugement intuitif.
C’est ici que la distinction générale entre le sensible et l’idéel prend sa forme chez Steiner. Lecteur attentif de Goethe, l’auteur de la Philosophie de la liberté estime qu’il est possible de voir l’essence de chaque chose. Une œuvre d’art est un objet sensible qui exprime l’essence de la chose mieux qu’elle ne peut jamais apparaître dans la réalité. L’œuvre incarne cette essence, permettant son déploiement dans la sensibilité : « Pour l’artiste, l’extérieur entier de son œuvre doit être l’expression de l’intérieur entier […] » (2009, p. 29) Ainsi, l’artiste, ayant une certaine intuition grâce à laquelle il serait capable de saisir l’essence, l’idée de la chose, la fait apparaître dans son œuvre : « L’objet que l’artiste présente à nos yeux est plus parfait qu’il ne l’est dans son existence naturelle […] le Beau est plus vrai que la nature en ce qu’il représente ce qu’elle veut, mais ne peut être » (p. 29-30). On remarque une certaine similarité avec une idée exprimée quelques décennies plus tôt par Schopenhauer, qui écrit dans Le monde comme volonté et comme représentation : « Nous reconnaissons tous la beauté humaine lorsque nous la voyons, mais l’artiste authentique la reconnaît avec une évidence telle qu’il la montre comme il ne l’a jamais vue ; surpassant la nature par cette présentation même » (Schopenhauer, 2009, p. 445). Chez les deux philosophes, l’être humain, faisant partie de la nature et disposant des mêmes forces qu’elle, est capable de créer en l’améliorant. C’est ainsi que chez Schopenhauer, l’artiste, disposant de la même volonté que celle cachée dans la nature, et comme dialoguant avec elle, répond à ses créations par sa propre œuvre :
Cela suffit pour nous donner un réel pressentiment de ce que la nature, identique avec la volonté constitutive de notre propre essence, s’efforce de réaliser […] cette beauté de la forme qu’après mille tentatives la nature ne pouvait atteindre, il la fixe dans les grains du marbre ; il la place en face de la nature, à laquelle il semble dire : « Tiens, voilà ce que tu voulais exprimer. » — « Oui, c’est cela, » répond une voix qui retentit dans la conscience du spectateur. (p. 445-446.)
Steiner s’oppose à ce qu’il prend comme une idée courante des philosophes qui avaient abordé le sujet de l’esthétique. En faisant référence à la théorie de l’esthétique dont l’un des auteurs principaux serait Hegel, Steiner la résume en une phrase : « Le Beau est l’apparence sensible de l’Idée » (2009, p. 26) et s’élève avec conviction contre une telle vision. En effet, il n’est pas rare de rencontrer cette idée dans la philosophie classique allemande. En un sens, c’est vrai pour la philosophie de l’esthétique de Hegel, qui proclame que le beau sert à l’expression sensible de l’idée. La beauté d’une œuvre artistique réside dans le fait qu’elle exprime une idée, une vérité de la raison, qui, pourtant, ne pourrait jamais apparaître pleinement dans le sensible. Le beau n'est alors qu’un pâle reflet de l’idée éternelle. Cela est vrai pour les théories où le conceptuel et le discursif sont placés nécessairement avant l’intuitif et le sensible. Mais, selon Steiner, ce point de vue est erroné car l’objet sensible, incarné et individuel, ne s’efface pas devant son idée universelle. La beauté est là, dans le sensible. Ce n’est pas une idée abstraite qui prend une forme matérielle mais le sensible qui monte dans la sphère idéelle. C’est ainsi qu’il conclut son argument :
Ce n'est pas « l’Idée dans la forme de la manifestation sensible », mais exactement l’inverse : « une manifestation sensible dans la forme de l’Idée ». […] Le Beau n’est pas le divin dans le vêtement du monde réel et sensible, mais bien le contenu sensible et réel dans un vêtement divin. L’artiste apporte le divin sur la terre non pas en l’y faisant pénétrer, mais en élevant ce monde dans la sphère de la réalité divine. (Steiner, 2009, p. 31-32)
Ce que le penseur tente de souligner par son opposition apparente avec l’approche idéaliste de l’esthétique, c’est l’importance primordiale du sensible, du réel, idée qu’il reprend de ses recherches sur la méthode goethéenne. Ce ne sont pas « des concepts généraux vides de contenu, appartenant à la grisaille d’une théorie » qu’il faut chercher dans l’art, mais quelque chose d’« un contenu riche, concret, plein de vie », ce que Goethe tenta de faire par la méthode de l’observation attentive de la nature (Steiner, 2009, p. 18). Cette théorie pourrait alors présenter un obstacle à la revendication de la place de l’art comme indépendant de la science ; l’art dans cette configuration risque d’être relégué à un niveau inférieur de l’expression de l’idée, qui trouve sa manifestation complète dans la pensée discursive, dans la forme conceptuelle. Présupposant qu’il y a une tâche spécifique pour l’art et sa place parmi toutes les formes d’activités humaines, Steiner s’étonne : « Impossible alors de comprendre quelle peut être encore la tâche autonome de l’art à côté de la science. » (2009, p. 26)
Pourtant, sa conception ne s’oppose pas aussi radicalement à l’idée fondamentale de la philosophie de l’art hégélienne. Chez Hegel, il est possible de trouver des nuances, comme notamment au sujet de la musique, art qui est placé assez haut et qui en tant que forme d’expression à part ne cherche pas de corrélation avec une idée particulière. À ce propos, Steiner aimait citer Goethe, pour qui la musique est la forme la plus haute de l’art, précisément parce qu’elle n’imite pas la nature.
Un point de convergence intéressant est l'admiration que les deux philosophes ont pour Goethe. Hegel apprécie particulièrement la méthode goethéenne en ce qu'elle débute par la recherche dans le monde, les observations faites sur les vrais phénomènes et non par un voyage dans le monde des idées. L'expérience, le particulier d'abord, la création après :
… il faut qu’il [l'artiste] ait beaucoup vu, beaucoup entendu et beaucoup retenu en lui-même [...] un esprit profond étend sa curiosité sur un nombre infini d’objets. Goethe, par exemple, a commencé de cette manière, et n’a cessé pendant toute sa vie d’agrandir le cercle de ses observations. Ce don naturel, cet intérêt pour une appréhension déterminée du réel dans sa forme réelle, aussi bien que la faculté de retenir tout ce qu’on a vu et observé, est la première condition du génie. (Hegel, 1997, p. 375)
Bien évidemment, les deux théories divergent dans leur conception de la place finale de l’art : tandis que la forme conceptuelle de la philosophie permet d’atteindre la vérité dans une forme plus claire et élevée chez Hegel, pour Steiner, l’art est une forme d’expérience à part, la science ne pouvant pas proposer une explication plus consciente et complète de cette expérience.
De la philosophie à son application : la notion d’art dans la pensée tardive de R. Steiner
Il est possible de retracer le fil du changement des idées de Steiner entre sa période philosophique où l’on discerne facilement les influences de ses études et recherches en philosophie, et la période plus tardive, où se présente devant nous un conférencier prolifique qui se donne pour mission de proposer des enseignements sur les sujets qui lui tiennent à cœur. Quel concept d’art et de ses finalités peut-on trouver dans son œuvre de la maturité ?
Quelques idées, présentes notamment dans les textes tardifs de l’ouvrage L’art, entre sensible et suprasensible, offrent une perspective pertinente pour aborder ce sujet, celle de voir en chaque personne un artiste capable aussi bien de créer que de s’imprégner des œuvres d’art, et par ces actes, d’éprouver les choses et de transformer la réalité. Son travail de fondation d’une école, ses efforts pour mettre en place une pédagogie sont une bonne illustration pour comprendre l’importance de l’art dans la philosophie de Steiner. De ses premières réflexions philosophiques au sujet de l’art et de l’esthétique nous retenons qu’il y voit un moyen de parvenir à l’essence des choses, que l’artiste a sa juste place dans le monde et que le sensible, loin d’être un reflet du monde des idées, devrait être étudié en tant que tel. Viennent alors les questions sur les grands buts de l’éducation et sur les moyens de les atteindre. On touche ici la problématique de l’instauration de la pratique des arts et de l’introduction de la dimension artistique dans l’enseignement. Que l’art ait son propre rôle dans l’éducation, un rôle indéniable, voilà ce dont on ne saurait douter dans le cadre de la pédagogie fondée par Steiner. Il s’agit ici de l’art considéré comme une activité accessible à tout être humain et non uniquement du travail des grands artistes et poètes qui ouvrent les portes de l’invisible.
L’art comme moyen de ressentir et d’exprimer les sentiments
La mission de l’art, en répondant au besoin de parler à plus que l’intellect, est alors de stimuler des facultés comme le sentiment et l’imagination. L’art est envisagé en réponse au besoin que l’on ressent d’« exprimer des états d’âme, des sentiments » (Steiner, 2009, p. 85). Ainsi, la profondeur de notre âme s’extériorise quand on pratique une activité artistique. Les créations artistiques sont puisées dans le psychisme de l’être humain et en font jaillir quelque chose qui autrement n’existerait pas dans le monde sensible. On pourrait rapprocher cette conception de l’art qui met l’accent sur les sentiments de celle de Dewey. Dans son ouvrage L’art comme expérience (2010), le philosophe américain explique le rôle des émotions dans la création, affirmant que l’artiste a la capacité de transformer une émotion originale, aussi « rudimentaire et imprécise » (p. 142) qu’elle soit, en donnant forme à la matière qui devient un « véhicule d’expression » (p. 143). Une nouvelle émotion voit le jour, passant par une expérience inédite qui, sans cet acte de création artistique, n’aurait pas pu être vécue. Ceci lui permet de conclure que « l’expression est la clarification de l’émotion turbide » (p. 144), rendue possible grâce à l’interaction entre l’idée et la matière.
Pour Steiner, cette expérience est profondément spirituelle et en quelque sorte liée aux forces cosmiques, contrairement à la conception de l’art chez Dewey. À travers les différentes formes d’art, qu’il s’agisse de la musique, de la peinture, de la sculpture ou encore de l’architecture, on fait une expérience spirituelle propre à chaque expression artistique. Ainsi, regarder une statue ou écouter un morceau de musique est une expérience vécue comme un sentiment (« … les sons de la musique animent eux aussi notre environnement » (Steiner, 2009, p. 149). Un sentiment particulier accompagne un poème : la poésie permet de ressentir le rythme, la mélodie des sons et des mots prononcés ; avec elle, nous faisons une expérience qui dépasse le « ressentir habituel » (p. 154). Kant (2015) remarque qu’un sentiment d'intensification de la vie accompagne l’expérience du beau (p. 226). Une idée similaire peut être trouvée dans les cours sur l’esthétique de Hegel :
Cet éveil de tous les sentiments qui sont en nous, ce passage de notre âme à travers chaque contenu de la vie, cette réalisation de toutes nos émotions intérieures grâce à une présence extérieure purement illusoire, voilà ce que l’on considère surtout, sous ce rapport, comme la puissance particulière et par excellence de l’art. (1997, p. 104.)
Selon Steiner, l’œuvre d’art est avant tout l’occasion d’une expérience plutôt qu’une matière à analyser ou à critiquer. C’est quelque chose qui s’éprouve plutôt comme une conversation intime avec un ami : « lorsqu’on essaie de parler d’art, on a plutôt le sentiment que l’on se dérange soi-même constamment avec la pensée que l’on développe » (Steiner, 2009, p. 81). Quelle est alors l’attitude appropriée à adopter face à cette non-pensée, à ce « pathos de la pensée opposé à la logique représentative » dont parle Jacques Rancière (2001, p. 49) ? C’est la maxime de Wittgenstein exprimée par Steiner : quant à l’art, il faut le « savourer en silence » (Steiner, 2009, p. 81). Le philosophe veut souligner la primauté de l’expérience artistique avant tout développement de la pensée critique qui pourrait entraver et altérer cette dernière.
Se sentir créateur et transformer la réalité par l’art
Mais on ressent encore autre chose lorsque l’on pratique une activité artistique. Pour l’enfant, il s’agirait moins du dévoilement de vérités cachées que d’un acte de création de sa subjectivité. Ceci est comparable dans ce contexte avec le jeu. Ce même concept se trouve chez Schiller. C’est la notion de liberté chez l’auteur des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme qui séduit Steiner, et plus particulièrement l’idée de l’art comme moyen d’éducation servant à libérer l’homme. Entre la nécessité de la raison et la nécessité de la nature instinctive qui a soif du sensible, l’art, comme sphère de la création, propose une troisième dimension dans laquelle la liberté humaine peut se déployer. À ce sujet, Steiner observe encore en 1888-9 : « C’est ici que Schiller intervient, insérant étroitement l’idée de liberté dans la succession des pensées d’une façon qui fait le plus grand honneur à la nature humaine. » (2009, p. 23)
Le philosophe reprend le concept de l’instinct de jeu chez Schiller et souligne l’importance de l’activité personnelle dans cet acte créatif qui instaure ses propres règles. « En quoi consiste essentiellement le jeu ? À emprunter les choses à la réalité et à modifier en quelque manière les rapports qu’elles ont entre elles. Dans cette transformation de la réalité […] tout s’effectue uniquement au service d’un besoin subjectif » (Steiner, 2009, p. 24). C’est également ce qui se joue dans la sphère de l’art, puisque l’artiste transforme la matière et la réalité selon sa subjectivité et ses forces créatives. Plus tard, dans un cours pédagogique, cette idée d’inspiration schillérienne défendue par le jeune Steiner se transforme en la proposition de lier la liberté que le petit enfant ressent quand il joue à la pratique artistique. Cela n’est pas sans importance pour sa future vie d’adulte. D’après Steiner, l’art peut servir de passerelle entre le jeu libre et insouciant de l’enfant et le monde professionnel, régi par des règles et des contraintes :
Comment réussirons-nous à construire un pont entre la joie libératrice du jeu et le pesant fardeau du travail quotidien ? […] Se servir de l’art à l’école de la façon qui convient conduit aussi de la joie libératrice du jeu au travail considéré comme une nécessité de la vie ; si le pont adéquat est construit, on n’a plus besoin de considérer le travail comme un fardeau pesant. (1998, p. 31-32)
Le déploiement de la liberté dans l’acte créatif, qui provient du besoin intérieur de libérer des forces, se conjugue à la nécessité de travailler avec les contraintes extérieures pour aboutir à une création artistique, qu’il s’agisse d’un objet ou d’une présentation artistiques. Pour la création d’un objet, par exemple, l’expérience consiste à transformer la matière selon sa vision créative, laquelle est régie par ses propres règles.
La pratique artistique est ainsi l’une des activités par lesquelles la réalité peut être transformée. L’acte de création permet de prolonger la réalité par la libération des forces créatives. Dans ce sens, l’art peut se libérer de la comparaison, parfois oppressante, avec la pratique scientifique. Cette transformation, ou ce prolongement de la réalité, ce processus créatif sert un but. Goethe, par exemple, dans un moment d'inspiration ne voit « aucune distinction entre poésie et réalité » (Goethe, 1991, p. 376). Le génie allemand relate l'effet qu'a eu sur sa vie l'expérience de l'écriture des Souffrances du jeune Werther, dans une phrase aussi poétique que le reste de son œuvre :
… car, par cette composition plus que par toute autre, je m'étais sauvé d'un élément orageux sur lequel [...] j’avais été ballotté avec une brutalité extrême. Je me sentais, comme après une confession générale, redevenu joyeux et libre et en droit de commencer une vie nouvelle. [...] je me sentais allégé et éclairé, pour avoir transformé la réalité en poésie […] (p. 376)
Ici encore, on peut rapprocher la perspective de Steiner de celle de Dewey. En pratiquant une activité artistique ou même en l’observant, l’enfant vit une expérience particulière. Il s'agit d'un acte d'expression qui engendre une nouvelle expérience, permettant de clarifier une idée, une émotion, transformant et enrichissant la vie et la vision des choses. Dewey disait que ce qui manque à nous tous, qui ne nous considérons pas comme artistes, c’est « la capacité d’adapter une idée et une émotion vagues à un véhicule précis » (2010, p. 142). Cette transformation se fait par le travail avec le matériau, et, notons-le, par l’échange mutuel, où le matériau nous permet d’avoir de nouvelles perceptions pendant que nous l’aménageons et l’adaptons (il peut tout à fait s’agir, par exemple, de l’art de la parole autant que des arts plastiques et de la peinture). L’ambition est ainsi posée : par la pratique de l’art, de ressentir la créativité, de se sentir acteur, auteur de ses créations, et, qui sait, de sa vie.
Attitude esthétique de l’enfance
Ces aspects de la philosophie steinerienne tardive trouvent leur juste place dans sa pensée pédagogique. Cela se traduit avant tout par la prépondérance de la pratique artistique dans l’enseignement et le recours à l’art d’une manière générale. C’est un trait distinctif des écoles Waldorf, qui se manifeste non seulement par le nombre d’heures important que les activités artistiques occupent dans le programme scolaire, mais également par la conviction que l’art doit imprégner tout enseignement, car il constitue un moment crucial dans le bon développement de l’enfant. Il ne s’agit pas de produire des chefs-d’œuvre mais, avant tout, de proposer des activités durant lesquelles l’enfant peut se sentir créateur. Cette approche est particulièrement importante durant la période correspondant à l’école primaire. Selon cette conception, l’enfant de cet âge est naturellement réceptif à l’enseignement artistique et esthétique, bien que l’art ne doive pas être négligé pour les élèves plus grands. C’est à cet âge tendre que l’élève développe un sens esthétique envers le monde, chaque chose étant alors perçue sous le prisme de la beauté. L’éducation doit donc prendre en compte cet aspect du développement de l’enfant et savoir proposer des matières d’enseignement, des savoirs et des savoir-faire adaptés à cette sensibilité accrue. Qu’est-ce que cela signifie pour l’enseignant ? Tout – gestes et paroles de l’enseignant autant que contenu de l’enseignement – devrait comporter une touche esthétique ou artistique : « Le maître, l’éducateur qui doit s'occuper des enfants à l'école primaire, doit apporter un soin tout particulier à ce que tout ce qui se passe entre lui et l'enfant soit marqué dans son application par le caractère artistique » (Steiner, 1998, p. 158-159).
Voici quelques exemples que Steiner propose pour démontrer d’une manière non équivoque que cette esthétisation du moment de l’enseignement peut être appliquée à tout. La beauté, l’art et l’esthétique peuvent trouver leur place dans chaque cours, indépendamment de la matière proposée à l’enfant. Il peut s’agir de ressentir la beauté de la langue, des mots prononcés, ou de percevoir la beauté dans la façon dont le texte est disposé au tableau : « Lorsque par exemple, en enseignant les mathématiques, on écrit une série plus courte à la ligne suivante, il n’est pas indifférent de commencer la deuxième au début ou au milieu » (p. 127). Ce sont de petits détails auxquels l’enfant est sensible : « Des formules ou des séries de formules mathématiques peuvent être parfois entourées de figures dont la beauté pourra être ressentie directement » (p. 127-128). Une telle expérience esthétique sert l’enfant dans son apprentissage, car elle lui permet de se sentir lié à la matière par tout son être.
On retrouve cette idée sous une forme actuelle en philosophie de l’art dans le concept d’Homo Aestheticus. Il est question ici de « l’expérience esthétique comme anthropologique »6 ou de la conduite esthétique7 comme profondément ancrée dans notre vie, faisant partie intégrante de la notion d’intelligence.
Steiner, pour sa part, insiste sur la beauté de l’expérience sensorielle, prêtant une attention particulière à l’effet harmonisant qu’elle peut avoir sur l’enfant. Il ne s’agit pas d’une attitude particulière à adopter, car l’enfant se trouve déjà dans cette attitude esthétisant le monde, dans l’attente d’être nourri par de la beauté de la langue, de la musique et des mouvements. Les formes artistiques typiquement cultivées dans la pédagogie Waldorf s’organisent autour de l’idée d’harmonie et de beauté proche des arts classiques. Il ne serait pas difficile de le constater déjà dans l’exemple de l’eurythmie, art du mouvement et de la danse spirituelle pratiqué spécifiquement dans les écoles Waldorf8 . C’est grâce à cette harmonie, supposée agir sur la nature de l’enfant, que celui-ci peut grandir en déployant correctement ses forces.
L’esthétique et l’artistique imprègnent tout l’enseignement>
L’objectif est donc de faire passer l’art dans tous les aspects de l’enseignement. On constate alors qu’il y a une continuité entre l’enseignement du fondateur et la pratique réelle dans les écoles. L’art est bien sûr présent dans les cours de matières artistiques. Mais la beauté, l’expérience esthétique et artistique demeurent le point focal dans d’autres types de cours, non reliés directement à l’art. Sunmi Kim, qui a fait un grand travail de terrain dans les écoles Waldorf en France (2004-2005), note l’omniprésence de l’art dans la vie des classes (Art et spiritualité dans la pédagogie Steiner-Waldorf, 2008). Cette recherche, qui a duré six mois, inclut des observations faites dans pas moins de 29 classes, et elle permet de mettre en évidence l’intégration de l’aspect artistique dans la vie des écoles Waldorf. Kim souligne qu’il ne s’agit pas uniquement des pratiques artistiques qui sont, bien évidemment, très présentes dans le programme, mais également, et « avant tout », de l’expression artistique (2008a, p. 204). Outre les pratiques artistiques et manuelles, on peint, dessine et chante « dans des cours dits classiques, comme le français, les mathématiques, la physique », on enseigne en se servant des images et des dessins, on trouve aussi des flûtes dans les classes des élèves de primaire dont les enfants peuvent se servir quand ils le souhaitent (2008b, p. 78). On voit les élèves tricoter pendant et entre les cours (2008a, p. 211). Cet élément artistique vit également dans « la partie rythmique », un court moment de 5 à 20 minutes qui précède la partie principale du cours du matin et qui est instaurée afin de préparer les élèves aux apprentissages : « Avant ce cours [cours principal], toujours le matin, les élèves entrent dans une phase de méditation et de concentration. […] Parmi ces éléments, j’ai pu observer l’utilisation de la flûte, de poèmes, de récits collectifs, de chants, d’exercices corporels, de jeu de ballon, etc. » (p. 210).
Au sujet des travaux manuels, Steiner insistait sur le respect des règles de l’harmonie dans le produit final. Ces cours nous apprennent à manier la matière pour créer des objets utiles dans la vie mais portant aussi la marque de l’expérience esthétique. Si la beauté peut être trouvée dans les choses ordinaires, les différents objets fabriqués dans des cours de travaux manuels – qu’il s’agisse de poupées, de cuillères ou de pochettes – peuvent être jolis et esthétiques. De simples objets utilitaires deviennent ainsi des objets d’art, des objets esthétiques, permettant de dépasser les limites du concept à travers lequel ils sont souvent perçus sans pour autant être vraiment remarqués, à savoir en tant qu’objets qui servent un but. Comme l’a noté Dewey (2010), les objets fabriqués ont « une forme esthétique […] dès lors que le matériau est organisé et adapté de telle manière qu’il contribue immédiatement à l’enrichissement de l’expérience immédiate » (p. 204), comme une ouverture vers une expérience du quotidien plus riche, plus variée, plus affective.
Conclusion
Il existe diverses manières d’aborder le sujet de l’art et sa place dans la pédagogie Waldorf. Ici nous avons souligné le lien de l’art avec le sentiment, la créativité et l’attitude esthétique. Outre les aspects abordés dans le présent article, selon la théorie de la pédagogie Waldorf les cours artistiques et les travaux manuels permettent de travailler encore d’autres facultés comme la volonté, favorisant ainsi le bon développement de l’enfant et de ses capacités.
Notons pour terminer que, dans les travaux tardifs de Steiner, dont les conférences pédagogiques, se mêlent des idées d’ordre métaphysique, ou mystique, ce qui fait l’originalité de l’auteur et en même temps l’expose aux critiques. En effet, il est difficile de traiter et d’analyser certains propos du philosophe. Parmi les critiques avancées contre sa pensée, Ullrich (2015) juge qu’elle peut être qualifiée de dépassée, mystique et préscientifique. Il est néanmoins possible d’analyser les considérations proprement philosophiques et pédagogiques de Steiner. En se focalisant sur les idées philosophiques sur l’art du fondateur de la pédagogie, on découvre que tout en s’inscrivant dans une continuité de pensée sur l’art chez d’autres philosophes, d’hier et d’aujourd’hui, elles portent la marque indéniable de son auteur, à savoir le lien qu’il établit entre le spirituel et l’art. Si le passage à l’action et à l’expérience artistique multiforme prend une place si importante dans sa pédagogie, c’est parce que l’artistique est hissé au rang d’expérience esthétique par excellence, d’expérience émotionnelle, spirituelle, qui stimule la créativité de l’enfant et harmonise les divers aspects de son être. C’est ici l’intention même de la pédagogie Waldorf : en introduisant l’art dans l’enseignement, il serait possible de proposer une expérience profondément singulière.
Références
Dewey, J. (avec Shusterman, R., & Buettner, S.). (2010). L’art comme expérience (J.-P. Cometti, Trad.; 1-1). Gallimard.
Goethe, J. W. von. (1991). Poésie et vérité : Souvenirs de ma vie. Aubier.
Hegel, G. W. F. (1997). Esthétique (B. Timmermans & P. Zaccaria, Éds.; C. Bénard, Trad.; 1-2). Librairie générale française.
Kant, E. (2015). Critique de la faculté de juger (A. Renaut, Trad.; GF). Flammarion.
Kerlan, A. (2021). Éducation esthétique et émancipation : La leçon de l’art, malgré tout. Hermann.
Kim, S. (2008a). L’art dans la pédagogie Steiner-Waldorf comme réalisation de la globalité de l’être humain. In Art et spiritualité dans la pédagogie Steiner-Waldorf : Une Recherche-action (Fédération des écoles Steiner-Waldorf en France, p. 204-214).
Kim, S. (2008b). Recherche sur le terrain. In Art et spiritualité dans la pédagogie Steiner-Waldorf : Une Recherche-action (Fédération des écoles Steiner-Waldorf en France, p. 69-113).
Lindenberg, C. (2011). Rudolf Steiner. Eine Biographie : 1861-1925. Freies Geistesleben GmbH.
Rancière, J. (2001). L’inconscient esthétique. Galilée.
Schaeffer, J.-M. (2015). L’expérience esthétique. Gallimard.
Schieren, J. (2010). Die goethesche Bewusstseinshaltung der Waldorfpädagogik. In H. Paschen (Éd.), Erziehungswissenschaftliche Zugänge zur Waldorfpädagogik (p. 189-214). VS Verlag für Sozialwissenschaften. https://doi.org/10.1007/978-3-531-92362-8_9
Schopenhauer, A. (2009). Le monde comme volonté et représentation (C. Sommer, V. Stanek, & U. Batini, Éds.; M. Dautrey, Trad.; 1-2). Gallimard.
Skiera, E. (2010). Reformpädagogik in Geschichte und Gegenwart : Eine kritische Einführung. Oldenbourg Verlag.
Steiner, R. (1990). GA 302a. Enseignement et éducation selon l’anthroposophie. Éditions Anthroposophiques Romandes.
Steiner, R. (1998). GA 304a. L’art éducatif : L’imagination créatrice dans l’enseignement. Éditions Anthroposophiques Romandes.
Steiner, R. (2009). L’art entre sensible et suprasensible : Fondements d’une esthétique nouvelle.
Notes
- [←1 ]
Certaines idées de l’article sont également développées dans le travail de thèse de l’auteure.
- [←2 ]
Cf. Goethe, père d’une esthétique nouvelle, dans Steiner, R. (2009). L’art entre sensible et suprasensible : Fondements d’une esthétique nouvelle. Triades.
- [←3 ]
C’est à cette époque qu’il a donné de multiples conférences pédagogiques conservées grâce à leur retranscription et leur publication ultérieure.
- [←4 ]
Cf. Lindenberg, C. (2011). Rudolf Steiner. Eine Biographie : 1861-1925. Freies Geistesleben GmbH. Chapitre dix (p. 161-166).
- [←5 ]
Non traduit en français.
- [←6 ]
Analysé, entre autres, par Jean-Marie Schaeffer dans son livre « L’expérience esthétique » (2015).
- [←7 ]
Concept au cœur des analyses d’Alain Kerlan dans son ouvrage « Éducation esthétique et émancipation: La leçon de l'art, malgré tout » (2021).
- [←8 ]
Cf. chapitre 3.7 Eurythmie – die anthroposophische Bewegungskunst als Schulfach (Eurythmie - l'art du mouvement anthroposophique comme matière scolaire) dans Ullrich, H. (2015). Waldorfpädagogik : Eine kritische Einführung. Beltz, p. 76-80.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292
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