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jeudi 30 octobre 2025
Pour citer ce texte : ROELLENS, C. CHAUVIGNE, C. Injonction à l’engagement à l’école et autorité du discours institutionnel. De la philosophie politique de l’éducation à la vie scolaire en France Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , hors série n°1
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Injonction à l’engagement à l’école et autorité du discours institutionnel
De la philosophie politique de l’éducation à la vie scolaire en France
Camille Roelens
Céline Chauvigné
« L’engagement est un élément fondamental […]. Le parcours citoyen est enrichi par l’engagement des élèves dans des projets à dimension citoyenne à l’École ou en dehors1 »
L’objet de cet article est d’étudier les textes officiels et discours ministériels – en nous concentrant plus spécifiquement sur le ministère de Jean-Michel Blanquer, de 2017 à 2022 - relatifs au parcours citoyen de l’élève instauré en 2016 dans le cadre des politiques scolaires françaises et plus spécifiquement à la thématique, qui y est présentée comme centrale, de l’engagement. Ce faisant, nous souhaitions contribuer à mieux comprendre ce qu’un tel objectif de mise en avant de l’engagement implique pour l’école, à cerner les problématiques que cela soulève et à esquisser les manières dont on peut se saisir des possibles ainsi ouverts pour une éducation au politique assumant tant l’ambition démocratique que la problématicité du monde.
Cette étude se déploie en mêlant de manière complémentaire philosophie politique de l’éducation (Blais et al., 2002/2013), pensée de la vie scolaire2 et paradigme des questions socialement vives en éducation. Pour des raisons d’espace de texte et de sobriété bibliographique, nous nous appuyons également ici sur des travaux antérieurs menés par chacun des deux auteurs (Chauvigné, 2017, 2021, 2022 ; Roelens, 2021, 2022a, 2022b, 2022c)
Comment peut-on comprendre cette injonction à l’engagement dans le cadre des politiques scolaires actuelles en France ? Que nous révèle-t-elle, par ses apories et par ce qu’il peut être nécessaire de mettre en œuvre pour les dépasser, des types de propositions scolaires qui peuvent ou non faire autorité dans les sociétés démocratiques contemporaines (par les fins visées autant que par les moyens envisagés) ? En nous confrontant à ladite problématique, nous chercherons ici à aller de la critique théorique des discours explicites et implicites de l’institution scolaire aux propositions pratiques pouvant être mobilisées par les acteurs de l’école et en particulier les enseignants, le cas échéant, les conseillers principaux d'éducation3 sur certains projets éducatifs ou enseignements comme l’enseignement moral et civique (2015).
Nous nous attachons dans un premier temps à une approche herméneutique des principaux discours concernant ce volet du parcours citoyen, pour mettre au jour la conception de l’autorité de l’institution scolaire sur laquelle ils font fond. En mobilisant la philosophie politique de l’éducation, nous dégagerons les principales lignes de forces problématiques qu’ouvrent de tels discours dans la démocratie française contemporaine si on les envisage comme devant s’incarner dans des pratiques pédagogiques concrètes.
Dans un second temps après ce travail de déconstruction, nous ouvrirons un volet de reconstruction et plus pratique de notre démarche, en tentant de montrer plus positivement quels types de discours sur l’engagement et de mise en œuvre pragmatique de leurs principes dans la vie scolaire effective pourraient faire autorité aujourd’hui face aux questions vives du temps.
1. Tentative de déconstruction du discours institutionnel sur l’engagement
Commençons par un constat : dans les discours institutionnels d’autorité sur l’École que nous avons pu étudier, en premier lieu les instructions officielles et leurs présentations et relais par le ministre et les officiels de l’Éducation nationale, l’engagement semble être présenté comme une notion allant de soi, en particulier dans la présentation du parcours citoyens. Pour un concept si complexe et pluriel, cela n’est pas sans risque : l’engagement a tout, en effet, de ce que Gallie, (1956/2014) appelle les concepts essentiellement contestés. Chacun, en particulier, en a plus ou moins une idée générale et orientée (plutôt positivement, a priori), mais si l’on cherche à descendre dans la finesse du grain et à se mettre globalement d’accord plus substantiellement sur son sens et ses implications, les choses se compliquent. Ne serait-ce que dans l’histoire intellectuelle française, la notion d’intellectuel engagé renvoie à des horizons très différents selon que l’on parle de Sartre, de Camus ou d’Aron, par exemple. C’est aussi une notion généralement porteuse d’une charge symbolique très forte, non-neutre, ce faisant, sur un certain nombre de débats essentiels de la pensée socio-politique. Prenons quelques exemples. La notion d’engagement renvoie ainsi davantage, pour réinvestir une distinction posée par Constant (1997), à la liberté des Anciens comme participation politique active qu’à la liberté des Modernes comme jouissance paisible de l’indépendance privée. Dans les termes de Berlin (1969), on se trouve alors du côté de la liberté positive (on est vraiment libre quand on s’engage) et non de la liberté négative comme absence de contrainte. La notion d’engagement a aussi un tropisme holiste (primat d’un tout qui dépasse ses parties) et regarde, comme on le verra, l’individualisme démocratique (Tocqueville, 1835-1840/1981) comme un ennemi. Elle est enfin, bien souvent, une notion que les personnes se revendiquant comme des républicains résolus et volontaristes dans le débat public mobilisent pour suggérer qu’un simple attachement à la démocratie liberté n’est pas, aujourd’hui, une manière suffisante d’être un bon citoyen (Raynaud, 2010). En France, le courant de pensée à la fois politique et éducatif que l’on peut appeler le néo-républicanisme4 (Foray, 2008), dans lequel Blanquer peut être rangé (voir en particulier sa conception explicite de l’école publique comme creuset premier de la cohésion et de l’identité nationales), incarne une manière importante de concilier les idées qui précèdent tout en retirant en revanche à l’engagement son potentiel critique, au sens où l’on parle par exemples de pensées ou de théories critiques : l’engagement, pour les néo-républicains, c’est l’adhésion en raison au projet républicain. Toutes ces positions sont sans doute en soi respectables, mais elles ne sont pas hégémoniques, loin de là, ni soustraites au débat contradictoire, et il est a minima probatique de prétendre les manier comme si elles n’avaient pas de conséquences importantes pour les conceptions de la citoyenneté en général, et de l’éducation à la citoyenneté à l’école en particulier, qu’il n’est nullement certain que tous les acteurs concernés acceptent aisément d’endosser aujourd’hui.
Ce qu’il nous faut faire ici, dans le projet intellectuel qui nous anime dans ce texte, c’est donc en quelque sorte d’expliciter ce qu’il est permis de penser que l’institution, par la parole d’autorité de son ministre en particulier, considère comme allant de soi quand elle manie la notion d’engagement comme une évidence supposément partagée. Une manière de procéder pour ce faire consiste à explorer les écrits d’un ministre prolixe (2018, 2021 ; Blanquer et Morin, 2020), qui revendique d’ailleurs d’écrire École « avec une majuscule en tant que référence centrale de notre vie collective » (2021, p. 11), ce qui donne le ton. C’est un matériau dense, et nous ne pouvons ici que livrer – souvent en notes - quelques citations illustratives au fil de notre propos. Plusieurs choses frappent à pareille lecture. Notons tout d’abord une prégnance des conceptions durkheimiennes5 de l’éducation et du social (Durkheim, 1902-1903/2015), envisagés avant tout comme processus d’intégration disciplinaire. La figure du politique et de l’action des grands hommes d’état de l’histoire faisant de l’action scolaire l’acmé de l’action politique6 est aussi omniprésente. Le volontarisme résolu est alors appréhendé comme la farine du boulanger du véritable homme d’État : « notre vieille République […] a besoin d’être revitalisée par un discours ferme et volontariste. L’école a le pouvoir de créer du commun » (Blanquer, dans Blanquer et Morin, 2020, p. 85). En découle une conception du service public que l’on peut définir comme celle de l’action normative sur les publics par le politique et par le biais des agents de ses institutions. Cela implique d’une part un plus grand contrôle revendiqué des fonctionnaires7 (dans Blanquer et Morin, 2020, p. 48-49), et une conception à la fois vocationnelle, sacrificielle et engagée au sens quasi spirituel du métier d’enseignant. « L’École, écrit-il ainsi, […] est faite de femmes et d’hommes passionnément et viscéralement engagés pour l’acte le plus fondamental d’une civilisation : l’acte d’enseigner » (2021, p. 111). Bref, il est permis de penser que la conception de l’engagement promue par ce ministre et l’institution scolaire sous son ministère recoupe peu ou prou celle de Schnapper8 – qu’il a au demeurant nommé à la tête du Conseil des Sages pour la laïcité, et à laquelle nous avons consacré une étude de philosophique politique de l’éducation (Roelens 2022b - qui écrit que « seule […] la valeur accordée à l’engagement par lequel se transmettent les valeurs communes et qui garantit la sécurité permet de compenser les dérives qui peuvent naître de l’individualisme et de l’immédiateté de la démocratie "extrême". Seule elle permet de donner un sens à l’avenir, donc au destin individuel et collectif9 » (Schnapper, 2017, p. 140).
Ce qui précède permet, on l’aura compris, d’esquisser une philosophie politique de l’école bien spécifique, que nous ne pouvons ici présenter que de manière schématique. Elle s’articule autour d’une conception de l’engagement inscrite dans une compréhension plus large de la république, de la nation et de l’école comme ce qui vient modérer précocement les passions démocratiques (au sens tocquevillien), dans une conception assez paternaliste (Roelens, 2021, 2022a, 2022b) du rôle de l’état. Il s’agit en fait d’un néo-républicanisme scolaire et politique assez proche des conceptions de Raynaud10 – auquel nous avons consacré ailleurs une étude en propre (Roelens, 2021b) -, mettant en particulier en avant la spécificité et la valeur de l’héritage d’un modèle scolaire républicain français et de ses vertus conservatrices. Cela peut conduire, en particulier, à développer dans les temps de querelles scolaires des postures anti-pédagogues et antisciences de l’éducation et de la formation (voir exemplairement Finkielkraut, 2007). Il existe bien sûr une pluralité de déclinaisons de ce type de philosophie politique de l’école néo-républicaine, mais toutes nous semblent à minima partager les traits suivants. Premièrement, elles sont souvent farouchement anti-individualistes, l’individu en quête de son bien être mû par le désir et l’émotion étant présenté comme le fossoyeur du citoyen républicain vertueux et raisonnable. Deuxièmement, elles témoignent d’un rapport compliqué à certaines formes de libéralisme, car si elles admettent en général une partie des conquêtes du libéralisme politique et économique (avec, souvent, de fortes réserves dans ce second cas), elles sont en générales hostiles au libéralisme des mœurs et de la culture, et en particulier aux mutations culturelles de la globalisation. Ces deux premiers traits sont bien synthétisés dans ces mots de Blanquer : « Notre société est traversée de forces négatives qui prennent souvent les traits de la liberté-immédiateté, d’une consommation débridée par laquelle chacun pourrait faire et avoir ce qu’il souhaite dans une sorte de laisser-faire général correspondant à l’idéal individualiste de notre temps » (dans Blanquer et Morin, 2020, p. 93). Troisièmement, et cela découle en un sens des deux premiers, elles conduisent souvent leurs tenants à des positions très massivement conservatrices sur quelques questions vives actuelles comme les controverses dites du "wokisme", l’engagement de la jeunesse face aux défis de l’Anthropocène, ou encore les débats sur les compatibilités de la conception française de la laïcité dans sa compréhension la plus ferme avec les sociétés pluralistes et interculturelles contemporaines. Si l’on synthétise en deux brèves formules, on peut dire que dans cette logique, l’engagement est conçu comme un ressort pour moraliser la démocratie plutôt que (ou pour éviter d’avoir à) démocratiser la morale, et pour civiliser les individus plutôt que pour individualiser la civilisation. Bref, dans cette logique, l’École est le dernier rempart d’une civilisation prise entre barbarie et décadence, et le seul engagement vraiment humaniste possible est le néo-républicanisme politique et scolaire11 .
Or il nous semble que ces positions normatives sont de nature à poser problème aujourd’hui à un certain nombre de professionnels et plus globalement d’individus de nos sociétés, et que l’on aurait tort de le méconnaitre en tentant de recouvrir tout cela du voile de l’évidence par un discours institutionnel volontariste. En effet, pour paraphraser à la fois Kant et Ford, il semble parfois que l’engagement soit alors conçu dans les limites de la simple raison néo-républicaine, et que chacun se trouve libre, à l’école et plus globalement dans la société civile, de choisir la couleur de son engagement du moment qu’elle est suffisamment néo-républicaine. Comme nous l’avons montré ailleurs (Roelens 2022a), tout cela va bien au-delà du degré de tentative de contrôle des individus et du social par le politique, ce que l’on peut trouver légitime dans une politique publique au sein d’une démocratie libérale contemporaine. Ce faisant, si l’institution scolaire essaie effectivement de tenir concrètement cette posture, cela ne peut sans doute se faire qu’au détriment de ses agents, placés en première ligne d’une situation potentiellement conflictuelle et entre le marteau d’injonctions paradoxales et l’enclume des attentes, à la fois plus plurielles et plus individualistes, des publics (Roelens, 2022b). En termes de citoyenneté, cela conduit en particulier l’école à camper sur des conceptions nationales et émotionnelles de la citoyenneté et des conceptions militaromorphes de l’engagement12 (il s’agît d’instituer par l’école un citoyen au service de la nation, le modèle symbolique étant celui du citoyen soldat défendant la patrie en arme). Tout cela pose un certain nombre de questions pour penser l’Europe et la globalisation, mais surtout renforce le risque de s’enfermer dans une conception purement volontariste et francocentrée13 du politique, de la citoyenneté et de l’école, qui est déjà le tropisme natif des positions néo-républicaines. Bref, trop de décalages ici pour que les choses puissent être évidentes, surtout avec des ambitions proclamées telles que « l’accomplissement humain [ouvrant sur] une transcendance [et un] dépassement de l’individu dans l’idéal commun » (Blanquer, 2018, p. 18). Ce type de posture éloigne désormais de la possibilité de voir une posture d’autorité reconnue comme légitime bien plus qu’elle n’en rapproche (Roelens, 2022c).
À partir de cette lecture philosophique et institutionnelle, quelles perspectives peuvent être envisagées par les acteurs de l’école, vis-à-vis de cette injonction à l’engagement ? Nous pouvons à ce stade envisager trois types de prise en charge par les acteurs de l’école :
Une approche minimaliste, libérale et individualiste (Roelens, 2022), consistant à prôner au contraire un idéal de désengagement – conçu comme source de pacification démocratique - de neutralité accrue de l’institution scolaire. Les savoirs sont considérés ici comme exempts de valeurs.
Une approche traditionaliste et normative cherchant à faire adhérer les élèves à un type de pensée par l’opération d’une normalisation disciplinaire et morale
Une approche de réflexivité politique comme compréhension des enjeux des problèmes de société sur la base de savoirs, de valeurs et de pratiques dans une dimension critique et proactive (Barthes, 2022, Chauvigné,2022, Chauvigné & Fabre, 2021)
Cette dernière approche nous semble relever d’une proposition du concept d’engagement appliquée à la vie scolaire entendue comme espace, parcours et expériences des élèves durant leur scolarité.
2. Ancrage scolaire et proposition de reconstruction du concept d’engagement appliquée à la vie scolaire
La notion d’engagement imprègne le système scolaire dans son ensemble à commencer par les directives rédigées à l’attention des personnels (recteurs, inspecteurs, chefs d’établissement, etc.) qui donnent la tonalité des prérogatives nationales (circulaires, décrets, priorités pédagogiques et éducatives, etc.). Les contenus pédagogiques et éducatifs (programmes, socle commun14 , les quatre parcours éducatifs15 ) viennent compléter cet ensemble soutenu par les acteurs de l’école qui en France présente une particularité par la séparation de l’instructif et de l’éducatif. Nous avons en effet, historiquement un cloisonnement entre la tâche noble de l’enseignement dévolue aux professeurs et la tâche subalterne d’une socialisation et d’un accompagnement de la jeunesse dans son épanouissement personnel, social, citoyen endossé dans le secondaire par un conseiller dit conseiller principal d'éducation (MEN, 2015). Mais la convergence de trois éléments vient ajouter plus de porosité dans cette division du travail avec pour objectif la formation du citoyen, préoccupation qui n’est pas nouvelle en France mais qui trouve, une autre coloration aux abords des années 1980 jusqu’à nos jours (Barthes, 2017, Chauvigné 2017), avec une inflexion particulière dans la dernière décennie la remettant au premier plan.
Le premier élément relève de l’évolution des publics scolaires arrivés en masse dans une école pour tous et dont les codes scolaires restent difficiles à acquérir pour certains. Les symptômes de cette inadaptation conduit à l’émergence de problématiques telles que l’échec scolaire, le manque d’appétence pour l’école voire des phénomènes de violence envers autrui ou soi-même. Dans ce dérèglement qui interroge le sens de l’école, les pouvoirs publics répondent par le renforcement des espaces de dialogue avec les élèves, par la mise en place systématique d’une représentation de ces derniers dans les divers instances et comités relatifs à la vie de l’élève et à son épanouissement tout au long de sa scolarité (délégué de classe, conseil de la vie collégienne et lycéenne, comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté, etc.).
Ces initiatives de renforcement de l’éducation à la citoyenneté en milieu scolaire répondent par là-même à un second écueil, un phénomène plus général qui ronge la société, celui de l’individualisme toujours galopant d’une population contemporaine plus préoccupée par ses propres droits que par le bien commun comme le montre le détournement grandissant des individus de la chose politique mais aussi l’élévation toujours plus nombreuse de contre-pouvoirs (ZAD, Gilets jaunes, etc.) (Rosanvallon, 2006). C’est ici un point de tension et de dispute dans le sens philosophique et politique du terme d’avec les penseurs (première partie de notre propos) qui voient dans cette dénonciation de l’individualisme, une simple rhétorique conservatrice au service d’un certain néo-républicanisme. Pour autant, tout en ayant conscience des finalités sous-jacentes de ces discours, ces phénomènes de société existent, l’enjeu éducatif est bien réel et il conviendrait de ne pas le négliger sous peine d’anomie.
Par ailleurs, et c’est ici le troisième élément convoqué, l’école ne peut être indifférente dans son programme éducatif, à la société qui l’entoure et qui fait pression sur elle dans une sensibilisation des élèves au monde qui sera bientôt le leur (crises, chômage, développement durable, climat, etc.). La porosité croissante entre les questions de société et les questions éducatives conduit d’une part à l’évolution d’une partie des savoirs avec l’effervescence des " éducations à" (Lebeaume, 2011) dès les années 1980 et d’autre part, à l’introduction de situations problèmes complexes plus politiques, les questions socialement vives (Tutiaux-Guillon, 2006, Legardez-Simonneaux, 2006, Chauvigné 2021) dans les enseignements nécessitant par-là, une approche qui dépasse des vérités de savoirs qui jusqu’alors faisaient légion.
Ce changement lié à l’évolution du monde renforce la part dévolue à l’éducation à la citoyenneté, au sens commun et à l’engagement dans la formation scolaire des élèves. Ces instigations ont fait l’objet de nombreuses critiques (Beitone, 2004, Chauvigné 2017, 2021, Lange & Keibali, 2019) dans ses visées comme évoqué précédemment entre conformisme par le développement de bonnes pratiques (Foucault, 2004), et relativisme en sous évaluant les enjeux sur ces questions ou militantisme possible.
Alors comment dépasser la critique et entrevoir un engagement des élèves dans une dimension citoyen entendue comme éducation au politique ?Nous faisons l’hypothèse que l’essence même des "éducations à" et des questions socialement vives et leur approche critique peuvent être des leviers d’une éducation au politique. Soutenue dans la classe mais aussi en dehors de la classe, l’éducation au politique prend en compte les enjeux des questions de société et invite à se saisir des offres démocratiques (conseil, comité) proposées dans les établissements scolaires pour impulser une dynamique avec pour méthode, la démocratie comme pratique et éthique. Il s’agit bien ici non pas de promouvoir une morale particulière mais de se saisir des problématiques sociales et politiques tout en les associant à l’expérience (Dewey, 1916-1938/2011).
En ce sens, ces nouveaux savoirs que constituent les "éducations à" et les questions socialement vives portent sans aucun doute les éléments de problématicité nécessaire à l’engagement des jeunes générations. Visant la transformation de pratiques sociales, ces savoirs renvoient à des pratiques de référence ainsi qu’à un mixte de savoirs et de valeurs à la fois éthiques et politiques. Ils réintroduisent de fait une part de controverses et la place de l’élève comme sujet capable de réflexion et de distance critique. Aujourd’hui, ces nouveaux savoirs sont devenus plus complexes (niveaux de problème), polysémiques (divergence de points de vue), conflictuels (multiplicité des controverses) plus aigus (caractéristiques spatio-temporelles diverses) et incertains dans leur résolution (issues provisoires) jusqu’à devenir des problèmes pernicieux (Fabre, 2021) comme le climat, le nucléaire, le glyphosate, etc.
Pour appréhender les enjeux des problématiques de bien commun et une prise de conscience du monde, nous avons réfléchi, dans le cadre de l’usage des pesticides et en particulier du glyphosate dans les enseignements de sciences et dans le cadre de projet autour du développement durable en lycée, à l’élaboration d’un outil permettant sur la base des éléments évoqué supra de penser une éducation au politique visant un engagement éclairé, autonome (Chauvigné & Roelens, 2023) et citoyen des jeunes générations (Chauvigné, 2021).
Cet outil appelé matrice didactique (ibid) s’appuyant sur une démarche de problématisation (Fabre, 2011) vise à démêler en la matière les types de discours émergents des questions socialement vives afin de dissocier les croyances, les opinions et les préconisations des divers acteurs autour d’un problème posé. Sur la base de sources documentaires, cet outil ambitionne de faire le tour du problème posé par ces nouveaux savoirs en identifiant les enjeux sous-jacents, les nœuds problématiques, les controverses et les acteurs qui les sous-tendent dans des intérêts diverses (sociaux, économiques, politiques, etc.). Ainsi le repérage des perceptions des problèmes (thèses, objections, réfutations, solutions alternatives), la décomposition des données, des conditions et des contextes permettraient de poser les termes de la conflictualité et dépasser le simplisme, le relativisme ou le militantisme souvent reprochés aux traitements de ces " éducations à " (Barthes, 2022, Chauvigné 2011) pour aller vers une dimension critique.
Cette démarche suppose donc une méthode prenant pour assise la démocratie comme pratique et éthique par la mise en situation active et critique de situations éprouvées dans une démarche de co-recherche (Latour, 2007) amenant à considérer les élèves comme capables d’une réflexion et d’une analyse sur des questions de société au même titre que les acteurs qui encadrent cette activité. L’expérience guidée implique à la fois un engagement intellectuel et éthique des intéressés dans une discussion argumentée (MEN, 2015) et la possibilité de mener une enquête sociale entendue dans le sens donné par Dewey (1916-1938/2011) alliant expertise, contre-expertise et décision dans une coopération mutuelle. Cette expérience de la confrontation participe selon nous du renforcement de l’autonomie des jeunes dans une continuité avec la vie qu’implique le traitement des questions socialement vives de notre temps et participe de l’auto-transformation de la société elle-même (ibid). Dans cette conscience critique (Freire, 1974) il s’agit bien de voir la systémie des problèmes sociaux dans une démarche problématisante et une éthique de la discussion (Habermas, 1991) qui dans la mise en œuvre d’expériences contribue à développer chez les élèves des capabilités (Sen, 1985, Nussbaum, 201) et des capacités d’agir (Joas, 1999). Cette posture d’auteur (Ardoino, 1992) engage les élèves non seulement dans leurs apprentissages scolaires mais aussi dans leur rapport au monde.
Dans cette approche, il convient alors de concevoir l’école comme une forme de vie ou les élèves sont amenés à éprouver le monde dans un rapport pondéré et prudent à la politisation des sujets inhérents aux "éducations à" et aux questions socialement vives. Il s’agit en effet qu’elles permettent de développer un esprit critique et une disposition à agir en dépassant les bonnes pratiques, de s’initier au politique, mais sans verser pour autant dans la politique partisane qui n’a pas lieu d’être à l’école.
3. Ouverture conclusive…et prospective
« Construisons ensemble une école engagée16 ! », telle est la phrase par laquelle le nouveau ministre de l’Éducation Nationale français Pap Ndiaye avait clos sa lettre adressée le 27 juin 2022 à tous les professeurs peu après sa nomination. On mesure donc sans ambages que la mise en avant de la rhétorique de l’engagement dans les discours ministériels sur l’école et l’enseignement semble appelée à se poursuivre. Comme nous l’avons montré ci-avant, cela n’exclut pas qu’il en soit fait, même au niveau institutionnel des interprétations multiples. Beaucoup de choses en tout cas, nous semble-t-il, sont ici appelées à se jouer autour de la compréhension qui se dégagera du périmètre de l’”ensemble” ainsi mentionné. Autrement dit, sera-ce le prolongement d’un discours avant tout de l’engagement des fonctionnaires au service de l’état et des futurs citoyens au service d’une certaine conception de la République, ou pourrait-ce être quelque chose de plus ouvert, et pluraliste, impliquant l’ensemble de la communauté éducative et ne faisant pas des orientations ministérielles l’alpha et l’oméga pour juger des engagements justes et injustes, valables ou non. La question sous-jacente n’est ni plus ni moins que de savoir quelle école nous voulons, et ce pour contribuer à former quel homme et quel citoyen ? (Chauvigné, 2021) Question socialement vive s’il en est, question de philosophie politique aussi, qui ne se pose pas qu’à l’école loin s’en faut, mais qui a des implications particulières en termes de vie scolaire. L’engagement passe de fait par une intentionnalité curriculaire et des acteurs dont la visée éducative permet une ouverture sur le monde en toute conscience et non une adhésion à des valeurs qui ne serait pas pensée et discutée pour fonder le bien commun.
Sera-ce suffisant pour que ce dégage une conception inclusive, soucieuse du bien-être et pleinement moderne de l’engagement ? Cela est bien évidemment compliqué à dire à ce stade, mais gageons que si ce devait être le cas, cela impliquerait un minimum de prise en compte par les discours institutionnels d'autorité sur l’École et les systèmes éducatifs, et dans bien des domaines, du type de contrepoints théoriques et pratiques que constituent les mouvements successifs de déconstruction et de reconstruction que nous avons proposés ici autour de la notion d’engagement.
4. Références
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Rosanvallon P. (2006). La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil.
Schnapper, D. (2017). De la démocratie en France. République, nation, laïcité. Odile Jacob.
Sen, A. (1985), Rights and Capabilties , Ethics and Obejctivity. Edit. T. Honderich : Routledge.
Tocqueville, A. d. (1835-1840/1981). De la Démocratie en Amérique. Garnier-Flammarion.
Tutiaux, Guillon, N. (2006). Le difficile enseignement des questions vives en histoire-géographie. Dans Legardez, A. & Simonneaux, L. (2006). L'école à l'épreuve de l'actualité. Enseigner des questions vives. ESF.
Roelens (2021)
Roelens (2022a).
Roelens (2022b)
Roelens (2022c).
Chauvigné (2017).
Chauvigné (2020).
Chauvigné (2022).
Chauvigné (2017)
Chauvigné (2021)
Chauvigné & Roelens (à paraître).
Notes
- [←1 ]
https://www.education.gouv.fr/le-parcours-citoyen-5993
- [←2 ]
Entendue ici dans comme l’ensemble du parcours scolaire mais aussi espace d’expériences multiples dans et en dehors de la classe (Chauvigné, 2013, 2017, 2022, Dupeyron, 2017).
- [←3 ]
Les conseillers principaux d'éducation, particularité française issue d’une séparation de l’instructif et de l’éducatif dans la structuration même des collèges et lycées invitent ceux-ci à prendre en charge le suivi individuel et collectif des élèves, leur éducation à la citoyenneté et à les mettent dans les meilleures conditions de réussite et d’épanouissement personnel.
- [←4 ]
Qui allie réaffirmation des idées républicaines dans un cadre national avec un accent particulier mis sur la tradition culturelle française et la singularité (jugée à défendre vigoureusement dans un contexte de mondialisation) du modèle de laïcité à la française.
- [←5 ]
Blanquer (2020, p. 71-73) oppose même explicitement le projet sociologique de Durkheim, qu’il valorise, et la sociologie critique contemporaine (en particulier Bourdieu) : dans sa conception le premier travaille à unir le social dans la République, l’autre à le diviser et à nourrir la défiance envers l’école de la République.
- [←6 ]
« [Du moment fondateur du ministère Ferry] nait une véritable alliance éducative entre le République et son École. L’École se met à jouer pour le République le rôle que l’Église jouait pour l’Ancien Régime : elle lui donne à la fois une visée et une colonne vertébrale sociale, politique et même spirituelle. Tous les progrès envisagés puis réalisés par la France à partir de ce moment le sont par les progrès de l’École » (Blanquer, 2021, p. 15)
- [←7 ]
« Je suis d’abord le ministre des professeurs, écrit ainsi Blanquer. C’est, à mes yeux, la meilleure façon d’être le ministre des élèves » (dans Blanquer et Morin, 2020, p. 39).
- [←8 ]
« Chaque classe est une petite République, où l’enfant s’initie à la vie en société », écrit par exemple Blanquer (dans Blanquet et Morin, 2020, p. 23), et cette proposition est une constante des écrits éducatifs de Schnapper (Roelens, 2022b).
- [←9 ]
Reprise d’un texte initialement publié en 2011.
- [←10 ]
Qui fut nommé par Blanquer à la vice-présidence du Conseil supérieur des programmes.
- [←11 ]
« [L’école doit faire le] lien entre l’individu et la société, entre les droits et les devoirs […]. Sur ce point, aucun renoncement, aucune concession, qui serait inévitablement une compromission […]. La République est forte quand elle porte fièrement ses valeurs ; l’école n’est l’École de la République qu’à condition d’enseigner sur tout le territoire national cet esprit républicain » (Blanquer, 2018, p. 180)
- [←12 ]
Un exemple : « l’école est [le] foyer […] autour duquel nous devons réchauffer notre idéal et refondre notre conception de la République. Lorsque le colonel Beltrame décide de donner sa vie pour en sauver une autre, ce geste soulève une gigantesque émotion car il rappelle à toute une nation que l’horizon de nos vies n’est pas seulement composé de nos destinées individuelles mais d’une vision bien plus vaste de l’espace et du temps qui nous constituent et que nous constituons. La figure de l’héroïsme et celle de la rédemption nous renvoient à ce qui nous a générés et à ce qui nous grandit » (Blanquer, 2018, p. 20).
- [←13 ]
« Nous nous perdons si nous ne cultivons pas ce qui a nourri et irrigué le génie français » (Blanquer, 2018, p. 10)
- [←14 ]
Décret n° 2015-372 du 31 mars 2015 relatif au socle commun de connaissances, de compétences et de culture (JO du 2-4-2015 ; BOEN n°17 du 23-4-2015).
- [←15 ]
Mis en place progressivement depuis la rentrée 2015, les quatre parcours éducatifs (Avenir, de Santé, d'Éducation artistique et culturelle, Citoyen) permettent de suivre le travail de l'élève dans ces différents domaines tout au long de sa scolarité https://eduscol.education.fr/676/les-parcours-educatifs-l-ecole-au-college-et-au-lycee
- [←16 ]
https://www.education.gouv.fr/lettre-de-pap-ndiaye-aux-professeurs-341884.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292
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