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jeudi 30 octobre 2025
Pour citer ce texte : ÖZKAN, N,S. (2025). Coste, C. (2025). L’éducation chez Spinoza : conquérir sa liberté. Hermann. 150 pages, 18 Euros. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , hors série n°1
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Coste, C. (2025). L’éducation chez Sapinoza : conquérir sa liberté. Hermann. 150 pages, 18 Euros.
Nil Selin ÖZKAN
Université de Picardie Jules Verne, CURAPP-ESS
La question de l’éducation des enfants est centrale dans la philosophie de Spinoza. Dès les premiers ouvrages du philosophe où est évoquée une « doctrine de l’éducation des enfants » jusqu’aux plus tardifs, on peut tracer le chemin d’une interrogation pédagogique sur la manière dont on peut atteindre une vraie vie. Cependant, si on peut voir dans l’œuvre du philosophe un intérêt certain pour l’éducation, à aucun moment une théorie éducative n’est développée en tant que telle. Ainsi Cyprien Coste vise à restituer cette doctrine de l’éducation qui n’est présente que de manière indirecte dans la philosophie de Spinoza.
Si les lecteurs qui s’intéressent déjà aux études sur la pensée spinoziste connaissent bien les travaux de François Zourabichvili et Pascal Sévérac sur l’anthropologie de enfants et également sur la question de l’éducation chez Spinoza (Sévérac, 2021 ; Zourabichvili, 2015), nous recommandons ce présent ouvrage qui apporte un complément essentiel aux travaux précédents sur la question d’une doctrine de l’éducation spinoziste des enfants mais également des adultes, qui ne sont pas, pour Spinoza, exempts de comportements puérils.
Le livre se compose de cinq parties, plus exactement d’une introduction, d’une conclusion et de trois chapitres massifs qui permettent de développer la pensée spinoziste sur l’éducation à la confluence de la pédagogie, de la politique et de la fameuse théorie des affects. Nous prenons donc le parti de nous en tenir dans la présente recension à une présentation suivant la structure de l’ouvrage.
L’ouvrage s’ouvre par la référence à la citation de Spinoza dans le Traité de la réforme de l’entendement qui met l’accent sur la création d’une société fondée sur le désir de faire parvenir le plus d’hommes possibles à la connaissance vraie (conçue comme le bien suprême) le plus facilement et sûrement qu’il se pourra (Spinoza, 1964, p. 185). Dans cette perspective, l’éducation spinoziste est aussi bien une « Science de l’Éducation » selon les propres mots du philosophe qu’une pratique collective de la vertu, ce qui lui donne une dimension sociale et politique. En effet, dans ce présent ouvrage, Cyprien Coste cherche les origines d’une éducation spinoziste qui vise à annihiler la domination et la violence en se développant également en dehors des institutions pédagogiques traditionnelles, c’est-à-dire la famille et l’École, afin de proposer une doctrine de l’éducation plus affective, qui permet de conquérir la liberté du cœur.
Ainsi dans l’introduction (p. 7-12), Cyprien Coste nous donne à voir les premiers indices de cette dernière par la manière dont Spinoza évoque, dans sa correspondance, le rapport qu’il entretient avec son élève Casearius. En effet, Spinoza a confiance dans le fait que ce jeune homme ignorant « amendera de lui-même [s]es vices puérils » (Spinoza, 2010, p. 84). Cela révèle, selon Cyprien Coste, que « le philosophe se décentre de son préjugé expéditif à l’égard de l’enfant et se rend capable d’amorcer un autre lien avec l’éduqué fondé sur l’amour » (p.11). Nous soulignons que le fil rouge de l’ouvrage se montre ici, à savoir qu’une bonne éducation réside essentiellement dans ce « geste éducatif » du philosophe. Cyprien Coste y fait référence au début et à la fin de son texte. Au lieu d’imposer son autorité et d’instituer une relation de domination, il s’agit de faciliter l’expérience de l’apprentissage et d’accompagner l’enfant ou les « adultes puérils » par un « amour éducatif » vers la sortie de leur propre état d’ignorance. Pour préciser la manière dont cette idée se déploie, Cyprien Coste propose d’abord de mener un travail lexical, avant de restituer ce en quoi l’éducation peut être qualifiée comme un effort de libération, et enfin le lien de celle-ci avec l’expérience de l’éternité, un des points clés de la cinquième et dernière partie de l’Éthique, l’ouvrage majeur de Spinoza.
Dans le premier chapitre, « La doctrine éducative entre philosophie et théologico-politique » (p. 13-52), Cyprien Coste se concentre sur les instruments sur lesquels s’appuie l’éducation spinoziste à la sagesse. Le premier d’entre eux réside dans la conception d’un « modèle » (exemplar) d’un homme parfait qui pour Spinoza est nécessaire à la réforme de l’esprit, en tant qu’il permet aux hommes d’atteindre une connaissance supérieure. En effet, les enfants et les adultes puérils ont besoin de ce modèle parce qu’il représente des biens certains d’après lesquels chacun peut améliorer son état d’existence. Cependant, Cyprien Coste attire également notre attention sur l’ambiguïté du discours qui peut parfois aller contre un programme éducatif visant à éloigner l’individu de l’ignorance. L’enseignement classique des récits aux enfants et aux adultes puérils, comme le mythe d’Adam, qui permettrait là aussi de distinguer un bien et un mal certain, fait croire aux éduqués à la réalité de sa chute miraculeuse. Nous sommes ici bien loin d’un récit d’après lequel on peut méditer sur son propre salut. Dans cette ligne mince entre la croyance superstitieuse et la sagesse, l’ouvrage nous interroge : comment la philosophie peut-elle raconter les récits sans rendre captifs ces « oreilles bien disposées à entendre la vérité » (p. 19) ?
À ce stade, Cyprien Coste présente l’enjeu central à ses lecteurs : la question du langage. Le discours est un moyen essentiel de l’éducation qui possède le pouvoir de persuader et de se faire comprendre des autres. Dans son Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza souligne la place essentielle du langage dans l’éducation, puisqu’il faut chercher à « mettre les paroles à la portée du vulgaire », pour que le plus d’hommes possibles atteignent leur propre salut. Le discours est ainsi présenté dans cet ouvrage comme au service de l’action d’enseigner (docere) la véritable sagesse par « la dimension pragmatique ou performative de la parole » (p. 35), visant à provoquer chez l’élève obéissance et action vertueuse.
Mais cette interrogation sur le discours ne peut se passer de la distinction spinoziste entre l’enseignement et le commandement, que Cyprien Coste étudie en détail : « Si […] chaque discours est porteur d’une autorité, l’énonciation du commandement est bien plus normative que l’enseignement d’une doctrine » (p. 45). L’obéissance et l’action vertueuse telles que Spinoza les définit ne doivent pas être comprises comme une obéissance dogmatique à l’absolutisme : elles ne sont rien d’autre que la pratique de l’amour envers le prochain.
Le deuxième chapitre intitulé « L’éducation entre violence et liberté du cœur » (p. 53-90) laisse place à la démarche d’une construction de l’éducation libre. Pour cela, l’éducation est située dans la sphère politique, en tant qu’elle permet de construire une société dans la sagesse. Sans aucune surprise, dans les lignes suivantes, l’auteur traite de la question du langage politique en s’appuyant sur l’un des prédécesseurs de Spinoza : Thomas Hobbes. L’origine de l’autorité provient du langage, et le langage hobbesien est exhortatif et soutient une conception de la souveraineté absolutiste résumée par sa fameuse phrase : « Auctoritas, non veritas, facit legem » (« C’est l’autorité qui fait la loi, non la vérité ») (p. 59).
Cyprien Coste oppose le langage spinoziste à ce dernier pour sortir de l’impasse qui rend les hommes captifs : dans une communauté composée par une multitude manipulable qui a le désir d’obéir puérilement, la pensée spinoziste défend une liberté de philosopher et d’enseigner la vérité. L’auteur fait le lien avec la critique que Spinoza formule à l’encontre de Hobbes : dans un tel régime absolu, la multitude est conduite par le désir ou de dominer, ou bien d’être dominée. Comme la multitude est régie par ses affects, une autorité absolutiste causera ou bien une obéissance passive par la crainte, ou bien une résistance par la haine, mais conduira sans aucun doute l’État à sa propre fin. Cyprien Coste insiste sur la dimension pédagogique de cette réponse spinoziste à Hobbes : le rôle de l’État doit être de « renoncer à l’éducation officielle pour protéger la liberté de philosopher » (p. 64). L’éducation devient ainsi démocratique en donnant la liberté de dire et d’enseigner ce que l’on pense.
Mais le travail de Cyprien Coste sur l’autorité ne s’arrête pas là : la conception de l’autorité, le plus spécifiquement dans la vie d’un enfant, commence dans l’institution de la famille. Dans son Traité politique, Spinoza oppose deux façons pour les parents de se rapporter à leurs enfants : la première est l’éducation sage, tandis que la seconde se comprend comme une soumission semblable à la servilité entre un maître et l’esclave, et c’est cette opposition qui permet au philosophe de penser au rapport entre un gouvernement et ses citoyens sous le régime d’une démocratie ou de la monarchie. L’analogie permet de développer l’enjeu de la violence : « La bonne éducation du père sur l’enfant ne peut donc être pensée comme une domination qui serait celle du dominus sur un servus » (p. 69). Cyprien Coste souligne ce qui se joue dans la famille et dans les liens politiques : dans les deux contextes, l’institution qui repose sur la volonté de l’autorité et sa violence finira immanquablement par « fissurer les liens » entre individus.
La nature humaine, comme Spinoza le traite dans la troisième partie de son Éthique, consiste avant tout dans des affects, y compris dans les passions tristes comme la haine et la vengeance et Cyprien Coste nous rappelle que cette nature humaine résiste à tout ce qui la contrarie : « Nous sommes capables d’entrer insidieusement dans une autre « forme » institutionnelle que celle d’une démocratie ou d’une famille bien éduquée, et de chuter dans un cycle de vengeance et de guerre contre ses parents ou contre ses pairs » (p. 69). Et il ajoute qu’à l’inverse, par amour, il est toujours possible d’extirper ces affects de tristesse, tant que l’État, ou bien les parents pratiquent un enseignement constant et fondé sur « l’union des cœurs ». Cyprien Coste souligne le fait que l’éducation des parents est autant affective que corporelle : l’âme aussi bien que le corps encore fragiles de l’enfant sont dépendants des parents. Mais cette dépendance, si elle est pratiquée vertueusement, permet d’internaliser les relations familiales et rend toutes les parties libres par une liberté du cœur. Cette liberté est une éducation collective à l’amour véritable que tous pratiquent dans les diverses institutions.
Le dernier chapitre – « Les modèles de vertu et le salut : l’expérience de l’éternité » (p. 91-125) – amène ses lecteurs à une discussion sur la possibilité de l’expérience éducative libératrice d’après la philosophie de Spinoza. L’auteur nous invite ainsi à repenser le mythe d’Adam en s’appuyant notamment sur la proposition de Spinoza. La faute d’Adam n’est pas en vérité un mal en soi, mais elle n’est une faute que parce que Adam, bien qu’il soit imparfait, aurait pu mieux agir. Cyprien Coste nous encourage donc à mener une interprétation spinoziste de ce mythe : il faut signaler qu’il y a une absence d’amour dans l’acte d’Adam qui le pousse à agir et « vivre sous le commandement d’autrui ». Le problème n’est donc pas tant lié à l’ignorance d’Adam, il s’agit plutôt d’un problème affectif. Ainsi l’argument pédagogique de son ouvrage peut se formuler de cette manière : le but de la pédagogie n’est pas de se débarrasser des illusions par raisonnement – car chez Spinoza, l’imagination est une faculté de la nature humaine qui existe dans tous les étapes de la connaissance, c’est uniquement son usage qui change –, mais de former une institution pédagogique qui amène les enfants et les adultes puérils à questionner le monde par l’usage des modèles et également par un langage qui s’adresse à tous les publics. Cyprien Coste désigne un bon éducateur spinoziste comme celui qui institue des modèles pour apprendre aux autres la vertu, par le langage et par les rituels, sans imposer ni manipuler.
Cyprien Coste nous renvoie ainsi au travail de Pascal Sévérac qui met en avant une autre lecture du modèle de l’éducation spinoziste : une renaissance grâce à l’éducation. Pascal Sévérac désigne le devenir adulte de l’enfant comme un « dépouillement » mémoriel, corporel et affectif, qui peut se comprendre comme une transformation (Sévérac, 2021, p. 139). Cette renaissance physique et affective est possible si l’individu peut faire mourir l’enfant qui est en lui. Cyprien Coste peut ainsi préciser l’objectif de la doctrine de l’éducation spinoziste : il faut que l’enfant (ou l’adulte puéril) change pour devenir sage, et ce changement doit être conçu comme une renaissance. Ce moment de l’ouvrage permet à Cyprien Coste de mettre en lumière le fait que l’éducation spinoziste repose sur une pédagogie affective, qui accompagne les enfants et les adultes puérils par l’apprentissage des modèles de vertu, par la liberté de philosopher. Tout cela doit permettre à l’éduqué d’avoir une expérience du monde qui rend possible « le passage d’une idée passive à une idée active au sein des institutions éducatives » (p. 112). À ce sujet, Cyprien Coste fait inévitablement référence aux pédagogues Lev Vygotski et Henri Wallon. L’éducation spinoziste, d’après l’auteur, rend l’éduqué capable de former sa propre individuation à partir de son expérience du monde grâce à des modèles de vertu et aux instruments de l’éducation (c’est-à-dire principalement le langage et les rituels) qui conduisent l’individu à réformer sa vie par le pur désir de s’aimer soi-même et d’aimer les autres, et de fonder ses actes vertueux sur cette base. Selon Cyprien Coste, l’expérience de l’éternité, en lien avec la béatitude, se retrouve dans cet apprentissage spinoziste.
Vient ensuite le temps de la conclusion générale (p. 127-129) qui propose une récapitulation et permet de saisir la manière dont Spinoza propose une doctrine de l’éducation à ses lecteurs. Selon lui, les éducateurs doivent développer un enseignement à même de capter tous les publics et c’est aux institutions de former les citoyens à devenir des éducateurs. Cyprien Coste explique qu’une éducation doit prendre le rôle d’un intermédiaire entre l’individu et le monde, qui facilite l’adaptation à la vie et aux règles instituées par les divers modèles éducatifs. La philosophie devient ici le moyen pour les éducateurs et les éduqués d’expérimenter ensemble cette doctrine qui mène à la liberté.
Suit une bibliographie dont il faut souligner la quasi-exhaustivité concernant les œuvres de Spinoza et les œuvres secondaires sur sa pensée, dans l’accompagnement des œuvres primaires et des études sur les domaines de la philosophie, la pédagogie, la religion et des auteurs variés (p. 131-140). Enfin suit un index (p. 141) indiquant des auteurs et des commentateurs principaux de l’ouvrage pour servir à l’utilité du lecteur.
À notre sens, Cyprien Coste propose à ses lecteurs un ouvrage complet et intéressant qui participe non seulement à une compréhension plus fine de Spinoza, mais qui propose aussi des angles intéressants sur les questions pédagogiques.
Références
Sévérac, P. (2021). Renaître. Enfance et éducation à partir de Spinoza. (p.139). Hermann.
Spinoza, B. (2010). Correspondance. (p. 84). trad. Maxime Rovère. GF Flammarion.
Spinoza, B. (1964). Traité de la réforme de l’entendement. (p. 185). trad. Charles Appuhn. Dans Œuvres I. GF Flammarion.
Zourabichvili, F. (2015). Le conservatisme paradoxal de Spinoza. Enfance et royauté. PUF.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292
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