Accueil > Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation > ARPHÉ Hors Série n°1 Jeunes chercheur.e.s > Recensions > Digressions à partir d’un écho. À l’école Althussérienne et ses suites
jeudi 30 octobre 2025
Pour citer ce texte : RIONDET, X. Digressions à partir d’un écho. À l’école Althussérienne et ses suites Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , hors série n°1
[https://www.sofphied.org/annuel-de-la-recherche-en-philosophie-de-l-education/arphe-hors-serie-no1-jeunes-chercheur-e-s/recensions/article/digressions-a-partir-d-un-echo-a-l-ecole-althusserienne-et-ses-suites]
Digressions à partir d’un écho. À l’école Althussérienne et ses suites
Xavier Riondet
Université Rennes 2/CREAD EA 3875
Je tiens tout d’abord à remercier les collègues pour le temps consacré à cette lecture et aux réactions que cela a générées1 . Je suis honoré que ce livre rencontre quelques lecteurs. J’étais dubitatif au sujet de l’accueil qu’il pouvait recevoir en sciences de l’éducation, mais j’espérais qu’il intéresse plus spécifiquement les collègues spécialisés en philosophie de l’éducation, et notamment celles et ceux qui entretiennent un rapport avec la philosophie politique. Il peut paraître narcissique d’écrire un texte au sujet d’une de ses productions. Cependant, on peut aussi voir les choses différemment en estimant qu’il s’agit d’un acte de modestie : expliquer ce que l’on a essayé de faire, reconnaître les limites du projet et réfléchir sur ce qu’il reste à faire. Dans tous les cas, si un tel écrit est toujours l’ultime tentative de maîtriser la réception d’un travail, il est surtout l’occasion de dialoguer avec d’autres sur des points précis.
Réaliser ce livre était indéniablement un challenge. Le pari se situait à trois niveaux.
Le premier est relatif à mon inscription dans la discipline des sciences d’éducation et à mes modestes contributions au champ de la philosophie et de l’histoire de l’éducation. Certains ont pu être surpris de voir l’althussérisme évoqué dans le champ de la philosophie contemporaine de l’éducation et dans la discipline des sciences de l’éducation. Comment a-t-il pu arriver jusqu’ici ? Certains lecteurs du regretté Howard Zinn pourraient répondre ironiquement de la manière suivante : par les « transports en commun »2 ... Plus sérieusement, je pourrais dire que les fragments étaient là sous mes yeux, notamment lorsque j’ai parcouru des documents datant principalement des années 1970. Dans le cadre de mes précédentes recherches, j’avais effectivement observé la circulation du concept d’Appareil Idéologique d’État (AIE) dans la littérature pédagogique et constaté la présence de la référence aux travaux d’Althusser et de certains de ses collaborateurs dans d’anciens livrets de formations en sciences humaines et sociales. Ces références étaient là. Pourtant, il faut reconnaître qu’aujourd’hui elles ont relativement disparu des réflexions sur l’éducation, notamment dans le champ éducatif et dans la recherche en éducation. Rétrospectivement, certains contemporains associent même à la figure d’Althusser et de l’althussérisme des mots-clefs divers, de « structuralisme » à « stalinien » en passant par « dogmatisme ». Pendant plusieurs années, j’ai donc récolté ces traces diverses que j’attribue à ce que j’appelle dans le livre l’althussérisme éducatif, et qui avaient franchi le seuil de leur champ originel pour circuler, être discutées, débattues dans le champ éducatif. Il a fallu donc reconstituer le puzzle parfois au risque d’une reconstruction, avec les avantages et les inconvénients d’une telle démarche, comme l’a justement fait remarquer Sameh Dellaï dans sa recension.
On peut également parler de pari pour une deuxième raison, car l’ouvrage repose sur un choix : celui de relier les réflexions collectives du groupe « Écoles »3 , réflexions peu connues du grand public puisqu’elles viennent juste d’être publiées grâce au travail mené par Yoshiyuki Sato (Balibar et al., 2025), et la problématisation proposée par Althusser dans un article célèbre, maintes fois cité, qui portait sur les Appareils Idéologiques d’État. J’ai fait le choix de considérer que ces fragments de pensée constituent des éléments appartenant à un même style de pensée. Il ne s’agissait pas de nier le caractère autonome de ces productions, puisque le groupe « Écoles » s’est constitué originellement sans Althusser, mais de considérer que ces éléments s’inscrivaient dans une même conjoncture intellectuelle4 . Ce choix doit beaucoup au travail éditorial mené précédemment par G. M. Goshgarian5 qui s’est concrétisé par la publication de plusieurs textes d’Althusser dans la collection « Perspectives critiques » dirigée par Laurent de Sutter aux Presses universitaires de France6 . Ces documents invitent à percevoir différemment la pensée d’Althusser telle que l’on peut parfois se la représenter par rapport à certains écrits. Ce qui est valable pour Althusser l’est aussi pour les autres auteurs évoqués, et j’ai donc estimé que l’on pouvait considérer un corpus plus large de documents et de traces pour rendre compte de cet althussérisme éducatif et de la possible articulation entre les productions du groupe « Écoles » et l’article d’Althusser sur les AIE. Ces matériaux, qu’ils soient liés au travail du groupe « Écoles » issus des productions d’Althusser ou extérieurs à ces écrits, permettent d’observer comment un collectif et un style de pensée ont pu se territorialiser dans des lieux, dans des espaces de publications et dans des réseaux, puis se déterritorialiser en allant à la rencontre, virtuellement ou matériellement, d’autres acteurs et d’autres champs. Par ailleurs, si plusieurs ouvrages ont été consacrés ces dernières années à Althusser, l’althussérisme et l’éducation7 , peu de réflexions ont été menées en France sur ces sujets. Il m’a donc semblé intéressant de participer à ces réflexions en étant attentif à la fabrication de ce style de pensée et à sa circulation dans le contexte français.
Enfin, il s’agissait d’un pari pour une troisième raison : pour comprendre la nature des débats et la singularité des positions exprimées, il fallait contextualiser ces réflexions à l’intersection de plusieurs histoires : intellectuelle, philosophique, politique, éducative. On peut en effet estimer que cet épisode de l’althussérisme éducatif s’est constitué à partir de la montée en puissance de la pensée althussérienne dans le PCF et en lien avec les événements de Mai 68. À ce titre, cette aventure est venue combler un manque et répondre à un besoin, intellectuel et politique, d’analyser la situation en jeu durant cette période pendant laquelle on a assisté, l’espace de quelques semaines et mois, à la fois à des mobilisations d’élèves et de lycéens et à une convergence de plusieurs luttes et revendications.
À cette époque, certains protagonistes ont d’ailleurs justifié leur entreprise comme une réponse aux lacunes des positionnements que l’on pouvait observer au sein ou à proximité du Parti. Il est vrai que du point de vue des althussériens, les problèmes étaient potentiellement nombreux : il n’y avait pas d’analyse marxiste à proprement parler, pas d’objectivation de l’articulation entre les moyens et les fins, c’est-à-dire entre l’allongement de la scolarité et la lutte des classes dans un objectif de dictature du prolétariat, et même un refus de l’agentivité des acteurs qui posait question. En souhaitant combler ce manque, cette aventure collective althussérienne s’intéressant à l’éducation et l’école répondait à un défi, celui d’une recherche en éducation qui était balbutiante au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Rappelons-nous qu’il existe alors des travaux de sociologie de l’éducation, mais il n’y a pas de champ scientifique de l’histoire de l’éducation. Il y a des philosophes qui réfléchissent aux questions éducatives mais on ne peut pas non plus parler de champ institutionnalisé de la philosophie de l’éducation. Quant à la didactique qui s’intéresse aux pratiques et à la manière d’en rendre compte, elle n’existe pas encore à cette époque comme un réseau structuré avec les méthodologies spécifiques qu’on lui connaît aujourd’hui. Enfin, si l’althussérisme éducatif chercha à combler un manque et à proposer des cadres d’analyse originaux, il répondait aussi à ce qu’on pourrait appeler une philosophie politique et éducative spontanée qui est très présente dans le champ pédagogique dans lequel on estime, par quelques mots d’ordre pédagogique, que l’éducation est un levier social et politique. Des débats ont d’ailleurs lieu autour de ces réflexions dans les années 1970. Faut-il changer l’éducation pour changer la société ? Faut-il, au contraire, changer la société pour changer l’éducation ? Ou, peut-être faut-il envisager les deux processus et leur mise en lien ? Ces mots d’ordre pédagogiques renvoient dans ce contexte à certaines idéologies en jeu dans le champ pédagogique et se sont parfois agrégés à certaines positions au sujet des politiques scolaires et de l’évolution du système éducatif. Historiquement, le système scolaire français reposait sur la distinction de deux écoles, deux réseaux de scolarisation, mais est-ce que la revendication d’école unique, la démocratisation de l’école et l’augmentation de la durée de scolarisation peuvent mécaniquement mettre fin à une société de classes ? Il ne s’agissait pas des seules positions qui circulaient dans le champ pédagogique puisqu’il y avait aussi des argumentations dérivant de la pensée d’Ivan Illich et défendant une déscolarisation de la société, voire même la fin de l’école.
C’est à l’aune de ces contextes qu’il a fallu aborder le travail théorique des althussériens sur l’école. L’aventure prit la forme virtuelle d’une sorte de laboratoire et d’atelier où l’on crée des concepts, où on les taille en les puisant dans le marxisme mais également dans d’autres œuvres, et où on procède initialement par petites enquêtes et réflexions. L’enjeu était de situer et d’analyser la place de l’éducation et le rôle de l’école dans la société moderne et contemporaine, en utilisant d’emblée un langage conceptuel spécifique (forme scolaire dans une formation sociale où se jouent des rapports sociaux de production capitaliste). Cette focalisation sur l’éducation s’est inscrite en effet dans une grille marxiste elle-même en cours d’élaboration. Le langage utilisé varia et il fut l’occasion d’ajustement, puisque dans les premières productions il était question de mode de production capitaliste, de mode d’éducation capitaliste puis de forme historique de rapport de scolarisation et de procès de scolarisation. L’enjeu était d’avoir une vision claire de l’histoire de ces processus comme condition de possibilité d’une analyse contemporaine et c’est dans ce cadre que le groupe « Écoles » élabora des pistes qui se sont affinées au fil des semaines, et qu’Althusser chercha par la suite à déployer ses réflexions sur les AIE pour rendre compte de la question des idéologies et de l’État et tenter de comprendre la raison du consentement des individus à une forme de société.
Mon rôle a donc consisté à participer à l’organisation de la rencontre entre ces réflexions ensevelies et les lecteurs contemporains. Grâce au travail mené par Yoshiyuki Sato, le manuscrit du groupe « Écoles » a été publié il y a peu. Par conséquent, À l’école althussérienne est en quelque sorte une proposition de contextualisation et de mise en perspective de ces débats qu’il resterait à analyser en détail et éventuellement à prolonger. Le rôle que j’ai joué est par conséquent atypique. Mon livre n’est pas un témoignage ou la revanche d’un des survivants de cette aventure intellectuelle et il ne résume pas non plus l’ensemble des réflexions produites par les acteurs en question. Comment qualifier cette tentative et résumer mon intention ? Peut-être ai-je cherché, plus simplement, à participer à l’« avant-garde d’une arrière-garde8 » si l’on détournait une des nombreuses formules énigmatiques de Roland Barthes9 . En effet, j’ai la particularité d’appartenir à une autre génération que celles qui sont au cœur du livre, j’ai même grandi au milieu de ce que Guattari (2000) a appelé les « années d’hiver », période que Rancière a qualifiée de son côté de « restauration intellectuelle » » (2003, 16). Il y a donc fort à parier que les générations suivantes, pour lesquelles je serai moi-même bientôt un dinosaure, soient encore plus éloignées de ces productions. Dans un contexte dans lequel la pensée critique a reculé en étant mise en minorité par les discours médiatiques10 , j’ai voulu proposer un travail qui invite à renouer avec une tradition de problématisation où, comme le rappelait il y a peu Étienne Balibar, la philosophie s’attèle au « diagnostic d’urgence d’une situation » tout en cherchant à « transformer la disposition des positions, le tracé des lignes de démarcation ou le partage du sensible » (2020, 235). Si l’on en revient au champ éducatif et à la recherche en éducation, il serait sans doute possible de relier cette intention à la formule de Mario Tronti (2016), figure importante du marxisme italien : « ralentir dans le virage de la pratique » et « accélérer dans la ligne droite de la théorie »11 . Comment s’approprier ces éléments de langage dans notre situation en les transposant au champ éducatif ? Les discours sur la nécessité du changement en éducation, sur l’évolution des pratiques et l’innovation pédagogique ont exercé une pression importante sur les institutions et les acteurs ces dernières années. La succession des décisions politiques et des réformes a littéralement transformé ces contextes éducatifs et même les pratiques éducatives les plus spécifiques issues de certaines traditions du monde pédagogique se sont parfois mélangées aux différentes modes éducatives et technologiques récentes en prenant le risque de perdre leur originalité et parfois leur caractère subversif. Ralentir ces processus devient parfois un premier geste à assumer pour faire le point de la situation (faire l’analyse concrète de la situation éducative concrète pourrait-on dire), mais le diagnostic qu’il reste à produire nécessite une réelle intensité théorique pour ne pas en rester à certains concepts mous ou à certaines lectures conformistes.
Ce livre a sans doute pris la forme d’une intervention cherchant à produire des réactions. Dans cette dialectique entre ralentissement et accélération, on pourrait déceler trois types d’effets recherchés. Tout d’abord, le livre en lui-même peut s’entendre, depuis le champ de la philosophie de l’éducation et plus largement dans le cadre la recherche en éducation, comme une invitation à se constituer ce qu’on pourrait appeler une culture matérialiste des questions éducatives. On peut penser ici à ces auteurs et références qui ont gravité autour d’Althusser et au sein des productions de l’althussérisme éducatif. Vincent Charbonnier insiste par exemple sur la lecture partielle de Gramsci par Althusser et sur ce qu’il resterait à en dire. Il serait aussi intéressant de retravailler sur Poulantzas. On peut également avoir à l’esprit plus largement l’idée de périphéries ou de péripéties althussériennes. J’utilise ici le terme de « périphéries » pour insister sur les dialogues et les échanges qui ont permis ces productions et dont il ne serait pas inutile qu’ils irriguent certaines réflexions en éducation. Vincent Charbonnier a une nouvelle fois raison d’insister sur les différents acteurs qui ont participé, de près ou de loin, aux travaux du Groupe « Écoles » (comme Yves Duroux, Hélène Legotien, et Nicos Poulantzas) et aux réflexions d’Althusser12 . On peut sans doute aussi parler de « péripéties », au sens d’événement imprévus, pour rendre compte de certains prolongements issus de ces dialogues et débats. Vincent Charbonnier évoque notamment Michel Verret et Yves Chevallard. L’approche didactique qui s’est constituée à partir de ces travaux est fondamentalement basée sur une conception matérialiste des processus éducatifs, d’apprentissage et d’enseignement puisqu’il s’agit de rendre compte des phénomènes et des processus qui se jouent, symboliquement et matériellement, dans les situations étudiées par-delà le déclaratif des acteurs sur ce qu’ils font dans les situations d’enseignement et d’apprentissage. Cette culture au sens large, qui touche à différentes thématiques qui ne se restreignent pas au monde scolaire, n’est pas un luxe car elle peut donner du sens à la présence des collègues engagés en philosophie de l’éducation dans des collectifs institutionnels locaux dont la philosophie de l’éducation n’est pas initialement le centre de gravité13 . Dans le prolongement de ces lectures et en fil de l’acquisition de cette culture, cela induirait que la philosophie s’intéressant à l’éducation, telle une boussole, pourrait participer, directement ou indirectement, à l’émergence de dispositifs méthodologiques transdisciplinaires permettant de comprendre ces pratiques et expériences spécifiques concrètes. Ainsi la philosophie de l’éducation garderait sa fonction organisatrice épistémologique qu’on lui reconnaissait il y a cinquante ans. Cette culture matérialiste des questions éducatives permettrait d’éviter de faire circuler dans l’espace social des énoncés à la fois trop idéologiques et trop idéalistes sur l’éducation et l’école et de réfléchir plus concrètement sur la manière d’influer sur ces questions et le cours des choses14 .
Un autre effet que j’avais en tête en finissant l’écriture de ce livre concerne l’objet et le programme de cette philosophie de l’éducation sensible à la philosophie politique. J’ai évoqué, en ouverture de ce texte, la petite communauté de collègues en philosophie de l’éducation qui s’intéressent aux questions de philosophie politique. L’institution conçoit peut-être que la philosophie qui se joue dans les lieux de formation des futurs éducateurs et dans les sciences de l’éducation doit être une philosophie politique de l’éducation où l’on présente, du point de vue de la société, ce qui est attendu de l’éducation d’un point de vue politique. On peut néanmoins voir différemment les choses si l’on réfléchit à une philosophie politique de l’éducation qui se focalise sur les différentes manières de penser l’articulation entre éducation et politique. Cela concerne évidemment l’aspect recherche en multipliant les lectures et les analyses de ces multiples épisodes, qu’il s’agisse d’œuvres théoriques15 ou d’expériences concrètes. Cela touche aussi aux questions d’enseignement, à la place que la philosophie de l’éducation doit garder dans l’enseignement supérieur, et au rôle qu’elle peut se fixer16 .
Le troisième effet recherché est lié à l’articulation entre théorie et politique en jeu dans l’althussérisme éducatif. Vincent Charbonnier a expliqué, par le détour de la référence à Tosel, que le Parti était l’objet et l’objectif d’Althusser. Il est difficile de dire si tous les protagonistes de cette aventure de l’althussérisme éducatif considéraient à l’époque que le Parti était l’objet théorique et l’objectif politique de ce travail sur l’éducation et l’école17 , mais rétrospectivement, c’est ce qui semble être à l’œuvre, souvent implicitement, lorsqu’on réinscrit les débats dans ces contextes pluriels (éducatif, philosophique et politique). Cette intervention collective a-t-elle échoué ? A-t-elle produit les effets escomptés ? Au sein du Parti, la réception semble avoir été limitée. Pourtant, il faudrait se méfier de conclure trop rapidement à un échec dans la diffusion et la circulation de ces productions. J’avais initialement travaillé sur la littérature critique en éducation et en pédagogie dans les années 1970, je reprends maintenant ces lectures et ces analyses car il apparaît que certaines réflexions althussériennes aient bien inspiré des suites. Durant ces années 1970, plusieurs publications ont envisagé de prolonger, de compenser, voire de dépasser ces analyses et cette problématisation. Dans le cadre de mon propre programme de recherche, je me suis intéressé, il y a quelques temps, à Georges Snyders dans le cadre de ses réflexions sur la pédagogie progressiste et au sujet de ses propositions pour dépasser la critique de l’école18 ; je me suis aussi penché sur l’œuvre de Gérard Mendel et de certains de ses collaborateurs, lorsqu’ils ont cherché à contribuer à une théorie socialiste de l’éducation ou une théorie de l’éducation socialiste, en annonçant dépasser le travail althussérien19 . Les débats qui se sont joués alors dans le contexte de recomposition des forces de gauche en France avec notamment l’émergence du thème de l’autogestion montrent bien la coexistence d’une tentative d’intervention politique dans la théorie avec une tentative d’intervention théorique dans la politique20 et d’une multitude d’épisodes qu’il nous faut encore documenter. À ce titre, l’althussérisme éducatif serait un épisode parmi d’autres au sein d’un grand ensemble de problématisations politiques des questions éducatives qui ont généré des œuvres théoriques et des expériences concrètes diverses. Pour ma part, j’estime que cela fait partie du programme d’une philosophie de l’éducation intéressée par les questions politiques, mais au-delà de cela, c’est bien l’articulation théorie/politique en philosophie de l’éducation qui pourrait être l’objet de réflexions et de recherches afin de s’intéresser au statut que l’on pourrait donner à l’intervention philosophie dans les débats éducatifs et dans la recherche en éducation. C’est peut-être bien ce type de question qui pourrait mobiliser la communauté.
Pour conclure ces quelques lignes, l’avenir dira si la rencontre entre ces réflexions philosophiques ensevelies et les contemporains mais également entre les acteurs de la philosophie de l’éducation travaillant chacun dans son coin21 sur ce type d’objet et de question a pu prendre, « comme l’eau "prend" et devient glace, comme la mayonnaise "prend", comme le pouvoir d’un Etat "prend" sur la conscience des gens, comme un mode de production "prend" » (Althusser, 2015, 239). On verra alors si ces quelques pages ont été une brève digression à la suite de l’écho rencontré par le livre ou si elles ont donné lieu à une bifurcation vers d’autres projets et coopérations.
Bibliographie
Althusser, L. (2014). Initiation à la philosophie pour les non-philosophes. PUF.
Althusser, L. (2015). Être marxiste en philosophie. PUF.
Althusser, L. (2016). Les vaches noires. Interview imaginaire. PUF.
Althusser, L. (2018a). Écrits sur l’histoire. PUF.
Althusser, L. (2018b). Que faire ? PUF.
Althusser, L. (2022). Socialisme idéologique et socialisme scientifique, et autres écrits. PUF.
Backer, D. I. (2019). The gold and the dross : Althusser for educators. Brill.
Backer, D. I. (2022). Althusser and Education Reassessing Critical Education. Bloomsbury Academic.
Balibar, É. (2020). Passions du concept. La Découverte.
Balibar, É., Baudelot, C., Establet, R., Macherey, P. & Tort, M. (2025). Écoles. PUF.
Barthes, R. (1981). Le grain de la voix. Seuil.
Bernardino, A. P. B. (2020). State and education in Louis Althusser : implications on knowledge production and social reproduction processes. Our knowledge publishing.
Clemente, G. (2021). Sapere, ideologica, riproduzione. L’apparato scolastico in Louis Althuuser e nella scuola althusseriana. Mimesis/Althusseriana.
Guattari, F. (2000). Les années d’hiver 1980-1985. Les Prairies ordinaires.
Mascat, J. M. H. (2021). Tronti, le politique, la politique. Dans, J. M. H. Mascat, (dir.), Le démon de la politique. Amsterdam.
Mercer, S. (2024). The ideology of work. Theoretical humanism, work and labour. Brill.
Negri, A. (2010). Inventer le commun des hommes. Bayard.
Rancière, J. (2003). Les scènes du peuple. Horlieu.
Riondet, X. (2022). Daniel Hameline, un penseur emblématique et inclassable ? Lectures et réflexions autour de Lobrot, Illich et Snyders. La Pensée d’Ailleurs, 4, 78-123.
Riondet, X. (2024). La joie, une émotion collective et culturelle pour réformer l’École ? Fragments de pensée du philosophe Georges Snyders. Les Études Sociales, 180(2), 181-209.
Sève, L. (2021). Le communisme ? La Dispute.
Tronti, M. (2016). Vieilles routes, nouveaux lieux. Vacarme, version en ligne publiée le 2 juin 2016 : https://vacarme.org/article2895.html
Zinn, H. (2002). Karl Marx le retour. Agone.
Notes
- [←1 ]
Je remercie également le comité de rédaction de la revue d’avoir permis ces réactions et ces échanges et évidemment les collègues de la SOFPHIED qui ont permis la publication de ce livre dans la collection « Sofphied » des éditions Le Bord de l’Eau.
- [←2 ]
Je renvoie le lecteur au début de Karl Marx, le retour : « Vous vous demandez comment je suis arrivé jusqu’ici… (Il sourit avec malice.) Les transports en commun » (Zinn, 2002, 28).
- [←3 ]
Le manuscrit qui vient d’être édité est co-signé par Éienne Balibar, Christian Baudelot, Roger Establet, Pierre Macherey et Michel Tort.
- [←4 ]
Pour cela, je me suis appuyé sur les notions de « collectif de pensée » et de « style de pensée » que l'on peut trouver chez Ludwik Fleck.
- [←5 ]
Il faut insister sur le remarquable travail de G. M. Gosgharian pour rendre disponibles ces textes et pour les contextualiser. [NDLR : il assista à la présentation de l’ouvrage à Bordeaux en juin 2025 et put ainsi s’entretenir avec l’auteur.]
- [←6 ]
Althusser, L. (2014). Initiation à la philosophie pour les non-philosophes. PUF ; Althusser, L. (2015). Être marxiste en philosophie. PUF ; Althusser, L. (2016). Les vaches noires. Interview imaginaire. PUF ; Althusser, L. (2018a). Écrits sur l’histoire. PUF ; Althusser, L. (2018b). Que faire ? PUF ; Althusser, L. (2022). Socialisme idéologique et socialisme scientifique, et autres écrits. PUF.
- [←7 ]
Backer, D. I. (2019). The gold and the dross : Althusser for educators. Brill ; Backer, D. I. (2022). Althusser and Education Reassessing Critical Education. Bloomsbury Academic ; Bernardino, A. P. B. (2020). State and education in Louis Althusser : implications on knowledge production and social reproduction processes. Our knowledge publishing ; Clemente, G. (2021). Sapere, ideologica, riproduzione. L’apparato scolastico in Louis Althuuser e nella scuola althusseriana. Mimesis/Althusseriana ; Mercer, S. (2024). The ideology of work. Theoretical humanism, work and labour. Brill.
- [←8 ]
On pourrait donc entendre « avant-garde” » dans un sens assez ordinaire désignant un individu cherchant à entreprendre une activité nouvelle, originale ou expérimentale, et utiliser « arrière-garde » pour évoquer d’autres individus dont on dirait qu’ils sont en retard ou qu’ils appartiennent à une époque révolue.
- [←9 ]
« Je suis à l’arrière-garde de l’avant-garde. » (Barthes, 1984, 162)
- [←10 ]
On peut avoir à l’esprit ce qu’écrivait Negri il y a quelques années : « Ce recul de la pensée critique a été accompagné de façon significative d’une progression de la médiatisation des débats intellectuels, c'est-à-dire là aussi d'un renforcement des tendances à simplifier les questions” (2010, 18).
- [←11 ]
On peut aussi avoir à l’esprit une autre formule qui prend la forme d’une devise : « penser de façon extrême, agir avec prudence » (Mascat, 2021, 21). Il faudrait réfléchir à la manière de transposer ce type d’énoncé dans le champ éducatif et de la recherche en éducation.
- [←12 ]
Si le livre a permis d’orienter le projecteur en direction de quelques auteurs, il a pu aussi laisser dans l'ombre plusieurs acteurs qui avaient participé à ces débats et réflexions. Nous remercions Vincent Charbonnier d'avoir pu en faire part, même de manière succincte.
- [←13 ]
On peut prendre l’exemple des laboratoires en sciences de l’éducation ou en philosophie dans lesquels on retrouve parfois des collègues en philosophie de l’éducation isolés par rapport aux orientations du laboratoire.
- [←14 ]
Comme je l’explique à la fin du livre, cela induit pour le chercheur en philosophie de l'éducation de réfléchir à un type d'intervention spécifique dans les sciences humaines et sociales s'intéressant à l'éducation, permettant la distinction entre les idées et les idées fausses et en préservant la science s'intéressant à l'éducation de l'idéologie par une vigilance au langage où se jouent plus de choses qu'on ne le croit. Pour résumer, il faudrait que l'intervention philosophique permette ce qu’Alain Badiou appelle « la réforme de l'entendement des scientifiques », en particulier ceux qui travaillent sur l'éducation.
- [←15 ]
Dans l'immense bibliothèque du monde et dans le rayon “pensée critique en éducation”, il reste encore d'innombrables productions à étudier et analyser.
- [←16 ]
Cette réflexion prolonge d'anciens débats que certains collègues n'ont pas nécessairement connus. On peut songer ici aux itinéraires de la recherche publiés par l’Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation qui ont permis aux lecteurs de découvrir ces trajectoires de collègues anciennement professeurs de philosophie en école normale, les débats identitaires que cette situation a générés et les luttes, également, qui se sont organisées lorsque ces postes furent menacés. Aujourd’hui, les collègues qui travaillent en philosophie de l’éducation se répartissent entre institutions chargées de la formation des futurs enseignants et conseillers principaux d’éducation et départements de sciences de l’éducation et de philosophie mais n’ont aucune garantie sur l’avenir de leur profil de poste dans ces institutions.
- [←17 ]
Il faut reconnaître que le rapport qu’entretenait Althusser au Parti n’était pas de même nature que celui des autres contributeurs et que cela pouvait constituer d’ailleurs un objet de désaccord au sein du collectif en question.
- [←18 ]
Riondet, X. (2022). Daniel Hameline, un penseur emblématique et inclassable ? Lectures et réflexions autour de Lobrot, Illich et Snyders. La Pensée d’Ailleurs, 4, 78-123 ; Riondet, X. (2024). La joie, une émotion collective et culturelle pour réformer l’École ? Fragments de pensée du philosophe Georges Snyders. Les Études Sociales, 180(2), 181-209.
- [←19 ]
Un travail sur cette question est en cours et devrait être publié prochainement (« Le freudo-marxisme de Gérard Mendel, le projet d’école socialiste et le mot d’ordre autogestionnaire (1971-1981) ».
- [←20 ]
C’est le cœur d’un autre travail en cours sur les circulations marxiennes dans le champ éducatif dans les années 1970.
- [←21 ]
Dans un de ses derniers textes, Lucien Sève parlait de l’incommunication qui régnait dans certains milieux intellectuels. Ce terme peut sans doute être utilisé dans le champ de la philosophie de l’éducation où plusieurs auteurs peuvent défendre parfois des argumentations proches sans pour autant échanger les uns avec les autres pour que ces positions aient une portée plus grande au-dehors du champ au sein de la société.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292
Sofphied