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jeudi 30 octobre 2025
Pour citer ce texte : DELLAÏ, S. (2025). Riondet, X. (2025). À l’école althussérienne. Aperçus d’une (non) philosophie de l’éducation. Lormont : Le Bord de l’eau, 226 pages, 20 Euros. Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education , hors série n°1
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Riondet, X. (2025). À l’école althussérienne. Aperçus d’une (non) philosophie de l’éducation. Lormont : Le Bord de l’eau, 226 pages, 20 Euros.
Sameh Dellaï
Sorbonne université / INSPE de Paris – LLCP – Paris 8 / EXPERICE Paris 8 / PHILAB – Université de Tunis
L’ouvrage de Xavier Riondet1 , À l’école althussérienne. Aperçus d’une (non) philosophie de l’éducation, est récemment paru aux éditions du Bord de l’eau (mai 2025). Précédemment l’auteur a également publié Les communs naturaliens. Les anarchies coopératives 1898-1949 (juin 2024), Les valeurs en éducation. Transmission, conservation, novation (juillet 2019) et Hospitalité en éducation (juin 2021), en collaboration avec Henri Louis Go.
Le livre retrace la réflexion menée par Louis Althusser et certains de ses élèves et collaborateurs (Balibar, Macherey, Baudelot, Establet, etc.) à la fin des années 1960 sur les enjeux de l’éducation, à la lumière d’une relecture de Marx. Ces chercheurs ont tenté de proposer une critique marxienne, voire philosophique, du système éducatif en tant qu’appareil idéologique d’État. L’ouvrage revient sur cet « atelier virtuel », les obstacles rencontrés, les défis posés, et dévoile une pensée souvent restée dans l’ombre de la philosophie de l’éducation contemporaine. Il analyse ce moment clé de la pensée althussérienne appliquée à l’éducation, à travers différentes contributions collectives qui ont marqué la transition des années 1960 - 1970.
Xavier Riondet se donne pour ambition de restituer un moment intellectuel singulier, celui de la cristallisation d’une réflexion althussérienne sur les fonctions idéologiques de l’école. Althusser, dans son texte fondateur Idéologie et appareils idéologiques d’État (1969), théorisait la centralité de l’éducation comme lieu de reproduction des rapports de production, en tant qu’appareil idéologique d’État (AIE).
L’auteur ne se contente pas d’exposer cet héritage, il en éclaire les marges, les tensions et les silences : ce qui aurait pu constituer une pensée de l’éducation mais ne fut jamais systématisé. Il met ainsi en évidence un paradoxe fondateur : si les althussériens n’ont jamais véritablement construit de philosophie de l’éducation, cependant leur entreprise critique a profondément affecté les sciences sociales françaises, parmi lesquelles la sociologie de l’école (Baudelot, Establet).
En ce sens, Riondet pose une première hypothèse forte et très pertinente : l’althussérisme éducatif2 est une “non-philosophie” de l’éducation, non pas au sens d’un défaut, mais comme un geste stratégique — refuser de faire système pour mieux déconstruire les mécanismes de légitimation de l’ordre scolaire.
L’ouvrage s’ouvre sur un prologue (p. 7-8) qui expose les enjeux épistémologiques et politiques de l’entreprise. L’auteur y revient sur son processus d’écriture, conçu comme une tentative de réinvestissement critique d’épisodes peu explorés de l’histoire intellectuelle et philosophique française, notamment dans le champ croisé de la philosophie, de la pédagogie et du marxisme. En prenant appui sur des événements récents — parmi lesquels la déclaration controversée de Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale en 2023, et la démission du recteur de l’Académie de Paris — l’auteur souligne la persistance d’un questionnement fondamental : celui des rapports complexes entre reproduction sociale et institution scolaire. Ce contexte contemporain donne à voir, selon Riondet, la nécessité de repenser la place du philosophe de l’éducation face à la permanence des inégalités. Le prologue pose ainsi les grandes orientations du livre, qui entend articuler l’histoire de la réception des thèses marxistes en éducation et l’usage plus ou moins explicite que les acteurs pédagogiques en ont fait. L’auteur propose une mise en perspective critique, nourrie par le présent, de la manière dont certains courants marxistes — et en particulier althussériens — ont contribué à penser l’École et ses contradictions.
L’introduction (p. 11-28) précise l’angle d’analyse choisi : il s’agit d’interroger un moment singulier de l’histoire intellectuelle française, celui où le marxisme althussérien, au tournant des années 1960-1970, a croisé les premières réflexions critiques sur l’éducation. En contextualisant l’émergence des Sciences de l’éducation en 1967 dans une période de crise sociale et politique, l’auteur entend revisiter un corpus marginalisé mais structurant : celui de l’“althussérisme éducatif”. Ce terme désigne un ensemble de productions théoriques issues de l’École normale supérieure, au sein de laquelle Althusser et ses élèves ont développé un style philosophique spécifique, fondé sur la lecture rigoureuse de Marx et la conceptualisation des rapports entre idéologie, École et reproduction sociale. L’objectif est clairement énoncé : « faire (re)découvrir aux lecteurs un épisode spécifique de la vie intellectuelle française de la seconde partie du XXe siècle qui se situe au croisement de ces processus et de ces histoires : l’althussérisme éducatif » (p. 12), c’est-à-dire la rencontre entre un style de pensée et une question socialement vive, celle de l’éducation. L’auteur accorde une attention particulière à l’ancrage matériel et collectif de ce moment intellectuel, soulignant le rôle structurant de l’École normale supérieure comme espace de formation, de transmission, mais aussi de confrontation théorique. Il s’attache ainsi moins à glorifier une figure isolée qu’à restituer un réseau : « En parlant d’althussérisme, nous insistons non sur une grande figure mais sur une production collective, comprenant évidemment Althusser, ainsi que son réseau de proches, anciens élèves, collaborateurs et/ou camarades » (p. 25). Enfin, cette entreprise s’inscrit dans une démarche de réactivation contemporaine : Riondet justifie son enquête à la fois par l’intérêt historique et pédagogique d’un tel moment, par la faible mobilisation actuelle du marxisme en philosophie de l’éducation, et par la nécessité de réintégrer ce courant dans les corpus d’enseignement.
La première partie, « Naissance de l’althussérisme éducatif » (p. 29-61), revient sur les conditions historiques, intellectuelles et politiques ayant rendu possible l’émergence de ce courant de pensée. Xavier Riondet affirme que « l’althussérisme est une éternelle affaire de lecture et de relecture » (p. 30), mais il souligne que cette formule, en apparence évidente, masque en réalité une complexité plus profonde : « qu’est-ce que lire chez Althusser ? Et à quoi précisément cette lecture répond-elle en contexte ? » (p. 30). Pour en rendre compte, il insiste sur la nécessité d’« une démarche spécifique » (p. 30) qui conjugue analyse philosophique rigoureuse et ancrage contextuel, afin de dépasser « le ciel des idées » et de saisir les pratiques concrètes de pensée. Fidèle à l’héritage althussérien, Riondet insiste d’emblée sur le fait que lire – et relire – est au fondement de cette tradition : il s’agit non seulement de réinterpréter les textes de Marx, mais de situer ces lectures dans des conjonctures précises, en les confrontant aux pratiques concrètes et aux enjeux politiques contemporains.
Cette première partie adopte une méthode par « plateaux de contextualisation » (p. 30), pour reprendre la terminologie de l’auteur, permettant de saisir l’althussérisme éducatif comme une « ligne de fuite » (p. 64) à travers des terrains instables : l’évolution du marxisme français, les crises internes du Parti communiste français, les mutations de la jeunesse et les transformations du champ éducatif.
Le premier plateau, intitulé « Relectures de Marx et évolutions du PCF dans les années 1950 et 1960 » (p. 31-34), décrit l’après-guerre comme un moment d’effervescence théorique contrôlée au sein du PCF. Le marxisme dogmatique alors dominant suscite des efforts de révision, notamment via les revues La Pensée ou La Nouvelle Critique. Riondet rappelle que « la conjoncture dans laquelle émergea l’althussérisme dans les années 1960 et 1970 était surdéterminée par la recherche de liens entre marxisme, science et intellectuels » (p. 31), ce qui ouvre la voie à une (re)légitimation philosophique de Marx.
Le deuxième plateau, « L’émergence d’Althusser et de l’althussérisme » (p. 34-37), expose la montée en puissance du philosophe à l’École normale supérieure dans ce contexte de crises doctrinales. Althusser, lisant Marx en philosophe, propose une lecture théorique détachée des lectures humanistes traditionnelles. Il publie plusieurs textes marquants, qui suscitent autant d’oppositions que d’adhésions. Riondet insiste : « C’est dans ce champ des possibles et ce champ de contraintes que Louis Althusser devint progressivement ‘Althusser’ » (p. 34). Ce sont notamment ses élèves – Balibar et Macherey – qui initient, à travers des séminaires, une dynamique collective, donnant naissance à une véritable école de pensée. La publication de Pour Marx (1965) et de Lire le Capital (1965) formalise cette émergence.
Le troisième plateau, « Positions éducatives au sein et autour du PCF » (p. 37-50), montre que, malgré un intérêt affiché pour les questions scolaires, le Parti peine à en faire un enjeu théorisé. Si certains intellectuels comme Lucien Sève ou Georges Cogniot élaborent des positions marxistes sur l’éducation, « cela ne se répercutait pas nécessairement aussi directement au niveau des décisions du Parti » (p. 37). Parallèlement, les Sciences humaines et sociales et la sociologie de l’éducation (Bourdieu et Passeron, Baudelot et Establet) commencent à théoriser les mécanismes de reproduction sociale. Ce contexte crée les conditions d’une convergence entre problématique éducative et analyse marxiste.
Le quatrième plateau, « Crise de la jeunesse » (p. 51-58), revient sur l’irruption de la jeunesse comme acteur politique autonome en Mai 1968. La difficulté du PCF à comprendre ou à encadrer les revendications étudiantes et lycéennes marque une fracture durable. Riondet souligne que « cette contribution des lycéens au mouvement social et le fait que le Parti communiste Français ne comprit cette réalité que tardivement est un élément majeur de la réorientation des réflexions de l’althussérisme sur la question de l’École » (p. 52).
Enfin le cinquième plateau, intitulé « Althussérisme éducatif, ou quand l’althussérisme rencontre dans l’urgence les questions éducatifs » (p. 59-61), fait apparaître l’althussérisme éducatif comme un espace d’intervention philosophique spécifique, né d’un double constat : l’insuffisance des positions du PCF sur l’éducation et l’urgence théorique de penser l’École comme appareil idéologique d’État. Il s’agit de « montrer comment la reproduction du mode de production agit par l’éducation et la scolarisation » (p. 59), en articulant analyse de la lutte des classes et critique des mécanismes idéologiques à l’œuvre dans l’institution scolaire. Ce moment représente « une quadruple occasion pour l’althussérisme » (p. 60) : spécialisation sur l’École, auto-critique du marxisme théorique, réévaluation de ses références (Marx, Lénine, Mao), et mise en lumière des carences du discours communiste dominant. C’est à ce carrefour que s’élabore une philosophie de l’éducation marxiste, trop souvent négligée, mais dont Riondet propose ici de restituer la portée critique et l’actualité potentielle.
En substance, cette première partie pose les bases d’une relecture historiographique de l’althussérisme comme forme dissidente de marxisme théorique, qui propose, à travers l’École, une autre manière d’intervenir philosophiquement dans la réalité sociale. Riondet insiste : « Ce qui nous intéresse, c’est de (re)découvrir ce positionnement marxiste en philosophie qui se développa afin de réfléchir à l’éducation et de penser les effets de cette redécouverte pour la philosophie de l’éducation contemporaine » (p. 61).
Dans la deuxième partie, intitulée « Avancer sur le champ de bataille et voir » (p. 63-127), Xavier Riondet retrace les transformations conceptuelles et politiques qui ont conduit à l’émergence d’un althussérisme éducatif, autrement dit une tentative, par les anciens élèves et proches collaborateurs d’Althusser, de penser l’École à partir des outils théoriques du marxisme structuraliste. À la suite de Mai 68, un glissement s’opère : du champ politique, théorique et militant. Dès lors, des figures comme Pierre Macherey, Étienne Balibar, Christian Baudelot, Roger Establet ou encore Michel Tort s’engagent dans une réflexion sur les institutions scolaires en tant qu’appareils idéologiques d’État (AIE), en prolongeant et en réinterrogeant les thèses de leur maître. Cette partie retrace l’évolution de cette pensée, de ses apports et ses tâtonnements.
Le premier chapitre : « Althusser en 1968 : un centre de gravité et une influence en retrait » (p. 65-74), revient sur la position d’Althusser à la veille et à l’issue de Mai 68. Bien que sa pensée ait constitué un « centre de gravité » intellectuel pour toute une génération, il n’a pas su incarner une véritable direction politique après les événements. Riondet décrit ici une période de bascule : la théorie althussérienne est bien présente dans les cercles militants et intellectuels (notamment dans les Cahiers marxistes-léninistes ou les Cahiers pour l’analyse), mais son influence politique décline. C’est pourtant dans ce contexte qu’un noyau d’intellectuels va déplacer le centre de gravité du marxisme vers une analyse critique des institutions éducatives.
Dans le deuxième chapitre, « Apports théoriques et considérations historiques : penser la forme scolaire et les AIE » (p. 75-88), l’auteur met en lumière la contribution décisive du groupe à la conceptualisation de la forme scolaire. Il s’agit d’une notion permettant de distinguer deux dimensions de l’institution : l’apprentissage, renvoyant aux conditions concrètes d’accès au savoir, et l’éducation, perçue comme un vecteur d’idéologie (p. 79). L’objectif est de rompre avec la vision naturaliste de l’École. L’althussérisme éducatif s’est efforcé, pour ainsi dire, de déconstruire l’‘évidence scolaire’ (p. 75). « Selon les althussériens, il fallait, avant toute chose, contextualiser l’émergence de cette évidence de l’École, analyser l’acceptation et le déploiement de cette norme de la scolarisation et déconstruire éventuellement les représentations sur la place et le rôle de l’École dans la Société » (p. 75), écrit Riondet. La critique porte donc sur les discours justificatifs traditionnels qui masquent le rôle actif de l’École dans la reproduction des rapports sociaux. La notion d’AIE, empruntée à Althusser, prend ici toute son importance comme clé de lecture du fonctionnement idéologique de l’École dans une société capitaliste.
Ainsi le troisième chapitre : « Les AIE, un cadre théorique concurrentiel ou complémentaire ? » (p. 89-116), approfondit les usages différenciés du concept d’Appareils idéologiques d’État (AIE). Pour Althusser, l’École est devenue l’un des principaux AIE dans les sociétés capitalistes modernes, car elle assure la reproduction des conditions idéologiques de la production. Riondet montre comment cette idée structure la réflexion du groupe, mais aussi comment elle est contestée, notamment par Jacques Rancière, qui reproche à l’althussérisme de reconduire une posture élitiste. Selon ce dernier, Althusser postule que les dominés le sont par ignorance, (p. 92). Dans ce chapitre, Riondet interroge donc les tensions internes à l’althussérisme éducatif entre théorie critique et prise en compte de l’autonomie des sujets.
Dans le quatrième chapitre, « Le problème de l’empirie et l’administration de la preuve : analyser les mécanismes contemporains » (p. 116-124), Riondet insiste sur le fait que, loin de se limiter à une critique spéculative, l’althussérisme éducatif a mobilisé des outils empiriques puissants. En particulier, Baudelot et Establet développent une analyse statistique des inégalités scolaires, dans une perspective matérialiste. Leur ouvrage L’école capitaliste en France en est l’illustration la plus achevée. Bien que signé par ces deux auteurs, ce texte s’inscrit également dans une démarche collective, celle du groupe "Écoles", proche du cercle althussérien. Il est le produit d’un travail théorique partagé, nourri par les débats marxistes de l’époque. La Révolution culturelle chinoise a profondément marqué les réflexions du groupe althussérien sur l’idéologie et les appareils d'État et se fait sentir dans cette critique radicale de l’École : l’institution n’y est pas vue comme un lieu d’émancipation, mais comme un rouage essentiel de la reproduction des rapports de classe. L’objectif est clair : démasquer, chiffres à l’appui, les mécanismes de reproduction sociale opérant au sein même de l’École. Comme le montre Riondet, le recours à l’empirie vise à déchirer le voile idéologique qui recouvre l’institution scolaire. L’enquête devient ainsi un outil politique autant qu’un moyen d’étayer la critique.
Enfin, le cinquième et dernier chapitre de cette partie : « L’althussérisme éducatif : un collectif en crise et un puzzle théorique incomplet » (p. 124-127), aborde la fragilité de ce moment théorique. Riondet dresse le bilan d’un collectif intellectuel à la fois innovant et instable, alors que le groupe ne parvient pas à élaborer un cadre théorique unifié. Les divergences méthodologiques, les différences de positionnements politiques et le retrait progressif de plusieurs figures (à l’exception notable de Baudelot et Establet) conduisent à une fragmentation du projet, tel un « puzzle dans lequel il manquait des pièces » (p. 127). L’althussérisme éducatif, malgré sa fécondité, n’a pas réussi à se cristalliser en un paradigme cohérent.
Au demeurant, cette deuxième partie de l’ouvrage met en lumière une dynamique intellectuelle aussi ambitieuse que fragile. La pensée d’Althusser, bien qu’en retrait, a fourni le socle d’un questionnement collectif sur l’École comme appareil idéologique. L’althussérisme éducatif, selon les mots de Riondet, pose les bases d’une critique radicale de l’institution scolaire, en articulant concepts marxistes, travail empirique et réflexions transdisciplinaires. Mais il se heurte à ses propres limites, en particulier à l’impossibilité de faire converger durablement ses différentes composantes théoriques.
La dernière partie de l’ouvrage, « Vers le projet sans fin de science marxiste de l’éducation ? » (p. 129-169), s’interroge sur ce que fut – ou aurait pu être – un projet de science marxiste de l’éducation porté par l’althussérisme. En s’appuyant sur un corpus d’écrits souvent situés entre le manuel et l’essai, mais toujours animés par une volonté de problématisation et de formation intellectuelle, l’auteur souligne combien ces productions visaient à outiller les lecteurs dans une perspective critique. Dans le contexte des années 1960, où le champ éditorial offrait des alternatives à l’université, ces textes trouvaient leur place dans une stratégie de diffusion militante de la pensée marxiste.
Le premier chapitre, « Amorce », propose un bilan lucide de cette aventure théorique et collective. Le projet du groupe « Écoles », bien qu’ambitieux et novateur, apparaît rétrospectivement comme inachevé. Althusser et ses proches avaient placé « la barre très haut, peut-être même trop haut » (p. 130), en tentant de repenser l’École à partir de la notion d’appareil idéologique d’État (AIE), tout en intégrant les apports de disciplines comme la sociologie, la littérature ou la psychanalyse. On retrouve dans cette démarche une volonté permanente « de (re)lire, (ré)écrire, (re)publier » (p. 130), comme pour affiner et prolonger un projet théorique jamais véritablement clos. L’effervescence du groupe témoignait d’un engagement réel, mais la montagne à gravir était immense.
Les contributions de figures telles que Baudelot, Establet, Balibar, Macherey ou Tort ont permis de produire des analyses stimulantes – qu’il s’agisse de la critique de l’École républicaine, de l’usage idéologique de la psychologie, ou des mécanismes de reproduction sociale – mais l’ensemble manqua de coordination finale. Ce processus collectif inabouti mena à une double conséquence : d’une part, « l’invisibilisation de certains apports », comme ceux de Balibar et Macherey (p. 131) et d’autre part, une « dilution des effets recherchés » (p. 131). En parallèle, l’impact sur le PCF resta limité. L’althussérisme éducatif n’eut guère d’influence sur ses orientations ou sur ses réseaux militants. L’auteur le constate sans détour : « À une certaine échelle, celle du Parti et de ses réseaux enseignants, l’althussérisme éducatif n’avait pu infléchir les prises de position politique et les réflexions éducatives » (p. 132).
Le retour de la figure léniniste via Althusser n’a pas généré de transformation profonde ; le groupe « Écoles » a manqué son rendez-vous avec l’Histoire, sans que ses apports soient pour autant dénués d’importance. En effet, l’althussérisme a bien fait effraction dans trois espaces : le champ intellectuel, le champ éducatif et, dans une moindre mesure, au sein du Parti.
Le deuxième chapitre, « Une diagonale althussérienne à travers les sciences humaines et sociales s’intéressant à l’éducation » (p. 135-149), s’intéresse aux effets transversaux de l’althussérisme sur plusieurs disciplines. D’un côté, l’auteur montre que l’opposition entre science et idéologie, centrale chez Althusser, a contribué à bousculer la manière dont les Sciences humaines et sociales abordaient l’éducation. De l’autre, il s’interroge sur la manière dont cette pensée critique a traversé – ou heurté – des champs en voie de spécialisation : psychologie, sociologie, histoire de l’éducation.
Dans le domaine de la psychologie, fortement mobilisée par l’École et ses institutions, les althussériens posent un regard radical. Pour Macherey, la psychologie scolaire n’est rien d’autre qu’« un instrument de camouflage » (p. 141) des inégalités sociales, et la figure de l’enfant y est toujours définie par une conception idéologique de l’enfance, historiquement façonnée par la forme scolaire capitaliste (p. 141). Par ailleurs, Althusser lui-même manifeste un intérêt marqué pour la psychanalyse, perçue comme un levier théorique pour penser les contradictions du sujet.
La rencontre avec la sociologie, notamment celle de Bourdieu et Passeron, est plus conflictuelle. Si le groupe « École » partage le souci de comprendre les inégalités scolaires, il conteste cependant certaines analyses. Ainsi, Baudelot et Establet critiquent la formule des Héritiers – « l’école favorise les favorisés et défavorise les défavorisés » – qu’ils jugent régressive, car elle situe l’origine des inégalités en dehors de l’École, dans la famille, au lieu d’interroger les mécanismes propres à l’institution scolaire (p. 144).
Enfin, l’althussérisme éducatif a précédé, sans l’avoir totalement anticipée, l’institutionnalisation de l’histoire de l’éducation comme champ de recherche spécifique. Dans les années 1970, cette discipline passe progressivement d’une histoire idéologique et institutionnelle à une histoire plus scientifique, construite par des spécialistes. Bien que fragmentaires, les écrits des althussériens ont contribué à cette évolution en posant les bases d’une lecture historico-critique de l’École.
Dans le troisième chapitre, « Interventions, positions et stratégies » (p. 149-158), l’auteur insiste sur le fait que l’althussérisme éducatif fut aussi un geste d’intervention, au sens politique et stratégique du terme. Macherey, en définissant l’acte d’intervenir comme « venir entre » (p. 149) et exploiter les contradictions d’une situation, donne une clé de lecture de cette posture intellectuelle. L’althussérisme éducatif ne cherchait pas à « améliorer » l’École mais à en dévoiler les mécanismes, en se positionnant en rupture avec les réformismes naïfs. Loin d’un exercice purement spéculatif, les analyses d’Althusser sur les AIE peuvent ainsi être lues comme une tentative de répondre à Mai 68, et plus largement de faire irruption dans les débats scolaires des années 1970, à un moment où les intellectuels proches du PCF perdaient en influence sur les questions éducatives.
Dans ce cadre, les travaux de Baudelot et Establet témoignent d’un dialogue indirect mais réel avec les apports althussériens, intégrant certaines critiques tout en poursuivant leur propre orientation empirique.
Enfin, le dernier chapitre, « Une réception complexe » (p. 158-169), revient sur les modalités ambiguës de la réception de l’althussérisme éducatif. Déjà dans les années 1970, des voix comme celle de Lise Demailly s’élèvent pour dénoncer l’usage dogmatique de ces théories, qualifiant certains discours de « circulaires », où les exemples empiriques ne servent que d’illustration à un discours philosophique préétabli. Cette réception ambivalente, marquée par des appropriations hâtives, mais aussi par des résistances dans les milieux marxistes eux-mêmes, explique pourquoi le projet d’une science marxiste de l’éducation n’a jamais été totalement assumé ni consolidé.
De plus, l’essor parallèle d’autres formes de critique sociale de l’éducation, dans les années 1970, a relativisé l’impact de l’althussérisme éducatif. Malgré cela, on ne peut ignorer le rôle pionnier qu’ont joué ces textes : ils ont ouvert « de ces réflexions critiques au sujet de l’éducation et l’Ecole dans les années 1970 » (p. 161), en articulant théorie marxiste, enjeux éducatifs et intervention politique, bien qu’ils n’aient jamais pu former un corpus pleinement unifié.
Xavier Riondet conclut avec une double interrogation : « Que faire ? Qu’en faire ? » p. 171-224), choisissant ainsi de ne pas clore son propos de manière définitive, mais d’ouvrir une réflexion qui demeure en suspens. Il dresse un bilan nuancé du projet althussérien appliqué au champ de l’éducation et rappelle que l’objectif était d’élaborer une analyse rigoureuse des fonctions idéologiques de l’institution scolaire dans la reproduction des rapports de classe, tout en articulant différentes disciplines : philosophie, sociologie, psychanalyse et histoire.
Pourtant, malgré cette ambition transdisciplinaire et politique, le projet n’a pas pu se concrétiser pleinement. Le collectif s’est dispersé avant d’aboutir à une synthèse, et l’impact concret de ces travaux sur les prises de position du Parti communiste Français, ainsi que dans les milieux enseignants militants, est resté limité. L’althussérisme éducatif a suscité des débats, mais n’a pas réussi à imposer une véritable rupture dans la manière de penser l’École.
Riondet souligne néanmoins la fécondité de cette tentative inachevée. Si elle a échoué à structurer une « science marxiste de l’éducation », elle a contribué à poser des jalons pour une lecture critique de l’École et de ses effets sociaux. Cette entreprise demeure ainsi un point d’appui pour interroger les rapports entre savoir, pouvoir et inégalités dans le système éducatif. À condition de ne pas la figer dans une posture dogmatique, elle conserve, selon l’auteur, une valeur heuristique pour repenser les enjeux contemporains de l’éducation.
Dans l’Épilogue (p. 225-226), Xavier Riondet revient sur le sens de son entreprise, en insistant sur la dimension artisanale de la pensée philosophique lorsqu’elle se confronte à un objet aussi familier – et pourtant complexe – que l’éducation. Il compare son travail à une incursion dans « l’atelier des philosophes » (p. 225), lieu de fabrication intellectuelle où la réflexion, bien que personnelle, se nourrit d’échanges et de tensions collectives.
Il reconnaît que son ouvrage pourrait paraître « inactuel » (p. 225), voire marginal, à l’image de cette posture nietzschéenne d’être « né posthume », ou encore selon la formule de Lacan : « Je parle aux murs » (p. 225). Ces références disent à la fois l’écart temporel et l’isolement potentiel d’un propos qui ne cherche ni l’effet de mode, ni le consensus. Pourtant, loin d’un repli nostalgique, l’auteur souligne que certaines interrogations soulevées dans son travail trouvent aujourd’hui un écho dans les débats contemporains sur l’École, traversés par des tensions idéologiques, politiques et sociales. Il laisse ainsi entendre que ce retour aux textes althussériens pourrait contribuer à nourrir une pensée critique renouvelée de l’éducation.
Malgré son apparente inactualité, l’ouvrage de Xavier Riondet s’impose, à n’en pas douter, comme une contribution précieuse et rigoureuse à l’histoire intellectuelle des rapports entre marxisme et éducation. En reconstituant avec minutie les tentatives – souvent oubliées ou méconnues – d’un groupe de philosophes liés à Althusser pour penser l’École autrement, l’auteur ouvre un espace de réflexion critique sur les fondements idéologiques de l’institution scolaire. En ce sens, À l’école althussérienne n’est pas seulement un travail d’archéologie philosophique ; il est aussi une invitation à repenser le rôle des Sciences humaines et sociales dans la compréhension du système éducatif. Ce faisant, Riondet redonne à la pensée marxiste une force d’interpellation salutaire dans un moment où les débats sur l’École sont plus vifs que jamais.
Cet ouvrage mérite toute l’attention de celles et ceux qui s’intéressent à la philosophie de l’éducation, tant il stimule la réflexion et ouvre des perspectives fécondes. Xavier Riondet parvient à combler un chaînon manquant dans l’histoire des Sciences de l’éducation, autour de l’althussérisme éducatif. Ce dernier a offert à la philosophie de l’éducation l’opportunité d’un dialogue renouvelé avec d’autres disciplines, telles que la sociologie, la psychanalyse ou encore l’histoire. Il apparaît comme l’un des vecteurs initiaux de cette dynamique interdisciplinaire, en en posant les premiers jalons de manière décisive.
Ainsi, le cœur du livre se déploie dans l’analyse des travaux d’un “atelier” intellectuel, plus implicite qu’explicite : celui constitué autour d’Althusser, mais aussi de Pierre Macherey, Étienne Balibar, Roger Establet, et Christian Baudelot, etc. À travers une lecture minutieuse et fouillée d’ouvrages comme L’école capitaliste en France (1971) ou Lire le Capital, Riondet met au jour les impensés éducatifs de cette pensée structurelle.
Il s’appuie aussi sur des textes moins connus, des correspondances, voire des brouillons (dont il cite parfois des extraits rares), pour reconstituer une archéologie intellectuelle de la pensée althussérienne de l’École. Ce geste foucaldien, discret mais réel, donne à l’ouvrage une portée méthodologique forte : faire de la philosophie de l’éducation une lecture des lacunes autant que des propositions.
La proposition de Riondet ne se limite donc pas à une relecture, mais propose une véritable reconstruction critique : il identifie une forme de rationalité éducative non-philosophique, que l’on pourrait qualifier de critique immanente, marquée par la discontinuité, la rupture avec l’idéalisme éducatif, et le refus des subjectivités pédagogiques comme point d’ancrage.
La richesse de l’ouvrage est sa capacité à produire une pensée du discontinu éducatif, peut-être bien, en écho à la “coupure épistémologique” chère à Althusser. Il ne s’agit pas pour lui de proposer un modèle pédagogique (ce qu’il récuse expressément), mais de déconstruire la fonction idéologique de la pédagogie humaniste, que l’École républicaine française continue d’incarner à travers les discours de méritocratie ou de neutralité.
Du reste, l’auteur n’élude pas les critiques traditionnelles adressées à l’althussérisme : son structuralisme anti-humaniste, son absence de prise en compte des résistances, sa vision fermée de l’idéologie. Il y répond en montrant que la fécondité du projet tient, justement, dans son inachèvement : la critique éducative althussérienne ouvre, pour ainsi dire, des lignes de fracture ; elle ne les résout pas. Elle donne à penser une forme négative de pédagogie, radicalement non consensuelle.
On peut toutefois relever un certain écueil : à force de vouloir redonner vie à un projet avorté, Riondet court parfois le risque d’une sur-interprétation, ou du moins d’une projection théorique. Mais cette limite est aussi la condition d’une pensée inventive — une philosophie de l’éducation qui, à défaut d’être constituée, existe dans le travail du commentaire, du montage et de l’héritage fragmentaire.
Xavier Riondet livre une œuvre originale et rigoureuse, à la croisée de la philosophie critique, de la sociologie de l’éducation et de l’histoire intellectuelle. À l’heure où les débats éducatifs tendent à se polariser entre utilitarisme managérial et humanisme sentimental, ce retour à une pensée critique du système scolaire, dans sa dimension idéologique et politique, constitue une contribution essentielle.
L’ouvrage, en refusant toute modélisation éducative, nous invite à penser l’éducation contre l’évidence, dans la brèche entre savoir et pouvoir. Une lecture exigeante, mais décisive, pour qui veut interroger la condition philosophique de l’École contemporaine. Il offre ainsi une réelle alternative aux discours pédagogiques centrés sur l’individu, la bienveillance ou la compétence : une éducation pensée depuis l’institution elle-même, depuis ses contradictions. Il invite les praticiens, chercheurs, praticiens et décideurs à repenser leurs présupposés : l’École n’est pas terrain d’avancement personnel, mais machine d’idéologie. Et c’est en reconnaissant cela que l’on pourrait imaginer une pédagogie en rupture — pas pour enseigner à être meilleur, mais à penser la domination.
In fine, À l’école althussérienne. Aperçus d’une (non) philosophie de l’éducation de Xavier Riondet présente un intérêt indéniable en ce qu’il tire sa force précisément du paradoxe qu’il explore : celui d’une pensée qui, tout en récusant explicitement le statut de « philosophie de l’éducation », en renouvelle pourtant les contours et en ravive les enjeux, en la réinscrivant dans un cadre théorique exigeant, ouvert à l’interdisciplinarité. Sa force réside dans sa capacité à penser la philosophie de l’éducation à partir de ce qu’elle n’est pas — ou ne veut pas être —, faisant ainsi de cette « non-philosophie » une manière rigoureuse et originale de réinterroger les fondements mêmes du champ.
Notes
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Xavier Riondet est professeur en Sciences de l’éducation à l’université Rennes 2. Il est spécialiste de la philosophie de l’éducation, de l’histoire de la pédagogie et des pratiques éducatives.
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L’expression « althussérisme éducatif » est mise en italique afin de rappeler qu’elle est élaborée par l’auteur de cet ouvrage, Xavier Riondet.
Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation ISSN 2779-5292
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